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Katharine Conley, Surrealist Ghostliness, University of Nebraska Press, Lincoln & London ,
2013, 299 p., 50 ill. Noir & blanc
.

compte-rendu par Georgiana M. M. Colvile

   Le nouveau livre de Katharine Conley n’ayant pas encore été traduit en français, le problème du titre se pose, le mot-clé ghostliness (le fait d’être fantomatique) n’ayant pas d’équivalent en français. On pourrait dire « Le Surréalisme et ses fantômes » ou « Fantômes du surréalisme », mais je préfère emprunter le néologisme de Jacques Derrida, à qui l’auteur de ce livre se réfère souvent, ce qui donne « La Fantômalité du surréalisme » ou « Surréalisme et fantômalité ».

   Ce livre, remarquable par sa clarté et son ouverture, propose une relecture fascinante du surréalisme, tout en demeurant fidèle aux principes fondamentaux d’André Breton. A l’origine, le mouvement fondé par ce dernier se définissait en tant que contre-culture révolutionnaire et marginale. Avec le passage du temps, il a été intégré dans le corpus des « classiques », s’est trouvé répertorié dans les manuels scolaires et a rejoint l’histoire traditionnelle des arts plastiques et de la littérature, d’abord française, puis mondiale. Ici, Conley nous offre une vision décentralisée du surréalisme, en le renvoyant à ses frontières élargies, à ses différences et à ses connotations cachées. Surrealist Ghostliness (par la suite abrégé en SG suivi de la pagination) présente une étude approfondie sur la double nature de la production créative surréaliste, basée sur l’exemple de l’anamorphose, figure consacrée par Les Ambassadeurs (1533) de Holbein. La sélection de 9 plasticiens analysés dans ce sens comprend 5 femmes (Claude Cahun, Lee Miller, Dorothea Tanning, Francesca Woodman, Susan Hiller) et 4 hommes (Man Ray, Brassaï, Salvador Dali et Pierre Alechinsky). Sans plaider directement la cause des femmes dans le surréalisme, Conley confirme délibérément leur intégration comme acquise, et par son choix d’artistes elle annonce l’exploration de diverses marges du mouvement en question. La théoricienne se focalise tantôt sur des créateurs en périphérie temporelle ou spatiale du groupe de Breton, comme Brassaï, Alechinsky, Woodman ou Hiller, les deux dernières étant carrément post-surréalistes, tantôt sur un aspect mineur ou peu connu de leur œuvre, tels les objets cinématographiques de Man Ray, les « sculptures involontaires » de Brassaï et Dali, les paysages égyptiens de Miller ou les écrits gothiques de Tanning. Aux diverses formes de marginalité caractérisant ces œuvres, vient se juxtaposer leur fantômalité et/ou leur niveau anamorphotique (terme utilisé par Baltrusaitis) ; leur sens double correspond également à un accès à l’inconscient de l’artiste, qui se transmet au spectateur. D’ailleurs, toutes ces particularités peuvent aussi bien s’appliquer à la littérature qu’aux arts visuels. Selon Conley, la fantômalité du surréalisme est liée au spiritisme médiumnique du XIX e siècle, au rythme saccadé de l’automatisme, au rapport sensuel et tactile avec les objets et à un triple mécanisme de dédoublement, textuel, visuel et corporel (SG, 8-12)

   Les exemples utilisés par Conley pour démontrer sa théorie des doubles et/ou des spectres dans l’art surréaliste me paraissent très convaincants. Elle commence par un des premiers membres du groupe de Breton, Man Ray, dont l’œuvre (photographie, peinture, films, objets) s’avère particulièrement pluridisciplinaire. L’auteur cite une interview de Ray, qui avait déclaré qu’il lui fallait toujours deux objets juxtaposés qui, séparés, n’avaient rien à voir l’un avec l’autre (SG, 22). Pour Conley, la fascination des objets chez Ray et les jeux de mots qu’il échangeait avec Duchamp reflètent les sensations fantomatiques tactiles ou intellectuelles qui hantent épisodiquement tout individu, sous forme d’un automatisme bretonien qualifié par Foucault d’« acte brut et nu ». Conley examine minutieusement dans ce sens le rôle des objets dans 4 films de Man Ray (Retour à la raison, Emak Bakia, L’Etoile de mer, Les Mystères du château du dé) et maintient que la danse tourbillonnante des objets dans ces œuvres, esquissée par le mouvement scintillant de la lumière captée par la caméra, laisse comme une traîne visuelle fantomatique, reliant la passé à l’avenir et transmettant au spectateur la fascination ainsi suscitée chez le cinéaste (SG, 43).

   De Man Ray, Conley enchaîne sur Claude Cahun (1894-1954). La photographe et écrivaine nantaise avait été la première de trois surréalistes à photographier une tête humaine vivante sous une cloche de verre, avec l’autoportrait Sans Titre (1925), image truquée où la vie et la mort se côtoient, qui inspira par la suite Man Ray (Hommage à D. A. F. de Sade, 1930), puis Lee Miller (Tanja Ramm and the Belljar, Variant on Hommage à D.A.F.de Sade, c. 1930). Ray et Miller ont utilisé le même modèle féminin, Tanja Ramm, dans une attitude fantomatique évoquant les décapitations de la Révolution, par contre l’autoportrait (son genre de prédilection) de Cahun paraît bien vivant, malgré la présence implicite de la mort. D’autres doubles s’y profilent, dont l’ambiguïté sexuelle et le souvenir de la photographie spiritiste du XIX e siècle. Conley examine aussi en détail l’anamorphose telle qu’elle se manifeste dans un autre autoportrait photographique, Frontière humaine (Bifur, n° 5, 1930), ainsi que la part spectrale du passé, de la négation et de l’inconscient dans Aveux non avenus (1930, 2002), autobiographie anarchisante de la photographe.

   Le choix des Sculptures involontaires (Minotaure, 1933) de Brassaï et Dali contribue une collaboration de deux artistes, un photographe et un peintre, autre forme de dédoublement, au topo de Conley, qui qualifie ce travail d’« automatisme ethnographique » (SG, 69). Pendant les années 30, les surréalistes, déjà férus de psychanalyse, commençaient à s’intéresser à l’ethnographie en tant que « méthode scientifique […] offrant une nouvelle façon d’étudier l’inconnu et d’explorer la géographie psychique des humains, des habitudes et des objets, en combinant sciences et art, au moyen de la photo » (SG, 71). Ainsi, les petits fragments de détritus ramassés au hasard par les deux artistes, puis photographiés par Brassaï, s’intègrent à la revue Minotaure, dont le titre renvoie au monstre mythologique à double identité humaine et animale, en tant que sculptures involontaires, ou objets réinventés, comme masqués, porteurs d’une « beauté spectrale » (l’expression est de Dali), qui combine l’inanimé et l’animé. Par ailleurs, une autre fantômalité émane de ces éléments hétéroclites : celle du brouillage entre le contenu de l’image et ce que le spectateur y projette (SG, 80).

   Jusqu’à récemment, la vie mouvementée de la photographe américaine Lee Miller (1907-1977) avait surtout inspiré des textes biographiques. Conley se situe parmi les premiers à explorer ses astuces techniques et la pluralité fantomatique de sa vision surréaliste, en s’attardant ici sur les photos de paysages égyptiens prises par Miller dans les années 30, période peu connue de son œuvre photographique. L’auteur voit les espaces désertiques visionnés par Miller comme hantés par des corps humains, surtout féminins, et compare la réaction de Miller aux paysages à celle de Brassaï aux objets. Les photos de bâtiments à coupoles ou de rochers aux formes corporelles deviennent organiques, voire tactiles. Conley fait une longue analyse de la photo égyptienne la plus connue de Miller : Portrait of Space/Portrait de l’espace (1937), qu’elle lit comme une méditation autoréflexive, où s’inscrirait un portrait spéculaire de la photographe, hantée par « l’avoir été là de la photo » (Derrida et Barthes), attirant le spectateur vers l’intérieur de la tente, imaginaire selon Conley, d’où Miller semble avoir capté l’image d’une moustiquaire déchirée. La déchirure s’ouvre sur une étendue de sable, où quelqu’un a l’air de s’être enfui. « Par son invocation du corps de la photographe elle rend ses photos sensuelles […] elle permet au spectateur d’accéder à une sorte de double vision surréaliste, qui lui permet de refléter son paysage intérieur tout en regardant vers l’extérieur » (SG, 116). Pour Conley, l’exploration des mécanismes photographiques pourrait mener à celle des faces latentes et fantomatiques du monde, recherchées par le surréalisme.

   Le chapitre sur Dorothea Tanning (1910-2012) s’avère le plus long, le plus approfondi, d’autant plus qu’il inclut presque tous les stades de l’œuvre de l’artiste, en tout cas sa peinture, sa fiction gothique et ses sculptures en tissus. Conley révèle une énergie intérieure et une force explosive chez Tanning surtout dans ses peintures néo-baroques représentant des adolescentes sauvagement déterminées, aux prises avec des éléments hostiles qui émergent de lieux mystérieux et inaccessibles où elles désirent pénétrer, derrière des murs ou des portes fermées. La même force se dégage de l’autoportrait Birthday (1942), où l’artiste se représente dans un joli débraillé à l’ancienne, orné de branchages et de feuilles, qui pourrait servir de costume à Titania dans le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, accompagnée d’un alter ego animal fantastique, devant une enfilade de portes ouvertes et regardant en avant, vers un ailleurs/futur fantomatique. Conley établit un parallèle entre ces protagonistes picturaux féminins et Destina, l’héroïne du roman gothique de Tanning en deux versions, Abyss (1977) et Chasm (2004), influencé par les livres d’Ann Radcliffe. Toutes ces femmes intellectuelles et sensuelles, au corps très présent, cherchent à découvrir l’expérience de la vie et à se construire une autonomie, tout en entrelaçant leur destin personnel avec celui d’autrui. En analysant d’autres œuvres, dont les gravures des 7 Périls spectraux des années 50, la série des Tangos et les sculptures molles dont Canapé en temps de pluie (1970), Conley conclut que Tanning n’obtient pas ses effets spectraux par l’anamorphose. Ses personnages féminins, en voie de découverte, recherchent une autre réalité et désirent trouver la connaissance ; elles vivent dans deux sphères, l’une domestique et l’autre fantomatique, mythique et exploratrice. Surréaliste convaincue, l’artiste voulait rendre visible le merveilleux spectral et latent dans la vie quotidienne (SG, 149).

   Après Tanning, qui a vécu plus de 100 ans, Conley se tourne vers la jeune photographe Francesca Woodman (1958-1981), américaine elle aussi, sorte de Rimbaud féminin météorique, qui s’est suicidée à 22 ans en laissant une œuvre exceptionnelle, que Conley appelle une « cartographie fantomatique intérieure ». On y trouve souvent des décors de maisons délabrées à l’apparence hantée. Comme chez Cahun, Conley retrouve chez Woodman une double réalité caractéristique de la fantômalité surréaliste et évocatrice de la photographie spiritiste du XIX e siècle. Née huit ans avant la mort de Breton, Woodman en tant que créatrice adulte se situe dans la période post-surréaliste. Elle avait étudié son médium autant en Italie qu’aux USA et c’est à Rome à la Libreria Maldoror, qu’elle a découvert le surréalisme et a lu Breton. Comme le fait remarquer Conley, Woodman s’est décrite dans ses carnets comme plus proche de Robert Desnos et de l’esthétique baroque des surréalistes que du gothique américain. Conley a choisi une des plus spectrales des photos de Woodman, House#3 (1976), pour la couverture de son livre. Cette image inclut la plupart des aspects typiques du travail de la photographe : une autoreprésentation (parfois fragmentée) rimbaldienne où « je est une autre » ; un « angélisme » combinant réalité et surréalité et exprimant une ambiguïté sexuelle, une aura vaporeuse obtenue par l’utilisation du flou ; finalement l’aspect corporel, y compris de la maison, que la protagoniste n’intègre pas entièrement. Les femmes des photos de Woodman vont ou viennent, s’arrêtant quelquefois dans l’entre-deux d’un seuil ou traversant un mur. Comme les jeunes héroïnes de Tanning, celles de Woodman sont en pleine quête, ludique ou pas, d’expérience, d’une altérité, d’un ailleurs, à la fois intérieurs et extérieurs, tout en tendant un miroir au spectateur. Dans le brouillage délibéré de certaines images, Conley perçoit un effet de palimpseste (SG, 177).

   Or, ce sont les « palimpsestes spectraux » (SG, 179), qui intéressent Conley chez le peintre-graveur belge et ancien membre du mouvement Cobra, Pierre Alechinsky (né en 1927). Cet artiste, qui avait fait des études d’imprimeur, a souvent brouillé la frontière entre art et artisanat. Il a créé des effets de fantômalité surréaliste dans les années 1980, en superposant le temps passé de l’histoire et la spontanéité (véritable ‘impulsion’pour Alechinsky) d’un présent hanté par le passé, ce qui pour moi évoque les « nappes de temps » de Deleuze et les films historiques d’Alain Resnais. Alechinsky y ajoute une dimension matérielle et tactile en peignant ou en dessinant à l’encre de chine sur des cartes du XIX e siècle dont il aime la matière vieillie, se rapprochant ainsi des dessins d’enfants et de l’art brut. Ses multiples palimpsestes couchent les revenants de Cobra et du surréalisme sur ceux qui surgissent des cartes historiques. Les images jouxtent des fragments d’écriture, ce qui contribue au fait qu’Alechinsky considère sa peinture comme une langue. Belge vivant en France, le peintre se situe entre 2 cultures et s’identifie au Gilles, personnage du carnaval de Binche, souvenir de son enfance belge et représentatif du désordre face à l’ordre en général ou à la chronologie de l’Histoire en particulier. Selon Conley, la manière dont l’artiste entremêle incessamment et systématiquement écriture et peinture, constitue un paradigme de la fantômalité surréaliste, proche des jeux de mots de la série Rrose Sélavy de Desnos (SG, p. 184).

   Alechinsky est de la génération qui a rejoint le groupe surréaliste après la Seconde Guerre mondiale, de 1947 à 1966 (année de la mort de Breton). Il a connu Breton et Conley raconte comment les deux hommes ont dialogué sur Cobra et le surréalisme en arpentant les rues de Paris (SG, 198). Mais Susan Hiller, artiste, collectionneuse, organisatrice d’une exposition au Freud Museum à Londres et sujet du dernier chapitre de Surrealist Ghostliness, née aux USA en 1940, est trop jeune pour avoir connu le groupe parisien, comme l’était Francesca Woodman. Hiller a également découvert le surréalisme en Europe, elle s’est installée à Londres après avoir complété ses études américaines d’anthropologie, a voyagé en France et a commencé à pratiquer l’écriture automatique. Plus tard, convaincue que « le retour du figuratif dans l’art avait ses origines historiques dans la pratique du surréalisme » (SG, 204), Hiller s’est mise à étudier le mouvement de Breton à travers Freud, en constituant son archive personnelle d’objets anodins et sans valeur, classés et catalogués comme la collection d’objets anciens et précieux de Freud lui-même. Elle définit sa collection From the Freud Museum en tant que « reconsidération postmoderne du surréalisme comme freudien » (SG, 203). Comme Conley, Hiller utilise consciemment la métaphore des fantômes. Elle a dit dans une interview que nos vies sont hantées par des fantômes personnels ou collectifs (SG : 205). Hiller sent que sa collection actuelle, comme le Musée Freud où elle a d’abord été exposée, demeure hantée par le fondateur de la psychanalyse (SG, 207). Conley ajoute que nous vivons tous dans la maison de Freud, dont les théories ont influencé notre créativité, notre interprétation de l’Histoire et resserré nos liens avec le surréalisme. Elle souligne aussi que Hiller, dont la promotion d’étudiants en anthropologie avait été fortement influencée par le féminisme de leur génération, a continué dans la voie de femmes telles que Cahun, Miller, Tanning et Woodman, qui se sont elles-mêmes ouvert les portes du surréalisme et ont revendiqué leur place dans le mouvement (SG, 204).

   Dans une conclusion succincte, Conley revient aux origines du surréalisme et au spectre de la guerre de 14-18, qui avait suscité une grande curiosité vis-à-vis de Freud et de ses théories de l’inconscient chez les jeunes poètes et peintres autour de Breton : « La fantômalité du surréalisme, qui fit surface dans leur production artistique, constitue un sens exacerbé de la mortalité combiné avec une transposition du spiritisme, très populaire pendant leur enfance, et qui était également à l’origine des premières expériences de Freud avec l’hypnose » (SG, 227). Il en est résulté une nouvelle structure de l’automatisme et des jeux de mots, une tendance vers l’anamorphose et d’autres formes de dualité, une forte pulsion vers la collection d’objets, les récits de rêves, les expériences physiques, tactiles, et sensuelles, ou d’autres tentatives d’arrêter le temps… Aujourd’hui, la fantômalité évoquée par Conley tend toujours un fil d’Ariane aux explorateurs/trices amoureux/euses du surréalisme et son livre va sûrement devenir un outil indispensable pour les enseignants et les chercheurs.

 

Actuellement doyenne de la Faculté des Lettres & des Sciences, Professeur de Français et d’Etudes Francophones au College of William & Mary, précédemment Professeur de Français et Littérature Comparée à Dartmouth College, Katharine Conley est l’auteur de deux autres livres sur le surréalisme : Robert Desnos, Surrealism, and the Marvelous (Nebraska, 2003) et Automatic Woman (Nebraska, 1996).

Derrida adopte le terme fantômalité in « Le Cinéma et ses fantômes », entretien avec A. de Bæque & T. Jousse, Cahiers du cinéma n° 556, avril 2001, p. 74-85.

Voir Baltrusaitis, Jurgis, Anamorphoses, Paris, Flammarion, 1 996 (1 ère éd. 1 984).

Michel Foucault, in « C’était un nageur entre deux mots », Arts loisirs Vol. 54, n° 5-11, oct. 1966, p. 8-9.

Voir aussi, à titre d’exemple, l’article de Patricia Allmer, dans Mélusine XXXIII, 2013.

Voir, par exemple : Children’s Games(1942), Eine kleine Nachtmusik (1943), Palæstra (1947).

Voir Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985.

Voir aussi Katharine Conley, « Nous habitons tous dans la maison de Freud : Susan Hiller chez Freud à Londres », Gradiva, Vol. 11, n° 1, ISPA, Lisbonne, 2008, p. 51-64.

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