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Claude Cahun : contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux. Sous la direction de Andrea Oberhuber. Vol. 27. Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Paragraphes, 2007, 266 p.

Compte rendu par Agnès LHERMITTE

 

Dans son essai biographique, historique, philosophique et littéraire Claude Cahun – L’exotisme intérieur (Fayard, 2006), qui demeure une somme et une référence d’érudition et d’interprétation, François Leperlier raconte comment Lucy Schwob (1894-1954), nièce de l’écrivain symboliste Marcel Schwob, a fini par choisir le pseudonyme de Claude Cahun, le prénom épicène et le patronyme de la grand-mère paternelle signalant un double désir de déplacement et de neutralité. Comment elle s’est progressivement dégagée de la culture familiale pour se rapprocher des grands contemporains comme Michaux, Bataille, Crevel, Man Ray, Desnos, Tzara, Breton. Comment elle a participé aux mouvements d’avant-garde dans les revues, le théâtre expérimental, la lutte révolutionnaire. Comment, aux côtés des surréalistes, elle a élaboré une œuvre-vie originale fondée sur une mise en scène de soi toujours renouvelée à travers la photographie, l’écriture, la scène… À propos de cette production d’artiste et d’écrivaine, expositions, articles et communications se multiplient depuis quinze ans, des deux côtés de l’Atlantique, dans des perspectives oscillant entre idéologie et esthétique.

 

Pour la première fois, un collectif universitaire lui est consacré, qui tient compte de la complexité de Claude Cahun et de ses interprétations jusqu’à placer l’ouvrage sous le signe de « l’entre-deux ». C’est annoncer à la fois le « mouvement de balancier » qui saisit le « regardant-lisant » d’une œuvre intrinsèquement double et transitoire, et la volonté persistante de l’auteure de s’« indéfinir », d’écarter les frontières, d’échapper aux normes et aux genres. Andrea Oberhuber a enrichi la journée d’études organisée en mai 2004 à l’Université de Montréal, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de l’auteure, de contributions diverses visant à cerner et à contextualiser la démarche de Claude Cahun : « l’invention de soi par la transformation artistique ». Un jeu de mots elliptique bien dans la manière de Cahun titre le chapitre introductif : « ENTRE » conjugue l’invite et l’espace emblématique de l’œuvre étudiée.

 

La première partie approfondit l’étude du contexte de la création. L’entre-deux concerne tout d’abord l’étroite et fructueuse collaboration de Claude Cahun et de la compagne de sa vie, la graphiste « Marcel Moore » (Suzanne Malherbe). Celle-ci est non seulement l’auteure des illustrations du premier recueil de Cahun, Vues et visions (1919), mais la co-auteure des photomontages qui accompagnent Aveux non avenus (1930) et de nombreux autoportraits photographiques de Claude. Battant en brèche le modèle du génie individuel, Tirza True Lartimer met en évidence, pour ce projet inédit, un « partenariat créatif », auquel fait écho, dans certaines représentations, un « sujet-couple ». La relation Cahun-Moore suscite de nombreuses analyses axées sur l’identité sexuelle et le couple lesbien. Jean-Michel Devésa situe celui-ci par rapport au groupe des surréalistes, globalement hostile à l’homosexualité, comme l’avait éprouvé René Crevel. Puis, commentant les analyses de François Leperlier, d’Elisabeth Lebovici et de Marie-Jo Bonnet, il confronte avec prudence le refus de l’identité sexuée par Claude Cahun aux revendications queer et aux analyses des gender studies actuelles. Car le « procès ambigu » que constitue son perpétuel travestissement lui semble avant tout un travail sur les signes. Par ailleurs, le couple s’était engagé dans la lutte contre le fascisme et le nazisme. Adhérentes de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires), elles récusaient pourtant la propagande d’Aragon, critiquée dans Les Paris sont ouverts (1934), au nom d’une « action indirecte » appuyée sur les vertus spécifiques de la poésie. Elles appliquèrent ce principe d’une manière totalement originale lors de leur activité de résistance à l’occupant allemand sur l’île de Jersey, où elles s’étaient installées en 1937. Lizzie Thynne démonte le mécanisme de la subversion qui fait de cette « bonne propagande » une création poétique analogue au reste de l’œuvre, et fidèle à l’esprit dada et surréaliste. Par le détournement parodique, l’identité masquée, le renversement et l’humour, elles provoquent la conscience de l’ennemi pour saboter de l’intérieur l’idéologie totalitaire.

 

La deuxième partie propose des analyses de l‘œuvre cahunien qui soulignent le dialogue, au sein de sa pratique intermédiale, de l’écriture et de l’expression plastique. Rolph Lohse fait du redoublement, central chez Cahun, l’armature structurelle du recueil illustré Vues et visions, oscillant entre analogies et différences. Cette figure renouvelle la forme du poème en prose en suscitant une « intertextualité in praesentia ». En fait, le jeu de miroirs caractérise tous les écrits, en particulier Héroïnes (1925), série de réécritures subversives de récits antiques et bibliques ou de contes, énoncés par la parole d’un personnage féminin sadique ou masochiste. Entre anamorphose et ekphrasis, Georgiana M.M. Colville, y voit des autoportraits littéraires où s’exprime de manière oblique le mal-être existentiel et sexuel originel de Claude Cahun. Joëlle Papillon complète la réflexion en montrant comment ces nouvelles Héroïdes, provocatrices désirantes, démystifient et contestent le discours social sur le féminin. Aveux non avenus, dont le titre éloquent allie paronomase et oxymore, est une parade carnavalesque qui se joue des genres et où se démultiplie à l’envi une identité douloureuse et problématique marquée par le manque. Insaisissable sinon par éclats fugaces, le moi prend par exemple le masque de l’acteur, du double ou de l’enfant, selon la lecture de Catherine Baron. A ce tour d’horizon du bovarysme cahunien, on pourrait ajouter Narcisse .. ou Dieu. De même qu’il manque encore des études sur la splendide autobiographie inachevée intitulée par F. Leperlier Confidences au miroir.

 

Une abondante troisième partie élargit la perspective en situant la démarche de Claude Cahun dans une sorte de filiation imaginaire qui organise, du xix e à la fin du xx e siècle, une mascarade de femmes singulières, auteures-artistes attachées à fabriquer de toutes pièces une identité subjective, spectaculaire, évolutive. L’ancêtre en serait, sous l’objectif du photographe Pierre-Louis Pierson, la théâtrale comtesse de Castiglione, présentée par Andrea Oberhuber. Irene Gammel, Elsa Adamowicz et Nadine Schwakopf proposent ensuite des analyses parallèles de trois « sœurs » virtuelles de Cahun : la Baronne Elsa, dadaïste new-yorkaise au crâne rasé, pionnière du ready made et de la performance, Hannah Höch, dadaïste berlinoise contestataire, et Unica Zürn, compagne tourmentée de Hans Bellmer et des surréalistes dans le Paris des années 50. Enfin Maïté Snauwaert rapproche de celle de Cahun la démarche d’« autofictionnalisation » contemporaine de Sophie Calle. Toutes ces excentriques se sont construites à travers une représentation du corps kaléidoscopique, polymorphe et toujours rebelle aux carcans génériques comme aux conformismes sociaux. Ces études complètent parfois avec finesse l’approche de Claude Cahun, et les parallèles établis ne peuvent empêcher de conclure à l’exception paradoxale de celle qui n’était ni courtisane ni psychotique, ni exhibitionniste décomplexée, ni réductible aux luttes féministes et politiques, mais dont le corps « en abyme » et « en suspens » demeurait avant tout l’objet d’une traque intime.

 

L’ouvrage est ponctué par la reproduction de six autoportraits photographiques choisis dans le Jersey heritage trust et révélateurs des postures existentielles et esthétiques de Claude Cahun dans leur diversité : sur la couverture, provocation et dérision de l’« Autoportrait » Don’t kiss me, puis synecdoque démultipliée des mains (« Sans titre »), théâtre d’objets humoristique sur le sable (« Entre nous »), nudité frontale mais masquée dans un autre « Autoportrait », siamoises longilignes inversées dos à dos, comme deux algues sur la roche (« Sans titre »). En clôture de l’ouvrage, dans l’encadrement d’une fenêtre ouverte sur fond obscur, deux figures posent, figées en parallèle dans leur cape noire : un mannequin vide et une Claude pâle aux yeux clos (« Autoportrait »).

 

Le lecteur-spectateur, quant à lui, en sort au contraire heureusement déstabilisé, les yeux et l’esprit plus ouverts.

 

 

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