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LA BRÈCHE N°8, novembre 1965
 

Le 13 mars 1964, Yosip Brodsky, poète âgé de 24 ans, était condamné à 5 ans de travaux forcés par le tribunal de Leningrad sous l'inculpation de « parasitisme social ». D'un point de vue purement formel, le procureur Sorokine et la femme-juge Saveleva menèrent l'affaire aussi crapuleusement que Vichinsky, pourtant difficilement surpassable dans le genre. Les témoins à charge se conduisirent comme les témoins de Moscou en 1936, 37 et 38. Pourtant, quelque chose a changé (v. le Cheval Noir, p. 1).

En dépit de rumeurs annonçant sa libération, il semble que Brodsky soit toujours en déportation.

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LA BRÉCHE

ACTION SURRÉALISTE

8 novembre 65

Jean Schuster 1   Le Cheval Noir

Guy Cabanel 3   Point d'équilibre

Jean Schuster 8   L'axe invisible

Jehan Mayoux 10   La liberté une et divisible

Claude Féraud 20   Surréalisme et Marxisme

Alain Joubert 28   Le sens de la fête

Annie Lebrun 31   Les premiers romans noirs ou l'ébauche d'une science révolutionnaire

José Pierre 36   La clef de l'existentialisme est une pie

Elisabeth Lenk 44   Suite à l'affaire Heidegger

Daniel Chuberre 52   Cavalcades

Claude Dumont 54   Les secrètes voies des voyelles

Yves Denis 56   Deux gloses de Rimbaud

Georges Sebbag 67   Alphabet philosophique

Philippe Audoin 70   Le talisman de Charles Fourier

Gérard Legrand 78   Brisures

Joyce Mansour 84   Du doux repos

Kenneth White 86   Dix mille boutons jaunes

94   Suite et fin des réponses à l'enquête sur les représentations érotiques : Guy Béatrice, Jean-Louis Bédouin, Raymond Borde, Adrien Dax, Robert Guyon, Christiane Rochefort, Her de Vries, Michel Zimbacca

Vincent Bounoure 114   Conclusion et feed-back

XXX 119   Correspondance et notes

   Couverture. - Jean Benoît : « Livré à de bas penchants » (photo R. Ivsic).

   Illustrations : Henri Ginet, G. der Kevorkian, Toyen, Konrad Klapheck, Jorge Camacho, Jean Terrossian, Adrien Dax, Roberto Garcia York, Ugo Sterpini, Jean-Claude Silbermann, Jindrich Heisler, Robert Lagarde.

p.1

LE CHEVAL NOIR

Près de notre feu, l'autre soir Nous aperçûmes le cheval noir.

(Y.B.)

L'année où paraît en France « Littérature et Révolution », dont il est rendu compte dans ce numéro, le poète Yosip Brodsky est condamné à Leningrad pour « parasitisme social ». La sténographie du procès Brodsky, publiée par le « Figaro Littéraire » du 1er octobre 1964 et par la revue « Le Pont de l'Epée », pourrait avantageusement se substituer aux tonnes de documents qui tentent de définir, depuis plusieurs décennies, la nature exacte du régime russe. Mais le procès Brodsky est exemplaire en ce qu'il est comme le symbole de l'incompatibilité de la poésie et de l'ordre social. Comme tout ordre social, fondé sur la coercition, l'ordre russe qui impute à crime le fait de poésie n'est, en lui-même, rien ; il indique l'état de la chose accomplie, c'est-à-dire, en l'occurrence, le maintien des privilèges d'une caste nouvelle, par l'arrêt brutal du processus révolutionnaire. En confondant cet ordre social avec le marxisme révolutionnaire, les marxistes dégénérés ont vite fait de se trouver d'accord avec les réactionnaires pour conclure à l'incompatibilité de la poésie et de la révolution. Le procès Brodsky démontre précisément le contraire : la poésie est force de subversion aussi bien envers les vieux régimes qu'à l'égard des régimes nouveaux qui déploient d'autant plus volontiers le drapeau de l'émancipation qu'il dissimule mieux le recours aux pratiques millénaires d'asservissement. Dans la théorie marxiste, l'Etat doit dépérir durant le passage du socialisme au communisme. Il incombe alors à toutes les forces vivantes (la lutte de classe continue dans la phase socialiste) d'assurer, voire d'accélérer le dépérissement de l'Etat. Qui douterait que, sur ce point particulier mais fondamental, le marxisme ne soit violé quotidiennement en Russie depuis près d'un demi-siècle ? Qui douterait qu'un Etat aussi affermi et structuré ne constitue, du point de vue même du marxisme révolutionnaire, une véritable provocation à la subversion ?

Mais le développement de l'Etat Russe est allé à un tel degré à rebours du développement dialectique espéré par Marx (le fil de l'Histoire déroulé à l'envers, dont parle Trotzky) que « l'Etat Communiste », en assumant semblable contradiction dans les termes, est contraint de revêtir les attributs de la puissance transcendantale. Eglise de Moscou, a-t-on souvent dit. Les esprits rigoureux devaient

p.2

hésiter, de même que Trotzky ne se résigna jamais complètement à reconnaître toutes les caractéristiques d'une classe dans la bureaucratie stalinienne. L'hésitation est plus difficile aujourd'hui, en ce qui concerne la silhouette amphibie que se donne l'Etat Russe, manipulant les pouvoirs temporels et spirituels en rival de l'Eglise Catholique.

Le procès Brodsky s'apparente beaucoup moins qu'il n'y paraît aux procès de Moscou. Le dialogue Vichnisky-Boukharine, pour immonde que soit le tour que lui donne l'accusation, est un dialogue politique axé sur le concept de raison d'Etat. Boukharine, et à travers lui un autre homme qui vient enfin de trouver asile au Mexique, est accusé de saboter l'Etat dans ses fonctions. A travers Brodsky, c'est la poésie qu'il s'agit d'anéantir parce qu'elle conteste à l'Etat sa nature transcendantale. Ici, la poésie s'oppose au dogme comme dans une allégorie ; trois siècles auparavant, c'était la vérité scientifique qui s'opposait, à travers Galilée, au dogme religieux. On notera au passage que si la « justice » russe fait de larges emprunts à la casuistique de l'Inquisition qui servait à confondre les hérétiques, en corollaire, le christianisme remis au goût du jour par Vatican II, n'hésite pas à justifier ses abus passés par un argumentation de style marxiste. M. Jean Guitton, à propos de Galilée, n'écrit-il pas, dans le « Figaro » du 6 avril dernier : « Le christianisme n'est pas un esprit pur, dégagé du milieu, du moment, des conditions. La foi s'incarne dans les mentalités et dans les cultures » ?

Par le procès de Leningrad, l'Etat russe a défini l'hérésie majeure, la poésie. Sa défense s'est, dès lors déplacée de l'accessoire vers l'essentiel, du circonstanciel vers le permanent et surtout du temporel vers le spirituel. Louis XV, qui était intervenu en faveur de Damiens, refusa de grâcier le Chevalier de la Barre, arguant que le premier n'avait fait qu'attenter à la vie du roi alors que le second avait offensé Dieu lui-même.

Dans la Russie d'aujourd'hui, l'opium des peuples a de nouveau cours. Même si l'on en a changé l'emballage, il est toujours bon à endormir le troupeau.

J. S.

p.3

GUY CABANEL

Point d'Equilibre

Dans la Genèse, l'origine de toute chose se nomme Elohim :

L'indéterminé, statique comme la roue dont la vitesse de rotation interdit la perception de son mouvement, totalité à vocation duelle réversible, Mère qui contient, émane et réintègre le Père. Iahveh, le Père, associé ou non à Elohim, la Mère, constitue la première manifestation de la dualité, premier degré d'involution.

La relation Elohim-Mère commande le cycle d'évolution qui va du particulier au général, à l'inverse de la création, cycle noir donc, démarche par excellence initiatique.

Le cycle blanc d'involution commandé par Iahveh-Père est bien connu. Il va du général au particulier, il est l'ordre de la création. Le centre de gravité ou coeur d'Elohim, noyau de l'atome, fléau de la balance, axe de la roue, est le point d'éternel équilibre, d'éternelle unité.

« Elohim créa l'homme à son image. Il les créa mâle et femelle. » (1-27).

« Alors Iahveh-Elohim fit tomber une torpeur sur l'homme et celui-ci s'endormit. Il prit une de ses côtes et enferma de la chair à sa place. » (11-21).

« Iahveh-Elohim bâtit en femme la côte qu'il avait prise de l'homme. » (11-22).

p.4

Elohim, totalité à vocation duelle, créant l'homme à son image, ne pouvait le faire qu'androgyne.

La forme grammaticale du verset 1-27 s'explique de deux façons :

« L'homme » est un terme générique et « les » s'applique, soit à la totalité des individus créés, soit à un seul individu dont la dualité sexuelle autorise ce pluriel.

L'androgynat cesse à partir du moment où ce n'est plus Elohim qui intervient, mais Iahveh-Elohim, c'est-à-dire le couple Père-Mère, premier degré d'involution.

Refaçonnant l'homme à son image, ce couple retire une côte ou un côté d'Adam pour aboutir à deux être sexuellement différenciés.

Partie de l'androgyne primitif, la création selon Iahveh fait son chemin par étapes apparemment non réversibles : à ce jour en effet, aucune évolution n'est venue retourner le courant de la vie qui est une suite ininterrompue de différenciations. Les plus marquantes : celles des sexes, des races, des langues, des nations.

La croyance en la survie de l'être est-elle réductible au seul désir d'éternité ? Et s'il en est bien ainsi, la manifestation d'un tel désir, au delà de la préoccupation de soustraire l'être achevé à l'anéantissement définitif, ne trahit-elle pas une aspiration fondamentale à surmonter enfin la dualité ?

D'aucuns peuvent penser qu'à l'inverse de l'involution à la marche lente, l'évolution se produit d'un coup après la mort, qu'à cet instant, chaque individu réintègre l'unité, bouclant ainsi sa boucle.

La métempsychose est alors justifiée. A l'image d'Elohim qui sans cesse émane et réintègre, il faut amorcer une seconde boucle et ainsi de suite indéfiniment.

Qui est donc Elohim sinon l'unité des êtres toujours changeants parvenus au faîte de l'évolution ?

Et la création n'est-elle pas à chaque instant recommencée par ces mêmes êtres qui abordent la pente involutive ?

Or selon Genèse III-22 : « Iahveh-Elohim dit : voici que l'homme est devenu comme l'un de nous... »

p.5

Au faîte de son évolution, l'homme n'atteint donc pas Elohim mais le premier degré involutif, le couple Iahveh-Elohim.

Un schéma séphirotique basé sur le lingam peut résumer la situation.

<Fig>

« Alors Iahveh-Elohim dit : Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous, grâce à la science du bien et du mal ! Maintenant il faut éviter qu'il étende sa main, prenne aussi de l'arbre de vie, en mange et vive à jamais. » (III-22).

Manger de cet arbre pour vivre à jamais, communion directe avec la divinité, tel est le but que prétendent rechercher les religions, tel est le but dont elles n'ont jamais cessé d'enrayer la poursuite.

Il n'y a pas de religion d'Elohim mais des religions de Iahveh qui, à son image, respectent le cycle de la création, projettent même toute l'ombre possible sur le cycle métaphysique de la réintégration.

Il y a contradiction fondamentale à se vouloir religion de l'unité et, dans le même temps, observer le cycle de Iahveh qui n'est plus l'unité.

La religion d'Elohim ne peut être que celle de l'amour qui reconstitue le corps de l'androgyne, sa création propre. C'est la seule qui puisse, résolvant la dualité des sexes, annuler l'oeuvre de Iahveh et restituer l'unité.

p.6

S'il faut mourir pour réintégrer très provisoirement Iahveh, il faut vivre pour réintégrer définitivement le coeur d'Elohim.

La désunion des sexes dissocie l'unité, geste blanc, renouvelle et prolonge l'oeuvre de Iahveh.

L'asexualité est la résignation à l'oeuvre de Iahveh, l'abandon de tout espoir d'atteindre l'absolu unitaire.

L'union des sexes reconstitue l'unité, geste noir, démarche initiatique et sacrée.

L'union des sexes reconstituant l'unité physique de l'androgyne ne peut qu'être assortie de la reconstitution de son unité mentale.

Le mot « moitié » pris pour « épouse » retrouve ici son plein sens et l'acte d'union physique et mentale n'a qu'un nom : amour. On touche ici un vieux fond de croyance qui persiste malgré tout le discrédit dont il fut l'objet depuis le début des temps.

On a choisi le symbole sexuel du serpent pour faire commettre à Eve le faux péché qui aurait contaminé toute la race humaine.

Afin de préserver l'oeuvre de Iahveh, il fallait éviter que l'homme touche à l'arbre de vie (Genèse III-22).

Le glaive de feu n'eût pas suffi. On a donc jeté l'opprobre sur l'arbre de vie lui-même : l'amour. On a émasculé l'amour en exaltant le rapprochement mental des êtres tout en tolérant leur rapprochement physique dans la seule mesure où il était nécessaire à la reproduction de l'espèce.

L'union des sexes devenait provisoire et allait dans le sens de la multiplicité (de 2 vers 3 au lieu de 2 vers 1) conformément à l'oeuvre de Iahveh.

Tout a été tenté pour rendre l'amour inavouable. De n'importe quel crime on parle clairement ; on ne s'entretient d'érotisme qu'à voix basse, sinon sur le ton de la grivoiserie.

Par un juste retour des choses et à l'encontre du but recherché par les tenants de Iahveh, l'amour est cerné du halo inhérent à tout objet sacré. La conception d'amour-hygiène est née pour contrebattre cette évidence ; sa généralisation ne saurait aboutir qu'à la désacralisation totale de l'amour au profit d'une « robotisation » de la sexualité.

L'amour est indissociablement physique et mental ; toute idée de procréation lui est étrangère ; il implique la fusion de deux en un.

Déjà par le serpent semblable au Iahveh de la Bible, l'homme vivant, grâce à l'amour, en sera l'Elohim.

G. C.

p.7

Les rapports de l'art, considéré comme un moyen rigoureusement autonome d'exalter la liberté humaine, et de la révolution, instrument historique de cette même liberté, restent conditionnés par une laxité relative de la liberté en tant que concept. Idée « neuve en Europe » il y a moins de deux siècles, on voudrait qu'elle ait déjà cristallisé une pensée qui n'en est précisément qu'à se reconnaître. Clé probable d'une éthique post-chrétienne dont les grandes lignes contradictoires, de Rousseau à Marx, de Sade à Nietzsche, ne sauraient offrir que des points de repère, la liberté est une virtualité, aussi bien comme objet du désir collectif dans le projet révolutionnaire, que comme jauge des révolutions locales et partielles de cette seconde moitié du vingtième siècle. C'est vouloir dire que ne cesseront pas de sitôt les dialogues qui, sous la pression passionnelle de l'événement, épuiseront, en fin de compte, les arguments contre la liberté : trop romantique pour être effective ou trop circonscrite pour satisfaire l'esprit, c'est, tour à tour, au gré d'affinités contractées dans les dépendances des grands systèmes, les volets opposés qui tiennent lieu de philosophie pratique ou conjecturale.

Plutôt qu'à se complaire dans ces digressions ou dans l'attente d'un syncrétisme qui utiliserait et surmonterait à la fois le rationalisme économique de Marx et le réformisme visionnaire de Fourier, par exemple, il paraît au surréalisme plus conforme à sa volonté constante de s'inscrire dans le débat là et quand il a lieu, de chercher, à partir des points de repère évoqués ou de tous autres, ce qui, de proche en proche, doit, selon un mouvement naturel de diastole et de systole, donner à l'homme plus de lumière et plus de conscience.

C'est à ce niveau de réflexion que la publication de « Littérature et Révolution », de Léon Trotsky a été reçue parmi nous. Le 18 décembre dernier, le cercle Karl Marx avait organisé un débat public sur l'ouvrage de Trotsky. On lira ci-dessous l'intervention de Jean Schuster. Nous publions également les commentaires de Jehan Mayoux sur « Littérature et Révolution ».

LA REDACTION.

p.8

Jean Schuster

L'AXE INVISIBLE

Littérature et Révolution, qui mieux que Trotsky était capable de tenir affrontés ces deux termes, et sous la plus vivifiante lumière qui soit, celle de la dialectique hegelienne. Entre l'expression du destin spirituel de l'individu et le processus historique d'émancipation des peuples, nous savons que des ponts peuvent être jetés, en attendant mieux, c'est-à-dire en attendant qu'au règne de la nécessité et au monde des catégories qui lui correspond se substituent le règne de la liberté et le monde de l'unité.

A cet avènement, la révolution travaille, en ce qu'elle est permanente, la littérature travaille en ce qu'elle est permanente. C'est l'analogie de leur dynamique interne (toute oeuvre d'art authentique, écrit Trotsky, porte en elle une protestation contre la réalité) qui permet d'induire une conciliation future.

Oublions ce que le mot de littérature recouvre et faute d'un autre terme, employons-le dans une acception positive. Mais ne nous dissimulons pas qu'il s'agit en vérité d'un problème de fond, car Trotsky, très précisément, tout au long de ce livre, fustige ce que nous appelons, nous, la littérature : soit les manifestations d'une subjectivité repliée sur elle-même et qui renonce, par-là, à toute vocation de communiquer, soit au contraire une prétention à l'objectivité, à la description formelle et minutieuse du monde extérieur. Dans un cas comme dans l'autre la littérature réinvente pompeusement le néant.

Il est clair que ce que Trotsky entend par littérature est une quête spirituelle aussi profondément subjective qu'elle ouvre et s'ouvre largement sur le monde extérieur et notamment sur le procès historique. Dans la ténuité d'un jeu qui a motivé et mis en forme certaines interrogations qui restent aujourd'hui majeures, on comprend qu'il témoigne, au grand étonnement de Maurice Parijanine, d'une admiration sans réserve pour Pascal.

C'est pourtant en définissant ainsi la littérature, de manière aussi négative qu'on voudra, que Trotsky en fait un moyen d'émancipation réel. En livrant au jour ses richesses intérieures, l'artiste fait un don à tous les hommes. Mais cet acte de mise à jour s'effectue dans un cadre social et dans un contexte historique précis de telle sorte qu'il ne peut pas ne pas en porter l'empreinte. L'artiste a reçu de la révolution une information

p.9

qui a modifié sa sensibilité et qui est présente, mais cachée, dans son oeuvre. L'axe invisible, écrit Trotsky (l'axe de la Terre est également invisible) devrait être la Révolution même. C'est dire que la Révolution n'a nul besoin, bien au contraire, d'être le contenu manifeste de l'oeuvre, mais que dans toute oeuvre révolutionnaire elle participe du contenu latent, elle en est le principe de surdétermination.

Une récente communication de Maurice Blanchot (*) a montré comment, pour les romantiques allemands, le fait historique, en l'occurrence la Révolution française, avait infléchi et en fin de compte enrichi le cours de leur subjectivité lyrique. Mais il ne s'est jamais agi, là, d'utiliser la Révolution française comme ingrédient poétique. C'eût été rabaisser à la fois la poésie et la révolution. Les rapports de l'une et de l'autre se situent bien plus dans le coeur que dans l'esprit, à charge pour l'esprit de découvrir leur dialectique et par là d'éviter qu'ils émergent ouvertement dans l'expression et se transforment en verbalisme lyrico-révolutionnaire.

(*) N.R.F. (août 1964).

On sait, bien sûr, que les vraies difficultés commencent lorsque la littérature a, en face d'elle, un pouvoir qu'elle a souhaité, le pouvoir révolutionnaire. On sait, hélas, que ce pouvoir a une forte tendance à dresser les artistes à la propagande, en les aliénant plus rigoureusement que ne pourrait jamais le faire une quelconque démocratie bourgeoise.

C'est le mérite de Léon Trotsky que d'avoir écrit, en 1923, alors que le pouvoir était en train de lui échapper mais que rien ne pouvait lui faire augurer de la suite des événements, ces lignes sans équivoque :

« Notre conception marxiste du conditionnement social objectif de l'art et de son utilité sociale ne signifie nullement, lorsqu'elle est traduite dans le langage de la politique, que nous voulons régenter l'art au moyen de décrets et prescriptions. Il est faux de dire que pour nous, seul est nouveau et révolutionnaire un art qui parle de l'ouvrier ; quant à prétendre que nous exigeons des poètes qu'ils décrivent exclusivement des cheminées d'usines ou une insurrection contre le capital, c'est absurde. Bien sûr, par sa nature même, l'art nouveau ne pourra pas ne pas placer la lutte du prolétariat au centre de son attention. Mais le soc de l'art nouveau n'est pas limité à un certain nombre de sillons numérotés : au contraire, il doit labourer et retourner tout le terrain en long et en large. Si petit qu'il soit, le cercle du lyrisme personnel a incontestablement le droit d'exister dans l'art nouveau. Bien plus, l'homme nouveau ne pourra être formé sans un nouveau lyrisme ».

p.10

JEAN MAYOUX

LA LIBERTÉ UNE ET DIVISIBLE

C'est de la liberté qu'il s'agit, à propos d'une question à première vue circonscrite, celle de la liberté en art, de la liberté de l'art.

Ces deux expressions ont l'air synonymes et interchangeables ; peut-être désignent-elles deux problèmes et me permettront-elles de décrire ce que je crois l'insuffisance, le danger de la position de Trotsky ; lui, qui à la fin de sa carrière se qualifie d'artiste par profession (350), est arrivé d'emblée à cette idée que le travail créateur de l'artiste est libre en son principe, qu'il est vain de vouloir domestiquer l'art, lui donner des consignes. D'où tant d'heureuses formules que nous approuvons et faisons nôtres : ... « liberté totale d'autodétermination » (25), « L'art n'est pas un domaine où le Parti est appelé à commander » (188), etc. Mais il semble que Trotsky, dirigeant et chef révolutionnaire, n'ait pu se résoudre à laisser à l'art toute liberté. S'il accepte la liberté de l'art comme une sorte de nécessité technique, il refuse en même temps à l'art une liberté totale pour des raisons politiques.

Sa double sincérité d'artiste et de révolutionnaire, son talent de critique et de polémiste réussissent presque à dissimuler le caractère inconciliable des deux thèses. Mon projet est de mettre en évidence cette contradiction, de montrer que les préalables imposés aux artistes, si limités, si anodins, si « naturels » qu'ils semblent d'abord, sont absolument inapplicables (il s'agit d'un grain de sel que le critique politique doit poser sous la queue d'un oiseau nommé art ; ce grain ne peut causer le moindre mal à la libre créature, mais il faut la prendre, d'où pièges, violences, captivité, dépérissement et mort de l'oiseau).

Quelles sont donc ces conditions ou limites que Trotsky propose à l'art ?

« Notre politique en art (...) peut et doit être d'aider les différents groupes et écoles artistiques (...) et après les avoir

p.11

placés devant le critère catégorique : pour ou contre la révolution, de leur accorder une liberté totale d'autodétermination dans le domaine de l'art. » (25).

« Le Parti, prenant pour guides ses critères politiques, rejette, en art, les tendances nettement vénéneuses et désagrégatrices. » (180).

« ..la Révolution (...) n'hésitera pas à porter la main sur toute tendance de l'art qui, si grandes que soient ses réalisations formelles, menacerait d'introduire des ferments désagrégateurs dans les milieux révolutionnaires. (...) Notre critère est ouvertement politique, impératif et sans nuances. » (190).

Trotsky, lui, n'est pas un esprit sans nuances ; il a compris, sinon le danger, du moins la difficulté que présente l'application de ces principes, car il ajoute (suite de la citation précédente) : « D'où la nécessité de définir ses limites. (...) Bien entendu, le Parti ne peut pas, fut-ce un seul jour, s'abandonner au principe libéral du laissez faire laissez-passer, même en art. La question est de savoir à quel moment il doit intervenir, dans quelle mesure et dans quel cas. Ce n'est pas une question aussi simple que le pensent les théoriciens de Lef (...) ».

La thèse semble fondée sur la nature même des choses : l'art en soi ne pouvant être dirigé n'a pas à l'être ; la vie sociale, dont l'art est une composante, doit être régie par des impératifs politiques, donc, pourvu qu'il ne contrevienne pas à des règles générales, l'art sera libre chez soi.

S'agirait-il des artistes, chacun recevant ou non un permis d'exercer selon ses opinions politiques, la théorie, tout en restant discutable, serait plausible. Mais il n'est pas question de personnes, bel et bien de « tendances », qui peuvent être « vénéneuses ». Je dis que, toute question de principe provisoirement écartée, une telle conception ne peut permettre d'atteindre les fins qu'elle se propose, défendre la révolution tout en sauvegardant l'indépendance de l'art ; au regard de ces fins, elle est inapplicable ; appliquée, elle ne peut conduire qu'à l'étouffement de l'art puisqu'en fait elle le prive de la liberté dont il vit, quant à la révolution...

Trotsky traite du théâtre :

« ...nous avons besoin simplement d'une satire des moeurs soviétiques, qui suscite le rire et l'indignation. J'emploie à dessein les termes des vieux manuels (...) La nouvelle classe, la nouvelle vie, les vices nouveaux et la stupidité nouvelle exigent qu'on lève le voile ; quand cela aura lieu nous aurons un nouvel art dramatique, car il est impossible de montrer la stupidité nouvelle sans de nouvelles méthodes. » (204).

Répondant à une objection possible, après avoir évoqué le besoin qu'auraient les campagnes soviétiques d'un nouveau Revizor, il poursuit : « N'invoquez pas la censure théâtrale (...)

p.12

Certes, si votre comédie tentait de dire : « Voyez où nous avons été amenés, retournons au doux vieux nid de la noblesse », la censure interdirait une telle comédie, et agirait comme il convient. Mais si votre comédie dit : « Nous sommes maintenant en train de construire une vie nouvelle et voici la cochonnerie, la vulgarité, la servilité ancienne et nouvelle, qu'il faut nettoyer », la censure alors n'interviendra pas. Si elle intervenait, ce serait une stupidité contre laquelle nous nous dresserions tous. » (204-205).

Aucun des passages de ce livre où l'auteur se livre à des anticipations inspirées de Fourier n'égale celui-ci en optimisme. Où et quand trouvera-t-on des censeurs intelligents, avisés, tolérants, disposés à rire de leurs propres défauts ; à s'indigner de leurs propres vices ? Dans un temps et un pays où toute idée de censure aura été abandonnée depuis des décennies, sinon des siècles. Car il est bien évident que là où apparaît une stupidité nouvelle, ce sont ceux qui l'ont suscitée ou qui l'exploitent à qui est donné le pouvoir de censurer les auteurs, comiques ou non. Quant aux deux types de comédie, si faciles à distinguer dans l'abstrait, en pratique ils sont semblables ; aucun censeur ne s'y retrouvera. Si l'auteur souhaite le retour au passé, qui nous prouve qu'il aura la naïveté, la maladresse de le dire en clair ? Si ses intentions sont bien celles que loue Trotsky, qui nous assure que le censeur, lisant la pièce, n'ira pas craindre qu'elle puisse engendrer dans l'esprit des spectateurs de fâcheux rapprochements, de dangereuses conclusions ? Qu'est la censure bien intentionnée sinon la prudence multipliant les précautions négatives ? Appliquant donc à tout coup la maxime : dans le doute tu censureras.

S'il s'agit d'oeuvres autres que théâtrales, le critère est encore moins applicable. Celle de Kafka serait-elle jugée désagrégatrice ou non ? On en discutait en France il y a peu, pas seulement entre staliniens. Quant aux peintres, faudra-t-il les juger sur le seul sujet de leurs tableaux ? Sinon, à quoi reconnaîtra-t-on que telle école picturale est pour ou contre la révolution ?

Qu'on ne m'accuse pas d'imputer à Trotsky ces conséquences simplistes, mortelles pour l'art ; j'ai lu le livre dont je parle. Trotsky préconisait, sur les questions artistiques, une politique que je dirais libérale si le terme n'était une sorte d'injure à la mémoire d'un tel marxiste. Critique, censeur et dictateur unique (que d'hypothèses absurdes), il aurait sans doute procuré à l'art des conditions de vie acceptables puisque, dix fois plutôt qu'une, il en a défendu l'autonomie interne : « L'art doit se frayer sa propre route par lui-même. » (188). Il n'est jamais arrivé à la conclusion que la liberté, en elle-même, avait des vertus irremplaçables, qu'il s'agisse d'art ou de politique.

Par la comédie, nous touchons à la vie politique et sociale, au droit de critique et de discussion dans son ensemble. Qu'en pense

p.13

Trotsky ? Il s'exprime par la voix d'un ouvrier non communiste dont il comprend et approuve les réactions : « En ce qui concerne la Révolution et le renversement de la bourgeoisie, inutile d'en parler ; de ce côté-là, tout va bien et c'est une chose acquise une fois pour toutes. Nous n'avons pas besoin de la bourgeoisie. Les mencheviks et autres valets de la bourgeoisie, nous nous en passons également. Pour ce qui est de la « liberté de la presse », cela n'a pas tellement d'importance, car la question n'est pas là. » (276).

Comme je ne fréquente aucun cercle anarchiste, s'il m'arrive de dire qu'un pouvoir révolutionnaire devrait instaurer une réelle et totale liberté de pensée et d'expression, je ne rencontre guère d'approbation. On m'oppose à tout coup la foudroyante formule de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! »

Minute. Je ne dis ni ne pense : toute liberté. S'il s'agit, pour reprendre les termes de Péret dans Le déshonneur des poètes, « de la liberté pour un petit nombre de pressurer l'ensemble de la population », ou « de la liberté pour les croyants d'imposer leur dieu et leur morale à la société tout entière », il n'en est, bien entendu, pas question. N'empêche que laisser la parole aux contre-révolutionnaires passe pour hérésie.

Trotsky lui-même, en ce qui concerne l'art, n'aimait pas qu'on grossisse le danger : « La loi d'attraction qui joue en faveur de la classe dirigeante et qui, en dernière analyse, détermine le travail créateur des intellectuels, opère maintenant en notre faveur. » (187). Il estime que, la révolution faite, la bourgeoisie et son idéologie n'ont plus le pouvoir de déterminer les mouvements intellectuels ; à Pletnev, expliquant la faiblesse de la littérature prolétarienne par leur influence, il répond : « Quelle « colossale pression de l'idéologie bourgeoise » peut-il y avoir chez nous ? Il ne faut pas exagérer. » (175).

A mon sens, le danger politique existe encore moins. Déchus de leurs privilèges (argent, monopole de la presse, etc), réduits aux ressources normales de leurs éventuels lecteurs ou à la discussion ouverte que peut légitimement entreprendre toute minorité, quelle audience auraient les tenants du passé ? Quel orateur, défendant le tzarisme, aurait été écouté en 1920 ou 1923 ?

Mais assez. De quoi parlons nous ? Trotsky est-il un mythe ou un homme réel, que plusieurs d'entre nous ont connu, qui est mort à Mexico le crâne défoncé par un piolet dirigé de loin ? La révolution dont son livre nous entretient est-elle légendaire ? A-t-elle été étranglée ? « La réaction bureaucratique » (355) a-t-elle substitué à la révolution sa « tutelle asphixiante » (353) et instauré un régime où l'art et la « justice totalitaire » ont en commun « le mensonge et la fraude » ? (356).

p.14

Je n'ai rien à dire à ceux qui me répondront que la révolution s'est développée, a prospéré sous Staline. Aux autres, je demande : qui a étranglé la révolution ? Est-ce la conjonction des armées de Vrangel, Denikine, Koltchak et de la propagande capitaliste ? Une presse d'ancien régime aurait-elle perverti ouvriers et paysans jusqu'à leur faire prendre le mensonge pour la vérité, l'arbitraire pour la justice, les camps de déportation pour une institution libératrice ?

Ne serait-ce pas, tout au contraire, des membres du Parti, des révolutionnaires, des marxistes certifiés et patentés qui auraient réalisé cet incroyable renversement ? Et maintenant, quelle institution, quelle coutume sociale, quel principe révolutionnaire aurait pu éviter aux trotskystes (ou réputés tels), à des milliers de révolutionnaires ou de simples citoyens, les camps, la mort avec ou sans jugement ? Quel principe sinon celui de libre discussion, quelle règle sociale sinon cette liberté de la presse « qui n'a pas tellement d'importance » ?

Trotsky consacre une page (271-272) à définir les sens du mot politique. Il est permis de s'arrêter aux acceptions possibles du mot liberté. Certes, la liberté est une virtualité ; en ce sens elle est comme l'espace, on ne l'explorera jamais totalement. Mais, si les hasards de la langue voulaient que les familles logées dans une seule pièce aient à dire « nous voudrions l'espace » au lieu de « plus d'espace », serait-on fondé à leur répondre que l'espace étant infini elles demandent l'impossible ? Ainsi de la liberté. Cependant si la liberté a été mise à toutes les sauces, on peut aussi dire plus de liberté.

La critique des libertés bourgoises est classique. Mais le ressassement de cette critique par les marxistes, sous-marxistes et pseudo-marxistes a fini par provoquer un curieux transfert : ce qui est sorti discrédité du moulin critique ce ne sont point les entraves trop réelles que la société capitaliste oppose aux droits et libertés théoriques, ni les emplois abusifs du mot liberté (la loi Le Chapelier destinée à sauvegarder « la liberté » des ouvriers, les paras défendant çà et là « la liberté ») mais - si illogique que ce soit - les notions même de droit et de liberté dont Marx et à sa suite Mathiez montraient que la bourgeoisie les escamote. De sorte qu'à la fin, pour beaucoup de révolutionnaires ou prétendus tels, ce n'est plus la caricature dite démocratique de la liberté qui est risible, mais bien la liberté, ressentie et méprisée comme catégorie bourgeoise.

Trotsky, étudiant la signification du livre Les Conquérants, fait justice de cette interprétation stupide. A Garine-Malraux, qui traite les mots d'ordre de la révolution chinoise de « bavardage démocratique », il répond : « Cela a un timbre radical, mais c'est un faux radicalisme. Les mots d'ordre de la démocratie sont un bavardage exécrable dans la bouche de

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Poincaré, Herriot, Léon Blum, escamoteurs de la France et geoliers de l'Indochine, de l'Algérie et du Maroc. Mais lorsque les Chinois s'insurgent au nom des « droits du peuple », cela ressemble aussi peu à du bavardage que les mots d'ordre de la Révolution française du XVIIIe siècle. (...) « Les droits de l'homme et du citoyen », cela signifiait à Hong-Kong le droit pour les Chinois de ne pas être fustigés par le fouet britannique. (...) appeler bavardage les mots d'ordre de l'insurrection des opprimés, c'est aider involontairement les impérialistes. » (309).

Avec Trotsky ou contre lui, je soutiens que la liberté d'expression, dont celle de la presse n'est qu'un aspect, n'est pas du bavardage, mais l'un des droits du peuple les plus précieux ; s'en gausser est « aider involontairement » fascistes et staliniens. On le sait : les « libertés démocratiques », même dans la mesure où elle ne sont pas une duperie, restent cruellement insuffisantes, voire inaccessibles pour beaucoup d'hommes ; qu'est-ce à dire, sinon qu'elles doivent être étendues, complétées, rendues plus conformes à leur définition théorique et non supprimées ? Tant que l'Etat subsistera, même et surtout s'il s'agit d'un Etat ouvrier (donc, comme nous l'enseigne le matérialisme historique, plus omnipotent que l'Etat bourgeois puisque directement responsable de l'économie) les travailleurs, pour lutter contre la stupidité ancienne et nouvelle, les vices et l'erreur, auront le plus impérieux besoin d'exercer, à tous les niveaux, de l'entreprise à la nation, une critique permanente, donc de disposer de la plus entière liberté d'expression. En 1946, Péret (Le « manifeste » des exégètes, 13) envisageant l'hypothèse où un soulèvement des peuples d'Europe centrale serait dirigé par quelque agent du capitalisme pensait que l'intervention d'un tel aventurier pourrait avoir des côtés positifs : « En effet, pour se faire entendre des masses, il devrait apporter dans ses bagages les libertés démocratiques essentielles, c'est-à-dire donner aux masses, au moins momentanément, un minimum d'action autonome. »

Si je recherche les fondements de toute liberté ou plus spécialement de la liberté d'expression, je n'en trouve que deux : la force, ou un principe d'universalité qu'énoncent, sans pour autant le promouvoir dans les faits, les successives « Déclarations des Droits ». De tout temps, en tout lieu, les détenteurs du pouvoir et leur suite ont la possibilité de dire ce qu'ils pensent. Un renversement du pouvoir établi permet à une autre classe, ou simplement à un autre groupe, de s'exprimer librement. A partir du moment où on imagine, où on établit, si approximativement que ce soit, une société policée dans laquelle les rapports de force ne sont pas, à chaque instant, les seuls admis, on est bien obligé de définir la liberté, d'accorder plus ou moins de liberté à ceux qui ne détiennent pas le pouvoir.

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On découvre alors que la liberté ne peut être définie et garantie que pour les minorités, que pour ceux qui, officiellement ou par décision tacite de l'inertie générale, sont dans l'erreur, professent des idées choquantes, monstrueuses, subversives. Car, encore une fois, la liberté de dire ce qui, de gré ou de force est admis, d'approuver ce que fait le pouvoir, cette liberté-là va de soi, n'a été ni ne sera contestée à personne sous aucun régime.

La liberté aurait-elle donc été inventée pour les mauvais citoyens ? Bien entendu ; eux seuls en ont besoin, eux seuls posent le problème de la liberté ; si, dans chaque société, tous se conduisaient et pensaient de manière identique, tous seraient libres, ou personne ne le serait, peu importe, mais il est évident que la liberté ne soulèverait aucun débat.

L'esprit peut aussi concevoir une société où la liberté ne fera pas difficulté et où cependant les hommes seront incontestablement libres : celle d'un lointain avenir, au-delà du socialisme, celle que Fourier nomme Harmonie et Trotsky Commune (165), que le second décrit avec un lyrisme tout fouriériste (212-217). Mais avant, que de générations. Force est donc de penser aux sociétés intermédiaires ; la personnalité de quelques-uns n'attendra pas ces temps lointains pour exercer « sa propriété fondamentale inestimable, celle de ne jamais se satisfaire du résultat obtenu. » (199). Autrement dit, des minorités se manifesteront car « Aucune idée progressiste n'a émergé d'une « base de masse », sinon elle ne serait pas progressiste. Ce n'est qu'en fin de compte qu'une idée rencontre les masses, à condition, bien sûr, qu'elle réponde elle-même aux exigences du développement social. » (361).

Soit, diront ceux qu'éblouit le couperet de Saint-Just, liberté d'expression aux minorités progressistes ; mais aux ennemis de la liberté ? A eux aussi, bien entendu. Qui ne comprend qu'à partir du moment où le pouvoir est décidé à faire taire quelqu'un il ne manquera pas de dire, ou même de penser vraiment, que tout opposant fait le jeu des ennemis de la liberté ; pente inévitable : n'ai-je pas repris ci-dessus à mon compte l'expression de Trotsky « aider involontairement » ? De sorte que chacun, un triste matin, risque de se réveiller « trotskyste », tenant d'un passé révolu, ennemi de la liberté. Complétons donc la proposition paradoxale :

La liberté n'est faite que pour le mauvais citoyen ; seule la liberté accordée au mauvais citoyen garantit celle du bon.

On peut penser que viendra un moment où les problèmes débattus cessant d'être « empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste » (198), l'évolution se fera sans violence. Trotsky, cependant, malgré son vigoureux optimisme, conserve un doute : « ... enfin la société socialiste, avec le passage, qui se fera, espérons-le, sans douleur, à une Commune où toute forme

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MINUIT SURRÉALISTE AU CINÉMA LE RANELAGH

24 décembre 1964

Autour de la table, dans le sens des aiguilles d'une montre et d'en bas à gauche : Marijo Silbermann, J.-C. Silbermann, A. Joubert, A. Dax, Huguette Schuster, Toyen, R. Benayoun, Marianne Ivsic, Elisabeth Terrossian, J. Terrossian, G. Sebbag, Simone Dax, X.X., Elisa Breton, C. Dumont, X.X., Mimi Parent, José Pierre, Annie Dax, Henri Ginet, Nicole Espagnol, J. Schuster, Nicole Pierre, Jean Benoit.

(Photo R. Ivsic.)

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Henri Ginet

Leurs Majestés en quête de sublimation 1964.

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G. Der Kevorkian

L'Etreinte effroyable 1963.

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de pouvoir aura disparu. » (165). Rien, j'en suis persuadé, ne se fera « sans douleur » tant qu'une totale liberté de discussion n'aura pas été instaurée.

Trotsky estime « que le front de l'art est moins protégé que celui de la politique », proposition qui signifie que le Parti éprouve plus de difficultés qu'ailleurs à définir, dans le domaine de l'art, ce qui peut être permis, ce qui doit être interdit (l'histoire, hélas, a montré que l'un et l'autre front étaient bien mal protégés). Il ajoute : « N'en va-t-il pas de de même pour la science ? Que pensent de la théorie de la relativité les tenants d'une science purement prolétarienne ? Cette théorie est-elle compatible avec le matérialisme historique ? » (189).

On s'étonne de voir un esprit aussi libre s'exprimer en termes théologiques. « Est-elle compatible » ? Comme si la question était là. Le problème est d'abord scientifique : cette théorie explique-t-elle mieux que les autres tous les faits connus ? est-elle infirmée ou confirmée par des expériences ou observations décisives ? C'est d'abord aux savants de répondre ; ensuite, mais ensuite seulement, les philosophes, matérialistes ou pas, auront à se demander quelle place peut occuper dans leurs synthèses la théorie en cause, mais il faudra bien qu'ils lui en trouvent une.

Le projet de la science, que Péret identifie à celui de la poésie, existe, c'est pour l'homme « une connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l'univers. » (B.P.). Aucune révolution, technique ou sociale, ne l'invalidera. Une société peut favoriser ou entraver le développement de la science, privilégier telle science ou telle technique, introduire frauduleusement dans la science des notions qui lui sont étrangères (anthropologie hitlérienne, génétique stalinienne), c'est tout. La connaissance ira s'élargissant, deviendra accessible à un plus grand nombre d'hommes, ses applications, un jour, profiteront à tous ; elle ne changera pas de nature. Il n'y a pas de science bourgeoise, seulement des applications bourgeoises, nationalistes, militaristes, etc, de la science ; il n'existera pas davantage de science prolétarienne ou socialiste.

Sans forcer l'analogie entre art et science, ne doit-on pas admettre avec Trotsky que l'art, dont la composante universelle est la poésie, tout en restant inextricablement lié à la vie sociale, est par essence hétérogène à celle-ci, au même titre que la science : « La poésie bourgeoise, bien entendu, n'existe pas, parce que la poésie, art libre, n'est pas au service d'une classe. » (58).

Ce ne sont donc pas des circonstances contingentes qui veulent que la science et l'art ne relèvent pas de consignes extérieures, que « le Parti » doive renoncer à les diriger. Il lui reste - rôle immense - à leur offrir les moyens matériels, le

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climat intellectuel et moral qui leur permettront de progresser ou de s'épanouir.

La révolution - projet puis action - recherche, pour une société entière, l'organisation la plus juste, la plus harmonieuse. Seul l'esprit d'invention, ici comme ailleurs, peut découvrir les solutions neuves toujours nécessaires ; de sorte que si, à chaque moment, l'action impose une discipline, la pensée, l'esprit critique n'en peuvent accepter, sous peine de faillir à leur rôle. L'histoire des sciences abonde en exemples montrant que les objections, attaques, dénégations, même de mauvaise foi, même venues des sectateurs d'une vérité ancienne devenue erreur, ont conduit les novateurs à d'autres recherches, d'autres expériences et ainsi, en dernière analyse, contribué au triomphe de la vérité nouvelle. Rien n'autorise à croire que cette dialectique soit moins efficace, moins nécessaire dans le domaine politique.

Les progrès de la science, le développement de l'art, la continuité de la révolution exigent, chacun en son domaine, la liberté de l'esprit créateur, source de toute liberté.

J. M.

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<Fig>

Toyen, 1965.

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CLAUDE FERAUD

SURREALISME ET MARXISME

Est-il possible de voir dans le surréalisme et le marxisme deux démarches révolutionnaires opposées ?

Si l'on en juge par l'attitude du Parti qui, abusivement, se prétend communiste et marxiste, à l'égard du surréalisme leur opposition ne fait aucun doute.

D'une manière beaucoup plus sérieuse, certains penseurs comme M. Ferdinand Alquié, dans son ouvrage « Philosophie du Surréalisme » n'hésite pas à affirmer que, considérés dans leur essence même ces deux mouvements sont fondamentalement opposés.

La question mérite qu'on s'y arrête.

Selon M. Alquié une opposition théorique insurmontable devait avant même que ne s'esquisse un rapprochement entre surréalistes et communistes, introduire des germes de division dans cette alliance même. C'est que le marxisme a pour fondements un « matérialisme historique », alors que le surréalisme se fonde sur un « idéalisme métaphysique ».

« Le surréalisme, déclare M. Alquié, croit à la liberté de l'esprit » et « on retrouve..., comme condition première et nécessaire de l'émancipation de l'esprit, la négation surréaliste de toute réalité pouvant, du dehors et sans qu'il en ait conscience, contraindre l'esprit : comme il a refusé la transcendance de Dieu, Breton refuse celle de la Matière, de l'histoire, de la société, de tout « en soi » posé comme radicalement antérieur à la conscience et la rendant esclave... » Il ne peut admettre... « ce primat de la matière qu'affirment dogmatiquement les marxistes, ni l'explication intégrale de l'individu et de ses pensées par l'histoire et la société » (1).

(1) F. ALQUIE : Phil. du surréalisme, p. 83.

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Le conflit est inévitable. « Selon le matérialisme historique, en effet, seule la transformation matérielle de la société pourra produire des formes de pensée qu'il est pour l'instant impossible d'anticiper ou de décrire. La Révolution devient donc la seule tâche de l'Homme. Il est clair que Breton n'accepte jamais ce point de vue : la Révolution est seulement pour lui l'une des tâches de l'homme et cette tâche même ne prend son sens qu'à la lumière de sa fin ». D'autre part, cette fin elle-même « si elle ne peut être pour nous, l'objet d'une compréhension vraiment positive, peut être déjà découverte et conçue à partir de l'exigence du désir humain et de l'expérience de notre liberté » (2).

(2) F. ALQUIE, op. cit., p. 85-86.

En somme, ce qui sépare surréalistes et marxistes c'est le fait d'accepter ou de rejeter la « transcendance de l'esprit ». Ou l'on affirme cette transcendance qui se manifeste dans la liberté, ou on la rejette et il ne reste plus qu'à affirmer la toute puissance du « fait », de « ce qui est » et à s'incliner devant elle.

Tel est le fond théorique de l'opposition du marxisme et du surréalisme en fonction duquel se trouve destituée par avance toute collaboration du groupe surréaliste avec les communistes.

Disons immédiatement que cette thèse nous paraît à la fois acceptable et inacceptable. Acceptable, parce que selon nous, le « marxisme » dont parle M. Alquié est effectivement celui qui anime la pensée et l'action du Parti Communiste Français. Inacceptable parce que ce marxisme n'est nullement celui de Marx. Sans doute serait-il possible d'en montrer les germes dans la pensée de Lénine, ou même d'Engels et peut-être dans certains passages de la « Préface à la critique de l'Economie Politique », de Marx, arbitrairement isolés du sens global de sa pensée ; ce serait selon nous fausser la signification générale de l'entreprise marxiste que de la réduire au médiocre matérialisme ontologique et mécaniste, tel qu'il s'étale par exemple dans le mauvais ouvrage de Lénine : « Matérialisme et Empirio - Criticisme ».

Certes nous entendons bien, que, de l'aveu de Breton, la connaissance que les surréalistes pouvaient avoir du marxisme était assez précaire, néanmoins il apparaît que rien dans cette connaissance ne les incitait à admettre une contradiction irréductible. Ils voient dans l'activité politique et dans l'activité surréaliste, deux types d'activité (3) qui se complètent plus qu'elles ne s'excluent : « Notre ambition, écrit Breton, est d'unir, au moyen d'un noeud indestructible, d'un noeud dont

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nous aurions passionnément cherché le secret pour qu'il soit vraiment indestructible, cette activité de transformation à cette activité d'interprétation », donc l'activité politique du marxisme liée à l'activité psychologique du surréalisme. Et Breton souligne l'importance de cette union en disant : « Toute erreur dans l'interprétation de l'homme entraîne une erreur dans l'interprétation de l'univers : elle est par suite un obstacle à sa transformation » (4).

(3) De même M. ALQUIE signale que le marxisme et le surréalisme constituent deux voies opposées de satisfaction du désir. cf. Philos., p. 80.

(4) A. BRETON : Positions politiques, p. 43-44.

Si l'on consent à se référer à l'ambition authentique du marxisme, il ne nous semble pas que le voeu de Breton ait été un voeu utopique.

Reprenons en effet la thèse de M. Alquié.

Il est sans doute tout à fait vrai que le marxisme se fonde sur le « matérialisme historique ». Mais faut-il voir ici une transcendance quelconque « de la Matière, de l'histoire ou de la société ». Si tel était le cas, alors il faudrait reconnaître que la pensée marxiste est viciée dans son essence même par une contradiction insoluble. L'idée de transcendance absolue nous introduit directement dans le domaine d'une ontologie matérialiste. Comment expliquer alors que Marx d'une part affirme la réalité ontologique de la matière, de l'histoire ou de la société posées comme réalités « ens a se » et que d'autre part il répudie comme fausse toute affirmation métaphysique ? Comment expliquer qu'il prétende dépasser toute affirmation métaphysique pour instaurer l'union dialectique de la matière et de la pensée ? (5). Comment se fait-il qu'il dénonce « l'étroitesse » de l'ancien matérialisme et de l'ancien idéalisme ?

(5) Cf. K. MARX. Thèses sur Feuerbach., - in RUBEL : « Pages choisies ».

Mais selon nous, ce que Marx nomme « matérialisme historique », c'est la pure et simple constatation de ce fait évident : tout homme naît dans un milieu donné et préexistant géographique, historique, social, économique. Et un tel homme ne saurait être posé comme une entité indépendante, mais comme un être pensant et agissant dans le milieu où il vit, auquel il est lié et dont il dépend. Tout homme par conséquent, pense et agit dans des « conditions » sociales et historiques qu'il trouve toutes faites et dont il faut tenir compte.

Comme on le voit, le matérialisme ici, consiste à affirmer l'existence de « réalités » sociales et historiques pré-existantes à l'homme. Il s'agit d'un matérialisme vraiment « historique », mais dépouillé de toute signification « ontologique ».

Dans une telle vision, peut-on admettre un « en soi », antérieur à la conscience et la rendant esclave » ?

Les termes même de « la rendant esclave » sont significatifs. Ils supposent un déterminisme mécanique et rigoureux,

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selon lequel l'homme n'est plus qu'un jouet de « l'en soi ». Examinons ce point de vue. Nous devons noter tout d'abord qu'il repose, appliqué au marxisme, sur une interprétation discutable. Il suppose la détermination aveugle de l'individu comme tel par son conditionnement social alors que le marxisme ne s'est jamais intéressé qu'aux groupes sociaux et non aux individus. Marx n'aborde jamais que des problèmes « sociaux » et non des problèmes individuels et quand il parle de « l'homme », c'est l'homme en tant qu'être « social » qui l'intéresse et non l'homme comme individualité, séparé du groupe auquel il appartient.

« Des individus produisant en société - donc la production socialement déterminée des individus - voilà notre point de départ. Le pêcheur, le chasseur pris isolément et individuellement appartiennent aux inventions dépourvues de fantaisie du XIXe siècle » (6).

(6) K. MARX in RUBEL : « Pages choisies », p. 62.

On ne saurait donc, nous semble-t-il passer de la perspective sociologique qui est celle de Marx à la perspective psychologique qui est celle du surréalisme et appliquer valablement les conclusions de l'une à l'autre.

Ceci dit, existe-t-il réellement chez Marx une négation fondamentale de la « liberté de l'esprit » ? On pourrait tout au plus, en vertu de la remarque précédente, poser la question sous la forme suivante : « l'homme sur le plan social est-il privé de la liberté de l'esprit ? » Sur ce point la réponse de Marx nous paraît être à la fois positive et négative, car la réponse dépend ici de la célèbre théorie de l'aliénation sociale.

Il nous est impossible dans le cadre de cet exposé, d'analyser en détails la notion d'aliénation chez Marx, force nous est de nous en tenir à quelques lignes essentielles. La méditation marxiste se présente, non comme une méditation sur l'Etre ou son essence, mais comme une méditation sur le travail et sa nature. Or le caractère du travail dans nos sociétés est d'être un travail aliéné, ce qui a pour conséquence d'entraîner l'aliénation de l'homme même. Mais qu'est-ce que l'aliénation, c'est objectivement le fait que les produits du travail sont arrachés aux travailleurs, ce qui a pour conséquences d'abord de dénaturer le travail, d'en faire un type d'activité qui devient étranger au travailleur et lui apparaît comme une tâche oppressive, ensuite de fausser toutes les relations sociales entre les hommes et enfin de fausser la conscience sociale fondée sur ces relations. Le résultat c'est qu'en ce monde tout est mensonge. L'homme vit avec une conscience mensongère et par suite déchirée. Le postulat fondamental de la sociologie marxiste, environ 50 ans avant Durkheim, est de poser la

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société comme une « inconscience collective », alors que Durkheim au contraire la définira comme « conscience collective ». Car le résultat le plus clair de l'aliénation, née de la division du travail social et de la décomposition du corps social en classes distinctes et opposées est précisément d'entraîner une inconscience collective. A aucun moment le groupe social comme tel n'a une authentique conscience de soi, ne vit réellement dans les consciences individuelles qui ne peuvent se poser qu'en s'opposant aux autres.

La vie sociale dans une société aliénée c'est la négation d'autrui, qui n'est pas reconnu comme « un » semblable et par voie de conséquence la négation de « soi ». C'est en ce sens que Marx parle de deshumanisation d'abord du travail, ensuite de l'homme. « Tant que l'homme ne sera pas reconnu comme humain et par conséquent n'aura pas organisé le monde humainement, sa nature sociale ne se manifestera que sous la forme de l'aliénation, son sujet, l'homme, étant un être étranger à lui-même. (7).

(7) K. MARX. Cahiers d'extraits, 1844.

Or, l'une des plus importantes conséquences de l'aliénation c'est qu'en effet dans l'histoire, dans son histoire, l'homme aliéné se conduit comme une « chose », et non comme un « sujet ». C'est la rançon de l'inconscience sociale. Alors l'homme semble effectivement rigoureusement déterminé par une histoire et une société qui se découvrent comme des « en soi » (8) et en ce sens, on peut dire qu'effectivement règne sur le monde vu par Marx un déterminisme rigoureux où se trouve niée non seulement la liberté de l'esprit, mais aussi toute autre forme de liberté.

(8) Il serait aisé de démontrer « le peu de réalité » de cet « en soi ».

Mais ce serait, croyons-nous, un étrange contre-sens que de s'arrêter à cette constatation, sans tenir compte de l'ensemble de la théorie dans laquelle elle se situe.

Or, la théorie nous semble fort claire. Si dans l'évolution historique est apparu ce mensonge qu'est l'aliénation, toutes ses conséquences sont elles-mêmes mensonge.

Cela signifie que dans une société rendue à son authenticité, le déterminisme aveugle laisse la place à la liberté et spécialement à la liberté de l'esprit, sur le plan social. Et cette liberté est la conséquence de l'accession de l'homme à un nouveau type de conscience : la conscience sociale, le « sens » de la communauté. Par la révolution l'homme se donne les moyens d'organiser la société humainement, donc de passer du rang d'objet de l'histoire au rang de sujet. Non seulement nous ne pensons pas que Marx nie la transcendance de l'esprit, mais nous croyons justement qu'il invite l'homme à retrouver cette transcendance

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momentanément éclipsée par l'évolution historique et l'aliénation qui en est résultée. Mais l'aliénation n'est pas liée à l'essence de l'homme ou de la société, elle est un accident objectif que l'esprit et la volonté peuvent vaincre - parce qu'en toute société il faut distinguer entre une masse exploitée mais en qui s'éveille une vocation à la désaliénation en raison même de l'exploitation et un certain nombre d'exploiteurs, qui au contraire tendent à maintenir l'exploitation et l'aliénation qui est leur raison d'être.

La transcendance de l'esprit, le goût de la liberté c'est la l'essence même de l'homme, bien que niée par l'histoire. Lorsque Marx écrit : « La liberté est l'essence de l'homme, à un point tel que même ses adversaires la réalisent, bien qu'ils en combattent la réalité ; ils veulent s'approprier comme la parure la plus précieuse, ce qu'ils ont rejeté comme parure de la nature humaine. Nul ne combat la liberté, il combat tout au plus la liberté des autres » (9), il est difficile de voir là une conception déterministe. Et de même lorsqu'il affirme : « Ceux qu'on appelle les organisateurs du travail, loin de vouloir organiser l'activité entière de chaque individu, distinguent précisément entre le travail productif, qu'il faut organiser et le travail qui n'est pas directement productif. En ce qui concerne ce dernier, ils ne pensent pas... que chacun doive pouvoir remplacer Raphaël, mais que celui qui porte en soi un Raphaël doit pouvoir se développer librement » (10).

(9) K. MARX. Morceaux choisis, p. 14.

(10) K. MARX. Idéologie allemande p. 372, in « Pages choisies », op. cit.

Bien plus, s'il existe un travail productif de richesses matérielles, qu'il faut organiser, cette organisation doit tendre en fonction même du progrès technique, à l'allègement de ce travail, et en vertu du « communisme » à se relever comme une émanation de la libre « spontanéité » sociale.

De même l'affirmation de la transcendance de l'esprit est, nous semble-t-il indéniable chez Marx. Comment par exemple interpréter l'idée suivante : « L'animal se confond entièrement et directement avec son activité vitale. Il « est » cette activité. L'homme fait de son activité vitale un objet de sa volonté et de sa conscience. Il « a » une activité vitale consciente » (11). Ou encore : « Notre point de départ, c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue, dès l'abord, le plus

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mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas seulement qu'il opère un changement de force dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience » (12).

(11) K. MARX. Idéologie allemande p. 87, in « Pages choisies », op. cit.

(12) K. MARX. Le capital p. 195, in « Pages choisies », op. cit.

Bien entendu la transcendance de l'esprit n'a nullement ici une signification métaphysique, elle est l'affirmation d'un fait, tel qu'il s'impose à l'observation lorsque on analyse le travail en tant que relation dialectique de l'homme et de la nature.

Sur l'opposition fondamentale que M. Alquié découvre entre le marxisme et le surréalisme se greffent selon lui des oppositions qui en sont la conséquence directe.

Par exemple Breton affirme « l'autonomie de l'art, son indépendance par rapport à l'histoire ». Il y a, dit-il, des thèmes exaltants qui, en eux-mêmes constituent un au-delà de l'histoire : « les grands thèmes qui se sont proposés au poète, à l'artiste... : la fuite des saisons, la nature, la femme, l'amour, le rêve, la vie et la mort ». Ce qui signifie que l'art ne saurait consister dans la mise en forme de thèmes proposés et imposés par les politiques.

A vrai dire, sur ce point encore, on trouverait difficilement dans Marx, quelque assertion qui contredise la vérité fondamentale soutenue par Breton. Bien plus, lorsque Breton s'est trouvé en présence de marxistes sérieux, tel Trotsky, il ne semble pas que quelque dissentiment se soit manifesté entre eux sur le problème de l'autonomie de l'art, ainsi qu'en témoigne le manifeste écrit par Breton et Trotsky, bien que non signé par ce dernier (13). C'est qu'il n'est nul besoin d'être marxiste pour comprendre toute l'absurdité des directives politiques dans le domaine de l'art.

(13) Cf. A. BRETON, Diégo RIVERA : Pour un Art révolutionnaire indépendant in « La Clé des Champs », p. 36.

Il ne nous paraît donc pas que l'on puisse réellement opposer le surréalisme au marxisme au point d'y voir deux démarches exclusives l'une de l'autre et même M. Alquié en dépit de l'analyse par laquelle il les oppose écrit cependant : « De quelque façon que l'on conçoive le rapport du développement social et de la libération de l'individu, il semble pourtant que tout révolutionnaire devrait s'efforcer de faire, au moins en sa propre conscience, la synthèse de son désir de libération sociale et de son souci de libération spirituelle. Les raisons qui l'amènent à s'insurger politiquement contre l'exploitation de l'homme par l'homme peuvent-elles être séparées de l'indignation que fait naître en lui le spectacle de l'état lamentable où il voit réduits

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certains hommes, ses semblables ? ... Dès lors, comment le révolutionnaire conscient pourrait-il faire deux parts en son désir de voir l'homme élevé à une dignité plus haute et, refusant qu'on affame les hommes, d'accepter qu'on les trompe ou qu'on leur fasse admirer des sottises ? (14).

(14) ALQUIE : Philosophie, op. cit., p. 94.

On ne saurait mieux dire. Et si l'on veut vraiment aller au fond de la pensée marxiste, on peut constater que l'aliénation dont elle parle ne s'incarne nullement dans la misère matérielle, le dénuement, qui n'en sont que les signes mineurs, matériels et apparents, l'aliénation c'est très précisément et d'abord une mutilation de l'esprit et de la conscience, si bien que même dans l'hypothèse où le capitalisme remédierait à la misère matérielle par le développement des techniques non seulement l'aliénation ne disparaîtrait pas mais on peut dire qu'elle en serait redoublée parce que moins visible.

Si donc telle est la signification dernière du marxisme, il nous semble que les ambitions surréalistes et marxistes non seulement ne s'opposent pas, mais se complètent dans l'affirmation d'une totalité humaine et de son irréductible valeur.

C. F.

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ALAIN JOUBERT

Le sens de la fête

C'est l'été. Trois heures du matin. Elle est allongée, nue, seule, sur le lit défait. Les draps ont perdu toute fraîcheur et lui collent à la peau. Elle n'a pas encore trouvé le sommeil et pense qu'il est maintenant trop tard. Son corps, qu'elle distingue dans la demi-obscurité de la pièce, la gêne : sur le ventre, les bras repliés sous l'oreiller ; sur le dos, en diagonale du lit ; assise, les genoux sous le menton. Rien n'y fait, la chaleur est partout, qui vrombit. Puisque son corps impose à ce point sa présence, elle doit en tenir compte. Elle se lève, saisit une légère robe de chambre, hésite, la rejette. Elle éprouve le besoin de sortir. Il faut qu'elle sorte, comme elle est.

La main sur la poignée de la porte, la tête dans l'encadrement, le regard qui filtre les ombres du couloir. Elle se glisse, craintive, jusqu'à l'escalier. A cette heure, elle risque peu de rencontres. Elle n'y tient d'ailleurs pas, elle ne désire pas être vue. Au contraire. Ce qu'elle souhaite : aller le plus longtemps possible dans les rues alentour, le corps libre de toute entrave. Eprouver le poids de la ville, sans armure de nylon et de soie. Courir, cheveux dénoués, en dehors des passages cloutés. Se cacher, quand elle apercevra quelqu'un, pour profiter davantage de la fête qu'elle se donne. Elle sait, bien sûr, que derrière les fenêtres des visages apparaîtront parfois. Mais elle ne les verra pas, donc n'aura pas la sensation d'être vue. Elle ne se verra pas « vue ». C'est ce qu'elle cherche. La nudité de son corps est un défi à la ville, en même temps qu'un hommage. Le béton, l'acier, la brique, le nickel, le bronze, la pierre de taille, asservis, deviendront sa parure. En échange, la raideur de ses seins, caressés par l'air chaud de juillet, la forêt tropicale qui

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commence en lisière de ses cuisses, le creux des reins et la dureté des fesses sur un corps qui s'ébroue, donneront à la ville désertée la dimension qu'elle lui pressent souvent sans jamais la trouver vraiment.

Elle vient de descendre les quatre étages. Au bout, la portecochère. Elle a pris garde de ne faire fonctionner la minuterie. Le dallage de l'entrée contraste après le tapis de l'escalier. Elle frissonne. En appuyant sur le bouton qui commande la porte massive, elle sait qu'elle va réaliser, pour elle seule, une opération essentielle.

La nuit est encore très noire. Personne ne circule, à pareille heure, dans le quartier où elle habite. Il n'y a ni cabaret, ni bar, ni restaurant pour noctambules dans le voisinage immédiat et les gens rentrent tôt qui travaillent, pour la plupart, dès le petit matin. De plus, les vacances ont déjà commencé. Elle franchit le seuil, se plante jambes écartées au milieu du trottoir, les mains sur les hanches, et respire goulument. Le rythme de son coeur s'accélère, ce qui lui paraît dans l'ordre. Elle secoue la tête, faisant rouler sa chevelure noire sur ses épaules, regarde un morceau de ciel étoilé entre deux immeubles et perçoit un léger vertige au fond d'elle-même. L'autre versant du boulevard l'attire. Elle traverse calmement, s'arrête un instant au milieu de la chaussée, ne constate aucun mouvement, continue à marcher. Sur l'autre rive, elle décide d'avancer jusqu'à la première rue à gauche. Par éclairs, elle se met à courir, prenant plaisir à voir sauter ses seins, à sentir les muscles de ses cuisses se durcir tour à tour. Elle va contourner l'angle. Un regard. Au loin, le bruit d'un vélo-moteur. Le voilà qui approche. Elle recule, se plaque contre la vitre d'une boulangerie, retient inutilement son souffle, par jeu, et attend. Le vélo-moteur passe en trombe, l'homme n'a rien vu. Cet épisode a soudain décuplé son plaisir. L'expérience prend son sens, le gain est sûr.

A nouveau, l'angle de la rue, qu'elle contourne cette fois. Elle est heureuse de s'ébattre ainsi, accessible mais secrète, sans défense apparente mais ne souhaitant nulle rencontre inopportune. Elle prend la mesure de la ville, et son corps est l'étalon d'un système sensible inconnu des autres.

Sur la gauche, une rue se présente. Elle s'y engage. Un peu plus loin, en face, un vigile pointe à la porte d'un magasin « Radio-Electricité ». Il lui tourne le dos. Elle ne s'en inquiète pas car elle aura dépassé sa hauteur lorsqu'il continuera sa ronde, en sens inverse. Elle prend le risque et marche à petits pas, sans chercher à se dissimuler. La nuit se fait plus légère et les brouillards de l'aube ne vont pas tarder. L'air devient plus vif aussi. Il faut faire quelque chose. Elle s'arrête devant un portail entrouvert, le pousse, voit qu'il donne sur une cour, entre. Quatre arbres dans la cour. Les branches basses de l'un permettent d'y grimper ; ce qu'elle fait. L'écorce irrite la peau

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de son ventre, de ses cuisses. A trois mètres du sol, elle observe les fenêtres du premier étage. Plusieurs sont ouvertes, peu sur des chambres. Déception. Elle ne distingue qu'un seul dormeur quand elle espérait en apercevoir une foule - ou, mieux, quelque insomniaque en proie à son malaise. Des pas sur le gravier de la cour. Un homme, la tête inclinée, se dirige vers l'escalier B, à droite de l'arbre où elle est nichée. Il ne la verra pas non plus. La situation gagne encore en intensité. Elle est heureuse, encore plus heureuse, et sent son corps s'épanouir.

La clarté s'affirme, il est temps de rentrer. Elle saute de l'arbre, coure jusqu'à la rue, s'y précipite allègrement sans précaution aucune, et accroche un passant. L'homme, trente ans environ, reste bouche bée, les membres inertes. Elle le regarde, éclate de rire, et reprend sa course vers la rue à gauche qui la ramènera face à l'immeuble où elle loge. Ainsi, elle a quand même été vue. Par hasard, sans chercher à se montrer.

Elle doit aller vite à présent. L'effort la grise. L'homme n'a toujours pas bougé, constate-t-elle en se retournant. Il observe cette silhouette qui s'enfuit devant lui, à perdre haleine. Peut-être comprend-il, aussi, l'importance de cet instant. L'opération aura-t-elle fait deux initiés ? Elle se pose la question en pénètrant, essouflée, sous le porche. Elle le souhaite.

L'escalier. Vite, les quatre étages. La porte entrebaillée qu'elle franchit, ferme, et contre laquelle elle s'adosse un moment. La respiration qui s'apaise, retrouve sa régularité et laisse un goût de sucre dans la bouche. Les muqueuses qui brûlent. Elle s'allonge sur les draps frais, maintenant trop frais car le matin est là, passe sa main sur son front, ses joues, son cou, ses seins, son ventre, son sexe, ses cuisses, dans un même mouvement. Elle soupire longuement, puis s'endort, à la fois exaltée et sereine.

A. J.

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ANNIE LEBRUN

LES PREMIERS ROMANS NOIRS OU L'EBAUCHE D'UNE SCIENCE REVOLUTIONNAIRE

« Français, encore un effort.... »

SADE.

A voir la soudaineté et la violence du succès que connaît le genre noir au cours des dix dernières années du dix-huitième siècle, on serait tenté de croire que les récents événements révolutionnaires, qui viennent d'ébranler la France, sont seuls à l'origine de cette brusque entrée de la terreur dans le monde imaginaire. Mais le genre noir et ses cheminements sont si insinuants qu'il n'est pas possible de prélever les fibres qui lui sont propres et de déterminer, une fois pour toutes, à un moment donné, le rôle immense qu'il a joué et qu'il joue dans l'histoire de la pensée. En fait, l'éclosion significative des livres érotiques des années 1740-1750 en ce qu'elle est une des premières brèches, merveilleusement provocatrice, dans la puissance spirituelle de l'Eglise, la renaissance gothique, les méditations sépulcrales qui gagnent les littératures européennes depuis 1760-70, sont autant de veines qui conduisent au roman noir et participent à ce qu'il sera à la fin du siècle. Et s'il n'est par indifférent que le genre noir ait comme attendu d'être porté par la force déflagratoire de la Terreur, d'être dominé par la silhouette de SADE, inséparable de tout ce que ce temps peut contenir de subversion, cette objectivation soudaine des rêves et des désirs d'une époque suppose que des mouvements d'ombre passent et repassent, depuis longtemps déjà, derrière la façade du château.

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Ainsi, des courants, des événements, des individualités, parfaitement indépendants à première vue, se retrouvent, à la fin de ce siècle, au bord d'un creuset encore incertain, d'où ne jailliront pas les règles d'un genre en tant que tel, mais plus exactement au fond duquel sont en train de se constituer les formes sans doute les plus inquiètes que l'on puisse prêter à une investigation humaine. Certains individus, parmi lesquels se détache la figure de SADE, n'hésitent pas, en effet, à nourrir de leur propre existence ce vertige qui couronne le dix-huitième siècle ; et à leur voisinage, la masse confusément troublée attend de la littérature une imagerie terrifiante qui justifierait et amplifierait à la fois, pour le temps en apparence déterminé de la fiction, un malaise véritable.

Moins événement littéraire qu'attitude collective, le genre noir serait alors une image immédiate et par là vivement impressionnée, de ce profond désir de bouleversement, qui anime encore les esprits de ce moment, avec la crainte que peut susciter l'idée d'un tel changement.

A partir de 1795, à peu près, tous les romans, tous les théâtres prêtent leurs espaces aux histoires les plus noires, les plus sanglantes : les catégories littéraires s'estompent alors au profit de la Peur, qui déploie brusquement ses fastes ; au coeur de la littérature devenant populaire, une voie sombre est désormais tracée qui suivra les dernières ondes de la peur. La fiction, en effet, met en scène un jeu de forces terrifiantes, à peine désamorcées tant les troubles révolutionnaires sont encore proches, mais tisse, une fois le livre fermé, une impression vague et pesante, moins inattendue que la peur mais familière et pénétrante comme l'angoisse. L'irréalité voulue de la chose racontée, son éloignement dans le temps, dans l'espace, dépiègent en quelque sorte ce qui pourrait être objet de crainte instinctive et réelle ; mais ce sont autant de barrières qui tombent et les images de la violence avancent nombreuses et intenses dans les paysages non protégés de l'imagination ; enfin la multiplicité des variations dessine, à coups d'épingles insensibles, de larges plaques d'angoisse qui finissent par se rejoindre à la fin de ce siècle.

Ainsi, à lire ces livre où la terreur est le grand personnage, il semble qu'il y ait une signification à trouver sur les chemins de la peur, de la peur des autres curieusement mise en spectacle avec un luxe de cruautés encore jamais vu.

Quand ils ne sont pas les grands organisateurs de la saison des horreurs, les personnages du roman noir n'ont aucun intérêt individuel : ils ne sont que leur peur et n'existent que par elle ; éléments du décor, éléments plus sensibles que d'autres, sur lesquels réagira d'autant mieux une certaine énergie des plus violentes, soudain libérée. Cette répartition des forces est la même pour tous les livres noirs et de la fréquence obsessionnelle

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Le bel étain de cette assiette lui vaut de rapprocher deux signatures illustres et de faire pont entre elles. On peut supposer qu'Alfred Vallette, l'ayant dédiée à sa jeune femme (sous le nom de Rachilde en 1884 elle avait publié Monsieur Vénus et projetait La Marquise de Sade, à paraître en 1887), tint à obtenir de Verlaine qu'il l'enrichît de deux strophes de « Green » (extraits des Romances sans paroles, de 1874) gravées de sa main. L'extrême intérêt du document est que Jarry y intervienne pour coiffer ces vers d'un nouvel envoi à Rachilde (*), lequel, de par le portrait cavalier qui les flanque, ne peut guère se situer qu'autour de la Première d'Ubu, soit dix ans plus tard (entre César-Antéchrist, 1895 et Les Jours et les nuits, 1897). Observons que Jarry est de treize ans plus jeune que Rachilde, ce qui suffirait à assigner des limites à la compréhension que çà et là elle montre de lui.

(*) « Dans la soci-lliété borgeoise oh mon petit Monsieur Vénus, tu t'en iras toujours pieds nus. »

Nous devons communication de cette pièce à notre ami Edmond Bomsel, que nous remercions chaleureusement.

A.B.

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Konrad Klapheck : L'esprit de la révolte. 1964.

Coll. André Goeminne (Photo W. Klein.)

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avec laquelle reviennent de semblables représentations, de leur superposition inévitable, naît un miroir un peu trouble devant lequel l'homme de ce moment se voit, incessamment, devenir objet et devenu objet. Le labyrinthe conduit toujours au même miroir et, sans doute, est-ce là une des raisons qui entraîne le lecteur à rechercher, à dépayser et enfin à retrouver un malaise familier avec cette fascination où la curiosité se mêle à l'effroi, analogue à celle que l'homme éprouve, à chaque fois, devant son aspect objectal absolu : le cadavre. Cette image de l'homme objet, facilement orientable dans un sens comme dans l'autre, est peut-être le lieu géométrique de la pensée et des faits du dix-huitième siècle. Combien de philosophes ont rêvé, grâce à un jeu plus ou moins complexe de finalités, d'une anthropogenèse ! Mais cet espoir de réaliser une petite machine à bonheur est sous-tendu par l'impression, qui se précise de plus en plus, que presque depuis toujours, l'individu est objet ; réactif plus ou moins violent, il reste objet aux yeux de tous les pouvoirs, objet aux yeux de l'Eglise, objet devant la violence qu'il vient de connaître et objet enfin (c'est là une des grandes découvertes du dix-huitième siècle) devant l'autre qui peut le posséder jusque dans son plaisir.

Pourtant, le vent frénétique qui anime certains de ces livres est loin d'annoncer un constat désabusé, son intensité affirme au contraire toute la violence dont l'homme est capable, à la fois subie et voulue, avec le désir, cependant rarement réalisé, de la représenter à son point limite, déterminant ainsi un monde inobjectif, entre l'attitude du subir absolu et du vouloir absolu, peut-être le plus vrai et le plus révolutionnaire de tous les mondes imaginés du dix-huitième siècle.

Et c'est précisément au moment où l'édifice des pouvoirs est déjà fortement ébranlé et fissuré par l'idée de l'Unique et de sa puissance qui jaillit de toutes parts, que l'homme du dix-huitième se met à réinventer le monde avec ce qu'il redoute le plus, ce qui l'obsède et le fascine : surgit alors une multitude d'univers clos, organisés pour toutes les tortures possibles où les victimes sont le nombre, où le bourreau suprême est l'Unique, paré des pouvoirs de la présence invisible, de l'anonymat et de la toute puissance - ou bien la victime est unique, susceptible d'éprouver un effroi d'autant plus grand qu'elle est seule et que ses bourreaux sont alors multiples. Dans les deux cas, cette imprécision de l'agent suppose un déplacement de l'accent au profit de l'action pure, au détriment de celui qui la veut et qui l'accomplit et même de celui qui la subit ; ainsi se crée un langage de violence, où le verbe est dangereusement chargé, concentrant l'énergie qu'il avait habituellement pour rôle de conduire du sujet à l'objet. En fait, le fantôme qui va errer dans un certain nombre de livres sombres de la fin du siècle,

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est avant tout la représentation visuelle de cet effacement de la personne humaine au profit de l'énergie violente, qui seule importe alors.

Action désincarnée, le fantôme est aussi bien l'ombre d'un personnage qu'un objet animé par une force terrifiante dans sa liberté. Ne pouvant se soustraire à la fascination soudaine de l'aspect objectal, qu'il est à même de prendre ou de faire prendre aux autres, l'individu de ce moment a pris le parti, en fait hautement subversif, de jouer le jeu de la violence et de l'érotisme, dans une perspective expérimentale, et d'être à la fois victime et bourreau. Ce continuel affleurement de la violence dans la vie de l'imagination transforme finalement ce qui était auparavant instrument de peur en moyen de connaissance.

« A mesure que les esprits se corrompent, à mesure qu'une nation vieillit, en raison de ce que la Nature est plus étudiée, mieux analysée et que les préjugés sont mieux détruits, il faut les faire connaître davantage » dira SADE dans l'Idée sur les Romans. Et de ce point de vue, certains livres des années précédentes, dont le schéma rappelle curieusement celui des romans noirs, traitent autant de questions de méthodes pour l'établissement d'une science dévoyée, que de matière romanesque. « Les liaisons dangereuses » sont une de ces brillantes propositions, mais SADE reste le seul à avoir élaboré un monument théorique et expérimental à la mesure de l'étrange mouvement qui s'empare des esprits au cours de ces années.

La violence du succès connu par la traduction française du Moine de LEWIS, en 1797, témoigne que, même si la vie bouleversée commence à s'organiser à nouveau, et si l'on goûte ce début de tranquillité, on n'en garde pas moins une vive nostalgie des récents désordres et peut-être le regret de ne pas les avoir vécus assez intensément. Il n'est alors pas encore aisé de faire le partage entre ce qui a été vécu, ce que l'on a le désir de vivre et ce qu'il est possible de vivre, et l'on préfèrera inconditionnellement à toute autre fiction, le genre noir, dont la dynamique interne est précisément celle de l'excès, mais d'un excès bizarrement tronqué (SADE excepté) par la réapparition finale de la société et de ses tabous familiaux et parfois religieux, analogue en cela à la réapparition des pouvoirs de la réaction thermidorienne. Pourtant, les chemins par lesquels il faut passer sont bien longs et bien dangereux avant d'entrevoir les premiers rayons d'une justice immanente à tendances sociales ; et le risque de la destruction de ce qui est encore debout a été couru avec plaisir pendant les neuf-dixième du livre, le risque d'un excès de connaissance a été désiré et presque accepté. Ce menaçant attelage de la victime et du bourreau, inlassablement mis en scène, fait un curieux contre-poids à l'homme naturel dessiné par la ligne moyenne de la pensée du dix-huitième siècle :

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c'est que l'autre, l'autre qui peut devenir objet, ou faire de vous un objet, n'existe que trop ; c'est lui en réalité qui détient tous les pouvoirs contraignants, collectifs et individuels. Comment s'en libérer, si ce n'est par ce qui échappe à l'autre, par les grands jeux de la pensée et de l'imagination, seuls capables de détruire la réalité obsédante de l'objet. Les excès de la sensibilité ne suffisant plus, il était alors nécessaire de recourir aux excès de l'esprit, au point que l'insurrection a failli être permanente comme le réclamerait une totalité d'être : « ...quand l'homme a soupesé tous ses freins, lorsque d'un regard audacieux, son oeil mesure ses barrières, quand, à l'exemple de Titans, il ose jusqu'au ciel porter sa main hardie et qu'armé de ses passions comme ceux-ci l'étaient des laves du Vésuve, il ne craint plus de déclarer la guerre à ceux qui le faisaient frémir autrefois, quand ses écarts même ne lui paraissent plus que des erreurs légitimées par ses études, ne doit-on pas alors lui parler avec la même énergie qu'il emploie lui-même à se conduire ? .. » (SADE, Idée sur les Romans).

Mais le dénouement qui tombe avec la herse protectrice des valeurs sociales, le détournement des forces de la Révolution et la disparition des romans noirs pendant les quinze premières années du siècle suivant, seraient autant de fossés soigneusement creusés par les forces de la réaction autour de l'incendie, si le rejaillissement du genre sombre au coeur du romantisme ne montrait pas qu'il existait dans cette première éclosion une vigueur insoupçonnée pour cheminer souterrainement, devenir introductrice d'un mode nouveau et être sans doute, enfin, capable de conserver dans sa pénombre quelque étincelle d'une liberté de l'imagination et de la pensée, qui désormais sans objet, libre pour elle-même, serait à l'origine du malaise préromantique, qui recherchera dans le vestige des mêmes décors le feu central qu'ils avaient nourri. L'oubli et le souvenir se mêlent alors curieusement dans une passion de l'absence, dans un désir infini qui ne trouve plus d'objet à sa mesure. Mais cette absence n'est elle-même qu'un simulacre que dissiperont les renaissances successives du genre noir à des moments précis de l'histoire des faits et des idées, où ceux-ci se rencontrent dans leur côté inobjectif, pour révéler le besoin d'un changement radical de l'ordre des choses et de la pensée.

A. L.

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JOSÉ PIERRE

La clef de l'existentialisme est une pie

(reportage illustré de J.-C. Silbermann)

Les ouvriers chargés d'abattre une cloison dans une vieille demeure du quartier Saint-Sulpice ont eu la surprise d'y découvrir un singulier trésor. Ainsi que l'attestaient quelques plumes aisément identifiables, il s'agissait d'un de ces « trésors de pie » fréquemment décrits par l'ornithologie depuis le célèbre Hypnos le Tarusate qui charma de ses récits le grand Alexandre en personne. La présence, dans la cavité qui avait permis le recel, parmi de menus objets ménagers, et à côté d'objets moins attendus comme étuis à lunettes, peignes et stylos usagés, de numéros clandestins de Combat et des Lettres françaises, ainsi

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... Dans la cavité qui avait permis le recel, parmi de menus objets ménagers...

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que d'un plan de Stalingrad et d'une carte de rationnement de textiles, permit aisément de dater la majeure partie du dépôt des années 1941 à 1943. De nombreux feuillets du Silence de la Mer, tel qu'il fut publié alors par les Editions de Minuit, confirmaient cette hypothèse ; il n'est pas sans intérêt de noter que plusieurs d'entre eux avaient été corrigés à l'encre rouge dans un sens généralement obscène ; ainsi le fameux : « Je vous souhaite une bonne nuit. » qui ponctue le récit avait-il été remplacé au moins une fois par quelque chose comme : « Je vous sodomiserai cette nuit. »

Un important cahier manuscrit, parfaitement intact, ce qui semblait prouver de la part de la responsable de ces larcins une vénération particulière, complétait ces diverses richesses. Une brève enquête menée par l'entrepreneur qui dirigeait les travaux établit l'identité du locataire de l'appartement à l'époque déterminée : il s'agit de M. Jean-Paul Sartre qui, en refusant récemment de se voir attribuer le prix Nobel, s'est acquis une juste notoriété. Celui-ci, aussitôt prévenu, manifesta une grande agitation et n'eût de cesse qu'il n'ait repris possession du

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... M. J.-P. Sartre s'était acquis une juste notoriété...

manuscrit. En effet, il s'agissait d'un chapitre qui devait conclure la volumineuse étude du philosophe, L'Etre et le Néant, publiée en 1943. Et, au dire de l'auteur, ce chapitre manquant dont il n'avait pas été en mesure de reconstituer l'enchaînement des idées lorsqu'il s'était aperçu de sa disparition contenait la véritable clef du système, seule capable de dominer l'ensemble des arguments exprimés dans le reste de l'ouvrage et d'en fournir la synthèse véritable. Dans son émotion légitime, M. Sartre laissa même entendre que, faute de cet élément, l'intelligence de son propre texte lui échappait en partie. « Jean-Paul était resté inconsolable de cette perte qu'il ne s'expliquait pas », devait déclarer peu de temps après Madame Simone de Beauvoir. D'ores et déjà, en attendant une réédition enfin complète de L'Etre et le Néant, un numéro spécial des Temps

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modernes divulguera le précieux inédit, accompagné de considérations que l'on dit fort brillantes, et dans lesquelles l'auteur de La nausée développe le paradoxe selon lequel l'aliénation de sa pie apprivoisée - animal réduit à l'état servile - a entraîné l'aliénation de la pensée de son propriétaire.

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... Faute de cet élément, l'intelligence de son propre texte lui échappait en partie...

En attendant cette publication, ce qui a pu filtrer déjà de son contenu à la suite de diverses indiscrétions a suffi pour provoquer de profonds retentissements, dont on peut difficilement évaluer les limites, dans le monde des lettres et de la pensée. Comme il se doit en pareil cas, la malignité a inspiré certaines des réactions que nous avons pu recueillir au cours d'un sondage assez superficiel mené dans divers secteurs de l'intelligentsia. Tandis que le Canard enchaîné titrait ironiquement : « Et pie... alors ? », M. Jean Paulhan égayait ses collègues de l'Académie Française par une de ces facéties dont il est coutumier en déclarant : « La pie de Sartre sera un jour aussi célèbre que le cheval de Caligula. » Mais une charmante téléphoniste de la rue Sébastien-Bottin nous a révélé que M. Raymond Queneau

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... M. Raymond Queneau (de l'Académie Goncourt) revendiquait la paternité de cette saillie...

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(de l'Académie Goncourt) revendiquait la paternité de cette saillie. Les réponses de la plupart des gens consultés rendent cependant un autre son.

« Quel front ne faut-il pas pour se réclamer d'une pensée qui ne s'avoue elle-même boiteuse qu'à compter du jour où elle retrouve sa jambe de bois ? » nous a demandé M. Jean-François Revel, qui avait pris à partie M. Sartre notamment

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... Une pensée qui ne s'avoue elle-même boîteuse qu'à compter du jour où elle retrouve sa jambe de bois...

dans sa Cabale des dévots. Plus pondéré, M. Aimé Patri suggère : « Imaginons maintenant que le fragment retrouvé soit tout ce que nous possédions de L'Etre et le Néant. Quel aurait-été le destin de l'existentialisme pendant ces vingt dernières

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...M. Aimé Patri : « Imaginons maintenant...

années ? » Un éminent psychanalyste, le Dr Lacan, nous a dit : « Les actes politiques de Sartre apparaissent désormais comme une suite continue d'actes manqués dont la signification claire se profile seulement aujourd'hui... » « Toute pensée est un puzzle, a répondu M. Roger Caillois. Quand bien même

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... Un éminent psychanalyste, le Dr Lacan...

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ce puzzle se voit définitivement assemblé, ce qui est le cas aujourd'hui de la pensée sartrienne, ne se comporte-t-il pas alors comme une seule pièce d'un puzzle plus vaste qui couvrirait l'étendue des problèmes humains ? » C'est en ethnologue que

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... Toute pensée est un puzzle, nous déclare M. Roger Caillois...

M. Levi-Strauss, qui prépare actuellement un ouvrage sur ce qu'il appelle « les réservoirs culturels » sous le titre L'oubli créateur, donne son opinion : « Toutes les civilisations, qu'elles possèdent ou non l'écriture, éprouvent le besoin de dissimuler, d'enfouir une partie de leurs connaissances, et souvent parmi celles qu'elles tiennent pour les plus essentielles. Il en va des Tjuringa australiens, sous ce rapport, comme des manuscrits de la Mer Morte. N'est-ce pas là une manière de réserver l'avenir ? »

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... M. Levi-Strauss, qui prépare actuellement un ouvrage...

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Et M. Levi-Strauss se lance alors dans une analyse de la signification totémique de la pie.

La variété des réactions et des interprétations que nous venons d'énumérer est un indice suffisant de l'importance de la découverte qui vient d'être faite. Mais elle n'épuise pas, il s'en faut, l'éventail des répercussions possibles. C'est ainsi que, dans son dernier Bloc-Notes, M. François Mauriac écrit : « Je ne suis pas éloigné de deviner, dût-on rire de moi, la main de la Providence dans le geste de cet oiseau, privant de sa cohérence et par suite de sa force de persuasion l'une des plus redoutables machines de guerre de l'athéisme. Ceci en outre nous fait

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M. François Mauriac : « la main de la Providence dans le geste de cet oiseau... »

souvenir que l'erreur n'est humaine que si elle s'inscrit dans la grâce, ou dans le désir de la grâce, c'est-à-dire dans l'amour. Or l'athée ne peut s'accomplir que dans les terres ingrates de la solitude, etc. » A l'Archevêché, on serait assez porté à voir un signe révélateur dans le nom même de l'oiseau que, par un trait de dérision profanatrice, ses maîtres avaient baptisé « Douze ». M. Jean Baufret, philosophe, nous ramène sur un tout autre terrain : « Dans le chef-d'oeuvre de Rossini, La pie voleuse, une servante est accusée d'un vol commis par la pie. Substitution pleinement éclairante : en se livrant au pur exercice de ses facultés, la pie contribue sans le savoir à l'aggravation des rapports sociaux et politiques. C'est exactement, lu au travers d'un épisode de la vie et de la pensée de Sartre, le problème de

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M. Jean Beaufret : « ... une servante est accusée d'un vol... »

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Heidegger... » M. Louis Aragon nous a déclaré de son côté : « Il est clair, à mes yeux tout au moins, que Sartre avait depuis longtemps défini le point où existentialisme et marxisme se recoupent jusqu'à se confondre. Après l'avoir si souvent pressenti, je peux aujourd'hui l'affirmer hautement : dans ces conditions, je suis, j'ai toujours été existentialiste. »

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M. Louis Aragon : « Je peux l'affirmer hautement : je suis, j'ai toujours été existentialiste... »

Dans le monde des arts, de la mode et des spectacles, l'agitation n'est pas moins grande. Critique d'art et fondateur du « Nouveau Réalisme », M. Pierre Restany a reconnu dans le comportement de la pie le signe annonciateur de cet acte « d'appropriation du réel » qui caractérise pour lui la démarche outre, assure-t-il, la plus haute signification : « Jusque là indécis,

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M. Restany : « ... l'appropriation du réel... »

les fondements philosophiques d'une sensibilité autre, à l'échelle du monde interplanétaire de demain, apparaissent désormais en de l'artiste contemporain d'avant-garde. Rencontre qui revêt en pleine lumière. » Pour le théâtre de l'Odéon, M. Jean-Louis Barrault préparerait une adaptation à la pantomime, sur une musique de Pierre Boulez, de L'Etre et le Néant ; une pie y jouerait un rôle décisif ; costumes et décors seraient confiés à Félix Labisse. Le couturier Courrèges songerait également à

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placer sous le signe de l'ouvrage majeur du philosophe sa prochaine collection d'été, vouée au noir et au blanc et dont le « clou » sera, selon certaines indiscrétions, la présentation du « zérokini ». Interrogé à son tour, le dessinateur humoriste Chaval, auteur d'un récent court-métrage intitulé Les oiseaux sont des cons, nous a répondu : « Je n'ai rien à ajouter à mes précédentes déclarations. Existentialistes ou pas, toutes les pies sont des connes. »

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MM. Barrault, Labisse, Boulez, Courrèges, etc.

Nous terminerons sur une nouvelle qui réjouira les nombreux amis des bêtes. M. le docteur Méry, dont l'inlassable activité en faveur de nos frères inférieurs est connue de tous, a décidé d'ouvrir une collecte dont le bénéfice servira à poser une plaque commémorative sur la maison où une simple pie joua un rôle modeste mais décisif dans l'histoire de la pensée contemporaine.

J. P.

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Notre collaborateur José Pierre pendant son enquête.

p.44

SUITE A L'AFFAIRE HEIDEGGER

Que Heidegger soit l'objet de dévotion pour ce qui, en France, se donne volontiers comme l'asile de la « pensée », Jean-François Revel l'avait irréfutablement démontré dans Pourquoi des philosophes ? et La cabale des dévots. Il suffit que soit prononcé, avec un rien de réticence dans la voix, le nom tabou du philosophe allemand pour qu'aussitôt se manifestent les bigots, prêts s'il le faut au martyre. Cela se produisit, une fois de plus, vers décembre 1963, dans France-Observateur. A cette occasion, notre amie Elisabeth Lenk, tenant compte de tout ce qui s'était publié en France depuis 1946 sur ce sujet, avait écrit pour le numéro 6 de La Brèche (juin 1964) L'Etre caché, texte dans lequel elle faisait une mise au point de ce problème. Mais la clarté est insuffisante sans doute puisqu'il nous faut, répondant à certaines objections, insister encore et, chemin faisant, publier le fac-similé de ce fameux Appel aux étudiants où la signature du recteur Heidegger est précédée d'un (apparemment) peu équivoque « Heil Hitler ! ».

Elisabeth Lenk se référait à plusieurs reprises au dossier réuni par M. Jean-Pierre Faye dans le numéro 3 de Médiations, le plus important qui ait paru en français sur l'affaire Heidegger. Ce dossier contenait la traduction, non seulement du texte que nous reproduisons, mais d'autres tout aussi probants tels que l'Auto-affirmation de l'université allemande (27 mai 1933), l'Appel aux Allemands (10 novembre 1933), la Profession de foi des professeurs d'université envers Adolf Hitler (11 novembre 1933) et l'Appel du Service du Travail (23 janvier 1934), etc. Mais, si M. Faye mettait l'accent sur la « méprise » de Heidegger moralement non excusable, Elisabeth Lenk tentait de montrer que, même en admettant qu'une ontologie ne peut être jugée d'un point de vue moral, serait-il « de gauche », il y a dans la philosophie même de Heidegger des failles qui font douter à jamais de cette parenté d'esprit avec Hölderlin et Trakl invoquée par M. Faye.

N.D.L.R.

p.45

I. - LETTRE D'AIME PATRI A ELISABETH LENK

8 novembre 1964

Mademoiselle et chère consoeur,

Je puis bien vous sororiser puisque vous m'avez féminisé (e) en Aimé (e) Patri dans le numéro 6 de La Brèche après m'avoir multiplié en « certains personnages particulièrement intelligents » lorsque vous consentiez à me prénommer au masculin.

Nous ne sommes naturellement d'accord. Il vous semble particulièrement stupide d'oser rapprocher Hitler de Napoléon et même de Denys. Mais songez que Léon Trotsky a payé très cher l'erreur d'avoir sous-estimé Staline politicien. On peut être une des « plus sinistres figures de l'histoire » sans se réduire - hélas ! - à la « triste caricature d'un grand politicien ». On peut être aussi un « vrai philosophe » (je n'en connais de faux) et un politicien infantile. Voyez Sartre à défaut de Heidegger qui a pu se flatter d'être rapproché de Platon (vendu comme esclave !) mais que la compagnie de Voltaire (mis à la porte) a dû faire tiquer.

Je crois que vous admettez un peu trop aisément le postulat hegelien selon lequel pour être quelque chose, il faut être tout, p. e. profond politique si l'on est philosophe vrai, bénéfique si l'on est grand politique. Pardonnez-moi si cela me semble une naïveté charmante imputable à votre âge comme ma stupidité doit l'être aux approches de la vieillesse.

Je n'ai aucune raison personnelle d'être heideggerien et je confesse que l'ermite de la Forêt Noire dont Breton parlait autrefois en d'autres termes que les vôtres, m'agace souvent. Mais je ne saurais fonder un jugement de valeur philosophique sur un constat d'erreur politique. Et m'agacent suprêmement, encore plus que les propos sur l'Etre la fabrication d'un dossier d'accusation avec des calomnies (la prétendue éviction de Husserl), des traductions truquées (« raciste » mis à la place de Völkisch pour faire respirer l'odeur des chambres à gaz). Vous n'y recourez pas mais trouvez naturel pour expliquer le retrait de 1934 de choisir l'interprétation moralement la plus défavorable (la vanité blessée) bien qu'elle ne se fonde sur aucune évidence (le nationalsocialisme « vrai » admis par H. fait rire tristement mais ne signifie pas nécessairement ce que suggère M. Veil).

Enfin, ce vous sera une preuve de l'intérêt que j'ai pris à vous lire et je vous prie, Mademoiselle, de croire à mes sentiments les meilleurs. Sororalement vôtre.

Aimé PATRI.

II. - LETTRE DE JEAN BEAUFRET AU DIRECTEUR

Paris, le 5 décembre 1964

Monsieur le Directeur,

Ayant été personnellement mis en cause dans un article paru dans votre Revue sous le titre l'Etre caché et la signature Elisabeth Lenk (6 - juin 1964), et estimant que Mlle Lenk déforme ma pensée par les « suggestions » qu'elle me prête, je me permets, bien que tardivement, de vous adresser la mise au point suivante concernant trois lettres de moi publiées en effet dans France-Observateur (note 2 de l'article de Mlle Lenk) sous la rubrique : Heidegger et le nazisme.

Sans nullement rien « suggérer », je me suis borné à porter à l'attention des lecteurs de F.-O. les trois propositions suivantes :

1° Il est totalement faux (ce que l'on affirme) que Heidegger ait jamais fait de cours en uniforme de S.A. et jamais réclamé la militarisation des Universités.

2° Il est au contraire vrai (ce que l'on tait) qu'il a, en février 1934, par sa démission de Recteur, manifesté publiquement sa volonté de non-coopération avec un pouvoir politique qu'il avait pourtant approuvé entre mai et décembre 1933, jusqu'à accepter d'être, en mai, membre d'un parti minoritaire, le N.S.D.A.P.

p.46

3° Il est à mon avis douteux (ce que l'on refuse d'examiner (1), qu'entre mai 1933 et février 1934 et même au-delà, la situation politique de l'Allemagne ait été sans ambiguïté.

(1) quitte à l'admettre occasionnellement s'il ne s'agit pas de Heidegger.

Raymond Aron écrivait récemment (Figaro Littéraire, 4 novembre 1964 : Sartre et le Marxisme) : « Je suis peu sensible à la démonstration rétrospective que ce qui s'est passé ne pouvait pas se passer autrement : n'importe quel philosophe doué réussit de telles démonstrations, à condition bien sûr qu'on ne lui demande pas de répéter cet exploit à propos de l'avenir ».

On peut naturellement penser que Raymond Aron a tort ou, plus métaphysiquement, que le nazisme est, dès le départ, un En-soi, et ne fut jamais, malgré les apparences, une histoire.

Il me paraît cependant difficile d'affirmer avec Mlle Lenk, et selon la méthode tristement classique des procès de tendances, que les trois propositions ci-dessus, telles que je me borne à les soumettre à ce que j'appelais le « bon sens du lecteur », laissent « prévoir que M. Beaufret tentera de sauver à tout prix (2) une réputation qui est un peu la sienne depuis la Lettre sur l'Humanisme que Heidegger lui adressa en 1945 ». (lire : 1947).

(2) c'est moi qui souligne.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, mes salutations distinguées,

Jean BEAUFRET.

III - MARTIN HEIDEGGER : APPEL AUX ETUDIANTS ALLEMANDS (3).

(3) Publié dans le n° 1 de la Freiburger Studentenzeitung (journal des étudiants de l'Université de Fribourg), 3 novembre 1933, première page. Fac-similé ci-contre. Nous reprenons ici la traduction de M. Jean-Pierre Faye (Médiations, 3) en nous tenant à l'acception völkischer = « populaire », bien que le traducteur ait précisé que ce terme « remplit tout l'intervalle entre le « national » et le « raciste » proprement dit » et l'ait lui-même traduit par « raciste ».

(Freiburger Studentenzeitung, 3 nov. 1933)

Etudiants allemands !

La Révolution nationale-socialiste apporte le bouleversement total de notre existence allemande.

Il dépend de vous, devant un tel événement, de demeurer ceux qui toujours vont de l'avant, ceux qui préparent, ceux qui toujours restent tenaces et vont grandissant.

Votre volonté de savoir cherche à faire l'expérience de l'essentiel, du simple et du grand.

C'est à vous que l'on demande de vous exposer à ce qui est la plus puissante et la plus proche menace, l'engagement le plus lointain.

Soyez durs et authentiques dans votre exigence. Demeurez clairs et sûrs dans le refus. Ne tournez pas le savoir une fois conquis en une vaine possession personnelle. Préservez-le comme une possession originelle et nécessaire de l'homme qui conduit,

p.47

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p.48

dans la vocation populaire (völkischer) de l'Etat. Vous ne pouvez plus vous borner à être ceux qui écoutent. Vous êtes tenus de participer par le savoir en commun et par l'action en commun à la création des futures universités de l'esprit allemand. Chacun doit préserver tout d'abord ses dons et privilèges, et les fonder en droit. Cela est possible par la force de l'engagement combattant, dans le combat du peuple tout entier pour lui-même.

Chaque jour, à chaque heure, s'affermit la loyauté de la volonté d'allégeance.

Incessamment croît en vous le courage du sacrifice pour le salut de l'essence (Wesen) et pour l'accroissement de la force intérieure propres à notre peuple dans son Etat.

Ce ne sont pas des thèses et des « idées » qui doivent être les règles de votre être.

Le Führer lui-même et lui seul est la réalité allemande présente et future, et sa loi. Apprenez toujours plus profondément à savoir : désormais toute chose exige une décision (Entscheidung) et tout acte une responsabilité.

Heil Hitler !

Martin HEIDEGGER, Recteur.

IV - CONCLUSIONS

Pour commencer par la lettre de M. Patri, il me paraît sans intérêt de chercher à définir ce qu'est un « vrai philosophe ». Je crois ne pas avoir prêté le flanc dans mon article au reproche de M. Patri de « fonder un jugement de valeur philosophique sur un constat d'erreur politique ». J'ai tenté d'approcher la philosophie heideggerienne, non d'un point de vue moral ou politique, mais dans son immanence même. La pierre de touche de cette philosophie est selon moi le langage. La perméabilité de Heidegger au jargon nazi me paraît trahir un vice de construction dans sa philosophie. C'est faire trop d'honneur à « l'ermite de la Forêt Noire » que de le considérer comme irrationaliste. Je crains fort que cette pensée, qui continue de fasciner les désabusés du rationalisme, ne soit rien d'autre que « bureaumantisme », comme l'a suggéré Karl Kraus, - ce même Karl Kraus qui, analysant en 1933 les élucubrations des porte-parole du IIIe Reich y compris celles du recteur Heidegger, pressentit la venue de l'ère concentrationnaire. Karl Kraus n'a pas eu besoin d'élaborer une philosophie du langage pour déceler les moindres fausses notes dans ce même langage, sismographe

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Jorge Camacho : Histoire de l'oeil. 1965.

(Photo A. Morain.)

Jean Terrossian : Le piège. 1965.

(Photo Hervochon.)

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Adrien Dax : La papillonne. Juin 1965.

Huile sur panneau bois 100 x 65.

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Roberto Garcia York Les oeufs de la Tsarine.

(Photo Hervochon.)

p.49

de tous les tremblements de terre, même à venir, pour qui sait entendre. (1)

(1) Cf. Karl KRAUS : Die dritte Walpurgisnacht (La troisième nuit de Walpurgis), réédité en 1955, Kösel-Verlag ; sur Heidegger, pages 58 et suivantes.

Venons-en maintenant à la lettre de M. Beaufret. Tout porte à croire que son auteur a obscurément pressenti la profonde affinité qui existe entre une philosophie qu'il veut hors d'atteinte et ce qu'on est convenu d'appeler « erreur politique ». Comment expliquer autrement que M. Beaufret continue de dissimuler des faits qui seraient sans importance s'il s'agissait vraiment d'une simple erreur ?

Voyons de près ses arguments. Ils sont des plus précaires.

1. La première proposition est une protestation dans le vide parce que sans rapport avec l'article en question. Il ne me paraît cependant pas inutile d'apporter à ce sujet les quelques précisions suivantes. Il n'existe pas en effet de document prouvant que Heidegger ait fait ses cours en uniforme de S.A., mais il existe trois photographies à peine moins compromettantes : une carte postale, vendue en 1933 à Fribourg, représentant le nouveau recteur en tête des S.A. de Fribourg (2) ; une photographie représentant Heidegger en compagnie d'autres universitaires allemands devant un piquet de S.A. porteurs de drapeaux à croix gammée : elle a été prise à l'Alberthalle de Leipzig lors d'une réunion d'universitaires allemands à l'occasion des élections du 12 novembre 1933 (3) ; une troisième photographie enfin montre Heidegger portant l'insigne des dirigeants responsables du parti national-socialiste (4).

(2) En possession de Günther Anders ; voir le livre reproduisant un nombre important de documents sur le rectorat de Heidegger en 1933-1934, Guido Schneeberger : Nachlese zu Heidegger, Bern, 1962. Tous les faits énumérés ci-dessus sont relatés dans cet ouvrage.

(3) Photographie publiée dans Illustrierte Zeitung, Leipzig, 23 novembre 1933 ; reproduite dans Schneeberger, Op. cit., page 144.

(4) Photographie publiée dans Minerva, Jahrbuch der gelehrten Welt, 31 Jahrgang 1934 ; reproduite dans Schneeberger, Op. cit., page 192.

Si Heidegger n'a pas réclamé la militarisation des universités allemandes, il n'en est pas moins vrai qu'il a, dans son célèbre discours sur l'autogestion de l'université allemande, défini le service des armes comme l'une des trois obligations morales essentielles de l'étudiant allemand, en même temps que le « service du travail » et le « service du savoir » ;

p.50

que, sous le rectorat de Heidegger, ont été organisés, avec le contrôle d'un officier de police, des exercices paramilitaires auxquels les étudiants auraient été mal venus de ne pas se montrer (5) ;

(5) SCHNEEBERGER, Op. cit., document n° 32.

que Heidegger a, en tant que recteur, obligé en décembre 1933 chaque étudiant de sexe masculin à fréquenter activement des cours de « science militaire » (Wehrwissenschaft) pendant au moins deux heures par semaine (6) ;

(6) SCHNEEBERGER, Op. cit., document n° 144.

et que c'est encore Heidegger qui a chargé de ces cours de « science militaire » un certain Generalleutnant en retraite du nom d'Erfurth (7).

(7) SCHNEEBERGER, Op. cit., document n° 145.

2. Il est pour le moins douteux que le même Heidegger qui, le 23 février 1934, avait salué publiquement la fondation du N.S.L.B. (fédération nationale-socialiste des professeurs allemands) (8) ait, le même mois, « manifesté publiquement sa volonté de non-coopération » avec le national-socialisme. M. Beaufret manie aimablement l'euphémisme lorsqu'il dit que Heidegger a accepté « d'être, en mai (1933), membre d'un parti minoritaire, le N.S.D.A.P. » ! Pour ceux qui l'ignorent, N.S.D.A.P. était le sigle officiel du parti national-socialiste... M. Beaufret passe pudiquement sous silence le fait que la conversion miraculeuse de Heidegger a eu lieu trois mois après la prise du pouvoir par Hitler et son parti « minoritaire ». Signalons en passant que le baptême en question eut précisément lieu à l'occasion de la première célébration de la « fête du travail » (1er mai), l'une des plus importantes manifestations annuelles du IIIe Reich, régulièrement organisée pendant toute la durée du régime (9).

(8) SCHNEEBERGER, Op. cit., document n° 183.

(9) SCHNEEBERGER, Op. cit., document n° 18.

3. J'abandonne à MM. Beaufret et Aron le soin d'élaborer des théories générales sur l'inévitabilité ou l'ambiguïté des événements historiques. Je me borne ici à élucider quelques faits concernant de plus près notre problème, c'est-à-dire la situation de l'université allemande en 1933.

Dès le 8 avril paraissait un décret du « commissaire du Reich » prescrivant l'exclusion des écoles badoises de tous les ressortissants (sic) de la race juive. Ce décret était accompagné d'une note impérative du Dr. Wacker, ministre de la culture,

p.51

adressée aux écoles supérieures et facultés de la même province, imposant l'exclusion de tous les enseignants et assistants juifs (10).

(10) SCHNEEBERGER, Op. cit., document n° 7.

C'est Heidegger qui, en tant que recteur, a scrupuleusement appliqué cette consigne à l'université de Fribourg (11). C'est lui qui recevait en août 1933 l'ordre d'exclure de l'université tous les étudiants susceptibles d'être considérés comme « éléments hostiles à l'Etat » (12). C'est encore Heidegger qui a imposé en novembre 1933 à l'université de Fribourg le salut hitlérien, obligatoire au commencement de chaque cours... (13).

(11) SCHNEEBERGER, Op. cit., documents nos 99 et 107.

(12) SCHNEEBERGER, Op. cit., document n° 96.

(13) SCHNEEBERGER, Op. cit., document n° 116.

M. Beaufret a très mal pris le fait qu'il ait été, dans mon article, personnellement mis en cause. J'admets bien volontiers qu'il ne saurait être question de mettre en doute son intégrité personnelle. Je me borne à voir en lui le représentant d'une philosophie, la philosophie heideggerienne qui, aujourd'hui encore, refuse de se laisser confronter avec les faits les plus aveuglants, qu'elle persiste à dissimuler sous le manteau de « l'ambiguïté ».

Elisabeth LENK.

p.52

DANIEL CHUBERRE

CAVALCADES

Rafale bactériostellaire dans la nuit des rides

Cette fille avance en équilibre sur une cerise

Qui glisse le long de la pente de ciment brut

Vers l'océan dont les vagues sont des forêts de dents

Peintes en toutes les couleurs de l'incendie

Avec des nappes de fumée noire lancées en oblique

Vers la luge lacrymale sur une lune verte

Nouvellement apparue entre les deux jambes

Du volcan aérien juste au zénith

LUXE MICROSCOPIQUE

J'habite un palais né de la collision d'une clef de sol et de sa serrure

Galion chargé de miroirs de poche échoué dans une galerie de mine

Lieu quotidien de rendez-vous pour le galet et sa femme la galène

Une pluie de sourires sur ce rêve d'hôtel au croisement des cheveux

Que lèche le dernier tison de la mer

La chevelure goudronnée des routes

Promenée en l'air sans plus tenir compte de la position des villes

Vibre dénouée aux tympans gyroscopes

Accouche de bornes kilométriques où sont les tombes du blanc de l'oeil

L'orage quand il pèle une orange

En guise d'éclair à la voix de rouge attente dans la fourrure

A la voix de mouette plaintive

Expose sur ses mannequins la haute-couture des champs

Le corsage de myosotis à l'ombre de soie sur le parquet en bois des îles de la prairie

p.53

La robe des pivoines pour les oiseaux des noms de villes

Les bas si délicieux des fougères qui la nuit s'envolent vers une cabane aux murs de courants marins

Où nidifient la lune et l'hirondelle de mer

La carafe remplie de mercure pour faire pousser les algues de l'hôtel

A un bouchon de sapin et une porte sur le côté

Mais la cafetière fume sur la table des artères

Avec les roses assises sur les tabourets des nuages

La chaîne de montagnes battue en neige en guise de vapeur sur les tasses

Les dos de canards pour cuillers et le couteau des falaises

Puis les étoiles dans leurs cercueils d'aubes blanchies à la chaux figurant le sucre

Sous le plafond le vent pèle une guêpe en guise d'une orange qui serait à la place d'un bouton de chemise dans ce jeu infernal des sustitutions

Une guêpe au nom raide comme une digue battue par les vagues de ses ailes

Une guêpe flaneuse son chapeau de paille sur le nez

Une digue frôleuse qui s'envolerait comme un serpent ailé au nez et à la barbe des vagues déconfites

Et viendrait se poser sur la queue d'un poisson qui a une fraise dans la bouche et un cerf-volant attaché à chaque aileron

La guêpe une échelle à la main pour escalader le bouclier rond de la lune

L'orage une épine au pied si bien qu'il succombe en bas de la digue

Cheveux soufflés vers une cataracte grande comme un dé à coudre en équilibre sur le museau d'un chien blanc

La cataracte du hall avec ses moustaches d'écume ses lunettes et ses ailes

Un bandeau sur l'épaule où monte un jet de sang

Jet comme un cou de girafe parallèle à un clou de girofle

Crache la craie comme un édredon son sperme de plumes

Routes qui plongeraient rubans au coeur du dé à coudre

D'où les cheveux rejaillissent en traîne d'avalanche sur la montagne automobile

Dont les pneus blancs dérapent

Jusqu'au plancher du refuge avec les plinthes du parquet et les plaintes des agonisants

Les ponts tournants les changements d'aiguillage

Les quais rectilignes des épingles où dorment les bateaux

Le trésor inestimable du maquillage comme une ville dans les feux du soir

Et le navire à la coque de fourrure dans le chenal

Des gants en guise de voiles sur le mât d'un doigt

Passant l'écluse de l'amertume

Se soulèvent au flux et reflux d'une chevelure sur le sable d'une crique

Au pied de l'hôtel vertigineux dont l'emplacement reste inconnu.

p.54

CLAUDE DUMONT

Les secrètes voies des voyelles

« Rimbaud, même si l'on se relaye à qui mieux mieux pour tenter de l'attiédir, Rimbaud brûle toujours ».

ANDRÉ BRETON (La Clé des Champs).

« A travers l'espace feuilleté des vingt-sept pairs, Faustroll évoqua vers la troisième dimension : ... De Rimbaud, les glaçons jetés par le vent de Dieu aux mares ».

Alfred Jarry a fait s'allumer plus d'un flambeau, désarmant les sentinelles de l'obscur.

Elle n'est pas finie la grande pluie tissée des jours et des visages. Pourquoi royal ce bleu naguère vanillé des lèvres ? Il enveloppe les flaques où souffle la vérité sur le cas de Monsieur Valdemar dont euphoniquement le nom ramène aux « glaçons jetés par le vent de Dieu aux mares. » Dans la plaine grouillant de caisses de sucre, parvient la lettre de Jarry qui se termine ainsi : « Là-dessus, le père Ubu, qui n'a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au-delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le paradis. »

Les réveils, au petit matin, manoeuvrent leur enfance et le manteau reçoit, déracinée par l'ouragan, une symbolique des couleurs :

- Le Noir, absorption de toute la lumière incidente, mort et néant ;

- Le Blanc, réflexion de toutes les radiations, pureté originelle, monde virtuel ;

- Le Bleu, fécondité ; et sa couleur complémentaire :

- L'Orange, sublimation ;

- Le Jaune, générosité, instinct de vie, Eros ;

- Et le Violet, instinct de mort, pulsion destructive ;

- Le Rouge, sadisme, agressivité ;

- Et le Vert, masochisme, narcissisme.

Le galop du cheval, où fourmillent les oracles et les signes, éclaire, non incidente, une nouvelle lecture du sonnet de Rimbaud sur les Voyelles.

p.55

Jéhovah noir du triangle de Salomon, quelque jour A sera peut-être couvert de plantes grimpantes. Mais aujourd'hui Alpha demeure la principale étoile de la Constellation nommée l'Abeille, ou la Mouche, au noir corset velu, éclatante au ciel, ou Apis au pouvoir créateur qui, reçu mort sous la lampe, devient Osiris, « le Dieu Noir », jonchant l'horizon de mouches « Qui bombinent autour des puanteurs cruelles. » Ces puanteurs, loin des allées, fermées des cris, sans raisins, me sont les golfes d'ombre dévorés des légions.

Oeufs non fécondés, la plaine se ferme aux arbres. Le ciel se charge de féminines vapeurs au-dessus des tentes, mais les lances des glaciers se perpétuent dans la pure fierté du froid. Nul affluent ne rompt ses digues en ce monde virtuel. Partis du chaud désert aux tentes propitiatoires, les rois blancs se réveillent Baudrier d'Orion dans leur lumière. Attiré par Eliphas Lévi, j'ai du regard suivi le dard de St-Michel terrassant le démoniaque dragon. Plus tard, dans les peintures du jugement dernier, j'ai retrouvé Michael pesant les âmes dans la balance, signe astral de Rimbaud, tandis que les trois mages inondaient la campagne des dix sephiroth, de tous les mystères d'Ezéchiel à la candide initiale, présage de bonheur et de victoire, et que, parmi d'autres ombelles, frissonnait l'angélique.

Erigés pourpres sous le grelot du firmament, les I s'élancent de profil. Et sur les fantastiques rochers roulent sans l'ombre d'une forteresse l'orgasme et le rire. C'est l'heure où la fraîcheur de Sade pèse immobile sur les convulsions de l'extase. Tant de fanaux clignotent au sein de ces pénitentes ivresses !

Se colorent verts maintenant les désirs oubliés du retour au sein maternel, dans la contemplation du fer à cheval. S'ouvrira-t-il éclatant et profond.

« Le vert paradis des amours enfantines »

où l'océan, « la mer, la vaste mer.... rauque chanteuse » annonce les « vibrements divins des mers virides », et où

« Les violons vibrant derrière les collines

Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets »

allument la « paix des pâtis semés d'animaux ? » Autre surnom de la Daromphe, la Bouche d'Ombre revendique sa place dans ces paysages tout symboliques. Du soleil son père, de la lune sa mère, du vent qui l'a portée dans son ventre, et d'elle-même, la fille du grand secret, tombent la chaleur assoupie, la pulsation légère,

« la paix des rides

Que l'Alchimie imprime au grands fronts studieux »

de ceux qui travaillent sur eux-mêmes.

Voici de l'autre côté sortir enfin la suprême révélation, annoncée par le clairon. C'est dans le bleu que loge le mystère de la création. Là dorment les ruisseaux clairs, les flots de guerre, les

p.56

sillons inconnus, les coeurs appelés ombrages dans les forêts de réverbères. Et, très doux, comme du puits au bûcher, O bleu déjà vogue oméga, rayon violet de Ses yeux. Mais, populaire, c'est le rayon qui tue ! Il traverse l'Espace et le Temps, les « strideurs étranges », les « silences », parmi les Mondes et les Anges. Et l'enfer et le Paradis se balancent, en modifiant l'ordre de leurs termes, veillant à leur déséquilibre, parmi les éclats de la volonté, de la mémoire et de la perception, pendant ces ultimes secondes où survit la conscience, lorsqu'elle chavire à jamais dans l'irrationnel (1).

(1) Quelle importance faut-il accorder à l'absence de l'orangé et du jaune dans ce poème ?

Que, au bout de ces branches, sans autre justification que l'évidence, qui m'a suivi jette ses regards dans Arcane 17 pour y relire le passage métallisé par ces mots : « A mon tour j'ouvre les yeux. » !

Je ne porte pas dans ma main la certitude fabuleuse que Rimbaud fut totalement conscient du prodige. Tel écrit, vit, marche, parle, qui ne soupçonne pas en lui la présence des supérieurs inconnus. Mais j'estime que, de toutes les POESIES, le sonnet sur les Voyelles, avec tout ce qu'il comprend de murmuré, comme de jamais prononcé, a reçu plus infiniment qu'il ne croyait prendre. Il est sans aucun doute à mes yeux le premier texte à refléter avec un tel rayonnement la lumière issue des profondeurs. L'Alpha et l'Oméga s'éprouvant Salamandre qui se mord la queue, le poème PARLE. Le premier il nous procure l'intuition de ce « point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement », point dans la détermination duquel André Breton a depuis longtemps placé le seul espoir du Surréalisme. De ce mystérieux tison devaient désormais jaillir l'alchimie du verbe et les illuminations.

C. D.

p.57

YVES DENIS

Deux gloses de Rimbaud

"Après le Déluge" et "H"

« Ça ne veut pas rien dire », ajoutait Rimbaud, mélancolique et moqueur, au bas de la copie du « Coeur Volé » qu'il adressait à Izambard en mai 1871. C'est parce que je suis persuadé que les proses des « Illuminations » ne veulent pas rien dire, et qu'elles ne peuvent pas non plus signifier n'importe quoi, que j'ai tenté de retrouver pour deux d'entre elles le propos qui doit en constituer l'armature logique. Sa prodigieuse imagination n'empêche pas Rimbaud d'être un rhétoricien de sang-froid. Ses obscurités proviennent dans la majorité des cas non pas d'une confusion de la pensée ou d'une complaisance au délire verbal, mais d'une absence de liaison apparente entre les images juxtaposées. Cette liaison existe : et point n'est besoin pour la retrouver de monter au grenier de la métaphysique, ou de descendre dans les caves de la psychanalyse. De Sirius ou des Enfers, évidemment, tout semble s'ajuster plus ou moins. Mais ses angoisses et ses complexes ne doivent pas nous faire oublier que Rimbaud fut un homme de la Terre et de son temps. Je suis surpris, par exemple, en lisant les « Notes » de la précieuse édition Garnier où Madame S. Bernard rapporte les gloses les plus connues auxquelles a donné lieu « Après le Déluge », de n'y pas rencontrer une seule fois le mot « Commune », qui me semble être la clé principale du poème. Des raisons politiques, religieuses, morales, littéraires, etc., ont pendant 80 ans empêché la critique d'examiner les poèmes de Rimbaud comme ils méritent de l'être, avec rigueur, patience et humilité. Il n'est aucune secte qui n'ait prétendu d'abord mobiliser ce réfractaire obstiné, ce récidiviste de la désertion. Or, avant de décider sous quelle bannière et pour quelle cause on peut l'enrôler, peut-être conviendrait-il de se demander ce qu'il a dit au juste, même si l'on doit renoncer à le comprendre partout et toujours.

Il est fort possible que je me trompe dans l'interprétation que je donne de tel ou tel passage particulier. Mais ce que je n'ai pas vu d'autres ont pu le voir ; et bien loin d'en être fâché, j'accepterais avec reconnaissance qu'on proposât des corrections

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ou additions à cet essai de décryptage. Je ne soutiens pas, du reste, que toutes les « Illuminations » relèvent du traitement que j'ai appliqué (infligé, si l'on veut) à deux d'entre elles. Il en est de purement lyriques ou descriptives, sans arrière-plan politique ou moral. - Quoi qu'il en soit, les poèmes sérieux de Rimbaud n'ont rien à perdre à être soumis à ce minutieux travail d'analyse, au contraire. Quant aux poèmes canularesques, s'il en existe (et je crois qu'il en existe), nous en serons quittes pour les regarder sous un autre jour, aussi plaisant peut-être, la mystification une fois dévoilée.

I. - « APRES LE DÉLUGE »

TEXTE : Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise,

Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes, et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.

Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, - les fleurs qui regardaient déjà.

Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l'on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.

Le sang coula, chez Barbe-Bleue, - aux abattoirs, - dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.

Les castors bâtirent. Les « mazagrans » fumèrent dans les estaminets.

Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.

Une porte claqua, - et, sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée.

Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.

Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.

Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, - et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps.

Sourds, étang ; - Ecume, roule sur le pont et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, - éclairs et tonnerre, - montez et roulez ; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.

Car depuis qu'ils se sont dissipés, - oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes ! - c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons.

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GLOSE : Aussitôt que l'immense espoir de révolution, soulevé dans le coeur des misérables et dans celui de Rimbaud par l'avènement de la Commune, fut retombé (comme retombe un gâteau ou un soufflé refroidi), le Bourgeois qui avait eu très peur (symbolisé ici par le lièvre, l'animal à la couardise légendaire), et qui avait fui, se réinstalle dans ses gras et plaisants pâturages encore secoués par les derniers remous de la tempête. Il remercie Dieu de l'avoir sauvé de ce grand péril (l'arc-en-ciel = l'arche d'alliance qui marque la réconciliation de l'Eternel avec son peuple) ; et son action de grâces s'effectue selon le rite et le formulaire orthodoxes de l'Eglise (la toile de l'araignée).

- Déjà les pierres précieuses (les Vérités et les Splendeurs éternelles, dont Rimbaud fera plus tard l'inventaire dans « Solde ») que le séisme avait un instant découvertes, rentrent sous terre et redeviennent inaccessibles ; et les fleurs (les Vérités et les Splendeurs éphémères, les « consolations que nous laisse la Vampire » - Cf. « Angoisse ») recommencent d'apparaître et d'exercer leurs décevants sortilèges.

- Les hommes retournent à leurs activités habituelles. Les rues ne sont pas encore nettoyées de la boue de ce déluge manqué que les magasins ont rouvert leurs portes, et que les chalands s'y empressent. La mer (« L'Océan qui ressemble au peuple », comme il est dit en vingt endroits des « Châtiments », que Rimbaud connaissait par coeur) est redevenue bien calme, aussi calme qu'on le voit sur les gravures naïves de l'enfance, au plan supérieur, mais ne débordant pas ; et déjà les « pêcheurs » ont recommencé d'y pousser leurs barques, pour l'exploiter.

- Le retour à l'« Ordre » s'accompagne d'une répression épouvantable, et les Communards sont abattus comme bétail de boucherie. « Le sang coule chez Barbe-Bleue ». Thiers était glabre, et le Général Marquis de Galliffet n'avait pas encore le droit de porter la barbe. Cela n'empêche pas qu'ils se conduisirent, et leurs collègues avec eux, barbus ou non, comme jadis le sinistre Gilles de Rais, n'épargnant ni les femmes ni les enfants. Le terme d'« abattoirs » est celui-là même dont les Parisiens désignèrent les lieux d'exécution en masse. On lit dans le « Journal d'un Communard » de Maxime Vuillaume : « Autour des grands abattoirs - le Luxembourg, l'Ecole Militaire, la caserne Lobau, Mazas, le Parc Monceau, la Roquette, le Père-Lachaise, les Buttes-Chaumont - d'autres encore, « travaillaient » sourdement, avec moins d'étalage et de gloire, d'innombrables boucheries de minime importance ».

« Les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres », ne peuvent être que les églises, où un nombre considérable de combattants du peuple furent entassés quand ils étaient morts ou blessés. Vuillaume en mentionne au moins deux : Saint-Séverin (dans le quartier de Rimbaud), et Sainte-Elisabeth. S'il

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s'agissait de véritables cirques, comme le Cirque d'Hiver (construit en 1852), ou même par assimilation de salles de spectacle comme l'Opéra, qui fut effectivement un petit abattoir, Rimbaud n'eût point dit que le sceau de Dieu y blêmissait les fenêtres. Tandis que le signe de Dieu parait aux vitraux des églises dans lesquelles il ne laisse pénétrer qu'un jour blafard. (« Blêmit » est un Présent de l'Indicatif, non un Passé Défini). Au reste, nul lecteur attentif de Rimbaud ne s'étonnera de la comparaison d'une église avec un cirque ; qu'est-ce d'autre pour lui, à partir de 1870, qu'un théâtre de « bouffonneries scéniques », pour « fakirs » et « maîtres jongleurs ».

- Les Versaillais ne versent pas seulement le sang, mais aussi le lait, cette autre humeur sacrée. On sait la vénération de Rimbaud pour tout ce qui touche à la création et à l'entretien de la vie (« Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement » - « Le Mal » -). Or, les soldats de l'Ordre fusillèrent pêle-mêle les femmes avec les hommes, soit au cours des combats de rues, soit après un jugement sommaire des cours martiales.

- Les « castors », les ouvriers du bâtiment réchappés de la tourmente, reconstruisent dans Paris les édifices détruits par les bombardements ou l'incendie. Dès le petit matin, avant de reprendre le marteau ou la truelle, ils boivent leur café-arrosé sur le zinc des estaminets (Cf. « Bonne pensée du matin »).

- Que peut être « la grande maison de vitres encore ruisselante », sinon l'école, qu'occupèrent tour à tour les insurgés et les lignards, et qu'ont recommencé de fréquenter les enfants ? Vue de l'extérieur, elle frappe les petits par le nombre de ses fenêtres ; et, à l'intérieur, elle est l'enclos surveillé où l'enfant, derrière les vitres qui l'isolent de l'univers des adultes, s'applique et rêve à la découverte du monde. Ces enfants, « en deuil » de leurs parents assassinés, quelles « merveilleuses images » regardent-ils ? ... Des illustrations de contes et de légendes, peut-être ; ou « d'accidents de féerie scientifique », comme les merveilles de la vapeur ou de l'électricité ; mais sûrement encore, les bons pères s'étant vu confier à nouveau l'éducation de la jeunesse, de menteuses images patriotiques, ou des illustrations de la Sainte-Ecriture, semblables aux « dessins » que montrait aux « enfances » le curé des « Premières Communions ».

- Pourtant, il est au moins un enfant qui refusera cette éducation surveillée, et qui s'échappera en claquant la porte du benoît asile de la famille, de l'école, et de la religion : Rimbaud lui-même, qui part « sous l'éclatante giboulée », sans attendre le retour de ce que les gens raisonnables appellent le beau temps. (Allusion à cette nouvelle fugue à Paris, tant discutée, au printemps de 71 ? ...). Il part en agitant les bras, comme un oiseau les ailes, en signe de détente et de libération. Les esprits terre-à-terre, rampants, ne le comprennent pas ; ils le

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blâment ou le plaignent. Mais lui se sent compris et approuvé de tous les esprits élevés et sensibles (« les girouettes et les coqs des clochers de partout ») qui, eux, savent l'avenir et le temps qu'il fera demain.

- Ici paraissent les phrases les plus sibyllines du poème. Les allusions, jusqu'à présent assez claires, deviennent dans ces deux nouveaux paragraphes quasi impénétrables. Quelle peut bien être cette dame*** qui, en ce deuxième semestre de 1871, conçoit l'idée saugrenue « d'établir un piano dans les Alpes » ? ... Ce n'est qu'à la fin de 1875 que Madame Rimbaud consentira à installer un piano de location dans la chambre de son fils, à Charleville. Et jamais Rimbaud n'appela la « daromphe » Madame. Il faut chercher à ce rébus une autre solution qu'historique. Nous verrons tout-à-l'heure.

Que « la messe et les premières communions se célèbrent aux cent mille autels de la cathédrale », cela prétend suggérer que les temples de la religion s'emplissent d'une foule d'adorateurs reconnaissants. Mais ces 100.000 autels, dans une cathédrale, sont quand même étonnants et suspects ; et je ne puis m'empêcher de penser qu'il pourrait bien s'agir de la célébration d'un culte très spécial ; d'initiations très particulières aussi (car ces communions sont dites « premières ») ; d'une cathédrale enfin où se célèbrent des mystères assez insolites. (Un démon me souffle que « cathedra » c'est la chaire, et que pour un amateur de jeux de mots et de mystifications comme Rimbaud, il n'y a pas loin de « chaire » à « chair »). Et certes, dans le temple de la chair, à Paris et à cette date, il y avait sûrement place pour cent mille autels ou davantage, chacun ou chacune des adeptes y apportant le sien.

Que « les caravanes partent », cela signifie sans doute que les trains se sont remis à circuler, emportant vers la province ou l'étranger les Parisiens qui en ont le désir et les moyens. Mais on ne peut accepter une minute l'idée que ces voyages les conduisent jusqu'au cercle polaire ; ni qu'une entreprise touristique se soit à cette époque souciée d'édifier un hôtel « dans le chaos de glaces et de nuit du pôle » ! Au reste, le seul jeu de mots « autel » - « hôtel », suffirait à éveiller notre méfiance, et à nous détourner de prendre à la lettre ces évocations géographiques, géologiques, ou liturgiques.

Dans l'incertitude où nous sommes, il nous faut pourtant risquer une hypothèse et une explication. Je pense pour ma part que Rimbaud, qui a cessé dans le paragraphe précédent d'évoquer des événements historiques pour passer à la relation d'une expérience personnelle, continue ici de nous parler de lui-même et les aventures qui furent les siennes au cours de cette année 1871. Mais il s'agit à présent de révélations tellement intimes qu'il nous les livre en langage chiffré, un langage que

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Verlaine et Rimbaud (et plus tard sans doute Germain Nouveau) pouvaient bien être seuls à connaître. Tout le monde conviendra que les images bizarres ne naissent pas seulement dans le cerveau des fous ou de quelques poètes originaux. Il n'est aucun mari avec sa femme, aucun amant avec sa maîtresse, qui ne se serve d'un langage métaphorique pour désigner les instruments et les us des jeux de l'amour. On ne brave pas le tabou, on l'apprivoise. Tous les amants, en ce domaine, sont des poètes plus ou moins ésotériques ; et les homosexuels, tenus au secret et au chiffre plus encore que les hétéros, pourraient peut-être, s'ils pouvaient parler, nous éclairer certaines images obscures de Rimbaud.

Je suppose donc, (le beau travail de R. Faurisson me suggère cette hypothèse) 1° - que « Madame*** » désigne une pièce essentielle de l'anatomie masculine, celle qu'on retrouve sous le même nom dans « Dévotion » ; 2° - que les « Alpes » et le « chaos de glaces et de nuit du pôle » (Paul ? ..., ou « pole » = ithyphalle en argot anglais ? ... on voit les jeux de mots possibles), désignent des aires au relief tourmenté, et non moins essentielles, d'une anatomie du même genre ; 3° - que le piano enfin, désigne une activité pas plus musicale que n'est cinématographique celle qu'on désigne sous le nom de « cinéma du pauvre ». Le piano est un symbole moins transparent et moins usé que la clarinette, et nous savons le désir qu'eut Rimbaud pendant des années de savoir jouer de cet instrument. En 1875, deux ans après la rupture, il demandait encore à Verlaine de lui payer des leçons. Que donc le terme de « piano » ait servi aux deux amis à désigner plaisamment un instrument et une musique d'un genre très particulier, il n'y a rien là que de vraisemblable. Bref, ces deux paragraphes me semblent contenir des allusions, à la fois laborieusement et canaillement voilées, à l'initiation et à la pratique pédérastique.

Mais, dira-t-on, quel rapport ces allusions entretiennent-elles avec la déploration du retour à l'Ordre qui suivit l'écrasement de la Commune ? ... Outre le rapport de temps, de quasi simultanéité (juin-septembre 71), qui unit ces deux événements capitaux dans l'expérience de Rimbaud, j'en vois un autre, un rapport harmonique ou de tonalité, non moins évident que le précédent si l'on songe à l'excuse amère et désolée alléguée dans « Angoisse » : « Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse ». Le grand espoir d'un avenir social lumineux ayant définitivement sombré, les hommes sont retournés à leurs petites jouissances individuelles, à ces petites consolations sans danger pour l'ordre établi ; Rimbaud comme les autres, et il n'en est pas très fier. Que Madame*** installe un piano dans les Alpes, que Rimbaud et Verlaine transportent leur Splendide-Hôtel-Autel (éminemment portatif) à Londres ou ailleurs, il n'y a pas là de quoi pavoiser.

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Sans mépriser les joies de l'amour physique, auxquelles il souhaite au contraire une reconnaissance plus éclatante que la tolérance honteuse et rechignée d'une société qui les réprouve, Rimbaud sent à présent qu'elles doivent s'inscrire dans la lumière du « Génie » qui les magnifiera.

- « Depuis lors » la Terre, qui promettait de devenir un jardin fertile, ouvert à tous les hommes, n'offre plus aux misérables qu'un désert de plantes sauvages, agréables sans doute aux lièvres, mais pour eux incomestibles ; un désert où, la nuit, hurlent les chacals affamés et peureux, à la recherche d'une charogne abandonnée par les seigneurs de la jungle, ou un quête d'un « coup » qu'il faudra peut-être payer d'un crime.

Le verger (le doux verger de « Jeunesse », où resplendissaient les fruits de la chair) n'est plus que le théâtre « d'églogues en sabots », de grossières amours, au stade de la rustrerie, comme il est dit dans « Matinée d'Ivresse ».

Seule la Lune (pas la « blanche Séléné » de « Soleil et Chair », mais la sombre Hécate) peut éclairer ces activités ignobles ou grotesques, cette caricature de la « vraie vie ». Le grand espoir a été remisé dans le placard aux chimères, et les hommes, las d'être toujours malheureux, se laissent à nouveau prendre aux mirages de cette vie contrainte et rabougrie. Ils recommencent d'obéir aux impulsions de la nature et de ses sèves. Le printemps renaît dans la forêt violette, et la nymphe Eucharis invite le poète à l'amour. On peut penser qu'il la suit au creux du bois, et qu'il succombe, comme les autres.

- Mais honteux de tant de faiblesse, il ne tarde pas à se reprendre, et à clamer son refus de sa présente condition. Que cesse la bonace, et que déborde l'Océan soulevé ! Vienne le nouveau Déluge, réussi celui-là, qui submergera ce vieux monde de sottise, d'injustice, et d'« ennui » ! (« Ennui » au sens fort qu'avait le mot à l'époque classique : « Tourment de l'âme causé par la perte de l'espérance », ou « Sorte de vide qui se fait sentir à l'âme privée d'action ou d'intérêt aux choses » - Littré -). Foin des fleurs, dont l'éphémère beauté nous abuse ; il nous faut découvrir les dures et durables pierreries apparues un instant lors du Déluge manqué. La « Reine », la « Sorcière », l'éternelle persécutée de l'Eglise, nous y aidera en nous communiquant ses secrets et sa méthode. La braise qui brûle dans le creuset de l'indestructible Vieille, c'est le feu de l'intelligence, l'esprit de Satan insurgé. Il n'est pas douteux (Gengoux l'avait vu parfaitement) que Rimbaud a tiré cette Sorcière, symbole de la Science moderne, tout armée, du livre de Michelet. Qu'on relise, pour s'en convaincre, l'introduction de cette oeuvre où l'historien le cède au poète, un poète nullement indigne du visionnaire des « Illuminations » :

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« Reines mages de la Perse, ravissante Circé, sublime Sibylle, hélas ! qu'êtes-vous devenues ? .... La Sibylle prédisait le sort. Et la Sorcière le fait. C'est la grande, la vraie différence. Elle évoque, elle conjure, opère la destinée. Ce n'est pas la Cassandre antique qui voyait si bien l'avenir, le déplorait, l'attendait. Celle-ci crée cet avenir. Plus que Circé, plus que Médée, elle a en main la baguette du miracle naturel, et pour aide et soeur la Nature. Elle a déjà les traits du Prométhée moderne. En elle commence l'industrie, surtout l'industrie souveraine qui guérit, refait l'homme. Au rebours de la Sibylle, qui semblait regarder l'Aurore, elle regarde le couchant ; mais justement ce couchant sombre donne (comme il arrive aux pics des Alpes), une aube anticipée du jour ».

II. - « H »

TEXTE : Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d'Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d'une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l'ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action. - O terrible frisson des amours novices sur le sol sanglant et par l'hydrogène clarteux ! Trouvez Hortense.

GLOSE : Tout ce qu'il y a de monstrueux dans notre âge industriel et bourgeois, « nos horreurs économiques » (Cf. « Soir Historique »), la morale et la religion régnantes, empêche Hortense (ma V.... bien sûr, ou la vôtre, et toutes les activités qu'elle implique, toute la vie sexuelle) de se manifester librement dans la beauté. Les gestes de l'amour physique sont devenus horribles en devenant clandestins. Il ne faut pas prendre l'adjectif « atroces » pour une épithète de nature ; erreur que j'ai longtemps commise, et qui m'empêchait d'apercevoir le développement logique du poème. Les gestes d'Hortense n'étaient pas atroces à l'origine ; ils le sont devenus. Nos « monstruosités » ne violent pas des « gestes atroces » ; elles les rendent atroces en les violant. On peut se demander si Rimbaud ne transpose pas ici en français, consciemment ou inconsciemment, une

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Ugo Sterpini : Obélisque à main armée. 1965.

Fiberglass polychrome, hauteur 116 cm.

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Enseigne pour un chemin sans nom

(Hommage à Jules Lequier)

JEAN-CLAUDE SILBERMANN

Casino

L'enfance d'un épouvantail

(enseigne pour un larron des fruits)

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Jindrich Heisler : Objet. 1943.

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construction syntaxique particulière à l'anglais. Quand l'anglais dit : « They licked the dishes clean », (ils nettoyaient les plats en les léchant) l'attribut (« clean ») du complément d'objet (« dishes ») indique le résultat de l'action exprimée par le verbe (« licked »). Il en va de même, à mon sens, dans l'expression rimbaldienne « violent les gestes atroces ». Anglicisme ou non, cette lecture s'accorde à merveille avec ce que nous savons de l'attitude de Rimbaud à l'égard du problème de la vie sexuelle.

La « solitude » à laquelle « H » est contrainte provoque la « mécanique érotique », c'est-à-dire la masturbation. La « dynamique amoureuse » pratiquée comme aujourd'hui dans l'ombre et le secret, avec un sentiment de culpabilité, provoque la « lassitude » physique et morale (rappel du proverbe « Animal triste post coïtum »). Les hommes ne sont plus les bandeurs vaillants et joyeux qu'ils étaient avant la tombée de la nuit chrétienne (Voir « Soleil et Chair » ou le premier sonnet des « Stupra »). Il y a eu autrefois des peuples, au cours d'époques nombreuses, pour qui l'exercice de la vie sexuelle était la manifestation et l'entretien de la santé : hygiène non pas furtive et honteuse comme la nôtre, mais ardente et publique au contraire ; hygiène dont les témoins n'étaient pas comme aujourd'hui les voyeurs, et les censeurs des magistrats et des curés, mais les enfants (symboles de l'innocence et de la pureté) qui ne voyaient aucun mal à contempler les ébats des adultes ; (Cf. les atroces « Remembrances du Vieillard idiot », où Rimbaud, malgré sa gouaille, tremble encore au souvenir de sa « criminelle » curiosité). « Sous la surveillance » signifie simplement sous les yeux, sous les regards. Ce n'est pas la première fois que Rimbaud prend le verbe « surveiller » dans le sens d'observer, contempler (Cf. la fin de « Soir Historique ») ; phénomène de contamination possible, sinon probable, avec le verbe anglais « to survey ».

Aujourd'hui « H », dont le domaine était autrefois celui des vaillants et des preux, a ouvert sa porte à la misère : le beau jardin d'amour n'est plus peuplé que de chétifs, craintifs et honteux. Car je ne crois pas que par « misère » il faille entendre, comme on l'a suggéré, le dénuement des classes sociales les plus pauvres, mais bien le dénuement de l'humanité tout entière. Il est tentant, certes, de voir dans la phrase de Rimbaud une transcription en style noble du vieux dicton populaire sur le recours des pauvres à la « Veuve Poignet » ; d'autant plus que nous savons notre poète-voyou grand amateur de plaisanteries de ce genre. Mais la plaisanterie ne me semble pas de mise ici, dans ce poème qui n'a de badin que ce nom d'Hortense et sa forme de devinette, et qui me paraît au contraire grave, chagrin et nostalgique, désolé même dans son cri de la fin. Il ne devrait entrer chez Hortense que des êtres forts, libres et

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joyeux ; il n'y entre que des minables, dont le comportement contredit et ruine les principes moraux qu'ils affichent, qu'ils soient masturbateurs ou fornicateurs. (« Passion », avec son sens latin, reprend « mécanique érotique » : Hortense subit la main de son maître, ou telle autre main obligeante. « Action » reprend « dynamique amoureuse » : Hortense agit, applique sa force à une ou un partenaire). - Telle est l'époque à laquelle nous vivons ; tel est le monde que nous léguerons à nos enfants. Où est le temps des amours innocentes et sans remords, sur l'herbe fraîche et sous le grand soleil ? Comment le « frisson des amours novices » ne serait-il pas « terrible » dans un monde empoisonné par la hantise du péché, où le sol, jadis accueillant aux amants, est ensanglanté sans cesse par les guerres sociales et étrangères, où l'on est condamné à faire l'amour chez soi ou au bordel à la lueur blafarde des becs Auer ? La fin de « H » rappelle de manière frappante la dernière strophe de « l'Orgie Parisienne » :

« - Société, tout est rétabli : - les orgies

Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :

Et les gaz en délire, aux murailles rougies,

Flambent sinistrement vers les azurs blafards ! »

Y. D.

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Georges SEBBAG

ALPHABET PHILOSOPHIQUE

Méthode : TRIADE-PERSPECTIVE

1° approche personnelle et ahurie

2° percée du champ social

3° rappel des arrière-mondes idéels

APPARENCE   1 agressive est la femme

   2 autrui va-et-vient

   3 abstraction

BEAU   1 battue en public elle soulève la jupe

   2 bizarre

   3 bonheur

CERCLE   1 car le guet des marées

   2 croit en la perfection

   3 critique

DEVENUE   1 désir huileux et fracassant

   2 de l'acte

   3 durable

ECHEC   1 élève en famille

   2 explique la réussite

   3 essentielle

FINI   1 faute d'argent

   2 foutu en dernière position

   3 fondée

GENERALEMENT   1 gémir se courber et saigner

   2 géométriquement

   3 glaise

HABITÉ   1 homme au hasard

   2 hypothèses à l'appui

   3 historique

IMAGE   1 indifférence de feu

   2 il s'élance

   3 idéalement

JUGEANT   1 je t'écris

   2 jouant tout

   3 juste

KALÉIDOSCOPIQUE   1 képi sur le crâne

   2 kangourou en puissance

   3 kabbale

LE   1 la température

   2 la nation

   3 la

MIROIR   1 mais le mois est passé

   2 mystique ou magnifique

   3 morale

NATURE   1 nageant entre deux eaux

   2 nie la contradiction

   3 nécessaire

O   1 oubliée

   2 objective

   3 où

PAROLE   1 pour le malheur

   2 par une rhétorique

   3 pensée

QUOTIDIENNE   1 question de goût

   2 quasi

   3 quête

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REVÉE   1 refoulée dans la nuit

   2 recommencée

   3 relativement

SENS   1 scientifique

   2 si

   3 sage

TU   1 tu opères sur ton corps

   2 toute l'humanité

   3 tue

UNE   1 utopie

   2 utilise

   3 uniquement

VÉRITÉ   1 vidée

   2 vertu

   3 vie

WELTANSCHAUUNG   1 w.c.

   2 whisky

   3 week-end

XÉNOPHILE   1 xylographie

   2 xérès

   3 Xénophane

Yo-Yo   1 yacht

   2 yankee

   3 yoga

ZÉTÉTIQUE   1 zèbre

   2 zodiaque

   3 zéro

Lectures

APPARENCE, BEAU CERCLE DEVENUE, ECHEC FINI GÉNÉRALEMENT HABITÉ IMAGE JUGEANT KALÉIDOSCOPIQUE LE MIROIR NATURE, O PAROLE QUOTIDIENNE REVÉE, SENS-TU UNE VÉRITÉ, WELTANSCHAUUNG XENOPHILE, YO-YO ZÉZÉTIQUE ?

(apparence)   Agressive est la femme. Autrui va-et-vient, abstraction !

(beau)   Battue en public, elle soulève la jupe, bizarre bonheur !

(cercle)   Car le guet des marées croit en la perfection critique,

(devenue)   désir huileux et fracassant de l'acte durable.

(échec)   Elève en famille, explique la réussite essentielle :

(fini)   faute d'argent, foutu en dernière position - fondée -,

(généralement)   gémir, se courber et saigner, géométriquement glaise,

(habité)   homme au hassard, hypothèses à l'appui historique,

(image)   indifférence de feu, il s'élance idéalement.

(jugeant)   Je t'écris, jouant tout juste

(kaléidoscopique)   képi sur le crâne, kangourou - en puissance, kabbale -,

(le)   la température... la nation... la...

(miroir)   mais le mois est passé, mystique ou magnifique morale,

(nature)   nageant entre deux eaux, nie la contradiction,

(ô)   oubliée, objective, où

(parole)   pour le malheur, par une rhétorique pensée,

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(quotidienne)   question de goût !, quasi quête

(rêvée)   refoulée, dans la nuit recommencée, relativement

(sens)   scientifique, si sage,

(tu)   tu opère sur ton corps toute l'humanité, tue

(une)   Utopie, utilise uniquement,

(vérité)   vidée Vertu, vie,

(weltanschauung)   w.c., whisky, week-end,

(xénophile)   xylographie, xérès, Xenophane,

(yo-yo)   yatch, yankee, yoga,

(zététique)   zèbre, zodiaque, zéro.

1° Agressive est la femme.

Battue en public, elle soulève la jupe,

car le guet des marées, désir huileux et fracassant

élève en famille (faute d'argent : gémir, se courber et saigner. Homme au hasard, indifférence de feu je t'écris, képi sur le crâne)

la température. Mais le mois est passé...

Nageant entre deux eaux,

oubliée pour le malheur (question de goût !)

refoulée dans la nuit scientifique,

tu opères sur ton corps, utopie vidée,

w.c., xylographie, yacht, zèbre.

*

2° Autrui, va-et-vient bizarre,

croit en la perfection de l'acte,

explique la réussite :

foutu en dernière position, géométriquement,

hypothèses à l'appui, il s'élance

jouant tout, kangourou en puissance.

La nation, mystique ou magnifique,

nie la contradiction objective,

par une rhétorique quasi recommencée :

si toute l'humanité utilise

vertu, whisky, xérès, yankee, zodiaque...

*

3° Abstraction, bonheur critique durable, essentiellement fondée, gloire historique idéalement juste, kabbale,

la morale « nécessaire », où Pensée quête, relativement sage,

tue uniquement vie, week-end, Xénophane, yoga, zéro.

Janvier 1964.

G. S.

p.70

PHILIPPE AUDOIN

LE TALISMAN DE CHARLES FOURIER

Complément d'enquête

Dans le n° 4 de La Brèche, Adrien Dax a proposé une représentation graphique d'un Talisman protecteur qu'une ancienne livraison de l'Année Occultiste et Psychique présentait, sur la foi d'un correspondant anonyme, comme inventé et réalisé à son usage par Charles Fourier. Cet heptagramme étoilé paraissait, à quelques innovations près, conforme aux données traditionnelles et Dax soulignait avec raison les « inextricables problèmes » auquels conduisait son attribution à Fourier. Ce dernier en effet semble ne s'être jamais occupé de magie et, malgré une certaine parenté dans l'allure de la pensée, son système analogique n'est guère superposable aux structures que suggère la Tradition.

C'était donc la validité de la plupart des repères pris à son égard que mettait en cause ce brusque déplacement vers l'occulte d'un personnage que son enthousiasme, allié à la plus extrême réserve, animait d'un frémissement énigmatique certes, mais d'ordre apparemment privé : une ombre immémoriale modelait soudain son front d'autre sorte, orientait son regard, accentuait la stricte clôture de ses lèvres. Mais si ce transfert avait de quoi passionner, il imposait aussi qu'on se dérobât à ses séductions pour tenter, de sang-froid, d'en avoir enfin le coeur net.

La présente étude se borne donc à proposer de nouveaux éléments de réponse au problème de l'attribution.

I. - VERSION ORIGINALE

Tant de réticence quant à la nature et à la provenance du « document » communiqué à l'Année Occultiste et Psychique autorisait quelque défiance. Toutefois, la description et la figure du Talisman se trouvent dans un ouvrage publié en 1841 (1) : Le Livre Rouge, d'Hortensius Flamel (Paris. Lavigne édit.) sous la rubrique : « Secrets communiqués par Charles Fourrier (sic). Talisman constellé pour préserver de tous maux et principalement des blessures d'armes à feu ». Dans son ensemble, la

p.71

description concorde presque mot pour mot avec celle qu'a publiée l'Année Occultiste et Psychique ; elle est plus détaillée sur certains points ce qui permet de supposer qu'elle a servi de modèle, à moins qu'un troisième document ne soit à l'origine de l'une et de l'autre.

(1) Au catalogue de la B.N. l'ouvrage est daté de 1842. L'exemplaire que j'ai entre les mains est d'un an antérieur.

A sa révélation, l'auteur du Livre Rouge ajoute le commentaire suivant : « La vertu de ce talisman est hors de contestation. Jamais accident d'aucune sorte n'est arrivé à Charles Fourrier (sic) depuis le jour où, après en avoir déterminé la formule, il a pu le construire et le porter sur lui. Quant à l'épreuve des balles, tout le monde a pu voir l'auteur de la Théorie des Quatre Mouvements, cet apôtre de l'humanité, au milieu de nos discordes civiles, se jeter à travers la mêlée pour tâcher de ramener par la persuasion les malheureux égarés par les passions politiques. Plusieurs fois, en accomplissant cette noble tâche, Fourrier fut exposé à subir le feu des deux parties, plusieurs fois il fut exposé à la décharge de toute une compagnie et jamais une balle n'effleura sa peau, jamais elle ne dérangea seulement les plis de ses vêtements ». Ces déclarations ont certes de quoi surprendre. Leur auteur semble, il est vrai, n'en être pas à un mirage, voire à une imposture près.

<Fig>

p.72

II. - LE LIVRE ROUGE

Le sous-titre du Livre Rouge est ainsi composé : « Résumé du Magisme, des Sciences Occultes et de la Philosophie Hermétique, d'après Hermès Trismégiste, Pytagore (sic), Cléopâtre, Artephius, Marie-l'Egyptienne, Albert-le-Grand, Paracelse, Cornélius-Aggrippa, Cardan, Mesmer, Charles Fourrier (sic) etc... » C'est beaucoup promettre. En fait, il s'agit d'une assez mince plaquette, imprimée sur un papier médiocre, où se succèdent sans ordre : biographies et chronologies d'auteurs occultistes ou réputés tels, considérations élémentaires sur l'Alchimie et l'Astrologie et plusieurs recettes magiques de bas aloi et de piètre intention ; le tout est rédigé à la diable, dans une langue à la fois pompeuse et fade, souvent incorrecte, toujours relâchée. Il y est question à plusieurs reprises de Fourier, présenté comme le dernier des Grands-Initiés modernes après Mesmer. A propos d'Astrologie, l'auteur cite d'ailleurs longuement (et inexactement) un passage célèbre de la Théorie des Quatre Mouvements (Modulation sidérale des fruits en zone tempérée) et ajoute, en prenant son thème sur Fourier : « ...nous qui avons eu le bonheur de vivre dans son intimité, nous qui avons pu, autant que nos faibles moyens nous le permettaient, mesurer l'étendue de son immense génie, nous, nous en qui il avait reconnu une étincelle du feu sacré et qu'à cause de cela il a pris la peine d'initier lui-même à la connaissance des causes secrètes, nous savons lire la pensée intime enfermée dans ses livres sous des formes plus ou moins voilées etc... » On ne jurerait pas, à lire le reste, que Fourier n'ait quelque peu perdu sa peine, si tant est qu'il l'ait prise. Mais le fait que moins de trois ans après sa mort un auteur, même pseudonyme et tout médiocre et confus qu'il soit (du moins avait-il de la lecture !) affirme l'avoir connu de près et, animé du plus vif enthousiasme à son égard, se porte fort de son Adeptat, ne saurait évidemment être écarté sans autre examen. Il importe en premier lieu d'ôter le masque qui dérobe cet auteur à l'investigation et d'apprécier, s'il se peut, ses éventuelles qualifications.

III. - APPEL DES SUSPECTS

Deux autres petits livres ont paru dans le même temps sous le nom d'Hortensius Flamel : Le Livre d'Or ; révélation des destinées humaines au moyen de la chiromancie transcendante, la nécromancie et toutes les sciences divinatoires (Paris. Lavigne 1842) - et La Sibylle du XIXe siècle, dernières prophéties de Mlle Lenormand, avec un commentaire (Paris. 1843). Ce dernier ouvrage est du reste donné pour apocryphe dans la liste des écrits de la célèbre pythonisse du Faubourg Saint-Germain.

Selon Stanislas de Guaïta, le pseudonyme d'Hortensius Flamel cacherait l'écrivain maçonnique Jean-Marie Ragon (1781-1862) ; d'autres y reconnaissent, en sa jeunesse, le

p.73

futur Eliphas Lévi : Alphonse-Louis Constant (1810-1875) ; Paul Chacornac, dans l'ouvrage qu'il a consacré à ce dernier affirme, sans faire allusion à ces opinions et sans marquer non plus d'hésitation, qu'Hortensius Flamel fut le premier nom de plume d'un homme de lettres aujourd'hui bien oublié : P. Christian (1811-1881). Ce dernier du reste fut un moment des amis d'Eliphas Lévi au nombre desquels comptait également J. M. Ragon. Cette rencontre n'est peut-être pas sans intérêt en ce qui concerne le milieu post-illuministe où germa l'heptagramme attribué à Fourier. Elle ôte en revanche de la sûreté au choix à faire entre les trois personnages.

Il semble que J.-M. Ragon doive être mis d'emblée hors de cause : on imagine mal en effet qu'à plus de 60 ans, cet historien dont la gravité et le savoir sont incontestables et dont toute l'oeuvre est orientée sur les rituels et les liturgies maçonniques, ait pu changer brusquement et de style et d'objet pour sacrifier sous cape à un ésotérisme de colportage, glorifier un philosophe contemporain qui n'avait jamais fait grand cas des « piques-niques » et des « simagrées morales » de ses Frères et pasticher enfin une vieille tireuse de cartes quelque peu discréditée pour n'avoir pas prévu l'assassinat du Duc de Berry.

Des raisons analogues conduiraient à écarter également « l'abbé » Constant, avec moins de conviction toutefois car il existe entre les préoccupations du pseudo-Flamel et celles qui se font jour dans l'oeuvre ultérieure d'Eliphas Lévi, quelques convergences singulières. S'il faut cependant le tenir quitte lui aussi, c'est pour des raisons d'ordre historique ; à l'époque où parurent les libelles d'Hortensius Flamel, soit de 1841 à 1843, l'ex-abbé se passionnait exclusivement pour les questions religieuses et sociales et passait pour un dangereux agitateur. Sa Bible de la Liberté (1841) ne témoigne d'aucun souci d'ésotérisme et ce n'est qu'en purgeant la peine de prison que lui valut la publication de cet ouvrage qu'il eut le loisir de lire Swedenborg. Encore, de son propre aveu, n'en aurait-il saisi toute la portée que plus tard, dans les années qui précédèrent sa rencontre avec Wronski (1852). Il ne peut donc avoir été l'auteur d'ouvrages qui supposent des lectures déjà étendues dans le domaine des sciences occultes et sont empreints, par surcroît, d'un esprit réactionnaire tout à fait étranger, à l'époque, à l'ami d'Esquiros et de Flora Tristan.

IV. - HORTENSIUS FLAMEL DÉMASQUÉ

L'opinion de Chacornac en revanche n'appelle pas d'objections sérieuses. Ce qu'il dit de la vie de P. Christian et ce que suggère l'examen de l'oeuvre de ce dernier suffit d'ailleurs à emporter la conviction. Quelques précisions biographiques et bibliographiques sont ici nécessaires.

p.74

De son vrai nom Christian Pitois, P. Christian naît en 1811. A 19 ans, après avoir accompli son noviciat, il renonce à entrer à la Trappe et achève ses études à Strasbourg. En 1836 il part pour la Martinique et ne rentre en France qu'en 1839. Il obtient alors un poste à la Bibliothèque du Ministère de l'Instruction Publique où il est chargé d'inventorier un fonds d'ouvrages provenant de monastères fermés pendant la Révolution. C'est à cette occasion qu'il eut, à l'en croire, la révélation des Sciences occultes, particulièrement de l'Astrologie qui lui valut plus tard une réputation flatteuse à la Cour de Napoléon III.

Sous le nom de P. Christian - et sous quelques autres pseudonymes - il a publié de nombreux ouvrages de vulgarisation historique, des traductions d'Ossian, d'Hoffmann, de Machiavel, des études sur l'Afrique du Nord (où il avait en 1844, accompagné en qualité d'historiographe, le corps expéditionnaire de Bugeaud) et enfin plusieurs livres d'occultisme « romancé » parmi lesquels : L'Homme Rouge des Tuileries (1863) et une Histoire de la Magie (1870).

La publication de ses premiers essais, sous le pseudonyme à sensation d'Hortensius Flamel (de 1841 à 1843) suit de près son entrée « initiatique » à la Bibliothèque de l'Instruction Publique. Leur désordre témoigne de la hâte d'un homme encore jeune, désireux de se « lancer » à tout prix dans les lettres en utilisant tout ce qui lui tombe sous la main. Dans le temps même où il sollicite, sous le masque, les amateurs de mystère au rabais, il tente de séduire un autre public par des compilations historiques et des traductions, affirmant d'emblée sa vocation de polygraphe mondain. Son séjour en Algérie fera l'objet de plusieurs oeuvrettes dont l'une dédiée « à la jeunesse » et son passage aux Antilles sera le prétexte d'une Histoire des Pirates. Cette activité fébrile de touche-à-tout suffit à accréditer la thèse de Chacornac. A titre de preuve ultime on peut rapprocher le langage du pseudo-Flamel de celui de Christian :

Le Livre Rouge.

H. F. 1841.

« Un dernier mot maintenant :

Le Livre Rouge sera-t-il compris par toutes les intelligences ?

Pour atteindre ce but, le seul vraiment utile, nous avons fait tous nos efforts.

Avons-nous réussi ?

Le public jugera. »

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« Que n'ont-ils (les Encyclopédistes) pas dit aussi du magnétisme ? De quelles grossières épithètes ne se sontils pas servis pour invectiver Mesmer.

Mais les hommes passent et les vérités restent. »

L'Homme Rouge.

P.C. 1863.

« Mais ici apparaît encore ce point d'interrogation : comment obtenir une intuition de l'avenir, la plus impalpable des choses ?... - mon livre répondra. »

« ... Mes preuves peuvent sembler bizarres ; - je ne les impose à personne. je raconte : - vous jugerez. »

« Folie, crieront les esprits forts, les singes de Voltaire !

Folie, soit. Mais crier n'est pas répondre. »

« ... Le magisme de l'Homme Rouge est science.

La Science est Lumière. »

Ici et là on peut relever, à plus de vingt ans de distance, la même platitude emphatique, la prétention d'en imposer, des tours exclamatifs empruntés à la pire réthorique, le même négligé, la même « coupe » enfin, qui trahit la même plume. C'est bien à Christian et à nul autre qu'il faut demander compte du Talisman et de son attribution.

V. - PITOIS CONFONDU

Sans doute n'est-il pas impossible - chronologiquement parlant - que Pitois ait approché ou connu Fourier entre 1832, date présumée de l'achèvement de ses études et son départ pour les Iles en 1836. Son intimité prétendue avec lui ne semble pas, en tout cas, l'avoir éclairé jusqu'à orthographier correctement le nom du philosophe et il y a pour le moins quelque difficulté d'admettre que ce dernier se soit entiché du jeune défroqué au point de lui révéler des secrets qu'il cachait à ses propres disciples. L'ambitieux Flamel-Pitois avait du reste les meilleures raisons de mentir effrontément : son admiration juvénile pour Fourier n'est pas douteuse. Il était tentant d'en parler, plus tentant encore de mettre la réputation grandissante du visionnaire au service d'un livre qui devait piquer à tout prix la curiosité du public. L'effet était assuré et le risque d'un démenti nul.

Mlle Lenormand fit, deux ans après, les frais d'une opération publicitaire de la même veine. Elle venait de mourir, elle aussi : allez donc prouver que la vieille sibylle n'avait pas confié ses ultimes prophéties au premier Flamel venu ! Plus tard, Christian ne se fera pas faute de recommander son Homme Rouge du prestige de Balzac : « Dans une de ces ravissantes causeries dont la mémoire est encore chère à tous les penseurs, Honoré de Balzac me disait un soir, en montrant le ciel étoilé (1) .. » Et Balzac lui dit en effet bien des fadaises dont on demeure étonné - mais enfin, les morts ne s'abaissent plus guère à démentir les insanités qu'on leur prête et le nécromant myrionyme le savait, comme on voit, de longue date. Son arrivisme ne s'embarrassait décidément d'aucun scrupule et l'on ne saurait être surpris de le compter parmi les plus zélés flagorneurs de

p.76

Badinguet au front duquel il avait su reconnaître « le sceau des Elohim » (2). Il avait du reste adopté l'« impériale » et fut tout justement à Eugénie ce que Mlle Lenormand avait été à Joséphine. Mieux inspiré toutefois il prédisait les naissances, non les divorces et ne fit pas de prison. (3) Mais il mentait aussi avec un déconcertant aplomb : « c'est à l'étude des choses extraordinaires que nous avons consacré notre vie toute entière... » Lorsqu'il écrit ces lignes il n'a pas encore trente ans et vient tout juste de découvrir l'occultisme - ce qui ne le retient pas d'ajouter : « Le temps, le travail, la persévérance et la volonté nous ont fait comprendre les emblèmes, les hiéroglyphes, les tables mystiques, les énigmes... Nous avons traduit et commenté les manuscrits cophtes et hébreux etc... » Même ton, plus tard, pour s'autoriser du renom de son ami Eliphas Lévi. « Au milieu de cette anxiété générale, deux hommes seuls, à Paris, lisaient dans l'avenir, comme en un livre ouvert... Le premier de ces hommes, taciturne comme l'aigle en son aire, contemplait, aux éclairs de son génie, les plans dictés par sa mission de gloire. Le second (c'est lui-même) Mage solitaire, vieilli dans l'étude des choses infinies, méditait l'algèbre des cieux... (4) » Ce qui n'empêche pas Eliphas Lévi de montrer le peu de cas qu'il fait de ce Mage vieilli et de son algèbre : « Comme fond (son livre) n'est guère plus sérieux (que celui de Desbarrolles) et à part ce qu'il a puisé dans mes entretiens et dans mes livres, on n'y trouve guère qu'une fusion de la cartomancie, de l'arithmomancie, de l'onomatomancie et de l'astrologie judiciaire. (5) »

(1) L'Homme Rouge des Tuileries. Préface.

(2) Ibid. Conclusion.

(3) Mlle Lenormand ayant prédit à Joséphine de Beauharnais qu'elle divorcerait d'avec Napoléon, celui-ci la fit arrêter et détenir quelques jours.

(4) L'Homme Rouge. Préface.

(5) Eliphas LEVI. Correspondance. T. III. Cité par P. Chacornac.

VI. - PRONONCÉ PERSPECTIF

Il n'est donc pas assuré que Christian n'ait jamais connu Fourier. Mais il est plus que probable qu'il n'a pu le connaître intimement comme il le prétend. Il appartient de surcroît à l'espèce des faux-témoins de la plume et dans l'affaire du Talisman, sa récusation paraît s'imposer. Force serait ainsi d'admettre, jusqu'à plus ample informé, que Fourier n'est pour rien dans l'invention de cette amulette et qu'il ne l'a jamais suspendue à son col « à l'aide d'un cordon de soie verte » pour réconcilier les troupes royales et les insurgés de Juillet. Ces conclusions demeurent conjecturales : il resterait à découvrir la figure originale dont s'est servi l'archiviste Pitois pour agencer son roman. Il est en effet peu probable qu'il l'ait fabriquée de

p.77

toutes pièces : l'idée d'ajouter aux correspondances qu'implique le septenaire (soit les métaux et les planètes) les couleurs du spectre et les notes de la gamme, marque un souci de concilier les découvertes de la Science moderne et l'ésotérisme traditionnel qui est bien dans l'esprit de l'illuminisme syncrétique du XVIIIe siècle finissant. Une filiation précise ou une convergence due aux mêmes dispositions amène Eliphas Lévi à écrire : « La vertu du septénaire est absolue en magie... Les 7 couleurs du prisme, les 7 notes de la musique, correspondent aussi aux sept planètes des anciens (6) ... »

(6) Eliphas LEVI. Dogme et Rituel de la Haute-Magie. 1re partie. 7. G. : L'Epée Flamboyante.

Sur ce chemin, en remontant le cours du temps, se tient la preuve décisive - entre Paris et Lyon - à Lyon peut-être : le Soleil est l'architecte de l'Etoile.

P. A.

p.78

GERARD LEGRAND

BRISURES

Le disparate de ces fragments, notes et formules est sans excuse, sinon que :

1° je n'ai pas de fonds de tiroirs, et d'ailleurs je n'aime pas les tiroirs (j'aime avoir tout sous les yeux à la fois).

2° devant l'actuelle ataxie des milieux « intellectuels », il n'est pas vain de faire brèche de tout bois.

*

Ecrire suppose une manière de fatalisme : avant d'être juste ou injuste, d'éclaircir ou d'obscurcir la vie, telle pensée est, se cherche (et se trouve) par des mots. C'est ainsi (en laissant de côté le problème de la responsabilité morale qui se posera après l'acte, sur ses conséquences éventuelles) que peut se supprimer le dilemme entre le lien avec ce qui s'est pensé « avant », d'innombrable, donc parfois de capital, et l'indifférence plus ou moins grande aux hommes de demain, voire à la destruction, fût-elle zoologique, de l'espèce.

*

Comme le soleil qui vient de se coucher, un bonheur disparu laisse après lui quelques rayons subits qui révèlent vivement certains accidents du paysage, puis une longue lueur douce audessus du monde enténèbré.

*La Bourse : amas de bêtes fauves dans une cage aux barreaux pseudo-grecs, imposture vociférante sur une place à certaines heures aussi vide de tout ce qui n'est pas un augure que les colonnades de Chirico.

*

Il est dans l'érotisme un tournant subtil où à la nécessaire et « naturelle » impression de saccage résultant de tout élan vers l'excès, tend à se substituer une impression de souillure qui risque de faire de l'agent une « victime », un patient. Alors apparaissent dans le délire les spectres faussement adversaires du masochisme et de la théologie.

p.79

L'heure où les feux d'herbe se bleutent.

*

D'être fini, le ciel étoilé était-il moins beau ?

*

Au sommet de sa carrière, l'un des plus abominables despotes qu'ait connus l'histoire résolut de se montrer libéral, à sa façon : il dirigea ses foudres « progressistes » contre un inoffensif linguiste, naguère célèbre pour quelques spéculations intéressantes, mais qui avait, sur le tard, quasiment sombré dans la folie. Le despote démontra (après quelque quinze ans de méditation) que les applications du dogme régnant, telles que les avait faites le linguiste (car le dogme s'étendait à toutes les sphères de la recherche humaine) étaient trop rigides, trop mécanistes : ce qui lui permit d'ajouter un nouvel et inattendu fleuron à sa couronne de « coryphée des sciences ».

J'y insiste, Staline ne condamna l'académicien Nikolaï Marr qu'à titre posthume. Cette intervention n'en suscita pas moins l'infatigable zèle de ses thuriféraires à l'échelle internationale, mais on peut se demander pourquoi le dieu vieillissant choisit de persécuter cet érudit qui avait été tsariste (puis bolchevik, puis stalinien) pour prouver « l'élasticité » de ses propres conceptions.

Ce n'était point, je crois, qu'ils fussent tous deux géorgiens, ni que la linguistique fût un domaine sans danger (quel domaine était « dangereux » pour Staline en 1950 ?) : mais peut-être le despote ne pardonnait-il pas au songe-creux, penché sur l'insoluble problème des origines du langage, d'avoir affirmé en substance que « les sorciers apprirent d'abord aux hommes à communiquer non plus par des gestes mais à l'aide de la parole articulée » (1).

(1) Ni cette phrase : « La plus parfaite technique ne prouve pas plus la vitalité d'une branche scientifique, que ne le fait, pour la religion, l'observance irréprochable du rite ».

*

Le pilote qui lâcha la bombe d'Hiroshima s'est fait voleur, - afin d'être puni.

*

Vive le mélodrame où je n'ai pas, tout de même, pleuré - et où Margot ne s'est point esclaffé.

*

Les historiens des religions contiennent en général des théosophes qui s'ignorent, - de ceux auxquels Lovecraft reprochait (non sans naïveté) leur « optimisme béat ».

*

Epanouie dans un verre d'eau, une rose se retourne plusieurs fois sur elle-même, comme, accablée du poids de sa brûlante splendeur, une danseuse prête à saluer, - et à s'évanouir.

 

p.80

L'espèce humaine, pli destiné à mettre en valeur la netteté des draperies du monde.

*

Il ne s'agit que d'être fidèle. - Fidèle à quoi ? - Mais à sa propre fidélité.

*

Gagarine est, nous dit-on, le fils d'un charpentier : ce n'est pas le premier.

*

Honnie à juste titre (les pastilles de chlorate !) la lingerie rose peut néanmoins convenir sur certaines peaux mulâtresses ou orientales, comme l'accord d'un sorbet : noisette + fraise.

*

Se laisser prendre par les apparences, mais seulement par celles qui prennent à la gorge.

*

On a fait grand bruit autour de ce roman de Michel Butor (la Modification), qui s'adressait continûment au lecteur, transformé en protagoniste (« Vous êtes monté dans le train », etc.) : dix ans plus tôt, le chansonnier Charles Trenet avait inventé le même procédé (« Vous êtes entré un soir par hasard... ») et il lui reste le mérite de la brièveté.

*

Tous les « délires » actuels sur la science, les Atlantides oubliées ou à venir, « l'amélioration » de l'homme par la torture, la technique et quelques thérapies, toutes ces boursouflures éhontées s'effondreront d'elles-mêmes quand l'homme en viendra à accepter enfin la conscience de soi pour ce qu'elle est : un pur miroir à facettes, machiné de sorte que même le néant y devient infini.

*

Mieux je connais Homère, plus je crois à son existence : mieux je connais la Nature, plus je crois à son « existence », - et, par conséquence, nullement à celle d'un « dieu ».

*

Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, c'est leur absence : - une fabrique de succédanés.

*

Les lieux communs d'un solitaire.

*

Jadis, tu fus précoce.

*

« L'homme » n'est souvent qu'une religion parmi d'autres, après d'autres, - un peu plus pâle, un peu plus sotte, un peu moins intéressante que plusieurs autres.

<Fig>

Huguette et Jean Schuster

JOUR DE LIESSE I (été 1965)

à Philippe Audoin

à Elisa et André Breton

<Fig>

<Fig>

à Marianne et Radovan Ivsic

p.81

Le besoin de communiquer dissimule, aux temps modernes, une inaptitude fondamentale à communiquer. Ni les Anciens, ni les « primitifs », ni même les révolutionnaires ne paraissent s'être beaucoup souciés de ce « problème », qui n'a pu naître qu'au sein d'un monde atomisé moralement en attendant de l'être physiquement. (Encore « atomisé » est-il inexact, car l'individualisme, n'en déplaise aux historiens, fonctionna de tout temps).

*

Ni servir, ni commander, et demander le moins possible : mais emporter, à commencer par soi-même, non pour soi-même, mais pour « le feu », qui, de toute manière, etc. (Héraclite).

*

La poésie : - Je suis tenté de dire : c'est le papillon de l'énigme universelle qui se transforme spontanément en étaloir de l'évidence comme pour ne rien perdre de sa poudre, - le merveilleux.

*

Il y a tout plein de gens qui, précautionneux, ouvrent les portes enfoncées.

*

Des soleils secrets ménagent des retraites sans issue, des vertiges inédits, à qui sait parfois revivre à ras de terre, les mains livrées à l'innocence des ronces aussi bien que des fleurs.

*

La haine paie mieux que le mépris.

*

Je puis fabriquer du pseudo-Paulhan, ça m'évite de le lire. Je puis fabriquer du pseudo-Vauvenargues, ça me donne (le rouge au front) envie de le relire.

*

Jusqu'à vingt ans, je prévoyais la fin de l'hiver, certains matins neigeux, rien qu'à la chaleur de mon sang : ces oracles infaillibles, comme tant d'autres, se sont espacés, mais rien ne me fera admettre qu'ils aient cessé.

*

Autrefois, les certitudes « allant de soi », la conscience la plus inquiète (la conscience poétique) n'avait pas besoin de s'interroger sur elle-même. L'oeuvre d'art, comme l'action, se justifiait d'elle-même, et par le recours direct à la civilisation environnante.

Puis est venue la crise (« salutaire ») : toute oeuvre a comporté sa propre mise en doute, jusqu'à ce que le doute prenne la place de l'oeuvre. Enfin, aux tables d'hôte de la bohême « finde-siècle »

p.82

(et la suite) l'ennui s'est pris lui-même comme « prétexte ».

La certitude sans ennui se prenant comme prétexte, telle est la tâche présente et future. Une affirmation tragique mais paisible, la fin de l'ironie (Lautréamont, quelquefois Nietzsche...) Un radical changement de ton.

*

Perpétuel praliné d'un sous-bois au fil des saisons.

*

« L'athéisme est aristocratique » (Robespierre).

« Le crépuscule est aristocratique » (Germain Nouveau).

Donc...

*

Je l'ai souvent remarqué : je rêve « davantage » ou « plus nettement » dans les périodes où j'ai eu l'occasion de noter un récit de rêve, voire de lire un ouvrage consacré au rêve. Et puisque nous ne connaissons immédiatement de nos rêves que le souvenir que nous en « construisons » au réveil, - (ce n'est pas la sincérité de cette reconstruction qui me préoccupe ici) il faut admettre que non seulement l'observation modifie le phénomène, mais encore le phénomène modifie l'observateur.

*

Tandis que je sors de la Méditerranée, un coup de vent fait devenir très verte l'eau repoussée par mon épaule, et, en tournant la tête, le ciel m'apparaît d'un mauve diaphane et ténu, presque impalpable, - bien qu'il soit midi, en plein été.

*

Le principe créateur, jusque dans l'allégresse, c'est la rancune illimitée qui s'arcboute un instant contre le poids des siècles : une étincelle résume tout, puis nous disparaissons.

*

La violence est le non-signifiant « absolu », le chaos, mais elle est déjà quelque chose d'universel : de sorte que la nonviolence est une impossibilité, un non-sens, une dialectique bloquée. Seule la violence contredit effectivement la violence, ou alors - le passage à une autre sphère : mais il y a aussi une violence dans la contemplation. Celle-ci bute sur la vérité, que la violence, pour sa part, perd de vue. La violence est une offuscation qui éparpille le rayonnement de l'Idée, alors que la contemplation résume ce même rayonnement. Le recours à l'action de la part de la « volonté », est comme une ontogénèse récapitulant la phylogénèse.

*

Avril 1965. La publicité pour les « autres mondes habités » rebondit de plus belle. Ce qu'elle comporte de moins atterrant n'est pas le concours que prêtent à cette pauvre extravagance des

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savants qualifiés. Ils ne peuvent ignorer ce dilemme : ou bien la théorie de la vitesse de la lumière est vraie, et alors ces « signaux » supposés venus de n millions d'années-lumière n'ont en tout cas aucun intérêt, ou alors c'est la relativité tout entière, pire, la cosmologie « moyenne » acceptée depuis des siècles qui s'écroule : et dans ce cas, à nouveau, quel intérêt dans ces « découvertes » qui n'ont plus aucune espèce de support ? Certes, les « autorités » interrogées font de très graves réserves : mais comme on les sent désireuses de ménager l'appétit de « sensationnel » qui provoque de telles enquêtes ! Je pousserai plus loin mon accès de rationalisme : on répète çà et là, que le calcul des probabilités « commande » la vie sur d'autres planètes dans d'autres systèmes solaires. Mais c'est oublier que, selon la même loi des grands nombres prise dans une autre dimension, - « historique » ou temporelle, et non plus spatiale, - la vie, sur la Terre, est déjà le résultat d'une succession de hasards tellement improbables que, scientifiquement parlant, elle pourrait être tenue « dans l'absolu » pour à jamais non apparue. Plus calme, je ne vois, dans cette nouvelle démission des esprits, qu'un signe à ajouter à tous ceux qui me pressent de poursuivre, façon de parler, ma pensée un peu à l'écart d'un assez sombre temps.

G. L.

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DU DOUX REPOS

JOYCE MANSOUR

CHANT DES CUIRASSÉS D'ÉLYTRES

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Prends vite une plume

Ecris

Je volerai je volerai

L'orbite de la lune sauvage

Les grêles sanglots des vagues

Venues de l'autre rive

Vagues vaguelettes bandelettes et babillage

Ecris

Roule entre mes bras

Ainsi qu'un caillou entre le ciel et le fond

D'un puits

Le sable sauvegarde l'aveugle

Sur le parchemin de sa nuit

Prend vite du papier

Ecris

Suis-moi entre les plate-bandes

Tranchées béquilles épines

Ecoute

Les confidences de la rose

Mâchées hachées anodines

Ecris donc sur le dos d'un raz-de-marée

Grave ton signe

Mille fois inscris

La joie muette de l'ordure

Sous les voiles soumises

De l'aqua-marine

Trace

Le trait indélébile

La marque sanguinaire qui barre la face ultime

Mon vert coeur épris O maléfices de la lune

Signe résolument de ta verge hautaine

Sur le masque et le heaume de l'escargot cacheté

Ecris signe barre

Je me noie dans l'encrier du moindre mot

Jamais

Hélas je voudrais me dévêtir

Insoucieuse de l'hyménée

Arabe

Et mourir

Sanglante

Debout

Le géotrupe le loup

Pâles édifices horribles

Imaginations supérieures

Chevelures de ma grande hantise

O loup au loup aux loups

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Kenneth White

Dix mille boutons jaunes

VEILLE.

Ces matins et par ce temps, l'hiver me hale du lit vers deux heures du matin. Un ami me dit que je ne dors pas assez, que je serai vieux avant mon temps, que je brûle ma jeunesse. Pas à vivre une vie dissipée, non ; mais dans un feu plus profond, un feu qui brûle à blanc en nous, l'esprit de la blancheur, qui est un saint fantôme. Tout ce que je consume est consumé par cette blancheur ; elle me brûle, elle me creuse et me vide. En hiver il est une vigilance exigée de moi, et ceci est l'hiver du monde. Je suis un homme de l'hiver, et l'hiver me revendique entièrement, ne me laisse pas dormir plus qu'il est nécessaire, et même alors mon sommeil est un sommeil d'hiver, un amoncellement de neige où je m'enterre.

Je m'éveille aux matins dans le froid silence blanc ; je me lève et mets mon manteau ; je bois un verre d'eau froide et je commence à écrire. Ainsi chaque jour commence. J'en suis venu à désirer mon verre d'eau à la façon qu'a l'ivrogne d'espérer sa boisson. Je suis ivre de ma veille et de mon eau glacée, je suis ivre de mes pensées d'hiver, l'incroyable exultation de cette apparente détresse, je suis ivre d'une ivresse clairvoyante et clairsentante. Mon cerveau est une distillerie de pensée, et j'utilise la plus pure des eaux de l'hiver. Des frissons de froid et des frissons d'enthousiasme, des frissons d'enthousiasme froid parcourent mon corps ; mon corps est paysage d'hiver, disons un paysage divin.

J'écris à une pure froide source qui jaillit en hiver, et j'approuve tous les hommes au ventre mou qui refusent ce que j'écris et adhèrent à leur régime spongieux et au temps de leur propre esprit détrempé. Je les approuve avec un rire qui a en lui toute la gaieté de l'hiver, et sa malice.

APPELEZ-MOI REALISTE LYRIQUE.

Tendre le miroir ? Non, non, et non. Il y a trop de « romanciers », qui se promènent armés de minuscules miroirs qui révèlent les « faibles » de l'homme. On entre en convulsions

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en apprenant (délicieuse absurdité !) qu'un homme porte moustache mais n'a pas de poil au nez. Littérature réaliste : la chasse au détail insignifiant. Au diable le réalisme, ou chez Madame Tussaud : là est sa place. Le réalisme empile les choses et puis - c'est sa phase « moderne » - déplore l'absurdité. Comme si le processus pouvait aboutir à autre chose. Comme si, à mettre une chose morte à côté d'une autre, on pouvait espérer la vie. Mais le réaliste est déçu. Il est vraiment blessé. Tout ce travail pour rien. Alors il s'en va échafauder une philosophie. La philosophie de l'absurde. Cela lui donne un nouveau bail de vie. Il revient. Mais cette fois, c'est un dur. Tout espoir est bu. Non, hélas. Pas d'idéal (le réaliste est réellement la race la plus vide d'idéaliste). Le voilà à la chasse de l'absurde. Il en tire un plaisir masochiste. Regardez seulement, dit-il, comme nous sommes singulièrement insignifiants. Mais c'est charmant, vraiment. On en tire un tout petit rire et cela ne coûte rien. Pathétique, en vérité. Le romancier moderne. Quel simulacre. Quant aux livres, ils sortent, en rations régulières, dûment balancés sur la chaîne de production, aussi vivants qu'un préservatif.

Les dissecteurs, les sondeurs. La littérature semble être devenue une annexe de la faculté de médecine. En connaît un sacré bout sur la vie, mais fait des recherches sur divers états de mort. La différence entre le médecin et l'écrivain est que le premier s'occupe de « guérir » (prétendûment) tandis que pour l'écrivain moderne (hormis quelques esprits obtus et présomptueux), guérir est démodé.

Je veux une littérature qui me donne la sensation de la vie, non pas la littérature mort-née dont le visage grimace absurdement, ni la littérature en traitement hypodermique.. Non, simplement la littérature-vie, la poésie-vie. Quelque chose de vivant. Il est encore possible de vivre. Allons, sortez la vie ! Je ne veux pas dire une vie « à la hauteur » et à coups de stimulants. Je ne veux pas dire les spasmes fiévreux de l'agonie, le teint hectique du cadavre. Je veux dire la vie, vivante. Qu'est-ce que cela signifie exactement pour moi, la vie ? Eh bien, non, vous ne me tirerez pas de définition - surtout pas de définition exacte. C'est vous qui avez plein la bouche de significations, de significations exactes et de significations de significations et des quatre mille types d'ambiguité. Vous êtes une triste bande de soliveaux, tout bien considéré. Vous avez un tas de grands problèmes sur les bras, si vous y réfléchissez. Ne me comptez pas dans vos rangs. Je ne fais pas commerce de problèmes. Ou, de moins, mes problèmes ne sont pas du genre mort que vous brassez. Je ne les ressens pas comme problèmes, à traiter les mains gantées et le cerveau protégé. Ils sont pour moi des réalités vivantes (moi aussi, j'emploie ce mot, mais chez moi, il a quelque chose dans le ventre) avec lesquelles je lutte, et la

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lutte elle-même est une joie pour moi. Même ma pensée est vivante et joyeuse. Je ne cherche pas des significations. Je cherche des gloires. Je ne décris pas la réalité, je la vis. Je ne fais pas de phrases, je voyage à travers les rythmes et les images. Appelez-moi réaliste lyrique, et allez au diable.

DÉDIÉ A W.B. YEATS.

Marmelade en pot. La dernière petite masse et les derniers fragments de marmelade dans un pot de verre épais. Dieu est là-dedans avec sa Genèse, et Homère est là aussi, et les Incas y sont. Dans cette masse visqueuse orange et jaune, dans la forme barbouillée qu'elle a, comme un oeuf cassé, j'ai conscience du coeur des générations - tout de même que j'en avais conscience il y a quelques semaines dans le champignon luisant et tuméfié. Un orage, un manteau de plume indienne, un foetus incandescent décrivant des révolutions dans le temps - tout cela est là. Et je suis assis à cette petite table blanche, ce pot à la main, au crépuscule gris d'un jour gris de novembre - donnez-moi les mots denses et pourtant simples - et me sens sûr et confiant, et sais que les réalités comme celles-là - denses, simples - sont miennes et offertes à mon travail. Je ne veux pas écrire un livre qui ne soit que mots, je veux écrire un livre où les mots cessent d'être mots pour devenir citrons, pains et tomates. Je veux une grammaire comme ce vin noir là-bas. Je veux que la littérature chatouille le ventre du sage, littérature du ventre du monde. Regardez cet ail. Je veux un livre comme un grand jardin. Le jardin est partout. Je suis un vieux merle au bec d'or qui picote les feuilles tombées dans un jardin sauvage. Regardez comme je tourne la tête à petits coups secs, et saute, et agite ma queue, et laisse tomber une petite flaque. Je suis l'esprit dans le jardin, l'essence au ventre du monde, les soulèvements de vent, et je prends plaisir aux grandioses immondices du bois d'automne, même du Luxembourg civilisé dont les allées sont bordées de pâles et immaculées (Dieu bénisse les pigeons qui chient) reines. Et même en descendant la rue Leblanc, là-bas dans le quinzième, mes narines pleines de l'odeur épaisse de l'huile chaude, les machines bourdonnant et cognant sur tout le parcours, la vapeur surgissant en nuages gris-blanc des fenêtres d'usines, et la lune peut-être pareille au pus d'un furoncle, je suis encore dans le jardin, le ventre du monde, naissant, naissant toujours. Glorieuse naissance dans un froid enfer d'Ecosse : c'est ma devise. Je veux une grande vie chaude dans tous les comtés perdus du monde. Une grande vie libre qui fera éclater les filets de nos villes. Je veux des livres comme des baleines. Je veux des livres de la cuisine - suivezmoi

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dans le dédale d'analogies - je veux des livres de la cuisine, non du parloir ou du bureau, je veux des livres du fournil où la pâte est molle et humide et lourde et grasse, et le boulanger la fait claquer sur la planche et la bourre et la martèle et y plonge avec les deux mains. Je ne veux ni menuets phrasés, ni natures-mortes verbales. Je veux la pulpe de la matière, la vraie grasse et douce pulpe, les hommes actifs à l'intérieur. Je veux chaque page aussi brûlante qu'un petit pain tout frais.

Et entassez la marmelade, mesdames de la terre. Il est l'heure de nourrir les poètes écossais, pauvre bande d'affamés au cerveau salé, gémissant comme des pingouins sur une côte arctique, rêvant de cages dans un zoo de Londres et de harengs frits dans le sang de l'agneau et de lunes aux mers pleines de whisky.

CHAUDES LES BRIOCHES, CHAUDES.

Meudon tout gonflé de neige, les ruelles à ras bords, bleu au petit matin, unique braise rose rougeoyant faiblement dans le ciel. Le marché est presque installé, et les commères sont debout près de leurs étals, claquant la semelle, alimentant leurs poëles portatifs, disant en décollant la glace qui encercle leur lot de marchandises qu'elles auraient bien fait d'apporter du sel. Les cafés sont bondés, et il y a une épaisse odeur de café. Un chaud relent flotte autour de la boucherie. Je vais à la boulangerie acheter des brioches. Chaude la boulangerie, tout brillants les pains. J'achète mes brioches, et retraverse Meudon en les mangeant.

Chaudes les brioches, chaudes : pour l'instant je ne suis qu'un mangeur de brioches. Comprenez que c'est l'hiver du monde, comprenez que j'ai travaillé toute la nuit, comprenez que je suis le fantôme de Meudon, et puis appréciez l'expression et la réalité : chaudes les brioches, chaudes. Pour le moment, il y a deux substances au monde ; la neige froide, glabre, gelée, et les brioches chaudes. Moi-même ne suis nulle substance : un frisson en marche, un trouble de l'air.

Chaudes les brioches, chaudes - les mots sont mon poële. Des brioches chaudes et un poële ne sont pas choses dont on se moque au plus fort de l'hiver. Pour maints fantômes, ce sont les seuls moyens de subsistance. Sans eux, tous nos fantômes quitteraient le monde et deviendraient des anges. Je refuse de devenir un ange. Je suis le fantôme de Meudon, le fantôme de Schiehallion, grignotant des brioches chaudes dans le réfrigérateur.

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TRES PRÉCOCE PRINTEMPS.

J'étais dans le jardin ce matin, à scier du bois, le jardin qui est étincelant de neige et vibrant de chants d'oiseaux, et le soleil avec en lui une touche de printemps, la toute première. J'étais là à scier dans la blancheur scintillante, à faire entrer une chaleur dans mon corps, car nous n'avons plus de charbon à la maison, pas même un mauvais morceau de coke. Le chant de la scie, et le chant des oiseaux, et la plus petite pointe de commencement du printemps suffisaient à me faire sourire et rire de joie, tout seul, dans le jardin. Puis l'envie me prit d'autre chose : à dix heures j'allai à la boîte voir s'il y avait du courrier, mais rien. Et puis je descendis à la cabane du jardin pour jeter un coup d'oeil sur ma malle et en toucher les serrures rouillées, cette malle empilée là avec les vieilles chaises et les vieilles boîtes de carton et les morceaux de mobilier jeté, dans une cabane d'humidité, de toiles d'araignées et d'odeur de chats. J'en sortis, et fermai la porte fermement derrière moi : trop de souvenirs nauséabonds, trop de réminiscences moisies grimpaient en rampant vers mon esprit, champignons et mousses du passé, idées miteuses ; et je retournai à l'espace du jardin ouvert, à la blancheur, à ma scie, prêt pour le printemps quand arrive cette saison, nue, jaillissant d'un monceau de neige. Tout ce que j'ai écrit n'a servi qu'à me mettre à l'aise en prévision d'un temps comme celui-ci, une création d'espace où le printemps le plus précoce peut advenir en toute liberté. Je suis prêt maintenant. Je suis prêt maintenant à entrer dans le printemps. Regardez-moi, les gars, je marche. Jamais vu un poète en marche ? Je marche par le monde entier. Si vous vous dépêchez rien qu'un peu, vous me rattraperez. C'est le monde blanc, les gars, c'est le printemps précoce, et nous marchons. Nous sommes sortis de la salle d'attente maintenant : nous voilà dans l'espace, et nous marchons, marchons avec le printemps - allons, venez maintenant, vous autres.

TEMPS PASSÉ.

Je suis un grand passeur de temps, car j'ai dépassé la peur de le perdre et l'inquiétude du temps dit perdu. J'ai appris à vivre au hasard, qui si souvent me laisse au jeu des embardées (à l'église tangante des éléments) qu'il ne m'est plus étranger : je suis toujours prêt à le prendre comme il vient, et à me mesurer avec lui. Je suis disposé à passer un tas de temps - sans cette volonté ouverte il n'y a pas de chemin, pas même un début de chemin.

Cet après-midi, je l'ai passé au Rond-Point de la Défense,

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à l'Exposition des Arts ménagers. J'ai passé des heures à contempler des cuisines modèles, des chambres à coucher, des poëles, des réfrigérateurs, des lits, des bibliothèques, des assiettes, de la coutellerie, des lampes, des éviers, des papiers muraux, des tapis, des vases, des tables. Il y avait une petite cellule blanche, grossièrement plâtrée, avec une table, blanche elle aussi avec, au milieu, un cristal incrusté et, du toit, pendait une masse de fleurs blanches et sur une chaise était assis le représentant de la firme responsable - la déesse blanche elle-même - qui lisait un livre remarquablement intelligent dont j'oublie le titre : peut-être Tout notre passé d'angoisse. Riches et bronzés (c'est le mois de mars) des gens discutaient ameublement et Louis XIV. Il y avait peu de monde à ces stands, et peu de flâneurs. Les gens étaient tous au cinquième, où je les rejoignis finalement. Le cinquième était bourré de comestibles et de vins. Là, j'ai mangé et j'ai bu, avec le reste de la foule. Je me suis servi de thon, de tomate et de curry dans une tasse de carton, j'ai grignoté des échantillons de biscuits, savouré un pineau, puis un autre, pour être sûr que je n'allais pas en commander ; puis j'ai pris une tasse de chicorée froide, puis je me suis acheté un sandwich à la morue et à la pomme de terre, et j'ai bu une flûte de champagne, puis j'ai pris du pudding dans une tasse de carton, et pendant tout ce temps j'avançais avec la foule, la foule mangeante, buvante, immédiate, qui n'a pas une seule chance du diable de vivre dans une salle de séjour modèle, mais qui possède un ventre vivant. Dimanche après-midi, dernier jour de l'Exposition ; les sandwichs à 2,50 francs descendent à 1,50, même les rassis ; et les gens sont fous de soldes : ils achètent les « cadeaux » que leur font les firmes : grappes de fer-blanc enrubannées, avec une poupée pour bébé ; une boîte de biscuits assortis avec un filet à provision en prime ; une boîte d'aliment énergétique avec un magazine en couleurs : esprit sain dans un corps sain. Et les placards publicitaires flamboient ; étincellent et tourbillonnent, et un grand bourdonnement chaud s'élève de toutes parts et fait écho sur le toit, et la foule du cinquième tourne en rond, plusieurs fois, tandis qu'on la nourrit et qu'on l'approvisionne en soldes.

A six heures, je quitte la place, tout collant de sueur, la tête lourde de vin. Il pleut, je suis content. J'ouvre le col de ma chemise, et je laisse le vent froid descendre le long de ma poitrine. Je marche, sans cesse. C'est la pluie maintenant, et le dimanche gris sur cette partie décrépite de la ville et je marche jusqu'au pont de Neuilly, et je descends à l'Ile de la Grande Jatte, et je me tiens au bord de la Seine, à regarder les eaux qui roulent, glissent et font des boucles, vert sombre et grises, et c'est la fin d'une froide après-midi maintenant, et je suis assis là, trempé, dans la petite brume qui tombe maintenant, à regarder le fleuve et les gens qui passent, et la pluie se mêle au vin dans

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mon cerveau et ma main sent l'herbe rude et je jette un caillou : plop ! dans le fleuve et puis je m'étends sur l'herbe et deviens une partie du paysage.

Voilà comment j'ai passé mon dimanche.

DIX MILLE BOUTONS JAUNES.

Pluie, pluie de mars, marches de pluie, collines dans le brouillard, vallée aux toits rouges, jardin mouillé : dix mille boutons jaune vif ! Chaque brindille à ses hanches, à son torse, à sa tête porte des boutons jaunes, fleurs de joie, luisants, serrés vers l'intérieur, comprimés, éclatant de poussée, agités dans le vent, tous les dix mille dans le printemps plein, souple, aimé, fort de la foi qu'il inspire et généreux. Le moineau secoue sa queue, ouvre son petit diamant noir de gorge, se balance, sautille, hérisse ses plumes, jette un coup d'oeil alentour, tête jamais immobile, hausse les épaules, voit un chat, se râcle la gorge, lance une oeillade à un bouton jaune, puis une trille, et enfin laisse délicatement tomber une petite merde.

Oh, les boutons jaunes. Tout l'après-midi il pleut et je regarde les boutons jaunes. Les branches sont mouillées, grotesques et noires, défiant l'esthétique mais s'en sortant très bien, toutes ensemble s'en sortant bien, et d'elles, de leur noirceur mouillée et grotesque, simples ou par paires, nus, vite, regardez : les boutons. Dix mille boutons jaunes.

Les plantes sèches, ivres, renversées, brisées, chancèlent et ondulent dans le vent, tanguent. L'herbe épaisse est en boules, en écheveaux, buvant la pluie juteuse. Le ciel, oh le ciel est un champ d'herbe grise, oui, je pense - tu dis, Walt ? Regardeles, les boutons, les boutons jaunes. Après nous parlerons.

PETITE AUBE BLANCHE.

C'était une petite aube blanche à la lisière du sommeil, sauvage dans sa blancheur et épineuse, fumante de sommeil, bruyante du gazouillement et du pépiement des oiseaux. Un matin où coulent le lait et le miel - mais pas si grand que cela, pas encore, il est encore tout petit, comme une rose sauvage, ou la tache blanche d'un petit chat noir, ou toute autre petite blancheur qui vous vient à l'esprit. Elle est petite, mais c'est une gloire. Petite aube blanche, je pourrais poursuivre tes semblables pendant mille ans, mais laisse-moi simplement rester ici, assis, et jouir de ta présence.

Le soleil est levé, étincelant. Les bourgeons juteux et veloutés sur les arbres luisent et brillent. Un rais de lumière propre

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comme un sifflet met une illumination glorieuse à la culotte rose, longue jusqu'aux genoux, de ma propriétaire, qu'elle a mise à sécher dans le jardin.

Je marche dans Meudon, le haut de ma tête fourmillant et prêt à s'ouvrir. Si jamais il le faisait, mon cerveau se dresserait et dirait : cocorico, ou quelque chose d'également philosophique. Je marche dans Meudon, les rues lavées par le soleil blanc, et ce fourmillement, toujours, sur mon cuir chevelu. C'est ce que j'aurai jamais de plus semblable à une auréole. Je l'ai beaucoup senti dernièrement. Ce n'est pas une sanctification, diable non, c'est une prise de conscience. Je commence à prendre conscience des choses. Je commence à vivre joyeusement, ouvertement. Je n'ai jamais vraiment pensé que c'était possible. Il y a eu un grand changement. Un grand petit changement. Et il y a plus à venir. C'est seulement l'aube, et même encore assez obscure.

Je vois des femmes avec des paniers et des linges blancs. Je les suis jusqu'au marché. Je vais parmi les étals. Il y a déjà une foule d'anémones et de jonquilles, et ces petits noeuds de pur cramoisi qu'on nomme renoncules. Un vieil homme à cheveux blancs vend du miel : c'est bon pour les enfants ! Bananes, et leur lustre jaune retournant à la couleur de la terre. L'étal aux poissons, salé, froid. J'absorbe tout, comme cela vient. C'est-à-dire, tout ce que je vois de nu et d'ouvert et de compact, même si c'est obscur, comme moi-même. Du reste je me fiche.

Je reviens au jardin, et je m'assieds sous le prunier à écouter un merle qui me donne un gargouillis plein de rosée. Qu'a-t-il fait pour avoir un bec si orange ? Il a dû picoter le soleil une fois, quand il était encore près de nous. Cru que c'était une baie. Un si grand petit soleil. Né à la nuit noire comme poix, a fait comme il a pu.

Paix sauvage.

K. W.

(Traduction de Michel Gresset).

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Robert Lagarde

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RÉPONSES A L'ENQUETE SUR LES REPRÉSENTATIONS ÉROTIQUES

(Suite et fin)

RAPPEL DES QUESTIONS

L'ingéniosité dépensée à dénombrer les postures des partenaires dans l'acte d'amour a pour contrepartie le silence fait sur leurs positions mentales et sur les représentations imaginaires qu'ils associent au monde objectif. Ajouterait-on foi aux paroles d'amour si elles ne portaient l'espoir de cette fusion du réel et de l'imaginaire dont la rencontre des amants forme l'allégorie ? Il n'est pas sans intérêt qu'un partenaire absent (inaccessible, mieux aimé ?) puisse se substituer imaginairement au réel. Mais cette éclipse n'a de valeur que celle d'un exemple simple. Rappelons que l'image poétique gagne en puissance toute la distance qui sépare ordinairement les objets qu'elle rapproche.

Nous vous prions de répondre aux questions suivantes :

- Comment se caractérisent vos représentations imaginaires dans l'acte d'amour ? Justifient-elles un jugement de valeur ? Sont-elles spontanées ou volontaires ? Se succèdent-elles dans un ordre fixe ? Lequel ?

- Comment interfèrent-elles avec la représentation que vous avez de votre partenaire ? De vous-même ? De ce qui vous entoure ?

- Le spectacle intérieur conserve-t-il dans la vie quotidienne la trace des représentations qui s'offrent à vous dans l'acte d'amour ?

- Ont-elles à vos yeux une relation avec la création poétique ?

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GUY BÉATRICE

Pour ma part, le plaisir partagé en Amour - ce qui exclut l'Acte accompli de passage - n'en appelle nullement au sens de la Vision, c'est-à-dire des Représentations Imaginaires.

Je ne prétends rien voir d'autre dans la possession que sentir nos corps qui se balancent et mon sexe épouser les contours toujours en mouvement de l'Autre, me contentant de percevoir sans chercher à savoir pourquoi et comment. Nous sommes simplement là ; cela est appréhendé comme un Tout donné intuitivement, comme une évidence absolue, et par là même le lit ouvert sur la Nature sera préférable - parce qu'en harmonie - à la chambre close sur elle-même dans ses dimensions de constructions humaines - donc artificielles, la faculté d'Imagination ne s'exerçant alors que dans les préliminaires à l'amour, en prolégomènes à la possession réciproque.

Ainsi la troisième question tombe d'elle-même puisqu'il n'y a pas dans mon cas de Représentations Imaginaires à proprement parler.

L'Acte charnel se révèle donc pour moi participer plus directement de l'extase c'est-à-dire d'une connaissance intuitive, en un instant privilégié, sans recours à la Vision de nous-mêmes et de l'environnement immédiat.

La Poésie, quant à elle, consistera en un outil linguistique pour recréer l'environnement matériel et mental où s'est déroulé cet instant privilégié, afin de faire au premier degré surgir ou resurgir cette connaissance intuitive, l'Acte poétique se révélant en fin de compte être plus la saisie sous la dictée de « qui parle à notre oreille » que la transcription sur le papier d'une vision intérieure déployant ses paysages devant nous. Tout se passe dans l'Acte poétique comme si, du choc des mots que cette Voix mystérieuse fait retentir en nous, se déployait - après coup - la Vision.

Comme le dit René Alleau à propos de l'Alchimie, on peut affirmer que « constatant que tout ce qui est observable est symbolique », la Voix parle en symboles à nos oreilles et que c'est ensuite à partir du poème en affirmant que « tout ce qui est symbolique est observable », que nous pourrons agir sur l'Univers tout entier. Ainsi atteindrons-nous ce nouvel état de la conscience qu'Alleau appelle « transconscience » où tout est uni à tout et où toutes les perspectives se trouvent définitivement changées.

L'acte charnel matérialise pendant un très court instant cet équilibre parfaitement réalisé dans les limites des corps enlacés

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où comme dans les Anciens Mystères l'initié, même s'il prétend à décrire, n'y pourra jamais parvenir, car alors, nous avons atteint une région où tout est observable mais non descriptible.

Il convient ensuite de n'en pas rester au poème ni même à l'extase mais d'aller au delà, de parcourir le monde, en ouvrant des yeux nouveaux.

JEAN-LOUIS BÉDOUIN

1. - Pour autant qu'il soit possible de généraliser en un domaine où les complexions individuelles sont souveraines, je dirai que les représentations mentales liées à l'acte d'amour me paraissent pouvoir se rattacher à deux types. Les unes, volontaires, s'apparenteraient à ces procédés d'« aide-imagination » employés par ailleurs avec des fortunes diverses. Les autres s'en distingueraient en ceci qu'elles seraient le produit d'une activité psychique non dirigée, quand bien même pourrait-on y déceler l'influence de certaines représentations volontaires et qu'elles y fussent, au hasard des circonstances, plus ou moins mêlées. Ce sont ces dernières qui me semblent, de très loin, offrir le plus d'intérêt pour l'esprit.

Elles sont, en ce qui me concerne, imprévisibles, quelquefois très nettes et très aiguës, plus souvent imprécises et floues, quand je ne suis pas obligé de conclure après coup à leur absence pure et simple. Je les comparerais volontiers aux images du rêve, si la vie du corps, à ce moment à son plus haut période, n'était pour leur assigner des limites qu'ignore généralement le rêve, mais aussi pour conférer aux plus riches d'entre elles une sorte de pouvoir opératoire dont le rêve ne procure qu'un sentiment atténué, privé qu'il est de répondant physique.

Diverses, ces représentations sont à mes yeux d'intérêt fort inégal, selon qu'elles tendent à concentrer ou au contraire à distraire cette vision du corps qui, dans l'acte amoureux, paraît s'éveiller d'un sommeil millénaire et qui prête en retour à l'esprit une sorte de corporéité, comme si vraiment rien ne s'opposait plus à ce que fusionne intégralement, sans aucune scorie, l'interne et l'externe, le je et l'autre, le feu et la glace.

2. - En dehors de ce qui peut être consenti au libertinage, je ne vois rien de plus exaltant, dans l'amour physique, que la possibilité concrète qu'il m'offre de sortir de moi-même pour atteindre à un état d'indifférenciation au sein duquel je serais à la fois moi-même et tout ce à quoi je peux aspirer, sans cesser pourtant d'être conscient de mon caractère unique. Il ne saurait donc me suffire de devenir, par exemple, la femme que j'étreins, ni que celle-ci devînt moi. Ces échanges d'attributs, pour faire partie du spectacle dont il m'arrive d'être à la fois

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le spectateur et l'acteur, tout comme telles de ces substitutions que je comparerais volontiers à un jeu de masques à fonctionnement, pouvant à volonté ouvrir sur d'autres protagonistes, n'ont jamais modifié sensiblement la représentation objective que je pouvais avoir de moi-même, de ma partenaire, sans parler d'un décor dont je n'apprécie rien tant que l'absence.

Mais, privilégiées à coup sûr, des images m'ont parfois soulevé, littéralement haussé jusqu'à un plan où, n'étant plus qu'un corps tombant dans l'infini et gravitant autour d'un autre corps dans un mouvement purement tourbillonnaire, je ne pouvais plus douter que je fusse en même temps un élément, ou un animal, ou un objet. J'ai pu me voir, à la lumière de semblables éclairs, vivre sur des plans de réalité fort différents les uns des autres. Réciproquement, j'ai pu connaître, grâce à ces pouvoirs exceptionnels, des êtres qui n'avaient que des rapports lointains avec la personne de celle que j'aime, telle que je puis me la représenter.

3. - Ces images survivent rarement à l'espèce d'éclatement que provoque l'intensité du plaisir. J'ai dû quelquefois faire effort pour me convaincre de leur réalité.

4. - Il n'est pas douteux, pour moi, que le mécanisme qui préside à ces sortes de représentations, s'apparente étroitement à celui de la création poétique. C'est que nulle part, mieux qu'en ce lit où les amants ne descendent jamais deux fois dans le même fleuve, la rencontre de deux réalités, leur choc à l'infini répercuté, ne me paraît devoir engendrer de plus beaux feux, tels qu'ils brûlent jusqu'à leurs propres cendres et les transmutent en arbres verts, en arbres rouges.

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RAYMOND BORDE

1. - Mes représentations imaginaires entretiennent, dans l'acte d'amour, un dédoublement qui a d'abord la coloration la plus agréable, avant d'être ressenti comme une contrainte et de voler en éclats.

Les scènes s'organisent dans un feuilleton logique à dominante lesbienne qui s'est construit au fil des jours, qui est là, prêt à surgir et à répondre au moindre appel, à renouer avec la fin du dernier épisode, à revenir en arrière, à maniérer un cher détail, et qui est à la fois un prétexte et un carcan.

Je ne dois m'en prendre qu'à moi si j'assiste à l'appauvrissement graduel de l'imagination consciente. La répétition volontaire et la technique d'embellissement ont estompé la découverte. Les femmes s'enlacent dans une châtaigneraie sous le même ciel d'orage plombé une fois pour toutes, ou dans la même Citroën qui est une vieille B 14. N'insistons pas, c'est assommant comme un roman. Ce phantasme perpétué ne pouvait pas ne pas devenir un conditionnement et une aliénation. Il était trop sélectif, trop structuré pour ne pas ressembler à un ordre.

2. - Mais l'ordre vole, ai-je dit, en éclats. Arrive l'instant où le feuilleton se disloque. Comme un film qui se figerait sur l'écran, ma superproduction lesbienne ne livre alors que des images sans vie, des plans discontinus entrecoupés de noir. Elle est vaincue par la possession réelle dont elle est devenue le rite abusif.

Trop bien agencées, de telles représentations sont à la fois délicieusement complices et fermées sur elles-mêmes, intransigeantes, incompatibles avec l'amour. Le point de rupture se situe pour moi dans ces fractions de seconde où l'illustration se désagrège, cherche à survivre, relance en vain une image excitante devenue étrangère et s'éteint parce qu'elle n'est plus en parallèle.

3. - Mais ce système mental est indéfendable, puisqu'il crée un conflit entre l'acte amoureux et ses résonances affectives. Ce serait sans doute au prix d'une extrême discipline intérieure que l'érotisme franchirait le cercle enchanté de l'aliénation. Il faudrait que l'image ne succombe pas en cours de route, mais qu'elle résiste et se prolonge, qu'elle participe à l'aventure charnelle au lieu d'en être l'exposition et qu'elle fasse corps avec le plaisir. Il faudrait qu'elle trouve un autre support que la liberté contrôlée du théâtre mental des Folies bourgeoises.

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4. - Ces conditions se réalisent quand on fait l'amour au milieu du sommeil. Le rêve, alors, se perpétue dans une excitation indicible. Le réveil devient un passage prodigieusement souple entre les deux mondes, celui du songe et celui de la chair. L'image la plus déréglée s'objective tout naturellement. La nuit balaie, comme un miracle, l'antique et harassant conflit de la réalité et de son double.

5. - A l'état de veille, le secret doit être d'aller vers la (ou le) partenaire et de rêver sur elle (ou sur lui) les yeux ouverts, hors des échelles courantes de perception. Le val d'enfer, la cordillère des Andes, c'est ce sein, c'est ce sexe. Dans le paysage immédiat des corps entrelacés, des crêtes marécageuses, des serpents de montagnes, un regard neuf - grâce auquel la représentation mentale serait aussi, du même mouvement, création poétique - abolirait peut-être le filigrane de l'érotisme préconçu.

p.101 ADRIEN DAX

Les déploiements imaginatifs associés à la manifestation physique du désir me semblent, surtout, caractérisés par un renversement total des valeurs habituelles touchant les domaines du goût et du comportement.

Ainsi ce qui a pu, dans la phase préliminaire de l'attrait éveiller le désir à l'endroit d'une femme - l'élégance des manières ou celle de la parure, pour en rester là - ne semble que mieux incliner la représentation mentale à un parti-pris destructeur des mêmes qualités. Les désordres de la tenue, le désarroi de l'orgasme jusqu'aux diverses contingences biologiques, tout ce qui reste nécessairement condamné au secret par les interdits d'ordre moral et leurs conditionnements inavoués des notions courantes du bon goût, impose, alors, un cortège d'images où l'esprit est sollicité à la manière d'un vertige. La tentation d'y céder paraît d'ailleurs d'autant plus impérieuse que l'idéalisation de l'objet du désir reste plus hautement située. Comme si, l'élévation des sentiments, alors mesurée à la distance qui les sépare de leur propre reflet en abîme, révélait, subitement, une totalité de l'être, où les signes attribués à l'ascension et à la chute peuvent, indifféremment permuter. Ici, dans une sorte d'antithèse dynamique la confrontation de deux aspects inconciliables de la féminité trouve, encore, à parer l'ange des marques de la bête.

Les thèmes de la représentation mentale ne semblent pas différer, alors, de ceux le plus souvent mis en évidence par l'habituelle imagerie de l'érotisme (*). Celle même qui relève

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de l'obscénité et dont la puissance émotive reste conditionnée, bien au-delà de toute considération esthétique, par la seule affirmation des plus violents contrastes.

(*) Au niveau du cinéma et de sa littérature on persiste à confondre l'érotisme avec la plus banale sensualité. Encore à feuilleter d'interminables séries d'albums, peut-on se convaincre que la prétendue audace des images se réduit vite, dans le domaine, au jeu allusif et tout en clins d'oeil égrillards d'une symbolique dérisoire. Tout au plus les assommants phraseurs de Ciné-Clubs trouvent-ils, encore sans rire, le moyen d'évoquer Freud à un tel propos.

La plaisanterie paraît beaucoup moins drôle quand on se mêle de distinguer ce qui, dans un film, peut relever de l'érotisme ou de la pornographie. On finit toujours semble-t-il, par confirmer le sens péjoratif que les imbéciles et la police accordent, le plus volontiers à ce dernier mot.

Il est certain que l'Enfer des bibliothèques reste plus exploré que celui du cinéma. Seule de toutes les publications qui s'en réclament, signalons toutefois que la revue « Positif » s'est risquée, dans son numéro spécial, consacré à l'érotisme, à un essai de filmographie de l'unique cinéma qui, à mon sens, mérite l'appellation d'érotique.

Au cours des divers jeux sexuels me paraît surtout dominer une intense volonté d'identification à l'objet du désir. Cette transposition des individualités semble impliquée en dehors même de toute conjonction sexuelle par l'échange des caresses. Pour celui qui les prodigue il est certain que le comportement dépend toujours d'une participation, d'ordre imaginaire, à ce qui est éprouvé suivant les modalités d'un autre sexe. Dans l'appréhension d'un plaisir à la fois prodigué et éprouvé la figure érotique, dont le signe zodiacal du cancer donne, sans doute, une idée assez claire paraîtrait bien illustrer, ici, une exigence symétrique qui est, aussi, d'ordre mental.

D'une manière plus générale les actes de l'amour physique me semblent également déterminés par une sorte de mimétisme inversif où, pourrait-on dire, le sujet est en voie de parfaite aliénation dans l'objet. L'état psychique qui résulte de cette dissociation semble vite signaler un dépassement du champ habituel de la conscience relevant, déjà, des phénomènes de l'extase.

Au delà ne subsistent plus que des impressions, celles, si l'on veut d'une expansion ou d'un glissement, en constante accélération. Mais peut-être ne saurait-on exprimer plus précisément un moment limite de la conscience, alors réduite à n'enregistrer que les derniers échos de sa propre dissolution. Le sentiment d'une fusion dans quelque substrat primordial et illimité, au demeurant bien peu définissable, paraît, néanmoins, susceptible d'entretenir à ce propos de très lointaines nostalgies.

Les relations qui pourraient être établies entre les représentations mentales du désir et les créations d'ordre poétique conduiraient, sans doute à mettre en évidence les démarches intentionnelles implicitement formulées par les images en général.

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ROBERT GUYON

Que tout vrai poème soit une allégorie de la fusion entre le réel et l'imaginaire, c'est un truisme. Lorque Breton écrit en 1923 « les mots font l'amour », c'est moins qu'il les voit enfin ne se plaire rien tant qu'à se lier et se délier, s'accoupler dans le retour transparent de leur printemps, qu'en ce que ces mots s'épousent bien plutôt par la lumière que Melmoth fait luire un moment, tendre mais menaçante, sur la tête d'Immalie, qu'en ce que le poète les maintient en un point d'extrême tension, d'éclairs et de tonnerre, au-dessus d'un abîme, sombre proxénète du langage. Entrelacs des mots, entrelacs des amants, je ne sais pas d'actes plus analogues, dont le sens ait été plus oublié, et qui ne s'entreprennent plus éperdument dans les vicissitudes d'une quête. C'est assez dire que si on a pu dénombrer les positions et attitudes diverses dans l'acte sexuel, je ne crois pas que descendre en soi-même et collecter les souvenirs fragmentaires de certaines images pour en parler tous feux éteints, soit une manière d'avoir prise sur celles-ci, d'accéder au plus ténébreux des échanges entre le réel et l'imaginaire. Si j'avance que le dérèglement des sens en ce domaine et à mon âge est bien trop troublant pour qu'aucune « voyance » se prête de quelque manière aux complaisances de plume, j'ai conscience de me montrer trop désinvolte, trop provocant pour n'avoir pas à m'expliquer brièvement. A ne pouvoir en effet valablement fixer l'imagerie d'amour qui se joue ou que je me joue, j'ai pensé que mon indigence à témoigner n'était peut-être que le signe de mon émerveillement, rebelle à se définir. Il faudrait d'abord avoir assuré sa maîtrise sur tous les vertiges, et j'en suis à l'âge des égarements, des enchantements muets. Je m'avouerais sans honte un correspondant trop jeune, mais on peut craindre que là où il incombe à l'imagination de faire valoir ses mystères, le temps ne se charge en rien de réparer nos faiblesses. A d'autres de s'expliquer avec toute la loyauté désirable sur leurs mirages d'Eros, si tant est qu'ils parviennent à contenir ces simulacres de passion dans des termes de raison après avoir déjoué toute censure, (qu'on peut craindre une ennemie au moins aussi pernicieuse que lors d'une confession psychanalytique). D'entre leurs postures favorites et leurs positions mentales, ne s'en trouvera-t-il pas quelques uns qui commenteraient plus volontiers les premières, ayant décelé que sous les secondes se cache plus ou moins la question de savoir si oui ou non ils possèdent la femme aimée ?

Je pense toutefois qu'ainsi rédigée, votre enquête a toutes

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chances d'atteindre son but. Fût-ce sous l'angle du suspect, de la confidence frelatée, les réponses ne peuvent manquer d'être éclairantes. Pour moi, sûr de mal me piéger en tendant mes filets vers la mer et son baiser recommencé où j'aspire frénétiquement à me jeter chaque jour, je préfère m'en tenir à quelques remarques modulées sans rigueur autour de votre enquête.

Le ton de votre préambule (« fusion du réel et de l'imaginaire » comme la fusion des âmes et des corps) m'a fait rouvrir les manuels classiques d'érotologie hindous. J'ai trouvé que l'Ananga Ranga rompait d'un certain point de vue le silence fait sur les représentations mentales des amoureux en mettant la jouissance de la femme en rapport avec le cycle lunaire. Nul doute que chez les Orientaux pour qui il n'y a pas antagonisme entre l'esprit et la chair, leurs postures physiques s'associent au monde objectif dans un dessein profond. Le corps de la femme est lui-même une représentation du monde où les astres viennent conjuguer leurs influences suivant l'envahissement de l'ombre, comme ils rythment les mouvements océaniques. Tout ce qui vient au coeur des amants alors que s'éveillant enfin à l'aimée, rien d'assez pur ne saurait dessiner un lieu où naître, se résout dans cette énigme dramatique : à la fois ils sont au monde et ils ne sont pas au monde. Ils ont basculé d'un côté où « l'étreinte de chair, tant qu'elle dure, défend toute échappée sur la misère du monde ». Ce qui les entoure porte leurs noms.

Je pense que les représentations imaginaires de deux êtres, s'ils s'aiment se reconnaissent précisément à ce qu'elles s'associent identiquement par rapport au monde objectif.

« La mécanique érotique » vise à aliéner les amants l'un à l'autre en dépit que l'imagination, elle, ne s'aliénerait jamais. N'allons pas jusqu'à présumer une influence concertée des différentes connexions sexuelles sur leurs représentations imaginaires, a fortiori jusqu'à induire que les premières agissent sur les secondes spontanément ou non, dans un ordre quelconque ou non. Observez cependant que pour les Hindous à qui certain yoga de l'amour enseigne l'art de l'inassouvissement, qui ont su faire des caresses un langage, qui placent leur plaisir érotique sous le signe d'une mystique, aspirent à se posséder totalement, l'homme est maître de sa partenaire et réciproquement : maître de son corps, maître de sa jouissance, maître de son imagination. Dans ce moment d'oubli qu'est l'orgasme, les masques tombent. Les pensées des deux partenaires - il n'y a pas nécessairement et strictement représentation ou imagerie au sens ou vous l'entendez - sont harmoniques « dans le domaine irréconciliable de la surréalité ». L'amour s'affirme dans cet enlèvement de l'un par l'autre, exalté de ce que les baisers alors échangés révèlent magiquement à chacun, en même temps que la plénitude d'un corps, la douceur d'une vie. C'est à

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cette minute excessive que les paroles d'amour ne peuvent que tendre à réconcilier, à faire communiquer le réel et l'imaginaire. Se fiant à la conception idéale qu'un être a de sa partenaire, il composera avec la spécificité de ses réactions pour lui transmettre - renouant avec le code exemplaire de ces deux êtres qui « parvinrent à tout se dire dans un langage inventé, fait seulement de caresses » - ce qui est une partie de lui-même en cet instant : les phantasmes qu'il suscite et qui peuvent n'avoir d'érotique que l'acte qui les engendre, quitte à faire surgir en elle l'image d'autre chose. Tout amant est un peu le prince du conte si ses embrassements éveillent l'aimée à un monde neuf. Je ne crains pas à ce sujet d'affirmer - quelque facile qu'il soit de railler cette assertion - que certains individus sont ainsi télépathiquement reliés. L'imagination emporte très loin, mais la tendresse comme l'image y gagne de vaincre la distance. Ainsi la prière de la jeune femme dans L'année dernière à Marienbad n'est pauvre que si l'on n'aperçoit qu'elle n'est rien moins qu'un exorcisme - regagner le corps pour gagner l'âme - qui cherche à ruiner dans une dernière étreinte le mur dérisoire qu'on ne sait trop quel délire de séparation a dressé entre les deux amants :

« M : Où êtes-vous... mon amour perdu...

A : Ici... je suis ici... je suis avec vous, dans cette chambre.

M : Mais non, ce n'est plus vrai déjà.

A : Aidez-moi, je vous en supplie, aidez-moi ! Tendez-moi la main. Serrez-moi les mains très fort... Serrez-moi contre vous. »

C'est seulement si s'accomplit entre le monde positif et le monde hanté un mariage parfait dont l'amour et la poésie témoignent tout naturellement, que les liens unissant un couple se trouveront renforcés. Aussi importe-t-il de guetter avec René Char comment cet homme et cette femme dont « la dévorante raison de vivre » est l'amour, assument un tel destin :

« Elles diffèrent (leurs représentations érotiques), au point que les nappes de visions au fur et à mesure de leurs formations obtiennent le pouvoir d'engendrer une série de conflits d'origine minérale mystérieuse...

Les amants virent s'ouvrir, au cours de cette phase nouvelle de leur existence, une ère de justice bouleversante. (Poème dans L'action de la justice est éteinte.)

Vos deux dernières questions, capitales, sollicitent une réponse à la mesure du trouble qu'elles font naître. Je m'effacerai sur quelques mots seulement devant les poètes et les peintres puisqu'ils en détiennent la clé.

Nul doute en effet qu'à l'abandon de son corps la femme intéresse la nature tout entière. Pour qui sait promener sur les choses un regard d'amant, s'organise un spectacle que certaines

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heures du jour, certains tressaillements du coeur et des sens consentent à nous jouer, érotique mais « voilé ». Partout semble s'esquisser un commentaire de la beauté de la femme. Il faudrait, bien sûr, démêler exactement sous le plaisir que nous donne ce genre de rêverie, le degré d'euphorie auquel le souvenir de la possession de la femme aimée nous a a priori portés. Nous déboucherions droit sur cette évidence dont nous ont longuement entretenus les poètes, et qui a dérogé jusqu'au lieu commun que vous savez : la vie intérieure est tout illuminée d'un grand amour ; mais, pour en avoir moins parlé il ne demeure pas moins vrai que la vie intérieure s'illumine aussi des rêveries érotiques chez qui sait réaliser l'osmose parfaite d'un creux de vague, d'un arbre et d'un vertige. (Je songe à Paul Delvaux ou à Max Walter Svanberg par exemple). Comme le dit Benjamin Péret, « le désir dans l'amour sublime, loin de perdre de vue l'être de chair qui lui a donné naissance, tend donc, en définitive, à sexualiser l'univers ».

Les deux partenaires sont-ils passionnés d'amour sublime ou ne le sont-ils pas ? C'est à cette question que je voulais en venir. Dans la mesure où une place essentielle est impartie à la femme, où sur le fond du virtuel et du non-écrit s'éclairent avec une totale liberté certaines de nos préoccupations majeures qui dévoilent la qualité de l'amour qu'inspire la partenaire, on peut dire de notre imagerie dans l'acte sexuel et de la création poétique que l'une comme l'autre sont un art d'aimer.

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CHRISTIANE ROCHEFORT

J'ai un sérieux désir de répondre à cette enquête - à toute enquête surréaliste - parce que le surréalisme pour moi c'est quelque chose. De vital j'ose dire. Et rien de ce qu'il fait et fera ne pourra jamais m'être indifférent.

Alors je lis les questions. Comme je suis un type correct et j'ai un bon fond, je me demande à propos de mes « représentations » et tout ça. Peut-être j'en ai. Peut-être des formidables Je ne sais pas.

La vérité voulez-vous que je vous dise ? Je tiens à être franche avec vous, par suite de liens intérieurs que j'ai contractés avec vous une fois pour toutes et à votre insu, une espèce de serment à propos de l'incongruité duquel le jugement d'autrui peu m'importe le vôtre inclus.

La vérité c'est que je m'en fous.

Complètement.

De mes représentations.

Et tout ça. Leur ordre. Leurs interférences avec qui ou qu'est-ce. Les traces.

Leur relation avec la création poétique (qu'est-ce qui n'a pas une relation avec l'activité poétique vous pouvez me le dire ? J'espère que non). La vérité c'est qu'est-ce qu'on en a à foutre, et que ça n'a aucune importance et aucun intérêt, en 1965, époque d'aliénation majeure. Et que tout ce que peut faire cette enquête c'est solliciter de la prose menteuse et donner

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à qui veut l'occasion d'en faire accroire sur la haute qualité de ses dites représentations personnelles, comme quoi il est Pohète jusqu'au foutre, pensez-donc, le type qui lorsqu'il la met devient Lautréamont c'est d'un chic ; bref ce sera une belle occasion de bluffer.

Moi je m'en fous. D'ailleurs je n'ai pas de mémoire.

Et puis vous n'avez pas remarqué que l'amour c'est devenu de l'aliénation ? S'y intéresser avec ce frémissement pathétique, comme si c'était de l'hostie consacrée, c'est réactionnaire. Le mot « érotisme » est réactionnaire. Le diable emporte mes « représentations » et aussi les vôtres excusez-moi. Aujourd'hui les « positions mentales » peuvent bien aller rejoindre les postures physiques, elles sont du même bord.

C'est à Soraya qu'il faut poser ces questions, pour France-Dimanche. Aujourd'hui.

Mais vous, vous, au moins, que faites-vous à vous occuper aujourd'hui de l'amour, de l'érotisme, et de tous ces alibis ?

HER DE VRIES

Dans l'acte de l'amour, acte passionnel et sublime, je vois tout d'abord ce point suprême où toutes antinomies se rejoignent pour se confondre, tout au moins où elles cessent d'être perçues contradictoirement, conciliant ainsi d'emblée les termes contradictoires de représentation et de perception, alors qu'ils demeurent hors de lui toujours plus ou moins opposés l'un à l'autre.

C'est dire que se réalise au plus haut degré et en pleine harmonie - et c'est précisément ici que gît ce que je voudrais appeler sa merveille, sa souveraineté aussi (la banalité de l'expression renforce la qualité de la chose) - la fusion totale du réel et de l'imaginaire. On se perd - merveilleuse submersion - dans une réalité absolue qui échappe à tout contrôle de la raison et de la pensée logique.

Par conséquent il n'est plus question d'une succession quelconque de représentations imaginaires qui puissent s'imposer, car de telles représentations - si représentations il y a -, comme des éclairs qui traversent sans cesse la nuit ne forment qu'une seule lumière, se confondent dans une seule et multiple représentation-perception, spontanée et réelle, de valeur inestimable (quelles mesures utiliser pour l'évaluer ?), mais qui toutefois échappe à mon contrôle logique et raisonné. J'insiste encore une fois sur le pouvoir de submersion totale du délire amoureux. C'est comme l'a dit le poète anglais Christopher Pease Cranch : « .... and they drift so strange and swift there's no time for choosing which to follow ; for to leave any, seems a loosing ».

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Lorsqu'entre celui qui aime et l'être aimé s'établit un rapport unifiant (mystique aussi, pourtant s'opposant à tout idée religieuse, car il ne reconnaît que la divinité de la femme aimée), l'intensité de ces rapports peut varier, selon un certain degré, mais assez restreint ; aussi telle « représentation objective » que j'ai de ma partenaire, de moi-même, le cas échéant de ce qui m'entoure (mais peu m'importe), interfère selon une loi variable, la variation dépendant de toutes sortes d'influences, venant de l'intérieur (sans doute le plus souvent) ou de l'extérieur, volontaires ou non ; la loi étant la réalité de la femme aimée, de sorte que les représentations imaginaires interfèrent avec la représentation objective. Il n'y a pas de préférence pour telle ou telle succession. L'individualité, la personnalité de l'être aimé se perd - et ainsi l'objectivité également - pour devenir uniquement, dans toute son étendue, celle que j'aime. Elle gagne en réalité et perd en même temps toute réalité, parce qu'elle est incorporée dans cette réalité absolue, dans laquelle nous sommes à la fois et tous les deux réels et imaginaires, existants et non-existants. C'est seulement en dehors de l'acte de l'amour que l'on peut vraiment parler d'une représentation objective, soit de soi-même, soit de l'autre, soit de son entourage. Dans cet acte il n'y a plus de place pour l'objectivité, car nous ne sommes pas enclins à observer.

Des traces en restent dans la vie quotidienne, assurément. Et c'est la POESIE, et elle seule, qui peut les concrétiser, leur donner forme ; autrement dit, l'Amour et la Poésie sont uns et indivisibles.

MICHEL ZIMBACCA

1. - Je distingue les représentations qui concourent à l'acte amoureux de celles qui en sont issues et le terminent. Pour être exact ces dernières seules en auraient, pour moi, le fini, le reconnaissable, l'identifiable.

En effet, dès que mon corps ne s'impose plus, mes sens ne s'aiguisent que pour ne plus m'appartenir. Le courant de mes perceptions s'inverse, rien ne me parvient plus que de l'intérieur, j'emplis tout l'espace, sauf une sorte de vide au centre (elle ?), autour duquel se loge ce qui me reste de conscient. Tous mes efforts tendent à occuper ce vide. Il apparaît comme l'ultime découverte de ce qui était désiré, la réplique littéralement intériorisée du corps que j'étreins et avec laquelle je vais pouvoir saisir dans sa totalité l'être qui me brûle.

Toute terminologie m'embarrasse. Puis-je appeler représentations, sensation, ou perception ce qui ne serait visible que par

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un oeil intérieur, mais qui ouvrirait le champ à 360°, et sur lequel mon regard, s'il cherche à se fixer, vacille.

Des accidents ou des projets peuvent ramener en lisière le monde extérieur : mots prononcés quand ils atteignent l'intelligible, pesanteur, l'idée saugrenue et sublime de surpasser les moyens naturels, de faire jouir encore plus l'être aimé, la crainte soudaine que le mouvement d'horlogerie placé pour couper au risque de procréation ne soit annihilé... Accidents ou projets pourraient à la rigueur retarder l'accès à ces immensités et en réduire les proportions dans le temps.

Les représentations volontaires sur le modèle de celles préconisées par Madame de Chantelouve me paraissent devoir rester dans le domaine des intentions, balayées qu'elles se trouvent par un souffle, ou un mécanisme plus fort que la volonté ou même le désir. Quant au centre de l'acte amoureux, à ce qui entoure le spasme lui-même, ce n'est pas son moindre pouvoir que d'empêcher toute prise sur lui, tant de l'activité mentale que de celle physique qui s'achève, et que d'ailleurs il ne tolère plus, et d'ouvrir sur une lumière parfaitement vierge.

Les représentations qui apparaissent comme le produit de l'acte d'amour se caractérisent par leur imprévisible irruption, leur suspension aérienne dans le mental qu'elles emplissent entièrement. Suspension semblable à celle des phosphènes, avec cette même fuite devant le regard, mais ici regard mental, ce qui m'empêche de les voir en face et ne me permet d'en prendre conscience que comme souvenir. Elles contiennent toutes un élément de paix indicible, d'enfin connu, que ne trouble aucunement après conscience, curiosité, et reflexion retrouvées, l'énigme qu'elles posent. Bien qu'apparemment à portée de la main, paré de tous les prestiges du concret, cet élément résiste à la localisation, à l'identification.

Il est à noter que je n'ai remarqué ces représentations qu'assez tard dans ma vie amoureuse. Cela me fit l'effet d'une découverte et j'eus alors, aussi, l'idée d'enquêter sur ce sujet.

Outre les moyens de la psychanalyse, qu'il m'est arrivé d'employer avec succès, j'accède à ma vie onirique par le sentiment interne que me laissent certains rêves, sentiments qui me permet tout au moins de situer ces rêves dans ma vie courante, malgré leurs énigmes closes. Analyse et sentiment interne restent pour moi sans pouvoir sur les représentations amoureuses. Celles-ci ne présentent jamais une succession d'actes ou de faits comme dans le rêve, mais une seule « image-impression ». Elles ne suscitent en moi aucun sentiment particulier, et semblent se situer au delà de l'affectif et du sensible.

L'une de ces « images », en particulier par son aspect quasi-photographique : un réverbère éclairant un banc dans un square que je connais bien, mais vu d'un angle où il m'est impossible de

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m'être placé, me suggère malgré cette correction d'angle, l'idée d'une réception antérieure sinon de perception ; mais dans quelles circonstances ou quelles dispositions intérieures ?

Les autres, comme cette sorte de peigne d'ivoire rehaussé à l'infini de figures entrelacées et que je m'étais promis de peindre sous le titre, automatiquement lié à lui au « réveil » : « Plume volante, volupté chinoise », relèvent sans doute d'un mécanisme créateur semblable à celui qui préside à l'éclosion des phrases de réveil. Mais ce qui leur appartient en propre est de se présenter isolées et de résister à toute tentative d'association. Tous les contacts sensoriels ou mentaux investis d'abord par « l'autre-intérieur » puis par l'éblouissement lumineux sur le mode de l'accomplissement, sont aussitôt, par un processus et dans un instant indiscernés, tout aussi subjugués par ces représentations. Le moindre mouvement de caractère réflectif qui accompagne le retour du conscient, leur ôte, quand ma mémoire a pu en conserver le calque, toute présence et comme tout contenu. Du moins est-ce ce que me suggère l'impossibilité du regard direct sur elles, le tout ou rien qu'elles m'imposent. A ce point de la description, je me prends à soupçonner que ces représentations, toujours visuelles, ne sont pas réellement ce qui m'a empli comme un reflux, mais plutôt ce que le conscient a cru ou voulu y voir en une sorte de traduction, d'interprétation instantanée, comme le plomb fondu se concrétise dans l'eau froide, mais ce serait de l'or.

Je me suis abstenu jusqu'à cette réponse de porter à ces représentations une attention trop insistante ou de leur appliquer mes propres références, appartiendraient-elles à ma conception de l'amour, de crainte d'altérer leur éclat, d'attenter à leur spontanéité. Ce foyer ne s'alimente-t-il pas tout aussi joyeusement de cendres et de pierres rares ?

2. - Les sensations créées par le toucher me paraissent agir sur le dessin variable, mouvant et actif de ce vide. Le hasard, l'ordonnance ou la fixation des contacts corporels moulent et développent les progrès de mon emprise érotique. Ce qui m'entoure n'existe plus.

3. - Il en va de ces images-impressions comme des multiples figures de cette pierre philosophale que, de loin en loin, m'offre ma vie onirique, pierre qui après s'être d'elle-même donnée, échappe, ne me laissant que son moule fascinant et énigmatique où je « sais » avoir été contenu tout mon connaissable. S'il est patent que je n'ai pu m'assurer la substance profonde de ces représentations, je me retrouve paradoxalement avec un sentiment de conquête réalisée. Malgré ce que je pourrais objectivement tenir pour un échec, je descends de l'amour, pourvu à chaque fois d'une richesse nouvelle. Le désir, parfois, d'en reproduire

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les traits est une sommation faite au contenant d'avoir à produire le contenu, tant pour obtenir réponse de l'effervescente énigme, que pour m'armer de sa manifestation face à un monde que je tiens, dans son ignorance ou sa sénile négation de ces puissances, pour responsable en majeure partie de ma débilité.

4. - A l'inverse des phénomènes, automatiques ou non, de création poétique qui me portent à l'association, à l'activation

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d'objets momentanément inertes, la représentation « amoureuse », qui refuse l'association, le mouvement, ne me permet que le retour à sa contemplation, à sa fascination.

Je me suis fait l'idée que toute connaissance spirituelle se détermine, au départ, dans son attitude par rapport à cette source unique. Si la poésie n'était elle-même cette source, on pourrait l'en concevoir comme le moyen de captation, d'irrigation dans la vie.

Quand les mots font l'amour, nous sommes, actifs-passifs, portés à l'invisible point focal où se chargent les signes. Quand nous faisons l'amour, nous plongeons au foyer où s'alimente l'être qui vient.

(Les illustrations sont extraites de « Barbarella ». Le Terrain Vague, éd.)

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VINCENT BOUNOURE

CONCLUSION ET FEED-BACK

Apparue sitôt ouverte comme trop savante, comme trop psychologique, cette enquête s'est révélée pour finir trop précise sinon franchement indiscrète et s'est attiré, comme on pouvait penser, un bon contingent de fins de non-recevoir. Je serais navré d'avoir obligé les gens au travail : je proteste que mes intentions n'étaient pas si noires, m'adressant à quelques-uns qui passent pour s'inquiéter de ce qui leur arrive. Il ne leur arrive rien ou bien j'ai eu raison de compter avec les motivations communes toujours très bien portées, malgré quarante ans de surréalisme, dans cette vallée de larmes.

J'aurai naturellement les plus grands égards pour ceux dont l'impudeur ne s'est pas trouvée à la hauteur de mon impudence, tenant pour loisible à chacun de choisir ses buts de promenade. Je me bornerai pour l'instant à deux remarques, l'une tout à fait subreptice touchant le bon goût français, jugé responsable par Freud lui-même de l'étouffement de la pensée analytique dans ce pays, la seconde demandant un peu plus d'application dans la mesure où elle anticipe sur mes conclusions.

On s'était gardé de proposer mieux, en un domaine jalonné d'interdictions de toutes sortes, qu'une méthode d'exploration qui devait les mettre au jour et par là les déjouer. L'appétit que l'on me connaît pour les confidences de haut goût me dispenserait de m'expliquer sur ce que j'attendais si tout de même une telle enquête publiquement ouverte n'avait fait large la part de l'imprévu. Sur le sort fait par l'esprit à l'imagerie érotique, dans les aventures successives de la vie, sur ces tours de passe-passe qui ouvrent l'entrée du royaume d'analogie, (où règne un démon,) nous pouvions nous satisfaire d'un lot de certitudes qui ont fait leurs preuves ; nous aurions été surpris qu'une tentative jusque là inconnue jette, à la seule faveur d'une enquête, toute lumière sur les faits les plus obscurs, les mouvements impalpables qui agitent nos divinités. Mais beaucoup de ces Dieux ont péri. Lesquels ?

Nous n'en sommes pas à conclure ; du moins avons nous appris que les vieux juges ne sont pas morts. La vie amoureuse autant que jamais relève de la juridiction du surmoi, de telle sorte que ma question sur le jugement moral qu'encourent les postures mentales n'a reçu aucune réponse plus claire que celle de 25 sur 32 de nos correspondants expressément consultés qui se sont abstenus d'opiner. J'inscris au procès verbal ces 25 exemplaires d'un silence significatif sans compter celui de quelques uns de nos amis qui lui ont trouvé un raisonnable alibi dans la préférence à donner aux réponses de

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provenance non surréaliste. J'attends avec curiosité qu'on me reproche d'interprêter des silences. Ceux qui croient que je m'égare ne sont pas comme moi. Quelques réponses en sourdine accompagnant la retraite aux flambeaux de Christiane Rochefort autorisent à penser que la banlieue proteste. C'est bien joli, la banlieue, avec les lilas, nous prendrons l'auto.

Tout s'arrête à cause de l'histoire, des histoires d'eau sous les ponts, les beaux ponceaux des parcs. Celle qui tourne a de drôles d'histoires. - Dites-moi, mes amis, était-on jamais allé si loin ? - Et j'aurais bien aimé trouver le second Faust dans le paquet des réponses... Le dialogue peut se poursuivre à volonté, mais si j'y tiens ma voix : - Et Freud, qu'en advient-il ? - Laissons cela dans les dispensaires, voulez-vous ? Entre gens de condition, on ne parle jamais de son barbier.

Je cesserai donc de feindre et j'avouerai tout uniment ma surprise. Que Freud soit mis à l'index, il y a beau temps que lui-même l'avait noté et interprété. Mais une gloire équivoque maintenant s'attache à son nom parce que ses trouvailles ont admirablement servi d'autres fins que les siennes, parce qu'il n'y a pas aujourd'hui un malade guéri par l'analyse pour mille pauvres diables et autant de diablesses frappés de stupeur par l'utilisation lucrative des puissances auxquelles Freud a donné leur état-civil. Comment dès lors ne pas parler d'un air entendu. Ma concierge a perdu son chien et a été obligée de raconter sa vie sur un divan de luxe. Seul entre nos correspondants, Jean Zurfluh reprend le vocabulaire analytique auquel ont dû renoncer des aristocrates plus délicats.

On n'attendra pas de moi trop de vergogne, si c'est s'encanailler que parler selon Freud, quand j'ai cru devoir il y a très longtemps me rendre à ses raisons. Ceux qui ont eu des passions y voient la part de leur vie la plus enténébrée. Je concède que ce n'est pas à travers les représentations érotiques, ou ce que j'ai ainsi désigné avec barbarie pour des motifs que j'ai, que les lueurs me sont venues. Mon comportement nocturne resté d'autre part largement soumis aux intentions du demi-sommeil qui le précédait demeurait à peu près constamment rebelle à toute investigation. Mais j'ai cru comprendre à travers mon comportement diurne que la vie génésique par le désordre qu'elle induit libérait les symboles d'un langage souterrain aux phrases inaudibles. Qui est allé là-bas, visiter les fosses où tournent des ours qui ont notre âge ? Dehors, toujours de vieilles topazes persistent à me brûler comme les astres de mes nuits d'enfant. L'image maternelle, c'est bien elle qui survit à son éclipse jusque sous les sarcasmes dont j'aime à la brocher. C'est elle que je reconnais, rayant droit mes années d'initiation, en pleine chute dans ses voiles épars et suspendue à quelques centimètres au-dessus du sol, des petits coussins d'oxygène calés sous les talons. De ce palier où battent toutes les portes qui donnent sur la rue violente et la ville, tout va repartir. Pauvres miroirs tranquilles rassis sous le luxe : les héros ne s'attardent pas dans les anti-chambres. Le mot de l'énigme, que sais-je où je le trouverai ?

Où en est le sens de la réalité ? Il m'est apparu étrangement vacillant chez un grand nombre de nos correspondants. Le pactole d'idées faites reste évidemment sans emploi, y compris cette grande idée qui nous fait vivre et conjugue en notre faveur le principe de plaisir et le principe de réalité : le réel nous est connu par l'intercession de la femme. Un air très raréfié ralentit

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nos gestes, les frappe de gaucherie, les dépouille de leur élégance décidée. Aux mirages succèdent les souvenirs, la lanterne magique des vieux greniers anime les murs. Aurais-je versé un peu de liqueur amère dans la coupe des plaisirs ? Qui donc redoute de voir fondre entre ses doigts les filles de Loth, celles qui, visiblement, regardent en arrière ? J'ai d'abord posé la question : qui regarde en face ? Je demande quelle quantité de réalité nous prétendons atteindre et quelle est notre « présence réelle » en un lieu où nous précèdent de leurs emblèmes deux histoires parallèles et deux préhistoires inavouables.

Le mot qui répond à tout, véritablement le charme, je m'en voudrais de lui marchander mon émoi. Je ne crois pas que le sens du devoir ni l'amour même puissent nous garantir de l'erreur. Ce n'est rien retrancher de l'enchantement du moment, mais c'est ôter aux passions leur peu d'intelligibilité que d'en faire une suite d'éclairs indépendants. A cet égard la communication de Zurfluh, non plus que celle de Mandiargues, ne me paraît pas tout à fait indemne d'une majoration de l'ici et du maintenant, censure tantôt malhabile, tantôt trop adroite, par laquelle on compte bien se garantir des coups du sort et surtout du passé. Cette intronisation du réel n'est pas si simple. Tirons les rideaux, non devant les curieux, mais pour que nos yeux ne soient pas distraits de leur plaisir. Mettons les fauves en cage et ce ne sera pas ensuite pour les agacer au museau d'un revers de gant. Nous serons bien en règle avec les prescriptions sanitaires qui condamnent les bêtes sauvages ; nous disposerons assurément des capacités requises pour les travaux de voirie. Le désordre de notre vie sentimentale n'empêchera pas, au contraire, le cadre de fermer chaque jour sur l'espace et le temps. Fascination convenue. La réalité, au coeur de Don Juan, dans son surgissement. Le toujours peut s'accomplir. Voilà qui est essentiel à nos joies. Les succubes sont congédiés et le principe de réalité s'entoure de cautions morales au bénéfice du principe de plaisir.

D'un côté ceux qui ont peur de lâcher la proie pour l'ombre et la femme qu'ils étreignent pour le mot de l'énigme. De l'autre ceux qui s'enchantent des simulacres dressés par leur propre folie. Où est le réel ? Ces derniers sont artistes : ils modulent sur un air d'eux connu. Ils en arrangent les phrases au gré de l'humeur. A la limite, je me demande si les femmes ne leur deviennent pas interchangeables du moment qu'elles savent évoquer les personnages du film unique qui est leur vraie passion. Ou peut-être la diffusion des substances s'accroît-elle jusqu'à l'érotisation du monde, au point de leur rendre superflus les gestes de l'amour. A leur usage, je me vois obligé d'étendre la notion que je m'étais faite jusqu'ici du fétichisme, envisageant des objets distincts, des actions précises. Comme dans l'analyse du test de Rorschach, les formes me paraissent d'abord signalées par leur inertie ou leur dynamisme, par l'usage combinatoire ou confabulatoire qui en est fait ou non.

Dans les limites tracées par notre enquête, je prie de noter que se substitue à la distinction classique du normal et du pathologique un critère plus pragmatique, le critère phénoménologique. Je me serais épargné ce détour en posant d'abord la question du licite et du normal, si j'avais cru que l'on sache encore

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parler légèrement des choses graves, si je ne voyais quelques-uns les traiter avec l'obstination d'un rossignol du haut de l'édition monumentale des oeuvres de Husserl. Par déférence, les fantasmes envisagés sont liés en principe à la satisfaction. La réalité de l'enjeu, le succès de l'action servent de critère et réintègrent dans le champ des valeurs normatives les imaginations utiles. Le théâtre me paraît le lieu d'une catastrophe oubliée dont les acteurs portent des masques qui ont démontré leur pouvoir. Le drame devient jeu. Les degrés du grinçant sont vite sautés, aller et retour, entre le rire et la fascination. Nous voici aux antipodes du sensualisme, parmi des êtres de fidélité dont la carrière amoureuse, pour légère qu'elle puisse paraître, exprime les avatars d'une même image avec l'esprit de suite et la complaisance éblouie que revêt tout fétichisme.

Le lecteur dira - ou plutôt ne dira pas - s'il m'encourage à poursuivre la besogne. Allons donc ! moi qui suis dévot de tant de fétiches, c'est le diable si je ne trouve pas une loge réservée dans cet amphithéâtre caractériel d'un genre inédit. Naturellement, naturellement, je prendrais mes distances. D'une distance fatale, je suis venu à l'idée d'une distance nécessaire, de sorte que l'héroïne me semble d'autant plus pathétique dans son mouvement qu'elle descend de plus haut ou qu'elle vient de plus loin. L'idole, l'étrangère me gratifie de toute la distance franchie plus délicieusement que la soeur ou l'épouse qui, à l'instant que je l'aime, ne saurait sans me glacer résigner les royaumes dont je lui donne la charge et où je préfère la rejoindre.

Les années de voyage du compagnon sont faites d'enfantillages. Mais sur le retour, s'il en est un, le compagnon pourra se prévaloir encore des paroles d'Havelock Ellis qui tient les phénomènes du symbolisme érotique pour « le triomphe suprême de l'idéalisme humain ». L'homme de la rue salue au passage celles qui portent les bijoux de la tribu comme le signal d'une possible élection. Leurs prestiges sitôt rapportés au fantôme que poursuit celui-là, en lui s'accumulent et s'absorbent dans l'enchantement que lui verse l'unique, la Reconnue. Menus drames pour un connaisseur un peu sagace de la foule : « Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur... J'apporte vivante... une femme d'autrefois ». L'esprit de contemplation pour son compte repétrit tant de masques vains pour en faire le visage du phénomène futur. Ainsi en va-t-il pour moi de celle qui est sur le pavois. Elle a d'innombrables servantes ; leur démarche ou leur voix multiplie les feux de la chambre ; leur fuite quand je les congédie abandonne des parfums ; je ne me suis jamais brûlé qu'à un seul regard.

C'est pour mon malheur que les apparences féminines qui me poursuivent de leur séduction au point que j'en recompose le visage de la toute séduction obéissent aux canons de modes presque toujours charmantes, mais qui en imposent par leur généralité comme si celles qui nous tuent se retrouvaient plus puissantes dans une apparence unique, universelle et pour ainsi dire abstraite. C'est ma rêverie qui est sommée à toute force, exposée comme jamais au pouvoir de suggestion des images, de rentrer dans l'ordre, de produire son certificat de conformité. Je n'ai pas la prétention d'en remontrer aux camelots. Mais je les entends : toutes en une, la reine de Babylone. Leur dernier cri n'a pour lui que de changer. Voilà les femmes toutes jumelles. A quand les marchands de singularités ?

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La religion d'aujourd'hui n'est pas neuve ; aliénation, névrose, chacun pourra la dénommer selon ses préférences ou ses superstitions. Elle pourrait faire en sorte que la femme ressemble bientôt définitivement à une fiction. Nous aurons été assurément détournés du labyrinthe et nous irons en dérive parmi les jolies passagères sur la barque des cendres. Ceux qui croient comme moi que la réalité est la satisfaction du désir en viendront à requalifier ce dernier, comme le fait un mouvement d'idées qui sait jusqu'où il a infléchi la sensibilité de son temps. Les provocations quelquefois portent au delà de leur objet. J'ai cru m'apercevoir qu'elles n'avaient rien perdu de leur vertu. Il appartient à l'exposition internationale du surréalisme qui s'ouvre au 15 octobre de cette année de réorienter le spectacle. Quant aux enfants voués au bleu et au blanc qui s'imaginent faire acte de surréalisme dès qu'ils pratiquent l'amour sous contrat d'exclusivité, je ne désespère pas tout à fait que le très beau livre de Robert Benayoun, qui vient de paraître, contribue à les déniaiser.

V. B.

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CORRESPONDANCE ET NOTES

Vercingéthorez : du fils du peuple aux enfants de la patrie

Voix ouvrière du 4 mai 1965 a relevé dans un numéro d'avril de l'Humanité - Dimanche :

Parmi tous les enseignements que l'on peut tirer de l'héritage politique et culturel de Maurice Thorez, ceux qui relèvent de la célèbre formule « Nous continuons la France » sont sans doute parmi les plus riches, très certainement les plus originaux et peut-être même les plus importants.

Personne ne conteste aujourd'hui le caractère véritable de la Marseillaise qui est avec l'Internationale l'hymne d'espoir et de combat du peuple de France. Il a fallu pourtant arracher la Marseillaise à la bourgeoisie et si la Marseillaise et l'Internationale sont réconciliées et si les plis du drapeau tricolore et du drapeau rouge sont aujourd'hui mêlés, c'est à Maurice Thorez que nous le devons.

Le discours prononcé à Choisy-le-Roi en 1936 à l'occasion du centenaire de Rouget de Lisle restera un grand moment de la pensée française.

Mais Maurice Thorez ne nous a pas seulement rendu la Marseillaise et le drapeau tricolore ; il nous a rendu bien d'autres couleurs de la France : Robespierre, Saint-Just et d'autres encore que Louis Aragon rappelle fort opportunément dans le dernier numéro des Cahiers du Communisme : Jeanne d'Arc et Bonaparte, Victor Hugo et Zola, Péguy aussi.

Tout cet aspect de l'oeuvre de Maurice Thorez est malheureusement trop souvent ignoré et le rôle de l'Institut sera déterminant pour le faire connaître.

Des clous dans le pain

Dans l'Auberge sanglante, des taches brunes traversent le plâtre dont on a hâtivement recouvert les murs et le cuisiner Neruda résite mal à de vieilles habitudes.

Ses états de service ont été dressés par Combat (avril 1965) :

Que l'Humanité fête Pablo Neruda, Neruda notre ami, comme le grand poète du Parti communiste au Chili et en Amérique latine, c'est bien. Je veux dire que l'Humanité respecte sa mission, et dit la vérité.

Que la « bonne presse » de M. Georges Hourdin et les grands quotidiens « bourgeois » français fassent chorus, ils fabriquent de la fausse monnaie.

Admirons l'acharnement de Neruda à devenir rouge dans l'appareil du Parti, comme on devient zombie dans le culte vaudou, mais n'admirons ni son talent (justement méprisé par Juan Ramon Jimenez, Prix Nobel, homme de gauche et

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mort en exil) (1) ni la spontanéité de sa révolte. Si l'oeuvre de Neruda appartient à la littérature, les dithyrambes de Radio-Tirana doivent être publiés chez Seghers. Si Neruda est un révolutionnaire admirable, Kanapa est promis au Panthéon.

(1) Lire à ce sujet Juan Ramon de viva vos, propos recueillis par son secrétaire Juan Guerrero Ruiz Insula. Madrid 1961.

La plus haute action d'éclat de Neruda se situe en 1940. Consul de Chili à Mexico, au moment de l'attentat manqué du peintre Siqueiros contre Trotsky, il organise la fuite de Siqueiros et mérite ainsi la bien veillance du petit Père des Peuples.

Sa plus grande gloire littéraire ? Le Prix Staline. Sénateur communiste, puis chantre ambulant du Kremlin, Neruda va se distinguer pendant dix ans par une exacte servilité aux consignes venues d'en haut. Citons quelques textes sur Staline :

« Sa simplicité et sa sagesse, sa structure de bon pain et d'acier inflexible nous aident chaque jour à être homme... »

« Staline est le midi, la mâturité des hommes et des peuples. Il a appris à tout le monde à grandir, à grandir, aux plantes et aux métaux il leur a appris à grandir... Nous sommes des staliniens ! Voilà notre orgueil ! Staliniens ! Voilà la Légion d'honneur de notre temps ».

Tito n'aime pas Staline, il faut haïr Tito :

« En Yougoslavie la haine grandit... Le traitre obèse est éclaboussé de sang et sous ses fesses vertes gît tout un peuple de bergers humiliés... »

Plus tard Khrouchtchev monte au firmament et commence la querelle avec Mao. Neruda prend bravement la plume pour la Pravda (septembre 1964) : « Camarade Khrouchtchev tu es notre guide... etc. »

Neruda n'épargnera pas les écrivains, que l'on dit ses confrères :

« Le poète Eliot sous les ordures habillé en frac lit les vers de terre. »

Lorsque l'Académie suédoise octroie le Prix Nobel à Pasternak, Neruda fulmine à Caracas :

« Pasternak a offensé très gravement l'Union soviétique et l'Académie suédoise se fait complice de la guerre froide en couronnant Pasternak ».

Que la G.P.U. traîne Pasternak devant un tribunal et qu'on le punisse sévèrement !

Ce délire d'obéissance ne serait pas très grave, et Neruda était bien libre de s'y jeter, si les éloges dont on le couvre en Europe n'étaient pas une sorte d'insulte à la littérature sudaméricaine et à ceux qui combattent, partout sur le continent, pour enfanter une civilisation humaine, libre, hors des ukases de toute inquisition. (J.-M. K.)

Un mutant

Entre MM. Jean Servier et Louis Pauwels l'idylle n'a duré que l'espace d'un matin : les voi-ci à se traiter mutuellement d'escrocs. M. Pauwels en souffre : « Il est objectivement vrai, soupire-t-il, que nous sommes honnêtes, intelligents, cultivés et travailleurs. » (Il s'agit de lui-même et de son équipe.) L'intérêt de cette polémique est de révéler enfin les convictions démocratiques et l'antimilitarisme secret du signataire du « manifeste du Maréchal Juin » (sur le Devoir de Soumission). Il n'hésite plus, aujourd'hui, à écrire : « Nous avons du respect pour Abellio. Nous ne partageons nullement son mystico-fascisme. » Dont acte. Plus loin : « Il m'apparaît d'ailleurs que M. Servier n'est point agrégé, et que, cet ancien officier de cavalerie, lorsqu'il monte sur ses grands chevaux, mord la sciure. » M. Pauwels, ancien laudateur des paras tortionnaires, porte, désormais trop de mépris aux armes pour risquer sa loge en pareille aventure : Planète lave toujours plus blanc.

(Planète, n° 22).

P. A.

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Il connaissait la musique

Déplorant la mort de Roger Vaillant, l'écrivain - révolutionnaire-libertin, la presse, dans son zèle, est allée jusqu'à lui prêter une lointaine activité surréaliste !

Rappelons que nous avons été les premiers à attirer l'attention sur les « dons » très singuliers du personnage, dans un article paru en 1929 dans le numéro surréaliste de la revue Variétés.

Il était signé L. A. et A. B...

Nous livrons aux amateurs un échantillon de la prose de ce maître en volte-face et en escroquerie à la révolution.

Robert Lagarde.

L'HYMNE CHIAPPE-MARTIA

(publié dans Paris-Midi)

M. Chiappe est un peu comme un grand-père qui comble de cadeaux ses petits-enfants et à qui ceux-ci, pour le remercier, ménagent d'agréables surprises. C'est ainsi que M. Bleu, chef de musique des gardiens de la paix, a composé en grand secret une marche en l'honneur du préfet de police, qui fut jouée au cours d'une récente réunion intime au stade de Pantin.

« Je ne voulais pas qu'on sache que c'était mon oeuvre, nous dit M. Bleu. Aussi je l'avais signée du nom de ma mère... »

Mais comme un enfant qui veut triompher de la modestie de son frère, un des gardiens de la paix qui rédigent le journal corporatif révéla le secret et s'arrangea adroitement pour que M. Chiappe lût l'écho. M. Bleu fut félicité.

C'est avec une voix émue et un bon sourire que le chef de la musique des gardiens de la paix, nous conte, en lissant ses grosses moustaches blondes, ces incidents touchants. Ce Bordelais, qui, après 35 ans passés dans la capitale, a perdu l'accent natal, faisait déjà de la musique à l'âge de neuf ans.

« Mais, jamais je n'eus tant de plaisir à composer un morceau », nous déclare-t-il.

Souhaitons que les Parisiens soient également ravis d'entendre dans les squares publics l'hymne intitulé Chiappe-Martia, à la gloire de l'épurateur de notre capitale.

(Roger VAILLAND.)

Reste-t-il roi de ses douleurs ?

M. Aragon parle de collages. A défaut de perspicacité quant aux choses de l'art, au moins pouvait-on s'attendre à des confidences de danseur mondain à la retraite. Ses prétentions au sérieux - ici synonyme d'imposture criminelle - donnent à J.-F. Revel l'occasion de lui rappeler ce qu'il cache dans ses manches. (Crapouillot, n° 66).

R. L.Les Dictionnaires des Girouettes, celui d'avant et celui d'après la guerre, tirent toute leur efficacité du fait que, d'ordinaire, rien ici ne déconsidère personne, en matière de changement d'opinion et de conduite. L'oubli sauve de tout, aux yeux des autres, le refoulement à ses propres yeux. Je me souviens de la stupeur d'un journaliste italien et d'extrême-gauche lorsqu'un interlocuteur lui mit sous les yeux un livre favorable à Franco, publié par lui avant la guerre : en fixant l'objet, il prenait une expression de stupeur et de répulsion mélangées, comme s'il se fût agi d'un autre. L'astuce de Galtier consiste à comprendre qu'en mettant bout à bout plusieurs années de déclarations, professions de foi et comptes rendus d'activité du même homme, on aboutit presque toujours à des contradictions comiques et pitoyables, s'expliquant par la malhonnêteté

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tantôt primesautière, spontanée, tantôt calculée et voulue. J'y songeais il y a peu de temps, en butant contre un texte d'Aragon sur les Collages, dont les bonnes feuilles étaient données dans Le Monde (1). L'article « Aragon » dans le Dictionnaire n'est pas piqué des doryphores, mais la suite qu'Aragon lui octroie touche au merveilleux. Non seulement, Aragon, glissant sur d'innombrables numéros des Lettres Françaises où il nous assénait la peinture bourgeoise russe contemporaine, en osant écrire qu'elle était faite librement sous les auspices de Guérassimov et Jdanov, se forge une vocation de défenseur de l'avant-garde du XXe siècle occidental, mais il va jusqu'à écrire : « Je suis demeuré un réaliste. Le sort du réalisme m'importe au plus haut point. Ce n'est pas moi qui l'ai arbitrairement invoqué pour justifier le mensonge. » (C'est moi qui souligne). Pas lui ? « Pas moi seul » pourrait à la rigueur passer. Poursuivons : « Cela aurait été une des plus surprenantes escroqueries de l'ère humaine, que d'avoir prétendu couvrir du nom de réalisme des actes criminels, comme le fit le stalinisme. De ce sujet, il faudrait une étude que je m'étonne de ne pas voir entreprendre. » Etonnement sublime ! Rassurez-vous, cher escroc, elle sera entreprise, et vous y figurerez en bonne place. Notamment parce que, dans ce texte même où vous vous repointez dans le vent, vous écrivez : « D'un article à l'autre il y a l'histoire de 1935 à 1960, c'est-à-dire le Front populaire, la guerre d'Espagne, l'Anschluss, Munich, Hitler à Prague, la guerre mondiale, la guerre froide... et j'en passe. » En effet, il passe en particulier le pacte germanosoviétique et la répression de la révolution ouvrière hongroise. Et qu'on ne dise pas que je « fais de l'anticommunisme », d'abord parce qu'Aragon n'est pas à mes yeux un communiste mais un mondain parisien, ensuite parce que je me borne à rappeler des textes et des faits. Mais ce qui est mieux quant à notre niveau d'exigence morale, c'est que le même homme, après tout ce qu'il a écrit et dit pendant vingt ans, puisse à la fois être dédouané par Le Monde et étaler sa légende conjugale dans la presse féminine, entre Soraya et lord Snowdon.

(1) Cet ouvrage a paru depuis aux éditions Hermann.

Pour spectateurs avertis seulement

A Rennes, la censure officielle ne suffit plus aux hommes d'ordre et de devoir qui ont distribué ce prospectus pour la projection du Journal d'une femme de chambre :

Luis Bunuel attaque :

- le curé... bien sûr ;

- dans une parodie de confession particulièrement écoeurante, « Le Sacristain », l'ancien combattant de la guerre de 14.

Il a gagné, on tient à nous le faire savoir, ses galons dans la bataille et parjure allègrement « son honneur d'officier français ».

Il n'est pas plus question, en définitive, du Journal d'une femme de chambre, que de sa première culotte, mais, d'une pauvre satire de l'Histoire de France.

Mais pourquoi, dans son ardeur politique, Luis Bunuel ne s'attaque-t-il pas à la Phalange ?

Il ferait oeuvre de partisan espagnol et laisserait nos studios à nos cinéastes français.

Ils savent écrire ce qui parle à notre coeur : Les Grandes Manoeuvres, et à notre esprit gaulois, qui se passe de la pornographie : La Jument Verte.

Monsieur Luis Bunuel, nous aimons les hôtes bien élevés.

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Jusqu'à présent, lorsqu'on était invité chez quelqu'un, on s'abstenait... de cracher dans la soupière...

Depuis quand la pornographie s'étale-t-elle librement sur nos écrans ?

Que fait la censure.

L'on essaie de couvrir de boue nos combattants, l'Eglise, les familles et les travailleurs manuels qui ont fait la France.

En terre chrétienne, le dimanche est et demeurera, en dépit de tous les Luis Bunuel, le Jour du Seigneur.

Nous le devons à la mémoire de nos aînés.

Nous le devons à nos fils.

(Communiqué par Jean-Pierre Guillon.)

D'André Breton à Paris-Match

Paris, le 19 mars 1965.

Monsieur le Rédacteur en Chef,

Mis en cause par Mme Françoise Gilot au cours du texte qui paraît dans le numéro 832 de Paris-Match, je conteste formellement la version qu'elle y donne de ma rencontre avec Picasso d'août 1946. Le dialogue qu'elle nous prête est inventé de toutes pièces : nous n'avons nullement abordé le terrain politique et je n'ai jamais refusé de lui serrer la main non plus qu'hésité à le faire. Du reste Mme Gilot n'assistait pas à notre bref entretien et j'ajoute que je ne me suis jamais trouvé en sa présence.

Je vous serais très reconnaissant de me permettre de rétablir ce menu fait et vous prie d'agréer, Monsieur le Rédacteur en Chef, l'expression de mes sentiments distingués.

André BRETON.

De Nanos Valaoritis :

Athènes, le 27 janvier 1965.

Cher André,

J'ai pris la liberté de faire paraître sans votre permission dans la revue Pali votre texte « A ce prix ».

Voici la note d'introduction :

« D'André Breton, un texte paru pour la première fois en Grèce dans le journal Vima, tiré d'une interview accordée au Nouvel Observateur (coupé, mal traduit, et avec un titre renié par l'auteur), a exprimé récemment ses idées sur les mêmes sujets ou presque (préface à l'exposition Silberman, Galerie Mona Lisa, 18 novembre 1964) : sur le dilemme poésie - religion - la poésie une religion mais sans dieu ni églises, amour-sexualité - liberté pour l'amour après initiation, - révolution-liberté - pour une révolution sans menottes. Le texte que nous reproduisons intégralement approfondit ces problèmes et y répond en dissipant toute équivoque. »

Dans le même numéro, vous trouverez l'introduction à la poésie surréaliste de J.-L. Bédouin. Ainsi, pour la première fois, paraissent en Grèce deux textes sur le surréalisme pris aux sources originales. Je continuerai à faire paraître autant que je puis, pour éclairer un public nourri d'une critique hostile de clichés et de malentendus courants tant dans la presse que les revues, des écrits théoriques et autres du surréalisme authentique.

Au sommaire de ce même numéro :

Nikos Engonopoulos : Poème à la mémoire de Péret.

A. Embirikos : Argo ou le voyage en aérostat.

Tzara : Conférence sur Dada.

A. Jouffroy : Extrait d'Un voyage plus long que la nuit.

J. Tardieu : Poème.

Borges : Extrait de l'Histoire de l'éternité.

N. Calas : Poèmes. etc.

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Philippe Audoin à Jean Schuster

JOUR DE LIESSE II (été 1965)

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Tournant rue des Alchimistes

En Tchécoslovaquie, les nouvelles générations s'intéressent de plus en plus au surréalisme (cf. La Brèche n° 7) : non seulement de Bohème continuent à nous parvenir des lettres individuelles où l'on s'informe de notre récente activité, mais pour la première fois depuis 1947 une ébauche de manifestation collective a eu lieu dans ce pays. Pavel Reznicek et ses amis ont organisé au printemps 1965 une soirée surréaliste au théâtre d'étudiants Konvence à Brno, sous le titre « La Queue du Diable est une Bicyclette ». Au programme : Jarry, Apollinaire, Breton, Péret, Dali, Prassinos, Hynek, etc.

A Prague, la revue Dejiny a soucasnost (n° 12, 1964) reproduit en couleurs, en première et dernière page de sa couverture, deux tableaux de Toyen et publie sous la signature de Frantisek Smejkal une longue et chaleureuse étude de sa peinture. Nous en détachons ce passage : « Les oeuvres troublantes et captivantes de Toyen qui ont réapparu dans nos salles d'exposition n'ont rien perdu de leur force de fascination après dix-huit ans de silence et d'indifférence à son égard. L'exposition de peinture imaginative de 1964 n'a pu donner qu'un aperçu de son oeuvre qui reste toujours à la pointe de l'actualité. Il serait nécessaire de l'analyser dans toute son étendue, notamment sa production depuis 1947, inconnue en Tchécoslovaquie, et de lui faire sa vraie place. »

De Brno, enfin, nous apprenons qu'un comité de révision des noms de rues a proposé de donner à l'une d'elles le nom de Karel Teige (sur Teige cf. Breton-Heisler-Péret : Toyen, Editions Sokolova, Paris 1951, p. 12/13).

R. I.

Le surréalisme à Sao Paulo

Les courants artistiques et intellectuels entretenant d'étroites relations avec la structure économique et sociale et avec la totalité du contexte culturel, on vérifie dans le cas du Brésil l'importance des virages amorcés en 1930, sous la présidence Vargas (lois travaillistes, formation d'un prolétariat industriel et d'une classe moyenne), et à partir de 1955 sous la présidence Kubitschek (industrialisation, émancipation économique, constiution d'un capitalisme brésilien). C'est la hausse du niveau économique qui a permis de poser avec plus de précision les problèmes résultant de l'énorme inégalité sociale, alors que s'affirmaient les revendications du prolétariat urbain et rural, et que les pressions extérieures tentaient d'empêcher la naissance d'un capitalisme autochtone. Ce climat revendicatif a caractérisé la présidence Goulart (1962-1964). C'est dans ces circonstances qu'a éclaté le putsch du 1er avril 1964, soutenu par les forces conservatrices, par le féodalisme rural et par les groupes financiers extérieurs. Le programme inavoué de l'actuel gouvernement consiste donc à ramener le pays à son état des années 30, caractérisé par une économie d'exportation de matières premières et d'importation de produits manufacturés, corollaire d'un régime de féodalité agraire.

L'évolution économique ayant peu à peu créé les conditions de loisir et de disponibilité qui devaient permettre une information plus ample dans le domaine culturel, cette prise de conscience a été plus large que par le passé pour la génération qui s'est formée durant la période de prospérité économique à partir de 1955. Le problème de la liberté a été le premier agité, dans ses implications socio-politiques,

p.127

(formation d'une pensée de gauche), comme dans ses aspects artistiques et philosophiques (recherches de nouvelles formes d'expression et dépassement de la pensée « logique »).

Il en résulte que l'on peut dater environ d'il y a dix ans la diffusion internationale de l'art brésilien.

Il n'y a jamais eu jusqu'ici de manifestations d'une activité surréaliste au Brésil.

Pourtant, dès 1924, les milieux intellectuels brésiliens ont pris connaissance de l'aventure surréaliste et de ses démarches inaugurales vers une formule de vie nouvelle. Il y eut même des rapports étroits : les séjours successifs de Benjamin Péret à S<?>o Paulo et à Rio de Janeiro, les relations avec les courants modernistes portugais, les rencontres d'individualités comme Francis Picabia et Murilo Mendes, la diffusion des ouvrages imprimés contribuèrent à la propagation de l'idée surréaliste au Brésil. Mais à l'exception de cas isolés, les artistes brésiliens n'en tirèrent pas d'autre parti que d'un académisme, et n'y virent qu'une école à préoccupations littéraires né dans les années 20 et décédé depuis. Les revendications de type surréaliste venant des esprits les plus subversifs, elles-mêmes ne tardaient guère à être désamorcées, utilisées de manière inadmissible, et détournées aux fins d'utilité publique.

Ce sabotage intellectuel continue de s'exercer sous le haut patronage des organismes officiels, des historiens et des critiques d'art de renom.

***

Après des éclairs intermittents chez d'illustres précurseurs, pour la première fois le Brésil dispose d'oeuvres dont les auteurs se réclament ouvertement du surréalisme, non comme d'une école littéraire, mais comme du mouvement fondamental de la pensée moderne.

Il s'agit de Paranoia, de Roberto Piva, de Amore, de Sergio Lima et de Anotaçoes para um Apocalypse de Claudio Willer.

Paranoia est le premier livre de poésie délirante publié en brésilien. Piva, dont la formation intellectuelle est profondément marquée par la culture italienne a pris son inspiration dans les grands classiques de la décadence, d'où l'exubérance de l'image propre aux peuples latins. Freud et Lautréamont ont eu pour lui la plus grande importance. Enfin, la plus moderne littérature beat nord-américaine lui a transmis la fascination des néons et l'hallucination par la métropole métallique qu'évoquent les photographies de S<?>o Paulo insérées dans son livre.

Amore donne les deux premiers volets d'un triptyque. L'expression de la fascination érotique utilise les rythmes monotones des interminables histoires d'amour. La frénésie sensuelle fait usage de constructions rousselliennes, sans quitter la voie de la romança. L'auteur subvient au défaut total de l'érotisme dans la littérature actuelle du Brésil en restituant à l'aide de citations la portée de l'érotique.

Anotaç<?>es para um Apocalypse est un recueil de textes automatiques, de visions et de proses poétiques. L'auteur dispose d'une formation scientifique très libre et les expériences que lui ont laissées une vie violente et l'habitude des toxiques. Son livre s'achève sur une longue post-face où il analyse les inquiétudes, la faim et les désirs de l'adolescence d'aujourd'hui. Après de longues citations de Breton, Ginsberg, Michaux, l'auteur proclame son espoir en la jeunesse et en ses oeuvres, poétiques, magiques, délirantes, libres, hallucinatoires.

p.128

Au reçu de ces ouvrages, la critique est restée dans son silence. En diverses librairies, les livres ont été retirés des vitrines par égard pour les bonnes moeurs.

D'autres manifestations ont eu lieu, regroupant des peintres et des poètes, et les amenant à se définir de plus en plus en termes de groupe.

C'est dans ces circonstances, toutes ces forces se trouvant encore éparses, qu'est survenu le coup d'état militaire de 1964. Bien que de telles activités ne soient pas, comme les activités proprement politiques, persécutées sauf en des cas exceptionnels, il est clair que la nouvelle situation politique se reflètera d'une manière profonde dans les développements de demain.

S<?>o Paulo, février 65.

X.X.X.

ASSOCIATION DES AMIS DE BENJAMIN PÉRET

CLAUDE COURTOT

INTRODUCTION A LA LECTURE DE BENJAMIN PÉRET

FRONTISPICE DE TOYEN

PARIS LE TERRAIN VAGUE 1965

24 F.

Dans le cadre de ses recherches de nouveaux moyens d'expression graphique, après BARBARELLA,

ERIC LOSFELD présente

SAROKA LA GEANTE

un conte fantastique en "collages" de

JACQUES CARELMAN

Un volume de format 23 x 29, relié en pleine moire "Sultan", avec des fers spéciaux, sous jaquette illustrée. Tirage limité à 1500 exemplaires numérotés.

Le volume : 36 F

Il a été tiré en outre, 50 exemplaires de luxe ornés d'un "collage" inédit reproduit à l'eau-forte, et signé par l'auteur. Ces exemplaires sont présentés dans un étui de moire identique à celui de la reliure.

Le volume de luxe : 150 F.

Diffusion : LE TERRAIN VAGUE

L'ÉCRAN DÉMONIAQUE

par Lotte H. Eisner

Il y eut toute une période de l'histoire du cinéma où l'écran fut frénétique, noir, romantique. En un mot « démoniaque », au sens où l'entendait déjà Baudelaire : « L'art moderne a une tendance essentiellement démoniaque ». De ces grands créateurs de l'expressionnisme allemand on ne saurait mieux dire : « Ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout coeur humain ». Cette part infernale de l'homme, jamais le cinéma ne l'a mieux éclairée, sur un fond d'un plus beau noir. Il est peu niable qu'il y ait eu derrière ce projet démesuré de créer par l'image un monde qui ne dût rien aux piètres artifices de la « réalité » on ne sait quel esprit démiurgique. Au Romantisme qu'il prolonge en plein vingtième siècle - sur une route souvent voisine de celle du Surréalisme - l'Expressionnisme a donné son unique, son irremplaçable visage cinématographique. C'est lui que s'attache à décrire Lotte H. Eisner, avec une passion à la fois méticuleuse et lyrique. Elle possède inégalablement cet art « d'obscurcir les ténèbres » dont se réclamait Maturin et qui est celui des explorateurs du fantastique. Elle n'en porte pas moins la lumière là où, réfléchie comme par un miroir dans l'ombre, elle brille du plus vif éclat.

JEAN-PAUL TOROK

L'ÉCRAN DÉMONIAQUE

1 volume, 300 pages, 200 photos ....   30 F.

Du même Auteur :

F. W. MURNAU

(Prix Armand Tallier 1965)

1 volume, 260 pages, 100 photos ....   24 F.

Diffusion : LE TERRAIN VAGUE

LE SOLEIL NOIR

vous présente

CARRÉ BLANC

de JOYCE MANSOUR

« L'Histoire d'O n'est qu'eau de rose et Henry Miller un enfant de choeur » avait pu écrire Alain Broquet saluant avec enthousiasme l'univers poétique de Joyce Mansour.

André Breton avait noté à propos des « Gisants satisfaits » (1958) : « Le Jardin des Délices de ce siècle, au volet de droite d'un bleu-nuit toujours plus dévorant. Ne pouvait être appelé à nous le découvrir que qui disposerait des plus hautes richesses, dont la pureté première, à l'image de celle qu'annonce la Huppe magique et que le conte oriental nomme la tubéreuse enfant. » En 1960, avec la publication de « Rapaces » Joyce Mansour s'imposait comme l'un des poètes les plus importants de ces vingt dernières années.

Voici, après un silence de cinq ans, CARRÉ BLANC : de nouveaux cris sur le pont de la nuit.

Sans pour autant proposer cet ouvrage à toutes les mains (avertissement de l'éditeur à ceux qui pourraient s'égarer derrière un écran dont le titre est pourtant si clair) ce carré blanc ne manquera pas d'agir sur un grand nombre comme un laissez-passer pour une fête interdite : « Citer Joyce Mansour dans un panorama sur l'amour, avait déjà remarqué Maurice Chappaz, c'est citer l'un des cercles de l'enfer ».

1 volume ....   12 F.

Diffusion : LE TERRAIN VAGUE

Direction   André Breton

Comité de rédaction   Robert Benayoun, Vincent Bounoure, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster

Administration   Le Terrain Vague, 23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6e). C.C.P. 13 312.96 - Paris.


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