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LA BRÈCHE N°3, Septembre 1962
 

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Louis LECOIN

(né en 1888). À vingt ans, pendant son service militaire, refuse de tirer sur des ouvriers en grève “ parce que sa conscience le lui interdit ”. Militant anarchiste, il est au premier rang des manifestations en faveur de Sacco et Vanzetti ; plus tard, son intervention assure à Durruti le droit d'asile et l'arrache aux bourreaux qui l'attendaient en Argentine comme en Espagne. Totalise douze années de prison sous divers régimes. En 1958, fonde un journal dont le titre même, Liberté, est un défi aux circonstances, et voue ses forces à l'obtention d'un statut légal de l'objection de conscience Le 1er juin 1962... (voir page 78).

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LA BRÈCHE

ACTION SURRÉALISTE

3 septembre 62

Gérard Legrand 1   A l'heure d'été

José Pierre et Vincent Bounoure 2   Le papier-monnaie de la parole

Arrabal 9   La pierre de la folie

André Breton 13   Pont-levis

Joyce Mansour 22   ... Lui, dans les ténèbres

Alain Joubert 25   Le geste a la parole

Guy Cabanel 27   Tables japonaises

José Pierre 28   Bande-au-ciel

Charles Cros 31   Les trois soeurs

Vincent Bounoure 32   Des arts nouveaux ou le hasard dans la production artistique (Strindberg)

Gérard Legrand 37   Pour Georges Bataille

Oscar Panizza 39   Le crime de Tavistock Square

   Un chapitre de médecine pastorale

Edouard Jaguer 47   Plan et démontage de l'ordinateur Klapheck ou les oeillades d'Argus

XXX 52   Enrichissez votre vocabulaire

Radovan Ivsic 54   Partez, soleils ! Partez, coeurs !

Jacques Lacomblez 56   Un pays pour la haine des mots

Vincent Bounoure 60   Les rites graphiques de Guy Hallart

Jean-Claude Barbé 62   Poèmes

Ragnar von Holten 64   La réalité imaginaire

Robert Benayoun 65   Les Marie-la-Sanglante

Enquête 69   LE MONDE A L'ENVERS ?

   Réponses de : André Barbault, Roger Caillois, Eugène Canseliet, Jean Gaulmier, Edgar Morin, Jean-François Revel.

Jean Schuster 75   Deuxième note sur l'objet

Illustrations de Gironella, Konrad Klapheck, Jacques Lacomblez, René Magritte, Mimi Parent, Matija Skurjeni, Toyen.

   Couverture : Le développement d'une certitude, de Guy Hallart.

Directeur   André Breton

Comité de Rédaction   Robert Benayoun, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster

Administration   Le Terrain Vague, 23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6e). C.C.P. 13 312.96 - Paris.

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À L'HEURE D'ÉTÉ

Il paraît que le surréalisme est à la mode, comme l'écrivait un chroniqueur ces jours-ci : est-ce une nouvelle manière de l'enterrer ? Peu importe, puisque La Brèche est là pour trier ce qui nous concerne de tant de malfaçons et de contrefaçons qui, sur le plan artistique notamment, accompagnent un incontestable regain d'intérêt.

Le présent numéro participe, certes, de l'esprit de loisir : mais il n'en renoue pas moins avec l'une de nos préoccupations les plus constantes et les plus graves, ce qu'on pourrait appeler la volonté de décryptage (à des fins nullement réductibles au rationalisme ordinaire non plus qu'au “ mysticisme ” de certains dilettantes) de cet “ alphabet universel ” par lequel, selon l'expression de Nerval, nous prenons “ force et rang dans le monde des esprits ”. A cet égard, un même courant unit les manifestations récentes de Toyen de Klapheck, en passant par l'exposition “ Greffages ”, (décryptage de l'objet et, à la limite, de son image même), et l'analyse que nous tentons ici de tel système hiéroglyphique, ou d'un langage ludique dû à notre propre caprice (décryptage des signes). De l'un comme de l'autre, un texte inconnu de Strindberg nous restitue avant la lettre la commune valeur, que le surréalisme n'a cessé de faire sienne.

Si naguère il fut question d'un détour par l'essence pour que la poésie restât immarcescible à travers les tornades de l'histoire (cf. Arcane 17), il est manifeste qu'aujourd'hui, le même détour peut et doit réinstaurer le surréalisme debout, devant l'affaissement général des idées et des hommes, où seuls quelques individus font encore sens. Pour la première fois depuis longtemps, le vide qui se creuse à l'heure des vacances dans ce pays n'est pas seulement celui de “ l'évasion ” : c'est celui d'une société qui se redécouvre face, non à la mer ensoleillée, mais à sa propre inaction presque totale depuis sept ans, à sa léthargie depuis l'accès au pouvoir du plus cynique des magnétiseurs. Mais l'herbe folle et dure ne manquera pas de repousser parmi les débris des miroirs brisés. Dans le sable, un dialogue s'ébauche entre les sorcières balkaniques et les initiés du Voodoo, tels que les rencontra Pierre Mabille ; mieux que les crânes d'anciens chefs, les poètes se peignent en noir et en rouge pour dépister les marchands et attirer les plus superbes naufragées. Le plaisir fait un clin d'oeil de connivence à la rigueur philosophale.

Gérard Legrand.

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LE PAPIER-MONNAIE DE LA PAROLE

“ Avec ce système, tout chef de famille peut se proclamer instituteur. L'artisan, le soldat, l'homme du peuple, répareront aisément le temps perdu : c'est à eux que s'adresse cette lecture en images, tout aussi bien qu'aux enfants. ” Telle est l'ambition profonde de l'ouvrage publié en 1843 sous le titre : Les hiéroglyphes français, ou méthode figurative appliquée à l'Instruction Primaire, et dont l'auteur signe assez mystérieusement C. Chesnier D. (1).

(1) Librairie encyclopédique de Roret, Paris. L'ouvrage a été imprimé et ses figures gravées à Dijon. Peut-être a-t-il fait les délices de ce Xavier Forneret qui, dans la même ville, exigeait alors des typographes des prouesses inhabituelles.

En cette fin de l'hypocrite règne louis-philippard, dont la fausse bonhomie dissimule mal l'affreuse misère populaire, et l'ignorance dont s'accompagne fatalement celle-ci, les esprits les plus généreux, de l'illuminisme au socialisme, travaillent à arracher de la nuit la conscience du menu peuple des ateliers et des champs. L'inventeur des “ hiéroglyphes français ”, pour sa part, voudrait que les illettrés, avant même d'être instruits de notre alphabet, aient la possibilité de lire : “ Après un enseignement de quelques heures, l'hiéroglyphe transmet la pensée écrite à des ignorants. ” Il ajoute plus loin : “ (L'hiéroglyphe) emprunte toutes les figures pour nous révéler l'esprit de vie dans la parole ”, et conclut par cette admirable formule : “ Car parler c'est vivre. ”

Rarement “ pédagogue ” aura témoigné d'un tel respect de la personne humaine des “ ignorants ”, comme de la “ pensée écrite ” qu'il entend mettre à la portée de tous. “ Non, les hiéroglyphes ne devaient pas être mystérieux, quoiqu'ils formulassent des mystères ”, affirme-t-il à propos de l'Egypte ancienne, dont l'exemple l'a guidé. Affirmation discutable, certes, mais l'“ alphabet rationnel ” de 55 signes, “ calqué sur le syllabaire égyptien ”, qu'il nous propose ne s'enveloppe d'aucun mystère. Il est d'une simplicité aveuglante, et son mécanisme d'une telle logique, son apparence d'une telle fraîcheur, que l'on regrette que tant de limpidité n'ait pas imposé définitivement cette écriture.

L'auteur cite Court de Gébelin : “ Tout mot est un portrait. ” Et il nous présente cinquante-cinq images empruntées à l'univers quotidien des objets : de ces images, celles qui sont figurées en noir (l'oeillet et les yeux exceptés) impliquent la prononciation de la première syllabe du nom de la chose représentée (ex. Ombrelle) ; les autres, en blanc ou en grisé léger, appellent la prononciation de la deuxième et dernière syllabe, puisqu'il s'agit toujours de mots de deux syllabes (ex. : flèche). Images élémentaires, aisément reconnaissables, qui rendent très rapide l'apprentissage du système.

Deux de ces signes seulement représentent autre chose que des objets : les deux équivalents de l'X, donnés par “ le KS au chien ” (que l'on excite à aboyer) et par “ le GZ du rémouleur ” (travaillant à sa meule). Les rares faiblesses de cet alphabet me paraissent être la haie et le seigle, peu lisibles en raison de la finesse du dessin, et aussi la houe, instrument dont le nom, aujourd'hui du moins, n'est pas des plus répandus. Remarquons enfin que la prononciation du mot scie semble s'être modifiée depuis lors puisque nous n'y entendons plus qu'une syllabe unique.

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Toute image a une forme et un nom. Cette forme est une écriture, ce nom est une parole.

Or, en voyant cette image <?>, on prononcera ce mot hache, où l'oreille a parfaitement distingué A et CH ; et si l'on divise ensuite cette même figure ainsi <?>, chacun des morceaux conservera une de ces valeurs conventionnelles pour les représenter au besoin. Mais briser une image, c'est la dénaturer ; et puisqu'il s'agit de parler aux yeux, ne vaut-il pas mieux employer les couleurs, en décidant une fois pour toutes :

Que les figurines noires représenteront la première syllabe de leurs noms, et les figurines blanches la dernière ;

En d'autres termes, que, chaque signe étant spécial pour chaque son, <?> représentera toujours son initiale A, et <?> sa finale CH.

Voilà tout le secret des hiéroglyphes. On peut le dire à l'élève s'il est en âge de le comprendre, ou bien l'initier matériellement à cet alphabet, en lui indiquant l'image et ne prononçant que la lettre. Le complément de chaque nom hiéroglyphique sera énoncé très-bas pour mémoire et dans les premières leçons seulement.

Afin d'éviter toute équivoque, voici ces noms :

ha-che.   é-pée.   hi-bou.   ho-mme.   hu-ppe.

â-ne.   haie.   î-le.   au-tel.   hu-re.

an-ge.   * oeil-llet.   in-dex.   om-brelle.   un.

ai-gle.   oeufs.   oie.   houe.   yeux.

* Prononcez eu, comme dans heu-re.

SONS, OU COMMENCEMENTS DES MOTS.

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On procèdera d'une manière inverse pour les consonnes, en ne prononçant à voix haute que la fin de ces mots.

bom-be.   bro-sse.   cor-de.   gri-ffe.   ba-gue.

ca-ge.   cas-que.   pe-lle.   plu-me.   chaî-ne.

pi-pe.   ve-rre.   bo-tte.   ra-ve.   chai-se.

flè-che.   pei-gne.   qui-lle.   ta-ble.   sa-bre.

bou-cle.   an-cre.   ca-dre.   sou-ffle.   co-ffre.

sei-gle.   nè-gre.   tem-ple.   pam-pre.   le-ttre.

li-vre.   (x), gz.   (x), kç.   rou-e.   sci-e *.

* Mouillez cette demi-syllabe en prononçant ye.

ARTICULATIONS, OU FIN DES MOTS.

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L'influence du modèle égyptien est marquée par la présence de plusieurs images identiques : l'aigle, la plume, le hibou, la main à l'index tendu, l'oie, la rave, la chaise, l'ombrelle, l'autel, la flèche, la hache, la corde, soit une douzaine de signes environ. Mais il va de soi que c'est comme hommage rendu à l'ancienne Egypte et non par faiblesse imaginative. En tout cas, C. Chesnier-D. a parfaitement saisi et adapté la double signification des hiéroglyphes égyptiens : valeur idéogrammatique et valeur phonétique. Il faut souligner aussi que la modestie de l'auteur est trop grande, et sa lucidité, pour qu'il songe un instant à substituer ce système, de façon définitive, à notre alphabet. “ Les hiéroglyphes français ont une mission ”, dit-il “ celle d'abréger la pénible étude de la lecture, et de se faire les guides de toute prononciation ” (2).

(2) L'auteur montre par ailleurs que son système peut s'appliquer aux autres langues, à la numération et au blason (consacré de préférence aux grands écrivains romantiques) ...

Souci de battre en brèche l'analphabétisme, désir d'alléger les difficultés scolaires de l'enfance - l'auteur rappelle que l'on caractérisait par l'expression la croix de par Dieu l'ennuyeux apprentissage de la lecture - mais aussi ambition de retrouver un langage de communion avec l'univers : “ Des signes célestes, des animaux, des produits du sol, les instruments des arts, voilà les lettres vraiment sacrées de cet alphabet qui contenait la création... ”, écrit Chesnier-D. à propos des exemples égyptiens dont il s'inspire. En outre, se fait jour une intention logique qui critique les “ méthodes iconographiques ” des “ abécédaires classiques ” (toujours en service aujourd'hui), “ car en accolant à l'ABC un arbre, un boeuf, un cheval, tout était pour l'oeil, rien pour l'oreille. ”

Entreprise très concertée par conséquent, et dont la naïveté apparente ne saurait dissimuler qu'elle tient compte des ressorts inhérents à tout langage véritable : répercussions sociales, psycho-physiologiques, intellectuelles. Au reste, il suffit d'entrouvrir cet ouvrage, acquis il y a plus de dix ans par André Breton et à propos duquel nous ne disposons d'aucun élément d'information supplémentaire (3), pour s'apercevoir qu'une démarche poétique - comparable, si l'on veut, à celle de Brisset - s'y exprime de façon éclatante.

(3) Vincent Bounoure nous apporte ci-après les premiers éléments d'une information à laquelle nous souhaitons la participation de nos lecteurs.

Que ce langage figuré prenne valeur morale n'est plus, dès lors, pour nous surprendre. Ainsi, il n'est pas indifférent que Paris s'écrive par la réunion d'une pipe, d'une hache, d'un verre et d'un hibou : légèreté du ciel parisien, violences de l'histoire, vie de plaisirs et rôle de la pensée en cet endroit. Et par ce moyen, le nom de Rimbaud, après un verre, un index, une bombe, s'achève sur l'autel.

Je sollicite ces hiéroglyphes, dira-t-on. Certes : si limpides soient-ils, ils constituent un langage chiffré - et sait-on toujours sans équivoque en quel sens joue ce chiffre ? Mais penchez-vous plutôt sur ces “ naïves images du grand livre des ignorants ” - comme les appelle leur inventeur - et vous verrez...
José Pierre

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LES PETITES ÉTOILES.

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Et le Soleil fit sa grande course autour du monde, et les pe ti tes Étoiles dirent : Nous i rons avec toi. Et le Soleil les gronda, et leur dit : Vous resterez à la maison, car je brû le rais vos petits yeux dans ma course ardente. Et les petites

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étoiles allèrent pendant la nuit trouver la bonne Lune, et elles dirent : Toi qui trônes sur les nu a ges dans la nuit, laisse-nous aller avec toi ; car ta douce lumière ne nous brû le ra pas les yeux. Et la Lune les prit pour compagnes de nuit.

La prohibition de tout art figuratif, qui caractérise notamment les civilisations sémitiques, donne lieu par compensation à des spéculations rattachant les signes de l'écriture à la figuration. L'écriture hébraïque, trop loin de la figuration pour ne pas incliner à un dessèchement de l'intelligence, correspondait au dessèchement de la théologie. Voilà qui rendait nécessaire le recours à des idoles plus sensibles, au moins pourvues d'un visage. La théocratie patriarcale, en les frappant d'interdit, peut passer pour s'être bornée à défendre la valeur figurative des caractères hébraïques, même si celle-ci ne put s'extérioriser que dans le Zohar, soit quelques millénaires plus tard.

L'idée selon laquelle les caractères de l'écriture désignent des objets ou des notions dont l'assemblage permet l'élaboration de tout le vocabulaire est d'origine traditionnelle. Elle implique que toutes les langues sont agglutinantes, chaque mot étant obtenu par collage d'éléments figurés. La connaissance procède alors d'une étymologie microscopique par laquelle l'esprit est censé retrouver les signes premiers de l'expression humaine. C'est en ce sens qu'ont travaillé, autour de l'an 1800, des chercheurs d'obédience maçonnique tels que Court de Gébelin, Dupuis, Fabre d'Olivet, Lacour, etc. La même idée se survit chez les historiens des civilisations qui voient dans les idéogrammes des Indiens d'Amérique du Nord, une tentative enfantine d'écriture.

p.8

Chesnier s'abstient de toute archéologie, car, jugeant la partie perdue et les signes de l'écriture trop dégradés, il ne croit pas possible d'en restituer le sens originel, lequel fait toute leur valeur mnémotechnique. Celle-ci, à plus forte raison s'il s'agit d'une affaire de haute érudition, restera lettre morte pour les enfants qui apprennent à lire. Or il est capital que dans leurs années de grande impressionnabilité, ils fassent connaissance avec les notions grâce à des signes concrets.

Une telle démarche révèle une assez haute conscience de la situation de l'esprit en plein milieu du XIXe siècle. Aujourd'hui en savons-nous davantage ? La peinture s'est largement engagée depuis lors dans la voie de l'écriture abstraite ; sans doute fut-elle déplacée comme dans une solution de sels minéraux par les illustrés dont la prolifération sature les affinités que nous nous connaissons pour les images.

Le retour à l'imagerie proposé par Chesnier est infiniment moins utopique que le retour à la tradition auquel s'attachaient des occultistes exténués de recherches savantes. La simplicité de sa démarche est celle qui animait les inventeurs de rébus, d'armes parlantes ou de calligrammes jetés en enseignes le long des rues et des routes. Fulcanelli, à propos de la cabale phonétique, écriture secrète des hermétistes, en cite quelques uns et signale l'étrange pédagogie d'un personnage qui pourrait bien être Chesnier lui-même : “ En l'année 1843, les conscrits affectés au 46e Régiment d'Infanterie, en garnison à Paris, pouvaient rencontrer chaque semaine, traversant la cour de la caserne Louis-Philippe, un professeur peu banal... C'était un homme jeune encore, mais de mise négligée, aux longs cheveux retombant en boucles sur les épaules, et dont la physionomie, très expressive, portait l'empreinte d'une remarquable intelligence. Il enseignait, le soir, aux militaires qui le désiraient, l'histoire de France, moyennant une légère rétribution, et employait une méthode qu'il affirmait connue de la plus haute antiquité. En réalité, ce cours, si séduisant pour ses auditeurs, était basé sur la cabale phonétique traditionnelle. ” Parmi les exemples de cette méthode que cite Fulcanelli, retenons l'idéogramme sous lequel était désigné Clovis. Celui-ci, “ nous l'ignorions, était un de ces garnements dont on ne vient à bout qu'en employant la manière forte. Turbulent, agressif, batailleur, prompt à tout briser, il ne rêvait que plaies et bosses. Ses bons parents, tant pour le mater que par mesure de prudence, l'avaient vissé sur sa chaise. Toute la cour savait qu'il était clos à vis, Clovis. La chaise et deux cors de chasse posés à terre fournissaient la date 466. ”
Vincent Bounoure.

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La pierre de la folie

5 récits paniques

Le curé est venu voir ma mère et il lui a dit que j'étais fou.

Alors ma mère m'a attaché à ma chaise. Le curé m'a fait un trou dans la nuque avec un bistouri et il m'a extrait la pierre de la folie.

Puis ils m'ont porté, pieds et poings liés, jusqu'à la nef des fous.

*

Derrière il y a une nonne et une grande poêle sur le feu. Je crois qu'elle fait une omelette car je vois près d'elle deux gigantesques oeufs. Je m'approche, elle me regarde fixement et j'aperçois sous sa robe deux cuisses de grenouilles à la place des jambes.

Dans la poêle il y a un homme qui a l'air indifférent. De temps en temps il sort un pied - peut-être a-t-il chaud - mais la nonne l'en empêche. Maintenant l'homme ne bouge plus et une sorte de bouillon qui sent le consommé le recouvre complètement. La soupe devient très épaisse, je ne le vois plus.

La nonne me dit de venir dans un coin. Je l'accompagne. Elle se met à me parler et à me débiter des obscénités. Pour mieux la comprendre je m'approche d'elle. Je sens qu'elle caresse mon sexe mais je n'ose pas protester. Quelqu'un rit derrière nous. Je regarde les mains de la nonne et je découvre deux pattes de grenouille.

Je suis nu : j'ai peur qu'on me voie dans cet état. Elle me dit de me placer dans la grande poêle pour que personne ne me surprenne. Je m'y place. Le bouillon devient de plus en plus brûlant : j'essaie de sortir un pied de la poêle mais la nonne m'en empêche. Soudain le consommé me recouvre complètement et je sens que la chaleur augmente sans cesse.

Maintenant je brûle.

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La fillette nue à cheval me dit d'aller sur la place.

Je m'y rendis. Je vis les gens jouer avec des boules qu'ils lançaient et rattrapaient grâce à un gros élastique. Lorsque je traversai la place tous cessèrent de jouer et ils me montrèrent du doigt en riant. Alors je me mis à courir et ils me jetèrent des boules qui roulaient à terre près de moi sans m'atteindre : Elles étaient en fer.

Je me précipitai aveuglément dans la première rue que je rencontrai. Je compris, après, que je m'étais engagé dans une impasse. Je revins vers la place.

Un cheval se lança à ma poursuite ; je me cachai derrière un arbre à plusieurs troncs pour lui échapper. Le cheval se jeta sur moi mais il resta prisonnier de l'arbre dont les branches se resserrèrent sur lui. Je levais les yeux et je vis la fillette nue.

J'essayai de délivrer le cheval ; il me mordit la main, m'arrachant une partie du poignet. Il hennit et sembla rire. Les gens se mirent à me jeter des boules de fer et la fillette nue sur le cheval cachait son visage pour ne pas laisser voir qu'elle s'esclaffait.

*

“ Mon enfant, mon enfant ”.

Enfin elle alluma une lampe minuscule et je pus voir son corps mais non son visage plongé dans l'obscurité.

Je lui dis “ Maman ”.

Elle me demanda de la prendre dans mes bras. Je la pris dans mes bras et je sentis ses ongles s'enfoncer dans mes épaules : bientôt le sang jaillit, humide.

Elle me dit “ Mon enfant, mon enfant, embrasse-moi ”.

Je m'approchai et l'embrassai et je sentis ses dents s'enfoncer dans mon cou et le sang couler.

Alors je m'aperçus qu'elle portait, pendue à sa ceinture, une petite cage avec un moineau à l'intérieur. Il était blessé mais il chantait : son sang était mon sang.

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Elle m'a donné un bouquet de fleurs, m'a mis une veste rouge et m'a fait grimper sur ses épaules. Elle disait : “ Comme c'est un nain il a un complexe d'infériorité fou ” et les gens riaient.

Elle marchait très vite et je me tenais avec force à son front pour ne pas tomber. Autour de nous il y avait beaucoup d'enfants et j'avais beau être grimpé sur elle, j'arrivais à peine à la hauteur de leurs genoux.

Quand je me sentis fatigué elle me donna à boire une coupe remplie d'un liquide rouge qui avait un goût de coca-cola. Dès que j'eus fini elle se remit à courir. Et les gens riaient, on aurait dit qu'ils caquetaient. Elle leur demanda de ne plus rire parce que j'étais très susceptible. Et les gens rirent aux éclats.

Elle courait de plus en plus vite et je voyais ses seins dénudés et sa chemise qui flottait au vent. Les gens riaient de plus belle.

Enfin elle me déposa à terre et disparut. Un groupe d'énormes poules rouges s'approcha de moi en caquetant. Je n'étais pas plus grand que les becs qui s'approchaient de moi pour me picorer.
Arrabal.

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PONT-LEVIS

Homme de grand conseil, le seul que j'aie vu se tenir au noeud des voies de communication les mieux tracées avec de très anciennes pistes, communément frappées de vanité aujourd'hui mais qui pour lui gardaient leur attirance et leurs promesses, tel fut Pierre Mabille et tel à présent plus encore il se fond dans la lumière émanée de lui. Un éclaireur au plein sens du terme en ce que, praticien des plus actifs et à ce titre participant de la démarche scientifique la plus avancée, son champ spéculatif, bien loin de se réduire à ce qu'elle lui découvrait, ne cessa d'embrasser en même temps l'ensemble des conceptions ésotériques, dont, par-delà ses très brillantes études médico-chirurgicales, il s'était instruit. Ces conceptions, leur caractère traditionnel attesterait à lui seul qu'elles recèlent une “ âme de vérité ” et, avide de vérité comme il était, on le trouvait tout imprégné d'elles en profondeur. C'est ainsi qu'en lui la querelle des anciens et des modernes tendait à sa résolution, non sans heurts et passagères incertitudes, de grande résonance humaine, en lesquels résidait le propre de son mouvement et qui entraient pour beaucoup dans son charme. Pour tout ce qui est des menus faits de la vie, de décision extrêmement prompte - comme l'exige la pratique opératoire - nul ne sut mieux faire la part de la rêverie par grands vols planants, le soir, tandis qu'il parlait, ralliant de loin en loin telles positions de la philosophie hermétique où chaque fois il reprenait vigueur. Il est peu de regards qui m'aient autant plu que le sien et pour moi il n'en est pas qu'ait moins estompé la disparition physique.

Je nous revois, lui et moi, en 1934 comme si c'était hier, concertant le sens de nos interventions respectives dans Minotaure et, aujourd'hui comme alors, je ressens le feu qu'il y met. Préludera aux siennes une “ Préface à l'éloge des préjugés populaires ” (1) qui constitue une profession de foi (quelque peu maladroite et d'autant plus émouvante : il la signe encore “ Docteur Pierre Mabille ”). Cette communication, il l'axe sur l'état de ses recherches en morphologie physique et psychologique, qui demeureront son objectif

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primordial et dont il a toute raison de penser qu'elles sont de nature à étayer le surréalisme (2). En ce lieu et à cette date se scelle, avec lui, une des plus importantes rencontres que j'aie faites, déterminante, je crois pouvoir en répondre, de part et d'autre et qui engage la confiance sans la moindre possibilité de retrait.

(1) Minotaure, n° 6, hiver 1935.

(2) Il leur donnera toute ampleur dans son ouvrage : La Construction de l'Homme, Jean Flory éd., 1936.

Deux années s'écouleront avant que, dans le numéro 8 de Minotaure (3), il ne dévoile publiquement une partie de ses sources et ce sont ses “ Notes sur le symbolisme ” qu'eu égard à l'optique de la revue il illustre de la reproduction des superbes gravures de Théodore de Bry ornant l'Atalanta Fugiens de Michel Maier (1618). Pour rigoureusement adaptées à leur contexte alchimique, ces planches à elles seules - c'est-à-dire considérées indépendamment de lui - offrent la plus décisive pierre de touche à l'évaluation, tant dans l'art figuratif de toujours que dans celui qui se targue aujourd'hui de promouvoir de nouveaux “ signes ”, de tout ce qui se veut saut dans l'inconnu et prise sur le mystère. Du texte de Pierre Mabille que ces images sous-tendent se dégagent ses deux préoccupations maîtresses : d'une part le souci d'établir que, contrairement à l'opinion moderne, le symbole appartient à la réalité extérieure et est en liaison organique avec l'objet, le fonctionnement de l'esprit humain étant tout entier sous la dépendance de la représentation symbolique ainsi conçue, d'autre part la suggestion que certains groupements humains, de commune obédience, pouvaient constituer un agrégat dynamique capable de se soumettre les forces extérieures (4).

(3) 15 juin 1936.

(4) Il entreprend de cerner cette idée dans Egrégores, J. Flory éd., 1938.

Qu'on veuille bien me passer un instant l'éclairage subjectif : je m'en voudrais de paraître oublier l'être de tout enjouement qu'il savait se montrer, l'aisance communicative de ses gestes en toute circonstance, sa présence si chaleureuse, le réconfort que maintes fois j'ai puisé en lui. De ses belles mains qui l'avaient porté au jour, je le vois dès le lendemain me traçant sur le papier le thème de naissance de ma fille “ à la minute près ” et je l'en entends encore discourir sur le mode subtil - multidialectique et ingénu - de la prévision. Tout en convenant fort bien que l'astrologie de nos jours ne vit plus que de souvenirs traditionnels, ce qui ne saurait suffire à la légitimer, il entendait retenir le sens symbolique du langage ancien et jugeait féconde la méthode astrologique, le principe sur lequel elle se fonde dût-il être tenu pour simple hypothèse. En des

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jours plus sombres, où j'ai dû recourir à ses offices quand il y allait de la santé des miens, le secours obtenu de lui, loin de se limiter au plan physique, s'étendait au moral, en vertu du rare pouvoir de rasséréner qu'il détenait. Ce pouvoir, il le tirait de la conviction que “ la spiritualité est plus forte que les forces matérielles ” fussent-elles adverses et qu'“ en conséquence, la transformation de ces dernières en possibilités morales ” était la finalité humaine (5). De cet art “ de monter au lieu de descendre ” - qui n'obéit pas à un moindre impératif en poésie - il a maintes fois spécifié qu'il était redevable à l'alchimie, dont le schéma s'inscrit en filigrane dans tout ce qu'il a énoncé. Grâce à quoi, comme aussi à cette belle humeur qui chez lui l'emportait toujours, la merveille était que la dette contractée envers lui, tout en grandissant au fil des jours, se faisait à tout prendre sans plus de poids qu'une brassée de fleurs des champs.

(5) La Construction de l'Homme.

Les longs échanges sensibles qu'avaient permis jusqu'alors nos fréquents entretiens ne m'eussent peut-être pas donné toute la mesure de sa personnalité : il y fallut le réseau de circonstances que détermina la signature de l'armistice de juin 1940. Démobilisé en “ zone libre ” et dénué alors de tout moyen d'existence, ma première idée fut de chercher asile auprès de lui. Je le savais à Salon-de-Provence et l'y rejoignis ; il m'accueillit à bras ouverts et nous ne nous quittâmes plus de quelques mois. De cette période exceptionnellement trouble où nul ne pouvait trop savoir quels dés venaient d'être jetés, où la duperie et l'impudence étaient monnaie officielle, où l'avenir ne tolérait qu'une très mince éclaircie, Pierre Mabille était encore le meilleur conjurateur et le plus apte à sauvegarder, fût-ce en veilleuse, ce qu'il peut y avoir de plus sacré dans les droits de l'esprit. Ce n'était pas trop alors, et moins que jamais, d'une pensée comme la sienne prenant sa sève dans l'oeuvre des chercheurs de l'époque médiévale, ni du tour disert qu'il savait lui faire prendre lorsqu'il était sûr d'avoir l'oreille de quelqu'un, ni de la disponibilité et de la mobilité comme d'ordre réflexe qu'au niveau de l'actualité il opposait à l'oppression et à la veulerie.

Fidèle en tous temps à sa vocation anthropologique, il demeurait celui pour qui ont cessé d'être lettre morte les termes solve et coagule, absorption et dépense, agir et subir, dans la spécification et la totalisation desquels il avait, une fois pour toutes, reconnu et remis à jour les six contraintes ou tendances-mères assignables à

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l'existence. Par là il s'assurait qu'il n'était pas de contrainte externe qui pût sur elles prévaloir. Mais l'un de ses traits les plus attachants est qu'il était aussi homme de grande conjecture. Que de fois, sous les bosquets d'un café de Salon - de Salon, qui garde le tombeau de Nostradamus - je l'ai vu aux prises avec l'énigme des Centuries dont, comme s'il eût encore été de ce monde, il continuait à débattre avec Pierre Piobb, qui avait été son Maître. De celui-ci, qui fut le premier traducteur des Traités d'astrologie générale et de géomancie de Robert Fludd, on ne saurait sans doute exagérer le rôle dans la formation spirituelle de Pierre Mabille. À cet égard il importerait grandement de se reporter à ses ouvrages, entre autres Le Secret de Nostradamus et l'admirable Vénus (6) que, dans sa “ bibliothèque des Mystères ”, vient seulement de suivre une Hécate réveillée d'un sommeil d'un demi-siècle (7). Je ne puis me proposer ici que de faire entrevoir le partage de Pierre Mabille entre la pensée discursive appuyée sur les plus solides connaissances et le goût de scruter à longues antennes.

(6) H. Daragon éd., Paris, 1909.

(7) Ed. Omnium littéraire, 1961.

C'est plus spécialement à cette dernière disposition qu'entend rendre hommage la dédicace que je lui ai faite alors de mon poème “ Pleine marge ”, entrepris à la fin de notre séjour à Salon et achevé à Martigues toujours dans sa lumière. Nous campons alors dans une sorte de terrain vague qu'il égaye de ses très ingénieux expédients contre la disette et de ses saillies. C'est là pourtant que nous atteint - moi comme un affreux coup du sort - la nouvelle de l'assassinat de Léon Trotsky. Très acquis aux espérances que la révolution d'octobre avait fait naître et ayant suivi de près le processus de sa dégradation, certes il mesure ce qui se déchire là tout à coup, ce qui s'avère désespérément injuste et sans perspective de recours à l'échelle humaine mais sans cependant, comme moi, fondre en sanglots. Là encore, à la fin de cette journée, je le retrouve comme par l'envolée de son esprit lui seul savait mener au large, quoique alors avec tous les égards à ma peine.

Des années nous sépareront, tous deux hors de France, jusqu'à ce que nous nous retrouvions en Haïti, où il m'a fait venir. Je glisse sur les incidents qui y ont marqué le début de mon séjour parce qu'à mon très grand déplaisir ils ont pu avoir une fâcheuse répercussion sur ses activités en tant qu'attaché culturel à Port-au-Prince et compromettre une tâche qui lui tenait à coeur, celle de la fondation et de l'organisation, dans cette ville, de l'Institut français.

<Fig>

PIERRE MABILLE

Photo Man Ray

<Fig>

Alberto Gironella : Transfiguration et mort de la reine Mariana

(voir page 9 les cinq récits paniques inspirés par cette oeuvre) p.17

Bien qu'il fût fondé à m'attribuer la responsabilité occasionnelle de sa disgrâce, il fut, une fois de plus, assez généreux pour ne m'en garder nulle rigueur et faire en sorte que nos relations n'en soient en rien affectées. Il est encore très tôt et, comme chaque matin, à l'hôpital, son programme opératoire est chargé. Sa voiture, on dirait téléguidée, fonce à travers les faubourgs, dispersant de justesse les îlots humains en continuel mouvement, prompts à se reconstituer là-bas comme le mercure. Elle me vante encore l'extrême adresse de son conducteur, témoignant, sur le plan de l'action pratique, du parfait contrôle de soi-même. Tel encore, à l'heure du délassement sur la plage, je le vois tout ruisselant reparaître chargé de gorgonies rouges et roses qu'il ramène du fond de l'eau. Car je ne sais non plus personne qui se donne plus avidement, ni avec plus de ferveur, au spectacle de la nature : il est vrai que c'est de sa part en toute connaissance de cause pour l'excellente raison qu'il fait sienne et ambitionne, par ses propres moyens, de justifier une interprétation résolument moniste du monde. Selon cette conception, non seulement, en effet, doit être rejetée la séparation de la matière et de l'esprit mais encore l'être humain ne peut-il se concevoir que comme microcosme appelé à progresser dans sa propre connaissance par l'interrogation des lois qui régissent - lui compris - l'ensemble de l'univers.

Pour qui s'est fait une telle conviction et se maintient constamment à son niveau - c'est le cas de Pierre Mabille - il y a ouverture sur de grands espaces, qu'ont découverts en leur temps Hölderlin, Nerval et où chacun ne peut plus, pour soi-même, qu'avancer sans bruit. Il a fait allusion à ce “ mot de lumière ” qui doit être conservé quelque part (8). Au terme du présent ouvrage (9), où il aborde le mystère de l'amour, c'est comme s'il portait le doigt aux lèvres : “ Au-delà du seuil, pas un mot qui dise... ” car, sans contestation possible, il fut aussi homme de grand secret. Cet aspect coïncide avec l'image que, plus précieusement peut-être que toute autre, je garde de lui. En face de moi, il pagaye en toute lenteur entre les roseaux d'un lac comme il ne saurait en être de plus mystérieux ni de plus beau (Max Ernst, sans le connaître, me semble l'avoir exprimé dans une toile précisément intitulée : L'Oeil du Silence). Nous nous y étions rendus entre trois et quatre heures du matin, le croissant de la lune encore très brillant et en position, à

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cette latitude, de barque horizontale qui me surprenait toujours. Le problème était de s'insinuer avec assez de précautions pour, n'ayant en rien suscité leur émoi, pouvoir assister au libre éveil des grands oiseaux d'espèces multiples entre lesquels je revois, peu après fusant de toutes parts, les aigrettes blanches. Je ne disconviendrais pas qu'une vision du monde, celle de Pierre Mabille, ait pu concourir à leur gerbe.

(8) Le Merveilleux, éd. des Quatre Vents, 1946.

(9) Le Miroir du Merveilleux, sous presse aux éd. de Minuit, 1962.

Sans que la page tourne, pourtant que le décor a changé : le ciel est furieusement balayé, débleui ; il tire à hue et à dia vers les tons acides et le noir fumeux comme dans les tableaux si “ chargés ” d'Hector Hyppolite : la lumière baisse et, au fur et à mesure que nous avançons, plus inquiétants surgissent et se resserrent les buissons gris de bayahondes, dont Jacques Roumain n'évite pas la hantise dans son beau livre : Gouverneur de la rosée. Ces buissons sont d'autant plus impénétrables que, plus nous approchons du but, plus fortement en eux semblent se condenser les ondes envoûtantes du tam-tam. Pierre Mabille me guide vers un de ces houmphors ou temples vaudou où tout à l'heure, plus ou moins clandestinement, va se dérouler une cérémonie - et ceci, durant mon séjour dans l'île, se reproduira une huitaine de fois. Si grande est la complexité du rituel vaudou qu'on ne saurait s'en faire qu'une idée dérisoire faute de recourir aux ouvrages spécialisés (10) et que lui emprunter ici quelque couleur serait, à mes yeux, le profaner. Tout autre est, d'ailleurs, mon propos : montrer que ce qui me vaut d'assister à ces cérémonies authentiques (dont, en général, les blancs sont exclus) c'est encore la part que l'amitié de Pierre Mabille entend me faire de tout ce qui le requiert et qui spontanément le porte à me faire bénéficier de tout privilège qu'il détient. Or, c'est avec grands égards qu'il est toujours accueilli là par le houngan ou la mambo qui va présider à l'accomplissement du rite et au préalable le conduit vers le pé - c'est-à-dire la pierre d'autel - devant lequel il esquissera des doigts les gestes consacrés. Le pathétique des cérémonies vaudou m'a trop durablement assailli pour que, des persistantes vapeurs de sang et de rhum, je puisse prétendre à en dégager l'esprit générateur et à en mesurer la réelle portée. Il ne me fut donné que de m'imprégner de leur climat, de me rendre perméable au déferlement des forces primitives qu'elles mettent en oeuvre. Si j'en ai souvent devisé avec Pierre Mabille, dont je ne doutais pas qu'à cet égard il en sût bien plus long que moi, c'est

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presque toujours par le biais, en l'occurrence sous l'angle des “ possessions ” dont nous connaissions l'un et l'autre (par la Salpètrière) les antécédents cliniques. Compte tenu du syncrétisme culminant dans le culte vaudou, nous nous sommes longuement interrogés, en particulier, sur le “ style ” de ces possessions, doutant qu'elles fussent d'importation toute africaine. Nous inclinions, tous deux, à y découvrir des traces de mesmérisme, ce que rendait plausible - et passionnant à souhait - le fait qu'en 1772 débarque à Saint-Domingue, accompagnée d'un noir doué de “ pouvoirs psychiques ”, une personnalité selon moi des plus énigmatiques et captivantes : Martinez de Pasqually. Celui-ci dotera l'île d'un “ Tribunal souverain ”, fondera une loge à Port-au-Prince, une autre à Léogane et y mettra définitivement au point son Statut de l'Ordre des Élus Cohens avant d'y mourir en 1774. Nous ne désespérions pas d'un recoupement d'informations orales qui sur place pût nous faire retrouver le lieu de sa sépulture, demeuré inconnu et, qui sait, soulever le voile phosphorescent qui le recouvre (11).

(10) Cf. Milo Rigaud : La Tradition voudoo et le Voudou haïtien, Niclaus, 1953.

(11) Cf. Un thaumaturge du XVIIIe siècle : Martinez de Pasqually, par Gérard Van Rijnberk, Librairie Félix Alcan, 1935.

De quelque prix que m'aient été ces échanges de vues, le plus souvent le soir, sous les ombrages d'une terrasse du quartier résidentiel de Pétionville, où sans crainte deux lézards venaient cerner le pied de la lampe dès qu'on l'allumait, ce qui, venant de Pierre Mabille, m'a comblé alors, c'est, comme lorsqu'il poussait la porte du houmphor, sa faculté, par-delà tous les obstacles de rang, d'origine, de culture, d'être de plain-pied avec des ensembles ethniques si foncièrement différents de celui auquel il appartenait, de communier d'emblée avec leurs aspirations et de savoir en tirer profit en les faisant contribuer à son perfectionnement intérieur. En cela réside peut-être son trait le plus hautement distinctif : par excellence il est l'homme des grandes fraternités humaines. Aussi bien son message final est-il, inconditionnellement, de les prôner.

Si, comme on l'a vu, l'objectif de Pierre Mabille est “ de réaliser une compréhension synthétique du monde et de faire rentrer l'homme dans ce savoir ”, il va sans dire qu'en contre-partie il ne lui a jamais sacrifié les apports de l'analyse mentale sous sa forme la plus évoluée. Non seulement Freud et Piaget l'ont toujours très précisément informé, mais encore nul n'a pris plus soin que lui de souligner le côté faillible des “ techniques projectives ” en usage pour l'exploration caractérielle, à laquelle il n'a pas cru moins nécessaire de se vouer. Tel qu'il se montre avant tout soucieux

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d'équilibre, on peut s'attendre à ce qu'il exige, en psychologie expérimentale, de solides connaissances biologiques et des habitudes d'observation rigoureuses. Ici encore, ce n'est pas abstraitement mais de tous mes yeux que je le vois tirer toutes ensemble d'une boîte et répandre sur la table où l'on vient de faire place nette après notre dîner les pièces d'une sorte de jeu de construction pour enfant (mais qui, je l'apprendrai par la suite, ont été méticuleusement mises au point par lui-même). “ Faites votre village ”, me dit-il. La concision de la phrase et son aspect sans réplique font que l'entrain du départ ne dure guère : le manque de tels éléments qui rendraient la tâche aisée accuse la pléthore de tels autres qu'on laisserait volontiers sans emploi et qui se prêtent plus ou moins mal à leur être substitués. Je sors assez peu fier de cette épreuve. En compensation, Pierre Mabille, avec sa simplicité et sa vivacité coutumières, me dévoile ensuite les ressorts du test (12). Bien loin de songer à faire valoir les rectifications capitales qu'au prix d'une longue expérimentation personnelle il a fait subir à ses données de base et les découvertes que déjà cette expérimentation lui a values, il se montre tout à l'affût de ce qu'il peut en attendre encore, au point de s'ouvrir du désir de m'associer à ses recherches ultérieures dans cette voie. J'espère, par là encore, faire entendre ce que, de nos jours, son attitude a d'exceptionnel et d'exemplaire. Il renoue, c'est lui-même ici qui le dit, avec une conception des plus désertées, celle des “ réalistes ” du Moyen-Age, pour qui “ aucune différence fondamentale n'existe entre les éléments de la pensée et les phénomènes du monde ” ; il dénonce l'antinomie croissante entre les besoins de l'homme, d'une part et, d'autre part, l'état des sciences qui a cessé d'être propice à sa transformation intérieure ; c'est uniquement de la réhabilitation et de l'exaltation des valeurs de coeur qu'il attend le redressement de l'entendement humain.

(12) Cf. Dr Pierre Mabille : La technique du test du village, édité par la Revue de morphophysiologie humaine, Paris, 1950.

Voici dix années que, sans avertissement ni pour ses amis, ni pour lui-même, Pierre Mabille nous a quittés. Dix années : le temps qu'il faut, à peu près, pour qu'un esprit de son envergure se mesure avec l'ombre et en resurgisse. Pour que son message apparaisse décanté et en pouvoir de s'étendre à ceux qui ne l'ont pas connu. En attendant que l'investigation critique s'applique à l'ensemble de son oeuvre - elle ne saurait être plus fructueuse - rien ne s'imposait davantage que la réédition du Miroir du Merveilleux. On est là, en effet, au foyer même de son rayonnement et aussi, me permettrai-je

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d'ajouter, devant un de ces monuments sans le déchiffrement desquels il faudrait renoncer, une fois pour toutes, à l'élucidation de l'esprit surréaliste. Conçu en liaison étroite avec ceux qui s'en réclamaient, il apporte à son édification de considérables ressources, qui ne sont qu'à lui. Qui d'autre alors eût été en mesure ou se fût avisé, bravant la disproportion, de rapprocher les accents de certaine poésie moderne avec ceux des textes que nous cataloguons comme “ sacrés ” ? Il y fallut précisément la liberté et la capacité de survol que seule confère la maîtrise en les plus diverses disciplines.

Le Miroir du Merveilleux... ne doutons pas que Pierre Mabille ait pesé - en poudre d'or - les deux termes qui entrent dans ce titre. Le merveilleux, nul n'est mieux parvenu à le définir par opposition au “ fantastique ” qui tend, hélas, de plus en plus à le supplanter auprès de nos contemporains. C'est que le fantastique est presque toujours de l'ordre de la fiction sans conséquence, alors que le merveilleux luit à l'extrême pointe du mouvement vital et engage l'affectivité tout entière. Quant au miroir, il nous prévient que s'il est possible d'y comparer notre esprit, il faut admettre que “ le tain en est constitué par la rouge coulée du désir ” (13).
(13) Miroirs, par Pierre Mabille, Minotaure n° 11, printemps 1938.

Paris, mai 1962.
André Breton.

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... LUI, DANS LES TÉNEBRES

PARADES ÉPHÉMÈRES

Que de fillettes sur le boulevard de la fente

Elles errent lèvres closes

Yeux pâles révulsés

Que de sanglots amassés sous leurs corolles d'écolières

Que de pelouses amidonnées par la concupiscence narcissique

Insolentes saccageuses à cheval sur leur faim

L'écho d'un regard tremble sur leurs bouches

Dire que seulement hier avec elles

Je trempais mes doigts dans des mirages d'opaline

Une fugue de ta langue et tout l'univers

S'est disloqué

Avant d'être femme il vaut mieux rester assise

D'HEURE EN HEURE PLUS DÉLICIEUX

Aimante pieuse même à mes heures

Je trouve ce mur haut

Ce chemin long

Le fleuve coule

La pierre mendie

Pourquoi plier les genoux

Il ne faut guère penser aux prières

Quand le désir se réveille béant

Même la tendresse se trouve étrangère

Aux agapes du grand palpitant

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SENTIMENTS POSITIFS ENVERS JOHN

Amour hibou ami

Saphir limpide et aveugle

Homme aux dédains de médaillon

Et cruelles raisons de pieuvre

L'oeil compliqué de l'âme féminine

Brille extraordinairement

Au cou de ton index

Nulle agitation ne saurait troubler l'intime familiarité de nos heures obscures

Ni briser le cercle de la peau tendue

Cercle aux flammèches d'autel

Tapis brûlant aux déchirures de chair

Ami frère amour

L'étrange écriture de nos langues

Griffonnée par des girouettes aux coquetteries de plume

Sur la paume du rat siffleur

Ride

Le mur audacieux du demi-sommeil

J'interroge tes yeux verts

Spasme lent d'une écluse

Silence futur de ma mort

Frère indifférent ami

J'ai envie de sangloter

La peinture à l'eau est facile à nettoyer

Je ne suis plus qu'une femme nue

Au bout

Des rayons verts qui jaillissent de tes yeux

Une femme nue peinte de la main d'un inconnu

p.24

LORSQUE MYRIAM SORTIT DE L'EXTASE

Je suis de retour

Finies les vendanges

Les oreilles jaunes du matin

Se dressent contre la porte

Irritants problèmes

De patine

Finie la cueillette des olives

Sur les collines de l'adultère

Finies les jouissances passives

Je ne saurai combattre la narcose

Endormie comme la boue des jardins emmurés

Mon sexe resplendit de la grande soif amère

L'exquis bâillement de la mort

Pourquoi suis-je triste sans le savoir

Sans noyau de nèfle gonflé de sang rustique

A tenir ainsi qu'un denier de veuve

Entre mes doigts abreuvés de lumière

Comment satisfaire ma manie de fraîcheur

Aucune passion

Aucun vieux châtiment

Qui ne porte l'uniforme du vice

Je tombe sur le sol aux grands mouvements marins

Et tourbillons de pavés aux sonores accents

De tambour

Je tombe et je remonte et la surface de la ville

Ne peut être loin dans la misère et dans le temps

Je suis revenue trop tôt

O fils de ma maternelle flamme

Salut
Joyce Mansour.

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Le geste a la parole

Il en est des rosiers comme des cendriers : quand les fleurs sont fanées, les cigares consumés, ce qui reste est encore plus fascinant que ce qui fut.

Un certain goût des ruines, qu'elles soient provoquées ou passivement contemplées pendant que se déroulent les fastes de la destruction, peut mener à la compréhension des mouvements naturels. Aimer les forces qui s'affrontent pour préciser, de façon toujours plus rigoureuse, les éléments qui déterminent la violence des termes et le support caché des motivations, me paraît nécessaire ; seule, en effet, cette passion des êtres et de leur sensibilité mesure, comme le ferait la balance d'un chimiste, le résultat de nos investigations sur le comportement et ses reflets truqués.

Au théâtre, lorsque le comédien se confond un instant avec le personnage qu'il incarne, les ondes qu'il émet alors donnent une dimension supplémentaire à ce qui est en jeu. Le carton perd son authenticité initiale pour en acquérir une nouvelle, sans que rien n'ait bougé ou se soit transformé, si ce n'est le prisme mental de l'acteur imposant ses structures au spectateur, aussi frauduleusement qu'une ombre qui viendrait soudain couvrir son front.

L'étrangeté de cet enseignement involontaire, né d'une sorte d'érection intellectuelle simultanée, se manifeste en ce que, dès sa formation, il se fait accepter malgré les circonstances qui font que telle ou telle vérité n'est vraiment qu'une demi-mesure. La fascination est en place, plus rien ne saurait la réduire.

Quant au second facteur d'apparition de ce processus, s'il tire son origine d'un ensemble de causes issues des conditions anormales de son développement ordinaire, la raison fondamentale en est encore l'existence de lois secrètes régissant les rapports sensibles et le fonctionnement de l'inconscient.

Mais, dans la mesure où le désir souverain de l'être tend à la modification constante du moi par un système de références au monde extérieur très étendu, le point de rupture se situe au niveau du geste et de son écho.

Que celui-ci revienne, à la façon d'un boomerang, et l'émetteur comme le récepteur épisodique se trouvent liés par une série de phénomènes imaginatifs se situant en dehors d'eux-mêmes, projetés de l'un à l'autre, dont l'existence finira par triompher et donner son sens véritable au “ gestuel ” quotidien.

Sinon, le circuit se referme, le film s'arrête, l'insignifiance s'installe. Le minoir ne présente plus à celui qui lui fait face que sa propre image, car la fenêtre est close qui aurait pu s'ouvrir sur l'envers du décor pour un esprit critique, ou sur les somptueuses contrées peuplées par l'Amour et l'Amitié pour ceux qui voient dans l'autre la seule justification possible.

Ainsi, il m'apparaît que le théâtre de Genêt, conçu à partir du reflet et du désir d'identification à ce reflet, ouvre très largement le champ aux investigations temporelles de l'être.

Je ne veux pas ici tracer une image exhaustive de cet auteur, ni de ce qu'il écrit. Certains s'en sont déjà chargés, d'autres s'en chargeront encore et, de plus, l'accord parfait n'est pas mon fort. Jean Genêt est sans doute l'un des écrivains dramatiques les plus importants d'aujourd'hui, mais son oeuvre romanesque et autobiographique, si

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elle brille parfois aussi durement qu'un morceau d'anthracite, n'en demeure pas moins de celles qu'il convient d'aborder par le rivage des sirènes plutôt que par celui des “ matelots ”, tant il est vrai que la tendresse un peu brutale qu'il utilise afin de définir ses personnages éclaire parfois leur caractère d'une nuance assez subtile pour que leur continuelle tension vers une féminité sans dérision ni parodie arrache, sinon l'approbation, du moins une certaine compréhension du mécanisme mental et physique qui préside à leur existence, créant ainsi une équivoque aux pouvoirs vénéneux.

Ce que j'entends mettre en évidence, à certaine fin, c'est la force déterminante de son théâtre : l'usage symbolique du geste comme élément moteur de l'action. Celle-ci, d'ailleurs, n'a pas de réalité propre ; on peut, bien sûr, déceler facilement le contenu dramatique de la situation, il n'en reste pas moins que seul compte le fait que cette situation a été préparée pour contraindre l'acteur à sortir de son rôle.

La réalité seconde qu'il se trouve tenu d'exprimer lui échappe alors pour envahir le spectateur. Le comédien, confronté avec ses problèmes personnels, finira par se fondre en eux, créant ainsi de toute pièce celui qu'il pourrait devenir s'il parvenait à vivre pour lui aussi librement qu'il le fait, là, malgré lui.

Les clients de Mme Irma, dans “ le Balcon ”, veulent être différents de ce qu'ils sont et finissent par occuper les fonctions qu'ils souhaitaient, à la faveur de circonstances fixant en eux les gestes dont ils rêvaient d'être vraiment les maîtres. L'interprète d'un tel rôle doit donc quitter sa personnalité pour en acquérir une nouvelle et, de là, viser à l'accomplissement d'un être dépendant à la fois de lui-même et de son double.

De leur côté, “ Les Nègres ” se jouent une comédie dans le but de tromper d'autres personnages et pour cela se partagent la tâche. Certains simulent l'appareil colonial, leurs complices leur donnant le spectacle de ce qu'ils croient être dans l'esprit de ceux qu'ils tentent d'imiter. Le faisceau d'images réfléchies qui se présente alors au spectateur bouscule tout entendement puisque celui-ci se voit déformé par le regard des nègres tout en assistant à la mise en scène de ses propres erreurs assumées jusque dans leurs conséquences extrêmes. Le jeu atteint son maximum de percussion quand brutalement on se souvient, lorsque se termine cette partie truquée, qu'une seule personne est en fait responsable de ces vertiges successifs.

Tout geste accompli au coeur de la vie relève du même mécanisme. Le milieu externe à qui l'on s'adresse influe secrètement sur le comportement que l'on voudrait naturel et modifie ses lignes de force en fonction de l'idée que l'on s'en fait. L'écho de nos gestes est donc plus important que le geste lui-même : il parle à notre sensibilité aussi clairement que la douleur ou le plaisir, il est le meilleur révélateur de notre réalité physique puisque sur lui repose la connaissance de notre poids sensible sur ce qui nous entoure.
Alain Joubert.

p.27

TABLES JAPONAISES

Votre sang rampe à mots doux,

entre deux oeillets, qui dégaîne ?

l'air emportera de vous

un claquement pourpre, hô !

O vous dont la tête dodeline,

pourquoi des cigognes

dans le ciel de votre lit ?

c'est joué, partez.

Le pont bascule, dansez,

le fleuve impitoyable

est passé.

Chère, vous vous lamentez,

on vous donne cinq baisers,

quel est votre amour ? la lune !

Nous sommes seuls dans le champs clos,

à ce poteau liée, charmez les serpents,

sucez la nuit cernée de haches

et de chiffons fleuris.

Un éclair immobile dans la soie des yeux,

un geste, le sol disparaît,

lissez vos ongles carminés.

Un coup bien asséné,

chevelure au vent !

Au seuil de l'espace maudit

le profil de longs oiseaux

fils du chaos,

dans le chèvrefeuille, qui frétille ?

Balancez-vous, c'est le parfum

tapi dans la nuque,

la colère du renard,

le bond de l'océan.

Aux bateaux !

Qui saura jamais ce que le filet pêche ?

doux démon vous dira-t-on,
folle cuisse c'est trop beau,

Banjo.
Guy Cabanel

p.28

BANDE-AU-CIEL (*)

(*) Nom d'un personnage des 120 Journées de Sodome, de D.A.F. de Sade.

À l'intention de Dorothea.

Pourquoi l'homme ne serait-il pas capable d'élévation ? Les basses terres où il se meut généralement excluraient-elles définitivement toute propension à se situer sur un plan moins désespérément matériel ?

À la racine du comportement de l'homme - c'est au masculin que je parle - il y a ce métronome, déréglé au rythme des saisons du coeur : son sexe. Dérisoire instrument de mesure des vibrations qui, de toute évidence, lui échappent quant à leur qualification précise. Sautes de vent, ou bien labour profond du désespoir, carrefour aveuglant des regards, ou encore profil inattendu d'un destin : la même obscure soumission aux ordres du hasard tolère, semble-t-il, le pire stimulant à côté de la plus rare exaltation.

L'homme est ce roseau pensant, néanmoins. Car de là procède son aptitude à s'émouvoir et à s'élever au-dessus de son inertie morale. Le mouvement spontané qui le porte du connu à l'inconnu trouve ici ses sources véritables, et ces lettres de noblesse qui se nomment la soif de la découverte et le souci de ne pas s'enfouir sous ses propres décombres. Pourtant, lui faut-il se plier aussi au signe proféré presque malgré lui par son trop visible passager ?

Aucune liberté, de ce côté-là. Cela, ou ne plus vivre. Cela, ou ne plus être. Dans le miroir des possibles, aucune aiguille ne marque mieux que celle-ci l'heure du rêve, des floraisons ou des effondrements. Armature essentielle, hors de laquelle l'homme n'est plus qu'une coque craquante, à jamais privée de direction.

Lève-toi et montre le chemin ! Aucun Lazare n'est plus grave, si on l'écoute comme il convient, avec le respect que l'on accorde aux somnambules. Là où il va, c'est là qu'il faut aller, en fin de compte - même s'il n'incendie que des brindilles, caricatural feu de brousse. Mais à négliger ses éclairs, la conscience risque de s'enliser dans son brouillard.

p.29

À cette image, l'homme a détaché du sol des origines sa silhouette pleine d'incertitude. Marcher est une autre manière, à peine plus ordinaire, de braver le mystère. Qui veut aller loin a raison de se tenir droit. Et, pour lui être perpendiculaire, le regard n'en éclaire pas moins le domaine où s'affirme cette hauteur de l'homme.

Et ses idoles sont verticales ! Et même le signe typographique de son étonnement, de son émotion. Arracher jusqu'au ciel où se dissimulent les troubles desseins des démiurges l'attention myope de l'individu, c'est reconnaître au suprême degré ses facultés intimes d'élévation. Loué soit ce seigneur, car il est parmi nous !

Fol orgueil des obélisques, et des mâts totémiques de Colombie Britannique. Faire l'amour au Soleil lui-même ou célébrer le souverain Esprit, cela est tout un : même ascension de l'homme vers l'essentiel. Et le cadran solaire a fort à faire pour courber cet envol à la mesure de nos pas, de notre souffle et de la marche du jour.

Esprit en proie au vertige inverse des altitudes, te voici fasciné par le ciel que tu te supposes ! Ce ciel qui te guide, ce ciel qui t'appelle, ce ciel qui peut-être t'attend, anges et nuages y bouillent dans la même écume. Ne profane pas ce ciel, surtout si tu ne le vois pas. Car la Femme, même si tu tentes de t'élever à elle, n'est pas toujours présente à tes efforts.

C'est la seule divinité qui n'accepte pas toujours l'offrande.
José Pierre.

p.30

Génial

De l'Album zutique (introduction, notes et commentaires de Pascal Pia) aux éditions Jean-Jacques Pauvert, 1962, détachons cet adorable poème, reproduit en fac-simile, de la main de Charles Cros et appelé à prendre place entre ses chefs-d'oeuvre : Conclusion, Matin, le Hareng saur, Vocation, Vanité sous-marine, Conquérant, En cour d'assises, Liberté, Aux imbéciles, Insoumission, Testament, Almanach, etc...
A. B.

p.31

Les trois soeurs

Toutes les trois étaient charmantes

Toutes les trois étaient putains.

Dans le d'Harcourt prenant des menthes

Toutes les trois étaient charmantes.

Toutes les trois mettant leurs mantes

Suivaient des michets incertains.

Toutes les trois étaient charmantes

Toutes les trois étaient putains.

Toutes les trois étaient frisées

Étant juives toutes les trois.

Leurs six yeux lançaient des fusées.

Toutes les trois étaient frisées.

Leurs trois bouches étaient rosées,

Leurs trois vagins étaient étroits.

Toutes les trois étaient frisées

Étant juives toutes les trois.

Orphélie, Augustine, Héloise

Étaient leurs trois noms usuels.

Toutes les trois se cherchaient noise,

Orphélie, Augustine, Héloise.

Leur triple langue était grivoise,

Leurs trois coups de rein sensuels.

Orphélie, Augustine, Héloise

Étaient leurs trois noms usuels.
C.C. L.V.

p.32

DES ARTS NOUVEAUX OU LE HASARD DANS LA PRODUCTION ARTISTIQUE par

August Strindberg

Présentation et adaptation de

Vincent Bounoure

Dans automatisme psychique pur, pur renvoie à automatisme. La pureté est en proportion inverse des interventions délibérées dans le déroulement automatique, mais il faut tenir pour certain que l'automatisme ne peut être purement psychique. L'utilisation d'une matière est requise pour la formulation automatique. On sort de l'automatisme quand on se borne à relater une expérience automatique qui ne portait pas sa formulation.

La mise en oeuvre d'une matière est un assujettissement. Cette matière a ses lois. La plus ou moins grande fluidité de la pâte, la rigidité de la syntaxe définissent un domaine borné qui fait partie de la nature et obéit aux enchaînements généraux. Le degré de liberté du système matériel définit la part que le fortuit aura dans son développement.

Ici se retrouvent face à face le hasard et l'opérateur. Qu'attendez-vous du hasard ? Des coulisses, le machiniste assiste à cette floraison d'un genre qu'il connaît trop. Il tire les ficelles, les yeux fermés, s'il peut les atteindre. Ou bien il se contente de faire l'affiche pour un spectacle imprévu. Strindberg, dans les notes datées de 1894, qui viennent d'être publiées à propos de l'exposition de son oeuvre de peintre (*), donne une suite d'exemples où se retrouvent le hasard et l'opérateur dans les diverses positions qu'ils peuvent occuper l'un par rapport à l'autre. L'ordre dans lequel se lisent les fragments du texte original est rappelé par le numéro qui précède chacun d'eux.

(*) Catalogue édité par le Ministère d'Etat, Affaires Culturelles, Musée National d'Art Moderne. Ce n'est pas faute de désinvolture que nos souillons en poste publient de manière illisible des notes qui n'étaient pas sous cette forme destinées à l'impression. Strindberg n'a jamais écrit directement en français sans faire revoir son texte avant publication. On s'est ici attaché non seulement à rendre lisible un document qui ne peut être que le fait d'un grand esprit, mais à en réordonner les fragments présentés par la cuistrerie officielle comme un texte suivi alors qu'il s'agit de matériaux épars.

AUTOMATISME MATÉRIEL PROVOQUÉ.

(Ou automatisme de pur spectacle. La seule intervention humaine consiste à choisir le procédé d'émission du spectacle qu'il suffit de déclencher pour obtenir à l'infini les variations qu'autorise le hasard. Il ne peut s'agir ici que d'un catalogue de procédés. La décalcomanie est l'un des plus connus. Mais rappelons après Adrien Dax (Perspective automatique, Almanach surréaliste du demi-sècle), que Strindberg est l'inventeur du fumage, redécouvert depuis par Paalen, et qu'il l'employa dans une préparation à prétentions alchimiques. Le papier imbibé de sels métalliques et exposé à la fumée d'un cigare se couvrait de paillettes dorées où il vit la preuve d'une transmutation. L'arrangement de ces paillettes fut ensuite interprété comme un paysage de forêt. Mais déjà la subjectivité se prend au jeu.)

Konrad Klapheck

Matriarcat

La famille nombreuse, 1961

(v. page 47)

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Fardée pour apparaître (1962)

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“ Minuit, l'heure blasonnée ” (A. Bertrand) 1961

TOYEN

Souvent, les draps défaits (1959) Coll. Ado Kyrou.

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MATIJA SKURJENI

(v. texte p. 54)

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1. - On raconte que les Malais percent des trous dans le tronc de bambous qui poussent dans la forêt. Le vent s'élève et les sauvages couchés à terre écoutent les symphonies exécutées par ces harpes éoliennes gigantesques. Chose remarquable, chacun entend une mélodie particulière, au hasard des coups de vent.

2. - Il est connu que les tisserands se servent d'un kaléidoscope pour trouver de nouveaux dessins, laissant au hasard aveugle le soin d'assembler les morceaux de verre peint.

6. - Une idée pour les fabricants d'orgues de Barbarie. Percez au hasard le cylindre qui porte la musique et vous aurez un kaléidoscope musical.

INTERPRÉTATION DE L'OBJET TROUVÉ.

(Les pierres figures à retouches intentionnelles, rognons de silex sur lesquels Boucher de Perthes reconnaissait les traces d'une intervention humaine datant de l'âge de la pierre taillée, forment le prototype des ready-made que le choix de l'artiste suffit à promouvoir au rang d'oeuvre d'art. La retouche qui sur les silex va toujours dans le sens d'un plus grand réalisme est une interprétation analogue à l'intitulation du ready-made. Le ready-made assorti d'un titre est déjà un ready-made aidé. Strindberg demande que la peinture moderne soit traitée par le spectateur comme un objet trouvé.)

7. - Brehm, dans sa vie des animaux, prétend que l'étourneau imite tous les sons qu'il vient d'entendre : le bruit de la porte que l'on vient de fermer, de la pierre du rémouleur, de la meule, de la girouette, etc. Il n'en est rien. J'ai entendu chanter les étourneaux dans la plupart des pays d'Europe, et partout c'est la même fricassée faite du chant du geai, du merle, de la grive et d'autres oiseaux, mêlés de telle sorte que chacun puisse y retrouver ce qu'il veut. L'étourneau possède en effet un kaléidoscope musical.

De même pour les perroquets. Pourquoi les perroquets gris à queue écarlate sontils nommés Jacob ? Leur cri d'appel étant iako, leurs maîtres croient leur avoir appris à parler en commençant par leur nom.

Et les cacatoès ! Et les aras ! Il est singulier d'entendre une vieille dame faire la leçon à sa perruche, comme elle dit. La bête y va de ses radotages incohérents ; la dame, par comparaisons approximatives, traduit, ou plutôt met les paroles au bas de cette maudite musique. Donc pour un étranger, impossible d'entendre ce que dit le perroquet, à moins de tenir les paroles de la bouche de son maître.

8. - J'eus l'idée de modeler en argile un jeune homme dans l'attitude de l'adoration, par réminiscence de l'art antique. Il était là, les bras en l'air ; mais il me déplut et dans un accès de désespoir je laissai tomber la main sur la tête de l'infortuné. Tiens ! Une métamorphose dont Ovide n'aurait jamais rêvé ! Sous le coup, la chevelure grecque s'était aplatie à la façon d'un béret écossais couvrant le visage ; la tête s'était enfoncée avec le cou entre les épaules, les bras étaient tombés en sorte que les mains se trouvaient à la hauteur des yeux, eux-mêmes cachés sous le bonnet ; les jambes étaient fléchies, les genoux joints et le tout s'était transformé en un garçon de neuf ans, pleurant et cachant ses larmes dans ses mains. Après quelques retouches la statuette fut parfaite, c'est-à-dire que le spectateur en recevait l'impression désirée.

9. - Après coup, dans les ateliers amis, j'improvisai une théorie de l'art automatique.

  • Vous vous rappelez, Messieurs, le garçon des contes populaires qui se promène dans les bois et qui découvre “ la dame de la forêt ”. Elle est belle comme le jour

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sous ses cheveux d'émeraude, etc. Il s'approche et la dame lui tourne le dos qui a l'air d'un tronc d'arbre.

Évidemment le garçon n'a vu qu'un tronc d'arbre, et sa fantaisie mise en mouvement ajoute en poésie tout le reste.

Voilà qui m'est arrivé maintes fois.

Un beau matin, marchant dans un bois, j'arrive à un enclos en jachère. Mes pensées étaient loin de là, mais mes yeux s'arrêtèrent sur un objet inconnu, bizarre, gisant dans ce champ. Un instant, ce fut une vache ; et aussitôt deux paysans qui s'embrassaient ; ensuite un tronc d'arbre, enfin... Cette oscillation des perceptions me fit plaisir, et je résolus d'en savoir davantage. Je sentais que le rideau de la conscience claire allait se lever. Mais je ne voulais pas. Maintenant c'était un déjeuner champêtre. On mangeait mais les personnages restaient immobiles comme à la lanterne magique. Ah ! m'y voici, c'est une charrue abandonnée sur laquelle le laboureur a jeté sa veste et accroché sa besace. Tout est dit. Rien de plus à voir ! Plaisir gâché !

N'est-il pas vrai qu'il y a analogie avec les peintures modernes incompréhensibles aux philistins. D'abord on n'aperçoit qu'un chaos de couleurs ; puis cela prend un air de ressemblance. Mais non, cela ne ressemble à rien. Puis tout à coup un détail se fixe comme le noyau d'une cellule ; cela s'accroît, les couleurs se groupent alentour, s'accumulent ; des rayons en partent qui émettent des branches, des rameaux, comme font les cristaux de glace aux fenêtres, et l'image se présente au spectateur qui vient d'assister à la naissance du tableau. Et voici qui vaut encore mieux : la peinture est toujours nouvelle, changeant avec la lumière, incapable de lasser, vivante et se rajeunissant sans cesse.

INTERPRÉTATION DES FORMESPROVOQUÉES.

(Les pierres, qui pour Boucher de Perthes deviennent des pierres figures subissent le sort propre aux productions du hasard quand leur naissance a été provoquée. Elles doivent tout au plaisir que l'on escompte de leur interprétation, quand ce n'est au sens oraculaire qui leur est attribué. Ici les forêts d'or produites à la fumée du cigare trouvent leur véritable nom. Leur postérité comprend notamment les décalcomanies interprétées.)

3. - En arrivant à Marlotte, colonie d'artistes bien connue, j'entre dans la salle à manger pour y regarder les peintures fameuses. Eh bien ! j'y vois des portraits de dame ; jeune, vieille, etc. Puis trois corneilles sur une branche : très bien fait. On découvre tout de suite de quoi il s'agit : un clair de lune. Une lune assez brillante, six arbres ; eau stagnante, miroitante. Clair de lune donc.

Mais cette question préliminaire, (qu'est-ce que c'est ?) voilà justement qui apporte le premier plaisir : il faut chercher, conquérir ; et la fantaisie une fois mise en mouvement, rien n'est plus agréable.

Ce que c'est ? Les peintres appellent ça des “ râclures de palette ”. Ce qui veut dire qu'après avoir achevé son travail, l'artiste râcle sur sa palette le reste de ses couleurs et, si le coeur lui en dit, il en fait quelque pochade. Devant ce panneau, à Marlotte, je restai ravi. Il y avait dans les couleurs une grande harmonie, très explicable d'ailleurs puisque toutes avaient pris place dans un même tableau. Libérée du souci de trouver les couleurs, l'âme du peintre dispose de la plénitude de ses forces pour en trouver les contours, et comme la main manie la spatule à l'aventure, gardant toutefois le souvenir de la nature qui est son modèle sans pour autant la copier, l'ensemble se révèle comme un charmant pêle-mêle d'inconscient et de conscient. C'est l'art naturel, l'artiste travaillant par caprice et sans but comme la nature.

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Depuis lors, il m'arriva de revoir ces panneaux de râclures et toujours j'y découvris du nouveau, selon mon humeur.

12. - L'art à venir (qui passera comme tout le reste) : imiter la nature à peu près, mais surtout imiter la manière de créer de la nature.

4. - Je cherchais une mélodie pour une pièce nommée Simoun, dont l'action se joue en Algérie. Donc j'accordai ma guitare à l'aventure, desserrant les clés au hasard, jusqu'à ce que je tombe sur un accord qui me fît l'impression de quelque chose d'extraordinairement bizarre, sans sortir des limites de l'harmonie.

L'air fut accepté par l'acteur qui jouait le rôle ; mais le directeur, réaliste à tous crins, averti que la mélodie était de moi, m'en demanda une authentique. Je fis chercher un recueil de chansons arabes pour les présenter au directeur qui les rejeta toutes en convenant que ma chansonnette était plus arabe que nature.

L'air fut chanté et reçut un certain témoignage de succès lorsque le compositeur à la mode me demanda l'autorisation d'écrire la musique de toute ma pièce à partir de mon air “ arabe ” qui l'avait saisi. Voici cet air tel que le hasard l'a composé : sol, do dièze, sol bécarre, si bémol, mi.

RÉINTERPRÉTATION PAR DISTORSION.

(Au cas où la forme dont on se propose la lecture comporte une figuration trop précise, sa spécialisation peut être annulée par des verres déformants qui en libèrent l'énergie. Une série de variantes découle de ces réinterprétations. Le rajeunissement de la forme que signale Strindberg constitue en fait un nouveau procédé automatique (cf. André Breton, Automatisme de la variante) dont les produits à leur tour sont justiciables de divers modes d'interprétation.)

5. - J'ai connu un musicien qui s'amusait à accorder son piano à tort et à travers, après quoi il jouait de mémoire la Sonate Pathétique de Beethoven. C'était un plaisir incroyable d'entendre ce vieux morceau se rajeunir. J'avais entendu durant vingt ans ce pianiste jouer cette sonate toujours identique à elle-même, fixée, incapable d'évolution, sans espoir de la voir se développer.

Depuis, j'en use de même sur ma guitare pour les mélodies usées. Et les guitaristes me jalousent, me demandant d'où vient cette musique. Je leur réponds que je n'en sais rien et ils m'en croient l'auteur.

INTERPRÉTATION DÉCURRENTE.

(Lorsque le procédé utilisé permet une intervention de l'opérateur avant la cristallisation définitive du produit, on assiste à une interprétation qui infléchit la suite du mécanisme automatique. Entre une décurrence stricte procédant de l'interprétation de proche en proche de chacun des détails au moment de sa production, et une interprétation globale du produit porté d'un coup à son achèvement avant toute intervention, les degrés intermédiaires résultent de la nature du procédé et du style de l'opérateur. En particulier l'écriture automatique est le type du procédé à interprétation décurrente. La mémoire garde nécessairement trace des deux ou trois derniers mots et les jette comme des germes cristallins dans le flot dont ils organisent aussitôt la suite en fonction de la nuance que leur prête la subjectivité. Strindberg se borne à cet égard à mettre en valeur la tonalité des mots liée à leur son, notamment lors de leur emploi à la rime. Mais on sort déjà du domaine de l'automatisme, le jugement esthétique se substituant à l'interprétation décurrente.)

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10. - Je pratique la peinture à mes heures de loisir. Pour mieux dominer mon matériel, je choisis une toile ou, de préférence, un carton de dimensions médiocres qui me permet d'achever mon tableau dans les deux ou trois heures dont je dispose.

Je suis sous l'empire d'une intention vague. J'envisage un sous-bois ombragé, à travers lequel on aperçoit la mer au soleil couchant.

Bien. Au couteau - je ne possède pas de pinceaux - je distribue mes couleurs sur le carton, et là, je les mêle afin d'obtenir un à peu près de dessin. L'échappée au milieu de la toile représente l'horizon marin. Maintenant le sous-bois, la ramure, les branchages s'étalent en groupes de couleurs, quatorze ou quinze mêlées, mais toujours en harmonie. La toile est couverte. Je prends du champ, je regarde. Bigre ! je ne vois plus la mer. L'échappée présente une perspective à l'infini de lumière rose et bleuâtre où des êtres vaporeux sans corps ni qualification flottent comme des fées à traîne de nuage. Le bois est devenu une caverne obscure, une grotte barrée de broussailles. Au premier plan, voyons ce dont il s'agit : Des rochers couverts de lichens introuvables. A droite le couteau a tant lissé les couleurs que l'on croit à des reflets dans l'eau. Tiens ! c'est un étang. Parfait. Or, au-dessus de l'eau il y a une tache blanche et rose dont je ne m'explique ni l'origine, ni la signification. Un moment... c'est une rose. Le couteau travaille deux secondes et l'étang est bordé de roses, de roses. Que de roses !

Une touche, çà et là, du doigt, pour lier les couleurs récalcitrantes, pour joindre et dissoudre les tons crus, pour subtiliser, évaporer, et le tableau est là.

Ma femme, pour le moment ma bonne amie, s'extasie devant la “ caverne de Tannhaeuser ” d'où s'échappe le grand serpent (mes fées aériennes) fuyant vers le pays des miracles. Des lavandières (mes roses) se mirent dans la source de soufre (mon étang), etc. Une semaine durant, elle admire le chef-d'oeuvre qu'elle évalue à des milliers de francs, lui promettant une place dans les musées.

Huit jours plus tard nous sommes entrés dans une période d'animosité féroce et dans mon chef-d'oeuvre elle ne voit plus qu'une saloperie.

Et dire que l'art existe comme une chose objective !

11. - Avez-vous rimé ? Je le suppose. Vous avez observé que c'est un travail exécrable : les rimes enchaînent l'esprit. Mais elles le délient aussi. Les sons deviennent des intermédiaires entre notions, entre images, entre idées.

Ce Maeterlinck, que fait-il ? Il rime au milieu d'un texte en prose.

Et cette vieille bête de critique qui le traite d'aliéné et catalogue sa maladie dans la nomenclature scientifique : écholalie !

Malades d'écholalie, tous les vrais poètes depuis la création du monde ! À l'exception de Max Nordau qui rime sans être poète. Hinc illae lacrymae.

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Pour Georges Bataille

“ Je définis une connaissance neutre, décrivant des moments souverains. ”

La pensée sauvage, comme dit non sans préciosité le plus fameux de nos anthropologues, c'est aussi cet effort de l'entendement individuel pour se retrouver sans cesse, en cédant le moins possible aux catégories de la coutume, de la mode, ou même de la discussion. Toute l'oeuvre de Georges Bataille aura témoigné, avec des fortunes diverses, d'une farouche volonté d'être soi-même qui, en ces temps de conformisme accéléré, mériterait à elle seule le respect.

Certes, de ce qu'il nomma si bien “ l'expérience intérieure ”, les limites sont visibles. Il apparaît qu'il fut incapable de maîtriser et d'ordonner cette pensée, pourtant axée sur quelques thèmes nostalgiques “ simples ” ; mais il ne fut pas incapable de concevoir la nécessité de cette ordonnance, et il tenta parfois (dans La Part maudite et l'Erotisme) de systématiser ce qui, à son propre regard, défiait évidemment tout esprit de système. Une noble impatience l'entraînait à nouveau sur les éboulis où l'attendait le vertige d'une authenticité durement ressentie comme un manque, et par éclairs saisie dans son intime contradiction. Dans l'un des beaux ouvrages publiés “ sous le manteau ” qui lui sont attribués, je relève cette comparaison significative : “ Il est décevant, s'il faut se mettre nu, de jouer des mots, d'emprunter la lenteur des phrases. Si personne ne dénude ce que j'ai dit, retirant le vêtement et la forme, j'écris en vain ”.

Cette lutte contre sa propre richesse spirituelle n'est pas allée sans précipitation, jusque dans les essais qu'il fit pour la relier à d'autres sources informatives (je reste étonné qu'il acceptât sans plus ample examen les thèses jésuitiques de l’École “ historico-culturelle ” de Vienne, notamment en ce qui concerne le rapport capital entre religion et magie). Mais, on ne saurait oublier qu'il fut parmi les initiateurs d'une résurgence de la dialectique hégélienne, qui tourna malgré lui au seul profit du marxisme “ orthodoxe ” avant de se perdre sur les voies de garage de la phénoménologie existentialiste ; ni que, dans le contexte trouble de l'immédiate avant-guerre, il esquissa un démenti à la confiscation de Nietzsche par les nazis, démenti qu'est venu vérifier depuis lors la découverte de certains manuscrits trafiqués de La Volonté de Puissance.

L'ombre que jette à nos yeux, sur tout un versant de ces ruines aménagées, l'acquiescement ambigu de Bataille à la notion de péché, ne peut que s'atténuer avec le temps. Une enfance sans “ instruction religieuse ” se heurtant à un tempérament mystique (il en existe d'irréductibles...) produit de ces drames. Que le poids de l'interdit, et la délectation inquiète de son viol, l'aient entraîné vers des rivages dont il y aurait

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hypocrisie à nier l'existence, mais où il y a danger à s'attarder, fût-on secoué par une tempête noire où le rire le dispute aux larmes, certes : mais j'en parle sans embarras. Pour ma part, c'est du jour où j'ai reconnu en moi l'absence totale de la foi qu'on m'avait enseignée, que s'est imposée, non à travers l'angoisse mais dans la tranquillité d'une évidence acceptable, le sens, à jamais sans visage “ déifique ”, du sacré.

Par ses adhésions successives à tant de “ fois ” préexistantes, il semblera que Bataille n'ait fait que vêtir, pour les rejeter ou non ensuite, les débris d'autant de métaphysiques qui devaient le conduire à une métaphysique personnelle. Tentative singulière, ni l'un ni l'autre de ces mots, ni leur accouplement, n'étant à la mesure de l'époque. C'est à propos de Hegel qu'il a évoqué une immense fatigue émanant de son masque mortuaire, fatigue de celui qui avait entrepris pour son seul compte de se réconcilier avec tout le réel par la promulgation d'une implacable logique. Un désir analogue a-t-il parfois surgi, sur le mode irrationnel, chez Bataille ? Jusque dans les excès d'un matérialisme destiné à réagir contre ses propres tendances religieuses, je devine l'exigence douloureuse de celui qui considère, par exemple, l'érotisme sous un angle moins hilare qu'il n'est habituel en France, - bref, de celui qui parle sérieusement des choses sérieuses.

Je tiens pour acquis que plusieurs des vues émises par Georges Bataille dans des domaines très divers, qui s'étendent de la psychanalyse freudienne à l'évolution économique, sont appelées à recouper dialectiquement l'élaboration surréaliste d'une culture poétique. Je salue le rare exemple d'un questionneur de soi-même, qui, s'il a pris parfois le ton d'un emprisonné volontaire, n'en aura pas moins rappelé à l'homme “ actuel ”, qu'il n'a point pour explorer ses “ frontières ” des grenouilles de laboratoire ou des robots colonisateurs d'étoiles, mais avant et après tout cette “ profonde raison ” qui gît au coeur des ténèbres, et qui déjà suspendait le vieil Héraclite entre l'épouvante et l'émerveillement.
Gérard Legrand.

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OSCAR PANIZZA

Le crime de Tavistock Square

Gardons-nous d'accuser toujours l'homme et l'homme seul. Partout dans la nature se trouve, caché sous un voile ténu, le Péché.

SWEDENBORG.

Il y a une dizaine d'années, mon père, désireux de me voir instruit aussi bien dans la juridiction que dans la langue anglaise, m'envoya à Londres. Grâce à quelques lettres de recommandation qui ne furent point sans effet, je réussis à gagner la bienveillance d'un Secrétaire d’État du Ministère de la Justice, qui, je ne l'ignorais pas, entretenait d'étroites relations avec le Ministre. “ Jeune homme, me dit-il à la fin de l'audience, je sais qu'en votre qualité d'Allemand, vous avez surtout soif de culture. Et comme vous devez en premier lieu vous initier à notre pratique de la basse-justice, je vous envoie à Sir Edward Thomacksin, Président de la metropolitan police-station, Marylebone-Street. Ne faites pas attention aux quelques lubies de ce vieux monsieur. C'est un homme de grand savoir ; il n'ignore point les affaires de votre pays. Auprès de lui vous trouverez une initiation simple et rapide à notre procédure de basse-justice. Et là-dessus, bonne chance ! ”

Je m'inclinai. L'audience était terminée...

Mr. Edward Thomacksin - Sir Edward, comme on l'appelait - était un original au meilleur sens du terme. Il a été pour moi une mine inépuisable, mais plus en ce qui concerne le caractère anglais que la juridiction anglaise, laquelle, je l'avoue, au bout de quinze jours ne m'intéressait pas plus que la juridiction de n'importe quel autre pays. C'était un homme long et maigre, au visage glabre, aux lèvres minces et entrouvertes rappelant la gueule d'un poisson ; il avait un long nez aux puissantes narines, des yeux gris-bleu toujours en éveil, qui semblaient couver un trésor de pensées ardentes et singulières. Il était toujours vêtu de la même redingote noire et usée ; dans le cadre de son activité professionnelle, tous ses efforts s'appliquaient moins à juger selon le droit et la justice qu'à rassembler des matériaux destinés à étayer ses conceptions et ses visées particulières en ce qui concernait les dispositions naturelles du coeur humain et les possibilités de son éducation. Ce point de vue purement idéaliste excusait à ses yeux nombre d'actes arbitraires dans son service. C'était un véritable inquisiteur. Ce n'était pas tant le châtiment, destiné à l'amélioration de l'individu, qui importait à ses yeux, mais l'analyse des ressorts internes de la personnalité.

Lorsque je vins lui présenter mes civilités, il me considéra pendant quelques

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instants d'un regard fixe, quasi féroce, et après quelque hésitation, il me dit, en martelant ses mots : “ Je ne sais si vos yeux, mon jeune ami, témoignent de qualités d'esprit suffisantes pour que vous soyez à la hauteur de la tâche qui vous attend ici. ”

Cette déclaration liminaire ne me rendit pas peu perplexe. Les jours suivants m'apportèrent encore d'autres surprises de ce genre. Mais je ne tardai pas à m'habituer à la singularité de ses propos. Avec la franchise qui caractérise l'Anglais, il m'avait initié dès les premières semaines à l'ensemble de ses conceptions : il était disciple de Swedenborg. Il croyait que l'homme pouvait être progressivement purifié jusqu'à devenir semblable à Dieu ; mais il avait aussi des idées très personnelles pour atteindre ce but Selon lui c'était avant tout la volupté, et tout ce qui la touche de près ou de loin, qui constituait le plus grave obstacle dans la voie de la spiritualisation. “ The lust ”, comme il disait, voilà ce que visaient ses plans exterminatoires. Quand il prononçait le mot “ lust ” son visage prenait une expression indiciblement dure voire féroce. Il levait sur moi ses impitoyables yeux gris, semblables à des billes de marbre et ses lèvres entrouvertes lui donnaient l'allure de quelque terrible bourreau.

“ Jeune homme, me dit-il un jour, au cours d'une conversation affable où il semblait vouloir me communiquer ses ultimes pensées, si je pouvais éliminer le facteur volupté de tout ce qui touche à la génération, alors, nous aurions gagné ! Swedenborg était un brave homme, mais ses aspirations n'étaient que fariboles. Le meilleur moyen pour atteindre la similitude suprême avec Dieu, c'est moi qui l'ai indiqué, je crois, de la façon la plus sûre et la plus constructive. J'approche des soixante-dix ans et considérerais la tâche de ma vie comme terminée si je savais que mes semblables entrent dans la voie que je leur ai indiquée. Il nous faut éliminer la “ lust ”, composante bestiale de l'acte générateur, sans gêner pour autant la reproduction elle-même. C'est par cette passe étroite que doit nous conduire notre chemin... Étudiez, jeune homme, étudiez pour atteindre ce but qui est nôtre ! Mes ouvrages de mathématiques et d'histoire naturelle sont à votre disposition ainsi que mes manuscrits. ”

Au demeurant, Mr. Thomacksin était un homme doux, affable, d'une extrême bonté. Il était capable de passer l'éponge sur un délit avec une excessive indulgence - mais malheur au délinquant dont le cas touchait à la vie sexuelle ou à ses débordements ! Il laissait alors libre cours aux rigueurs de la loi, dont je crois même qu'il dépassait parfois les limites. Il traitait les voleurs avec une touchante indulgence. Celui qui avait volé un pain s'en tirait sans dommage pourvu qu'il fût pauvre. “ Il a raison, me dit-il un jour au cours d'une audience où non seulement il avait acquitté un voleur de pain de Minciny Lane, mais encore lui avait fait cadeau de quelque argent - il a tout à fait raison ! Il faut bien qu'il vive et qu'il mange s'il veut pouvoir penser ! Et pour devenir meilleur, il faut commencer par bien penser ! Il a raison ! Pourquoi les boulangers font-ils du pain à la croûte si alléchante ? Je suis très content qu'il s'en soit pris à une boutique élégante ! ”

Avant d'en arriver au curieux cas qui fait l'objet de ce récit, il me faut encore peindre en quelques traits un personnage de l'entourage de Sir Edward. S'il occupait dans la police une position subalterne, il joue dans cet épisode un rôle de premier plan. Jonathan faisait partie du personnel auquel incombait la surveillance du district ; c'était un garçon blond, distingué, d'aspect délicat, avec

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de grands yeux brillants, une voix caressante de jeune fille, de belles mains blanches, bref, c'était un de ces êtres qui, au premier coup d'oeil, se révèlent modelés dans une pâte supérieure. Il tranchait de façon frappante sur les autres policiers, gens de nature plutôt rude. A ce que j'appris, Sir Edward l'avait tiré d'une position sociale inférieure pour le prendre à son service comme policeman. Le fait est que mon chef ne fréquentait personne plus volontiers que Jonathan ; et celui-ci, dont les moeurs différaient si totalement de celles des gens de l'espèce inférieure, ne pouvait se maintenir auprès de ses camarades que grâce à ses interventions auprès de Sir Edward. Il leur procurait maints avantages et facilités qu'ils n'eussent jamais pu obtenir sans lui. Et s'il me faut écouter un sentiment intérieur, il me paraissait que Jonathan n'était pas seulement un employé obéissant et fidèle à son devoir, mais qu'il avait adhéré d'enthousiasme aux singulières conceptions de son maître.

Il y avait environ six à huit semaines que je suivais chaque jour avec grand intérêt ce qui se passait dans les salles d'audience de Marylebone-Sreet - moins à cause des cas juridiques épineux relevant du vagabondage dans les grandes villes, que pour les sentences originales que mon chef se permettait de prononcer souvent à l'encontre de l'opinion générale et des prescriptions du code. Maintes fois j'eus l'occasion d'admirer l'instinct délié, le sens judicieux de Mr. Thomacksin, qui s'entendait comme nul autre, grâce à une méthode précise et sûre, une méthode infaillible, à désarmer les malfaiteurs invétérés, s'obstinant à nier. La plupart du temps on pouvait savoir ce dont il s'agissait d'après la figure que faisaient les policiers et les parlottes qui se tenaient dans l'antichambre. C'est là en effet que le policier de service, ou celui qui revenait d'une patrouille, exposait en quelques mots à ses camarades, la nouvelle affaire. Il y avait là presque toujours quelques sergents chevronnés qui prononçaient d'infaillibles jugements sur le prévenu, jugements qui, lorsque Sir Edward passait enfin à l'interrogatoire, avaient créé déjà une certaine atmosphère, une certaine ambiance autour du fond même de l'affaire, encore mal élucidé.

Un après-midi, Mr. Thomacksin et moi étions engagés dans une conversation passionnée dans la salle d'audience, comme toujours lorsqu'il n'y avait rien de nouveau ou de pressant et que les bureaux n'étaient pas encore fermés. On était vers la fin du printemps mais la nuit tombait encore de bonne heure. Les lampes à gaz aux capuchons énormes, qui plongeaient dans une ombre épaisse le chef et le policier faisant son rapport, venaient juste d'être allumées. Mon chef avait repris son éternel sujet : Swedenborg, ses remarquables conceptions, mais aussi, ses déficiences dès qu'il s'agissait de passer à l'exécution, son manque total de clarté en ce qui concernait les moyens et les voies que lui, Mr. Thomacksin, connaissait sur le bout du doigt pour les avoir étudiés à fond.

“ Arrachez cette épine qu'est la volupté, à laquelle tout le monde se pique jusqu'au sang - et tout ira bien ! ” s'écria-t-il avec emphase, puis il se mit à citer un chapitre de Darwin, d'après lequel une fonction organique qui, après des siècles de laisser-aller a pris des proportions insoupçonnables, peut être supprimée en l'espace de quelques dizaines d'années par un processus d'étouffement systématique...

A cet instant des voix confuses parvinrent de l'antichambre : “ Don't ! don't ! don't tell us stories ! don'! slander ! ” Il semblait qu'il y eût discussion entre un des policiers et le reste de ses camarades. Mon chef fronça le sourcil. Il n'aimait

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pas être dérangé. Enfin la porte s'ouvrit et Jonathan en tenue réglementaire, casque de toile noire sur la tête, hachette à la ceinture et lanterne sourde à la main, entra. Sir Edward se retourna. Avec Jonathan il était toujours plus doux qu'avec les autres. “ Qu'y a-t-il ? s'écria-t-il. Puis il ajouta : “ J'ai des choses importantes à discuter avec mon jeune ami, ne venez pas nous embêter avec des fariboles ! Encore quelque type qui a égaré sa main dans une poche qui n'était pas la sienne ? ”

“ No Sir ! fit Jonathan, très agité, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire ! ”

Sir Edward se tourna alors complètement vers son interlocuteur. La voix profonde et vibrante du policier était un symptôme qui ne pouvait échapper à qui connaissait les hommes, comme mon chef. “ D'où venez-vous, Jonathan ? ” demanda-t-il. “ Je viens de chez moi, Sir, répondit le jeune homme. J'ai hésité toute la journée, me demandant si je devais vous informer officiellement de ce que j'ai pu constater cette nuit. Mais la confiance en votre qualité de gentleman, en votre sagesse, Sir, et puis mon devoir - il fallait que je fasse mon rapport ! ” - “ Mais qu'est-ce qui s'est passé ? Parlez donc ! ” s'écria Mr. Thomacksin, en se carrant sur sa chaise. On entendit dans l'antichambre des murmures et des ricanements étouffés.

“ Sir, commença Jonathan, en revenant hier soir de ma ronde à Tavistock Square, comme je projetais la lumière de ma lanterne sourde sur les rameaux, j'ai vu... comment appeler ça ? Impossible de dire, Sir... ” - “ Le diable t'emporte avec ta lanterne, puisque tu n'as rien vu ! ” - “ Si, j'ai vu quelque chose ! ” - “ Et quoi donc ? ” - “ C'était à la corne sud du parc, là où se trouve une roseraie et un groupe de magnolias. ” - “ Et alors, tu as vu quelqu'un sous ces arbres ? ” - “ Je n'ai vu personne, Sir, les arbres étaient seuls. ” - “ Mais, bon Dieu ! de quoi s'agit-il ? ” - “ Sir, des rires étouffés sortaient des buissons ! ” - “ Des rires étouffés ? Bon, as-tu surpris leurs auteurs ? ” - “ Non, Sir. ” - “ Je ne te le conseille pas non plus, Jonny ! En Angleterre tout le monde a le droit de rire sous les magnolias et les rosiers, si le coeur lui en dit. ” - “ Oh, Sir, ce n'était pas ça ! Ce n'était pas des rires humains, c'était extrêmement suspect ! Une matière brillante tombait des calices énormes des magnolias et répandait une odeur impudique. Un éclair m'a traversé l'esprit, Sir... ” - “ Jonathan, je ne te comprends pas. Réfléchis à ce que tu dis ! ”

Le policier était debout, tremblant de fièvre ; ses yeux étincelaient. Avec sa grossière tunique noire ce garçon avait l'air d'un jeune prédicateur. “ Sir, c'est une chose incompréhensible ! continua le policier. Il ne m'est peut-être pas possible de tout rapporter pour appuyer mes dires. ” - “ Dis-moi tout, Jonathan, et épargne-moi les détails. ”

Le policier lutta un instant avec lui-même, puis éclata : “ Je ne peux pas ! ” - “ Tu peux me dire tranquillement ce que tu penses, Jonathan ”, dit Mr. Thomacksin. “ Sir, la langue anglaise est impuissante à exprimer de telles horreurs ! ”

Ici, Sir Edward tourna la tête de mon côté et découvrit deux rangées de dents blanches, puis il ajouta tout bas : “ Vous voyez ! tels sont les hommes que nous avons ! Quel classicisme dans l'expresion ! Étrange bonhomme, hein ? J'ai eu bien du mal à le former... ” Puis se tournant vers Jonathan, il reprit à voix haute : “ Allons, mon garçon, dis-moi carrément ce que tu as vu ! ” - “ Sir, dit le jeune policier, toujours tremblant de fièvre, cela se passait entre les roses et les magnolias... ” - “ Je sais, je sais, Jonathan, et après ? ” - “ ... des mouvements tels

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que... les camarades en font la nuit, souvent... sur leur planche... ” - “ Jonny, fit mon chef avec une douceur toute paternelle, ce n'est pas une comparaison ! Il faut t'exprimer plus précisément Qu'as-tu vu ? ” - “ Sir, il y avait de quoi frissonner d'horreur ! C'était un crime de lèse-nature ! J'étais là, comme enraciné, je ne pouvais bouger. ” - “ Et tu n'as pas tiré ton sifflet ? ” - “ Sir, il n'y avait pas de quoi siffler ! ” - “ Enfin, rien ne t'empêchait de siffler. ” - “ Sir, c'était parfaitement inutile. ” - “ Pourtant, étant donné l'étrangeté du cas il était plutôt indiqué d'avertir au moins tes camarades qui circulaient dans les parages, d'un coup de sifflet ! ” - “ Sir, le cas était si peu banal que toute possibilité d'utiliser mon sifflet était exclue. ” - “ Jonny, fais attention ! La nature de ce cas n'a donc rien à voir avec l'utilisation du sifflet ? ” - “ Sir, toute possibilité de siffler n'était peut-être pas exclue, mais d'une part je ne pensais pas que l'affaire était suffisamment importante pour m'assurer l'appui matériel de mon sifflet, et d'autre part elle dépassait de fort loin la valeur d'un coup de sifflet ! En d'autres termes, c'était une affaire extraordinary, mais nullement dangereuse. Et d'ailleurs, si j'avais essayé de siffler, le son me serait resté dans la gorge ! ”

Ici, le juge tourna de nouveau son visage vers moi, avec ce tic particulier qui lui découvrait les dents, et dit à voix basse : “ Quel type remarquable ! Ce gars-là ferait un théologien, un sophiste, un disciple de Swedenborg - n'importe quoi ! Je ne pense pas que sa carrière soit encore terminée. En avez-vous de cette trempe en Allemagne ? ” Je fis non de la tête. Sir Edward, se retournant vers le policier, continua à haute voix : “ Donc, Jonny, tu n'as pas sifflé, voilà au moins qui est clair. Maintenant, résume-toi et dis-nous ce que tu as vu. ” - “ Sir, il faut que je reprenne ce que j'ai déjà dit, c'est... ” - “ Ce que tu as dit jusqu'ici c'est zéro ! Un cochon n'y retrouverait pas ses petits. Il faut exposer l'affaire concrètement, il faut nous dire le nom des voyous ! ” - “ Sir, il ne s'agit pas de voyous au sens ordinaire du terme ! ” - “ Et en quel sens donc ? ” reprit mon chef avec insistance. “ Dans le sens extra-humain, grandiosement extra-humain ! ” Nouveau mouvement de Sir Edward de mon côté et remarque à voix basse : “ C'est du Swedenborg tout pur ! ” - “ J'avais peur de les déranger, Sir, je voulais d'abord constater l'ignominie dans toute son ampleur. ” - “ Quelle ignominie ? ” - “ Ah, je ne sais pas ! ” - “ Mais en quoi consistait-elle ? ” - “ C'étaient des insanités ! ” - “ Mais quelles insanités ? ” - “ C'étaient des attouchements, Sir, s'écria le policier ”, et il respira profondément, “ tels qu'ils ne sont permis ni devant Dieu ni devant les hommes - c'étaient des caresses, on eût dit des nudités découvertes, quelque chose qui se serait vidé - c'étaient des rires chatouillés, des frottements, des abandons, des enlacements, des manières de baisers - oh, des baisers, Sir... ” - “ Bon, mais par tous les diables n'as-tu vu personne ? ” - “ Sir, il n'y avait personne, les roses et les magnolias étaient entre eux. Ces bruits et ces attouchements n'avaient rien d'humain ! ” - “ Rien d'humain ? demanda mon chef - mais alors quoi ? ” - “ Sir, s'écria le jeune et fanatique policier, avec des sanglots dans la voix, les roses et les magnolias s'adonnaient à la masturbation ! - c'était une véritable séance d’onanisme végétal !... ”

À ces mots, Mr. Thomacksin, Président de la police-station of Marylebone-Street, sursauta, comme piqué par un scorpion. Un instant, ce vieil homme maigre, que les dires du jeune Jonathan avaient apparemment axé dans une toute autre direction, sur une toute autre piste, contempla le téméraire d'un regard fixe et

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vitreux. Puis, comprenant qu'il n'y avait vraiment plus moyen de se tromper, le disciple de Swedenborg leva convulsivement et désespérément les bras au ciel et d'une voix que je ne lui connaissais pas, hurla, les yeux au plafond : “ Lord, holy Lord ! détourne Tes regards de Ta création ! Les plus chastes des fleurs, les roses, ont arraché aux hommes le secret de leur crime le plus affreux ! Lord, elles n'attendent plus Ta permission pour passer à l'acte infernal ! Tu leur as donné pouvoir de se multiplier, mais cela ne leur suffit plus, elles veulent à tout prix pécher ! Lord, envoie un nouveau déluge et extermine Tes créatures, sinon le monde va sortir de ses gonds ! ”

Et Thomacksin, dont le visage était devenu couleur de craie, s'effondra en sanglotant. Il fallut l'emporter.

Peu après cet incident, je quittai Londres et oubliai l'affaire. Ce n'est que quelques années plus tard que j'eus par hasard l'occasion de parler avec un ami des nouvelles de Londres. J'appris que Sir Edward allait obtenir bientôt le poste influent et rémunérateur de juge suprême et qu'il se portait fort bien. Il était même devenu très gros.

Quant au pauvre Jonathan, lui, on avait dû l'enfermer à l'asile de fous.

(Extrait de “ Visionen der Dämmerung ”)

Un chapitre de médecine pastorale

Lorsque j'étais tout jeune étudiant à Innsbruck, en 1859, et que je suivais les cours de théologie, le professeur Süpfli, père bénédictin et prélat de Sa Sainteté Pie IX, titulaire de la chaire de “ Médecine pastorale ”, passait pour une des lumières les plus aveuglantes de l'Université. Son traité “ De conceptionis sexualis humanae causa transcendentali ”, ainsi que sa pénétrante étude “ Du fondement moral chez les grenouilles ” étaient entre toutes les mains. La clé du grand problème qui préoccupait alors tous les esprits, à savoir l'influence des péchés mortels sur le mélange des sangs - toute la doctrine du péché originel en paraissait influencé - était, si l'on peut dire, entre les mains de Süpfli. Süpfli locutus est, disait-on à l'époque, et la cause était entendue.

Un étudiant chevronné, avec lequel je m'étais lié, me donna un jour l'occasion d'assister à un cours de Süpfli sur la médecine pastorale. Cela s'appelait dans le langage des étudiants “ aller cambrioler Süpfli ”, pour deux raisons, la première parce que l'on n'avait pas le droit de suivre un cours pour lequel on n'avait pas payé d'inscription, la deuxième parce qu'il était interdit aux étudiants de première année d'assister à des conférences où la sagesse magistrale usait d'aussi larges libertés.

Je sortis de là les cheveux dressés sur la tête et le cerveau en ébullition. Durant une semaine j'eus la sensation d'avoir avalé une boule de poivre de Cayenne ; elle

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se dissolvait lentement dans mon sang et mes pensées, imprégnait de son rouge tenace tous mes sucs nutritifs, en attendant que cet étrange poison fût enfin éliminé. J'espère que le lecteur sera à cet égard, plus solide et plus résistant que moi.

Nous étions arrivés en retard. Le cours était déjà commencé. Par-dessus cinquante têtes penchées, aux cheveux ras, pourvues en leur milieu d'une tonsure large comme une pièce de cent sous et ornées d'une plume sur l'oreille droite, nous vîmes le long, le maigre Süpfli trôner sur sa chaire ; il parlait d'une voix légèrement pâteuse, s'accompagnant de brefs gestes de la main, tantôt à droite, tantôt à gauche. Süpfli s'exprimait en un dialecte suisse particulièrement édulcoré. Nous étions tenus à cette époque de sténographier le moindre mot et de transcrire ensuite le tout au propre. Etant les derniers arrivés, nous nous tassâmes dans un coin. Je fis ce que faisaient les autres, je tirai papier et crayon de ma poche et me mis à écrire. La sténographie reproduisant avec fidélité sons et pensées, je rapporte donc ici ce que j'ai consigné sur mon papier, sine ira et studio, y compris les fautes de construction, les lapsus loquendi, les énormités, les bestialités, etc.

Süpfli loquitur :

“ ... un tel état de chojes est devenu encore pire le nombre des maladies a terrrriblement augmenté ; le diab'non content de conchtater que le corps humain n'est plus représenté que par cha matérielle chubchtanche, veut encore pourchuivre chon oeuvre de ruine. Toutes maladies, qui le corps humain achaillent, chont une conchéquenche du péché originel, qui les multiplie et les remultiplie, chi bien qu'il chemble qu'il faut renoncher à tout echpoir d'améliorachion. Au lieu d'être plus chemblables à Dieu, nous chommes de plus en plus chemblables au diab'. Et la raijon pourquoi le péché originel nous attaque de partout, ch'est en dernière analyje che même état dans lequel nous nous trouvions quand nous avons été jadich chachés du parrradis : ch'est la nu-di-té !

Par la nudité ch-éveillent en l'homme gubiditach' et gongupichienchia, qui le mènent tout droit au péché. Le péché est tranchmis à nos dechendants avec une irrrrésichtible forche et ne fait que grandir ; aujourd'hui il a acquis une puichanche terrrrible. Chertes, on a conchtruit des vêtements pour les parties honteuses, pour cacher la nudité, mais ches vêtements, on peut les déplacher ! et dans les derniers chiècles ches déplachements che chont multipliés d'horrible fachon. On les enlève à tout moment, chans raijon, et, ach ! on peut les chupprimer complètement ! Ainchi les hommes peuvent avoir à tout inchtant conchienche de leur nudité et la contempler. La cheule pochibilité de chortir de chet état de péché cherai - puichqu'à notre époque on ne peut pas songer à retrouver une barrrradijiaque abchenche de péché - cherait, dis-je, d'unir intimément les-j-habits avec la churfache du corps humain.

Tel est le but de la pachtorale médechine.

Mais par quelle voie atteindre che but ? Il faut remonter à la première manifechtachion de la nudité chez l'homme, ch'est-à-dire à cha naichanche. Comme nous l'encheigne l'ars obchtetrica apochtolica, l'engendrement de l'homme est aujourd'hui un acte bechtial, qui che repète depuis presque chix mille ans, trompé chur la volonté première du Tout Buichant, oppojé à l'originel plan de la créachion. Comme nous l'a montré Chcotus Erigena dès le chiècle neuvième, le premier homme vivait au barrrradis dans un état purement divin, chpirituel, chéraphique, immatériel, libre de toute gongubichienchia et cognichio chexualis. La croichance et la multiplicachion che cheraient développées d'une purement idéale fachon, par auto-contemplachion, comme ch'est le cas chez les anges, en des myriades d'immaculés-j-individus. p.46

Ch'est par la chouillure du péché qu'a été perdue chette forme chidérale. Le premier homme a rechu un corps chenchible, matériel, charnel et il ch'enchuivit la différenchiachion des chexes, et la fabricachion des vêtements commencha. Les chojes étant ainsi de nos jours, il faut avoir de la pachienche et prendre chon parti de chette chaloperie. L'ars obchtetrica doit conchtater que tout enfant qui chort du maternel corps est un chatanique individu, qui nous chalue avec des grimaches où l'étincelle divine est prechque éteinte, une bête chans poil, un réjidus de divinité à qui a été donné pour notre éternelle honte che caractère de nudité jaunâtre.

Depuis chette époque nous chommes de plus en plus profondément, de plus en plus inechtricablement retenus dans les filets du diab', jusqu'à devenir une rache impuichante, charnelle et gongupichante.

Que faire maintenant ? Quelle est la michion actuelle de la pachtorale médechine ? La nudité, on ne peut pas la chupprimer. La nudité, avec la diffenchiachion des sexes est la chourche de toute honte, de toute libido, de toute voluptach' et par là même la chourche de tous les péchés qui toujours plus terrrriblement nous achaillent. Les vêtements cachent la nudité, mais les vêtements chont déplachables, chupprechibles, enlevables, fins comme moucheline, trompeurs et laschifs. On ne peut pas les goller cholidement chur la peau des-j-hommes. Mais chi on pouvait faire que les hommes naichent avec des vêtements, alors on pourrait rrémédier à tout ! Grâche aux vêtements rendre impochible la contemplachion de la nudité ! Alors la multiplication des péchés ne cherait blus pochible ! O miracle ! on n'en croirait pas ches yeux !... Et pourtant che miracle ch'est une fois produit :

À Vérone, au dix-cheptième chiècle, il y avait un pieux couple qui n'avait pas d'enfant. Lui venait d'une fort dichtinguée famille, elle, était une pieuse et pauvre fille. Le chort voulut qu'elle choit cha femme. D'abord elle pencha mener une chrétienne vie, à Dieu toute dévouée, et ne pas avoir d'enfants. Mais une voix l'a rrrappelée à chon devoir. Alors il y eut gonchepchio sine ulla libidine necne gubiditate. Quand l'heure des douleurs est arrivée, chix prêtres chont rechtés à genoux jour et nuit au lit de la parturrrriante et ont uni leurs chaudes implorachions dans la direcchion de che but idéal dont j'ai plus haut parlé et que pourchuit notre dichipline, l'ars obchtetrica apochtolica. Des heures d'angoiche ont paché. La chage femme avait été bénie et avait rechu auparavant la chinte gommunion. Enfin, vers le choir quand la porte du corps ch'est ouverte - que croyez-vous qu'il ch'est produit ? Un bedit homme, un garchon est chorti, habillé d'un frac avec des pantalons bruns en tirebouchon, un gilet, auchi il avait avec des jolis petits boutons brillants, un chapeau glaque, des manchettes et des délicats chouliers qui ont durchi auchitôt au gontact de l'air. Il riait, il avait des petites joues bien rouges, des petits yeux qui battaient chentiment, oh, il avait l'air rudement gontent ! et le voilà qui est barti avec cha petite canne à la main chur le drap tout blanc... ”

À ce moment, on entendit sonner tim, tim, tim, dix fois de suite. Il était dix heures. Le professeur Süpfli referma son gros in-folio et dit : “ La prochaine fois nous continuerons le chujet. ”

Extrait de “ Geschichten der Dämmerung ”.
OSCAR PANIZZA
Traduction de Jean Bréjoux.

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PLAN ET DÉMONTAGE DE L'ORDINATEUR KLAPHECK OU LES OEILLADES D'ARGUS

Cinquante années vont bientôt s'être écoulées depuis que Picasso, avec son “ Verre d'absinthe ”, et Marcel Duchamp, avec sa “ Fontaine ” et son “ Porte-Bouteille ”, signifiaient à l'objet extérieur son congé, son rejet hors d'un cadre pictural dans lequel il n'entrait plus, au terme de la désintégration en chaîne du cubisme analytique et du futurisme. Mais, si les cinquante ans d'abstraction qui s'ensuivirent furent et demeurent déterminants pour l'évolution de l'art pictural saisi en tant que moyen de connaissance, il n'en sied pas moins de relever, tout au long de cette période, certains phénomènes de persistance, au sens quasi-rétinien du mot, qui témoignent d'une résistance, apparemment sporadique, mais indéniable et tenace, de l'objet extérieur à sa désintégration et à son éjection. Ce refus d'obtempérer de l'objet se manifeste aussi bien à travers le purisme d'Ozenfant et Jeanneret, ou certaines recherches “ intermédiaires ” d'Hélion, certaines expériences en heureux porte-à-faux de Luis Fernandez, qu'à travers certains Miro de 1922-24 ou la merveilleuse “ Nature morte au vieux soulier ” de 1937 (1), qu'en arrière-plan, enfin, de l'oeuvre entière d'un Pierre Roy, tout cela démontrant à l'évidence que pour qui sait voir avec l'oeil grand ouvert dont le surréalisme nous a dotés, il n'existe pas en peinture de ligne de démarcation tranchée entre figuration et abstraction ; et, plus précisément encore, que la progression même de la “ non-figuration ” est inséparable de ces intermittentes réapparitions de l'objet extérieur.

(1) Qu'en compagnie d'autres oeuvres de premier plan, l'on peut voir en ce moment à l'exposition “ Le Minotaure ” de la Galerie l'Oeil.

Or, voici qu'aujourd'hui, l'oeuvre de Konrad Klapheck vient illustrer de manière à la fois décisive et insolite les chances qui subsistent, pour certain objet d'outre-abstraction, de réintégrer ce cadre d'où son répondant dans la réalité quotidienne fut banni aux alentours de 1910.

Avant toute autre qualité, une telle démarche possède à nos yeux celle, inestimable, de déranger le jeu toujours plus ou moins lugubre, des classifications auxquelles s'évertuent tant d'honorables historiens de la peinture. Pensez-donc : depuis que la critique d'art daigne se pencher sur ce qui se passe à son nez et à sa barbe même (c'est-à-dire, en fait, depuis fort peu de temps... la lecture de n'importe quelle chronique artistique d'un journal des années 1950 suffit à s'en convaincre), il est en effet du meilleur ton d'opposer comme s'ils étaient irréductiblement antinomiques ces deux phénomènes primordiaux que sont, dans le nouveau domaine pictural, l'utilisation radicale de la géométrie à des fins esthétiques d'une part, la science de l'image surréaliste et des rencontres d'objets d'autre part.

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Cette ségrégation, à tout le moins peu dialectique, possède l'appréciable avantage de rassurer les esprits paresseux, toujours épris de limites. Et puis, des deux côtés du Rhin, à Düsseldorf comme à Paris, la plupart des “ honorables artistes ” sont trop heureux de se ranger docilement dans les petites cases qu'on leur assigne. De temps à autre pourtant, rien ne peut empêcher qu'un franc-tireur se déclare, et saccage cette belle ordonnance.

Il en va ainsi de ce trublion paisible de Konrad Klapheck, qui ne divise ses toiles en compartiments étanches que pour mieux faire sauter le dispositif qui obture l'esprit du spectateur. Mais les chausse-trappes qu'il nous prépare comportent leur pesant de délices : au vu des couleurs éclatantes dont s'ornent les objets qu'il dévoile, on ne balance pas longtemps à leur accorder des succulences de friandises clandestines, et l'on se prend à rêver d'une tranche de cadenas comme s'il y allait d'un salami de provenance rare ; ou à comparer les plots et les boîtiers qui s'alignent sur ses toiles à de bien alléchants bonbons anglais (tous ceux qui, adultes depuis deux ou trois décades, n'ont pas encore jeté les “ belles images ” de leur enfance aux orties me comprendront). Et la dégustation de l'objet usuel atteint des proportions alarmantes, le pain de sucre de l'honnête famille nombreuse d'autrefois devenant, tronqué comme il se doit, cette “ Famille nombreuse ” elle-même.

L'on comprend qu'une telle conception du goût, panachée d'arrogance et de délicatesse, ne puisse s'accommoder du traditionnel et sacro-saint cloisonnement entre abstraction “ froide ” et surréalisme “ figuratif ”. Aussi Klapheck, diligent ingénieur, passe-t-il le plus clair de son temps à combiner et provoquer de salutaires courts-circuits entre ces deux pôles différemment positifs d'une vérité naturellement aléatoire. Ses toiles sont un peu, sont beaucoup, sont passionnément, comme les tableaux de bord d'une centrale électrique voués dès sa construction au sabotage permanent, avec projection ad hoc aux quatre angles du champ d'expérience des dispositifs qui la composent. Ainsi, les masses (circulaires, ovoïdes ou oblongues) qui peuplent cet espace généralement uni et lisse comme un mur d'appartement neuf s'alignent, se séparent et se répartissent selon des lois identiques à celles qui gouvernent la composition d'une oeuvre de Sophie Taeuber-Arp - et par surcroît, se présentent fréquemment quatre par quatre ou cinq par cinq (il y a là un art consommé de la parade et de l'étalage, dont beaucoup se contenteraient) ... Mais, brochant sur cette conception plastique “ abstraite ”, voici surgir çà et là, peints avec tout autant de minutie, sinon davantage, d'autres éléments qui vont tout perturber. Empruntés pour la plupart au monde de la “ mécanique populaire ”, et comme teintés de souvenirs enfantins aux fragrances de cambouis, de chocolat et d'huile de machine à coudre, ces éléments : segments, ressorts et cliquets issus de la dissection d'une sonnerie de bicyclette ou de réveille-matin, chiffres camards de la caisse enregistreuse, menues calandres de petits appareils ménagers, ces fragments à la fois si proches et si fabuleusement lointains dans la mémoire de chacun de nous auront tôt fait d'infléchir dans le sens de leur vraie fonction, toute poétique, les formes géométriques avec lesquelles ils vivent en symbiose.

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Et c'est ainsi qu'au lieu de sèches équations, l'ordinateur Klapheck projette sur ses écrans multicolores l'image des ardoises et des gommes de l'écolier distrait (“ La loi quotidienne ”), ou de timbres de vélo dûment démantibulés pour mieux exhiber, chacun dans son propre isolement narcissique, la gymnastique décomposée de leurs différentes pièces : “ L'Alphabet de la passion ”. “ Généalogie ” montre neuf médaillons ovales, identiques, et numérotés de 1 à 9, les médaillons affectés d'un numéro impair étant seuls “ habités ” d'éléments ambigus, larmes de métal ou dragées tombées d'une bonbonnière dans la cour de récréation, tandis que “ les Descendants ” se présentent comme une série de quarante-cinq boîtes oblongues aux couvercles aussi clos que ceux des tombeaux, où seules quelques pièces détachées, telles des feuilles mortes chues sur les dalles, attestent d'une possible et triomphale réanimation. Klapheck lui-même parle avec bonheur de ce tableau, et nous ne pouvons résister au plaisir de le citer ici : “ Les vieux sont morts et leurs tombeaux couvrent la toile. Ici et là, se révèlent les descendants qui ne connaissent rien des jours passés ni de leur peine. Ils vivent leur propre vie, comme si c'était la première fois que l'on vit. Mais ils ne peuvent nier leur origine, nous trouvons les vestiges de l'ancienne sonnette, la petite hélice, et ils portent en eux l'horizon, le symbole de l'espoir ”. (2).

(2) “ Les Descendants ”, à paraître intégralement dans “ Phases ” n° 8, novembre 1962

L'on concevra ce qu'un esprit aussi orienté, et susceptible comme l'est Klapheck de colorer des tons les plus vifs les éléments en perpétuelle frairie de son carnaval mécanique peut extraire d'un domaine aussi neuf : sans cesse les atouts donnés à l'homme par la mécanique s'y voient contestés, ou bien leur valeur est modifiée sans préavis ; il ne peut y avoir de solutions permanentes à ces énigmes didactiques, auxquelles seul avant Klapheck un Magritte s'était brillamment adonné. Comme Magritte, Klapheck aime à solliciter les effets de répétition d'une même image ; mais le ton général de sa “ leçon de choses ” n'est pas le même que chez le peintre du “ Jockey perdu ” ; par rapport à Magritte et au temps dévolu à l'élucidation de l'énigme, Klapheck passe d'emblée de l'autre côté du tableau noir, si j'ose ainsi dire. La seule règle à ce jeu permanent semble être de feindre, ce qui a pour effet rétroactif non tellement de changer le jeu, mais plutôt de le relancer. Il est à noter aussi que Klapheck éprouve une sorte de prédilection pour les objets qui possèdent par nature un caractère répétitif, comme un boulier, un ensemble de roues dentées ou bien la machine sur laquelle j'écris cet article. La machine à écrire et sa lointaine parente maldororienne la machine à coudre règnent d'ailleurs en despotes sur le menu peuple des sonneries : machines à écrire au clavier immense nanti d'une seule touche orpheline (“ Matriarcat ”) - tandis qu'à rebours d'autres s'en voient surchargées jusqu'au délire : “ Je travaille en ce moment à une machine à écrire de deux cents touches... ” m'indiquait Klapheck l'an passé. Machines à coudre,

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aussi, dont le pied de biche secrète une bien étrange substance, bien moins textile que fluide organique, et s'il s'agit vraiment de fil, fil de vie... Là transparaît d'ailleurs un certain côté freudien clairement proclamé par Klapheck (3) : ces dames machines à coudre, manifestement, sont dotées d'une constitution particulière, qui les prédispose à la parthénogénèse. Corrélativement, que certains autres éléments du monde klaphéckien : téléphones, embauchoirs, bouteilles oxhydriques coiffées d'un manomètre, bref tous les éléments que leur allure générale pourrait désigner comme “ mâlics ”, semblent ignorer toute possibilité de rapprochement avec les précédentes - cela ne saurait nous surprendre, puisqu'ils sont tout aussi superbement ignorés d'elles. En fait, il ne s'agit parfois que d'un état transitoire ; un “ Veuvage ”, par exemple, d'autres fois il est vrai, d'une “ Volonté de célibat ”, mais en fin de compte tout permet de supposer que ces deux catégories d'individus ne resteront pas éternellement étrangères l'une à l'autre et l'on est dès à présent en droit d'escompter les plus grandes joies de la remarquable fornication qui ne saurait manquer de s'ensuivre à plus ou moins longue échéance. Cette péripétie est inscrite de longue date dans la logique de la démarche...

(3) Et remarquablement mis en lumière par José Pierre dans son article : “ Klapheck ou les objets accusateurs ” : “ Il est évident qu'au freudisme se propose ici un terrain des plus accueillants, avec la correction qu'implique l'humour tranchant d'une lame de rasoir ”. Préface pour l'exposition K. de Milan, Galerie Schwartz, décembre 1960.

Le caractère ludique de l'expérience procède en majeure partie du système de permutations dont des toiles comme “ Mes 16 angoisses ”, “ Généalogie ”, “ Les Descendants ”, etc... constituent des exemples caractéristiques. Et, dans cette perspective, il est même possible de se demander si les disques et les coupelles des toiles les plus “ abstraites ”, les plus “ sérielles ”, à la Sophie Taeuber-Arp, ne sont pas en quelque sorte, purement et simplement, les matrices, les oeufs saugrenus dont sortiront, au stade ultime de l'incubation, les machines les plus complexes et les plus visiblement anthropomorphiques ? Personnellement, je ne puis m'empêcher de voir dans cette partie de l'oeuvre de Klapheck la clé probable de toute sa démarche ; s'il s'y éloigne de la leçon de choses magrittienne, il s'y approche en revanche des planches d'anatomie mécanique d'un Picabia ou d'un Morton Schamberg ; et, par le détour de certains charmes où l'humour se nuance davantage de nostalgie, de certaines oeuvres à tour héraldique de la merveilleuse Toyen (“ A la Roue d'or ”, “ le Soleil Noir ”, “ A l'arbre d'or ”).

Au nombre de ces charmes troubles et non perceptibles de prime abord, figure sans conteste cet “ horizon, symbole de l'espoir ”, cette ligne de flottaison qui divise en deux parties plus ou moins égales aussi bien les besants et les billettes du blason klaphéckien que les mécanismes symbiotiques qui y adhèrent, singuliers anatifes, comme si tous ces cadrans déconcertants étaient en même temps autant de hublots indiscrets au travers desquels, à son tour, l'espace nous observerait. Curieux spectacle, il faut bien l'admettre ! Cependant, cette ligne de flottaison, droite ou sinueuse, marque avant tout l'horizon saugrenu et nostalgique d'une enfance où le “ goût pour la mécanique ” se connaît encore d'autres perspectives que celles, moroses, voire suicidaires, où l'âge adulte cantonne les gens de laboratoire et d'usine...

Car l'ordinateur onirique de Klapheck ne fonctionne que branché sur la plus haute tension : celle du jeu. Il serait surprenant que parmi tous les

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plumitifs qui chantent les louanges de la technique moderne, il n'y en ait pas un au moins dont la plume, prise d'un vertige coupable, ait comparé à l'Argus de la fable le champ de voyants lumineux d'un standard téléphonique ou d'un cerveau électronique I.B.M. Soit : mais le moins qu'on puisse dire ici, c'est que ni l'Argus antique, ni sa version contemporaine avec tous ses cadrans et toutes ses lampes n'auraient assez de leurs cent prunelles pour répondre aux oeillades incessantes prodiguées par les toiles de Klapheck au promeneur un tant soit peu digne de tenir la partie.

L'enjeu réel du pari ainsi engagé, nous ne sommes pas encore en mesure d'en estimer la vraie portée. Mais nous pouvons, d'ores et déjà, pressentir qu'elle est considérable, et qu'ici se dessine une des aventures les plus égarantes qu'il nous ait été donnée d'enregistrer depuis des années. Computeur ultra-sensible ou boulier de Marco-Polo, la peinture de Klapheck apparaît comme un sémaphore énigmatique à ce carrefour du siècle où la vocation des images se renverse.
Édouard Jaguer.

Avril 1962.

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Enrichissez votre vocabulaire

L'activité de jeu, dans le surréalisme, pour épisodique qu'elle soit, n'en est pas moins à regarder comme fondamentale : tout autant que l'exaltation inconditionnelle de la poésie, elle donne au principe de plaisir forme et puissance, ce qu'il lui faut pour affronter dialectiquement le principe de réalité.

Que le jeu, dont nous livrons ci-dessous un résultat, soit bien plutôt une récréation collective, puisqu'il échappe aux catégories définies rigoureusement par Roger Caillois (hasard, compétition, simulacre, vertige), nous n'en disconviendrons pas. Il garde cependant des caractéristiques ludiques suffisantes, si l'on admet qu'il correspond à ce que J. Huizinga décrit comme “ une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie, mais complètement impérieuse, pourvue d'une fin en soi, accompagnée d'un sentiment de tension et de joie, et d'une conscience d'être autrement que dans la vie courante. ”

A partir d'un mot créé de toutes pièces par l'un de nous, il s'est agi d'inventer une définition lapidaire, suivie d'un exemple pratique, à la manière du dictionnaire. Inutile de préciser que c'est à l'automatisme, tout au moins au pouvoir d'évocation immédiate du mot, qu'il était fait appel.

Sans préjudice d'une réflexion qui situerait ces exercices dans la perspective d'un renouvellement sémantique, perspective éclairée par ces lumières d'intensité et de couleurs toutes différentes mais toutes convergentes et qui ont noms : Lewis Caroll, Jean-Pierre Brisset, Raymond Roussel, Marcel Duchamp, Michel Leiris, nous soumettons aujourd'hui à la sagacité de nos lecteurs un “ mamou ” à quoi pourrait bien convenir l'une des 22 définitions proposées.
J. S.

MAMOU

1° Petit veau. Ex. : Le mamou s'écarta de moi un instant et je pus voir son ventre. J'aperçus à l'intérieur un mamou qui dormait : son visage était le mien. (Arrabal)

2° Le premier cri de l'enfant qui, arrivé à l'âge adulte, appelle sa mère. Ex. : Mamou ! MAMOU ! (Jean Benoît)

3° En parler “ incoyable ” : mon amour. Ex. : (Barras à Joséphine) “ Venez, Mamou, il se fait tard. ” (André Breton)

4° Forme obscure de l'empreinte d'une louve sur la paume de la main. Le mamou reste visible à travers le gant. (Elisa)

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5° Piège fabriqué par les Indiens émigrés en Europe et constitué par un revolver dont la gachette est reliée à un fil d'acier par un ressort. Ex. : Un individu suspect a utilisé à des fins criminelles un mamou perfectionné. Le chef de la police du XVIIIe arrondissement était visé. On n'a pu arrêter l'assassin. Rapport de l'agent Dupont, n° 2122. (Nicole Espagnol)

6° Phase extatique de l'ivresse procurée par l'héroïne. Ex. : Il en est à mamou, c'est-à-dire il est complètement dégénéré. (Georges Goldfayn)

7° Fiacre noir tiré par six chevaux dont se servent les grandes courtisanes. (Radovan Ivsic)

8° Animal sans corps mais à 18 pattes. Ex. : On a prêté au mamou toutes sortes de corps mais on a seulement réussi à photographier ses pattes. Proverbe : Mamou, oublie tes chimères et cherche tes 18 pattes. (Alexandro Jodorovsky)

9° Animal monstrueux à 3 pattes, 2 têtes et recouvert de laine que l'on chasse au Groenland quand reviennent les beaux jours. Ex. : La femelle du mamou est la meilleures des Mamans. (Alain Joubert)

10° Nom que les indigènes d'Australie donnent à un poisson des grandes profondeurs que le flot rejette souvent sur les côtes. On n'en possède à ce jour qu'un exemplaire vivant. Ex. : Le mamou est noir, gélatineux, presque informe. (Gérard Legrand)

11° Cri d'un certain noir (Indien d'Afrique). Ex. : L'hyène jalouse mamoue. (Sergio Lima)

12° Jeune vampire pas encore sevré. Ex. : Elle était aussi fascinante et vulnérable qu'un mamou. Faire le mamou : se mettre lourdement dans une attitude lascive. Mamourisme : Agression narcissique restée au stade de l'intention. (Joyce Mansour)

13° C'est le troisième oeil de toute personne de bonne santé. Ex. : Le médecin chinois change de trottoir quand le mamou meurt. (Jacques Mer)

14° Dans les Iles Charlotte, combat où les adversaires, hommes et femmes, doivent résister au désir provoqué par les caresses. Ex. : Il n'y a que peu de victimes après un mamou. (Mimi Parent)

15° Arbre de la famille du baobab, que l'on trouve en bordure de la forêt équatoriale. Ex. : Dormir à l'ombre des mamous. (José Pierre)

16° Jeu de cartes à l'issue duquel le perdant est contraint à se déshabiller et à se faire emmailloter par un joueur de son choix. Ex. : Le mamou est l'exemple le plus caractéristique de fixation au stade anal. (S. Freud) (Jean Schuster)

17° Bourre de plumes noires des oreillers de soie blanche que l'on glisse sous la tête des morts dans les enterrements de luxe. (Jean-Claude Silbermann)

18° Cernes sous les yeux causés par une mystérieuse fatigue. Ex. : Les mamous des jeunes filles nous chavirent le coeur. (Marijo Silbermann)

19° Vieux sage dont l'unique fonction est d'évaluer le nombre exact des révolutions d'un derviche tourneur. Ex. : Le mamou a plus d'un tour dans son sac. (Robert Benayoun)

20° Diminutif de l'expression MON AMOUR, employé par les amoureux. Ex. : Comment va Mamou aujourd'hui ? (Aube)

21° La première heure après minuit. Vient de chameau et de mammouth. Usité dans le langage enfantin. Par extension, qualifie les rapports amoureux une fois les douze coups nocturnes sonnés. (Yves Elléouët)

22° Sorte de petit animal de couleur rose qui ressemble à un éléphant. Herbivore, s'apprivoise facilement. Voyage en troupeaux au pas cadencé. Les mamous aiment les violettes. (G. Bodson)

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Partez, soleils ! Partez, coeurs !

Je peins mes rêves.

M. Skurjeni.

Ce qui est beau par le vaste monde n'est pas dénombrable. Le laid par contre, bien que généreusement répandu, pourrait être comptabilisé et il devrait être possible de le mettre dans un sac - de taille, il est vrai - pour y fourrer, en premier lieu, les spoutniks, les Jaguars et les Ferrari (peu importe la marque), les croix, les uniformes, les archives de notaires, les stades et tous les chefs d'Etat, entre autres. Les énigmes sont comme la beauté : elles sont sans nombre, et les explications sont, comme la laideur, envahissantes mais limitées. L'énigme est la beauté dangereuse.

Une de ces persistantes énigmes est pour moi Matija Skurjeni, cheminot en retraite, qui, dans une petite localité yougoslave, a vécu jusqu'ici une vie modeste et apparemment sans histoire à cela près qu'il avait déserté lors de la première guerre mondiale et qu'il y a six ou sept ans, il a commencé à peindre. Le merveilleux est toujours à portée de la main : il a suffi à Skurjeni de percer un tunnel au milieu des maisons, au milieu de la mer, en travers de la gare ou de la faire émerger du paysage, pour partir cette fois-ci pour de bon en voyage.

Sur le chemin, le sort est assis, la sorcière près du chemin. Ce que noue le sort, la sorcière le dénoue. Fuyez, sorts, car mon âme est un petit crochet. S'il vous attrape, il vous déchire. Arrière, sorts ! Venus avec le vent, disparaissez avec le vent ! (1)

(1) Les textes en italiques sont dûs aux sorcières balkaniques.

Skurjeni dit qu'il lutte contre ses ennemis en se soignant (tous les matins un peu de poudre à fusil mélangée avec de la sauge). Précieuse recette si c'est elle qui lui a conservé une aussi belle santé morale après toute une vie rongée par la malédiction du travail (il a été mineur de fond, notamment).

Les blanches perdrix passent dans le ciel, portant le lait blanc : elles versent de la pierre, elles répandent de la pierre. D'une seule main, pendant que l'autre brode la manche. Une cognée seule hache les sorts. Les sorts, qu'ils soient dissous comme les abeilles sur la fleur, comme le suif sur le charbon, comme la mousse sur l'eau trouble !

Le titre d'un tableau de Skurjeni Le grand et le petit (2) m'a souvent intrigué. On y voit, il est vrai, deux personnages dont l'un de haute taille est décapité tandis que l'autre, petit, porte dans la main droite la tête coupée

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de l'autre, mais ce n'est qu'après avoir rapproché de ce titre le texte suivant (selon toute probabilité Skurjeni l'ignore) que j'ai identifié une sorcière dans le tunnel percé au milieu de la mer :

(2) cf. Phases, n° 7.

Soixante dix-neuf petits couteaux partent en voyage. Vous, les soixante dix-neuf, l'avez-vous frappé au coeur ? Je pars avec un seul couteau, et vous éventrerai tous les soixante dix-neuf. Partez, le petit et le grand. Si tu es aquatique, avec le poisson, dans l'eau ! Si tu es montagnard, à la montagne ! Avec mes dents, je vais te manger, dans l'eau je vais te noyer. Partez, le petit et le grand !

 

Au même titre que Rousseau, dont on cite souvent le propos s'adressant à Picasso : “ Toi, dans le genre égyptien... ”, Matija Skurjeni lui aussi est moderne. (Adam et Eve modernes sont situés dans le tunnel.) Sa haine de la guerre ne laisse passer aucune occasion de s'exprimer.

Les poux te mangent ! Ils ont neuf frères, les neuf deviennent soldats : tous les neuf, les fusils les tuent, les glaives les décapitent, les broches les transpercent. De neuf, ils deviennent huit, de huit sept, de sept six, de six cinq, de cinq quatre, de quatre trois, de trois deux, de deux un, d'un aucun. Vous au milieu à cent lieues ! Ouououououy ! Ouououououy !
Radovan Ivsic

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UN PAYS POUR LA HAINE DES MOTS

Le Sémaphore dit “ Les Trois Grâces ” étala ses jupons abandonnés par les rats : je quittais la rive noire des noctuelles. Quelques ogres frénétiques se drapaient encore d'échassiers à longs germes. Ils ne virent pas la drague rose des canaux verser son surplus de poivre par delà les lingeries désaffectées, et c'en fut trop de leurs mains jointes, de leurs écuelles sifflantes, de leurs chapelets rongés par les taupes albinos. Le ciel simula un retour de savane éconduite et lâcha se filets.

Mon départ était marqué.

La pluie dort court-vêtue sous le masque - me révèle le bombyx de quart. Je lui prends la température des soies : la journée sera belle, entre les rideaux de quelques bancs d'aiguillettes. Sur le pont fait de coquillages agglomérés, étrangement incassables, poussent peu à peu de grandes queues de scorpion, nerveuses et transparentes comme des digues de mer soulevées très haut. J'en compte plusieurs qui balancent à leur dague une pendule ancienne, ouverte aux nichées des cormorans. Le bombyx de quart m'impose le silence, en prince déchu qui connaît la racine des sceptres. Puis, indifférent à la fuite voilée de l'oxygène, il se détourne de moi pour son jeu favori qui consiste à percer selon le pointillé laissé par de vieilles intempéries de très petites tourterelles d'ivoire. L'air encore à peine respirable, une nuit entre ombre et sommeil paralyse soudain le voyage. Seules les pendules toujours oscillantes ont pu retenir leur part de lumière. Elles abritent à cette heure illisible chacune une rose fanée dans du papier de soie.

Des grappes de bombyx, pareils à mon compagnon de croisière mais minuscules, jaillissent aux cadrans ; je les confonds avec des gants rapides. A la plus proche pendule, une danseuse toute de sang frais enjambe la fenêtre de l'hirondelle articulée, elle se coagule dans l'espace à hauteur de mes lèvres.

- CONNAIS-TU LE POETE QUI RESPIRE LES CHARDONS ? me demande-t-elle en m'ouvrant sur la bouche son éventail de tourmaline.

Sans attendre ma réponse, la voilà chandelier de neige qui consume la couronne du vent. Peut-être fut-elle jadis accordeuse de luth chez la Reine des Eponges.

Un matin pie se lève en plein jour.

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<Fig>

Mon manteau de sel jeté comme une aile de vieux meuble sur l'île du Haut Persil, la première île suffisamment stable dans la mer pour y séjourner sans dévier de ma route, j'entre sous les arbalètes de clématites-toupies pour voler le secret des jardiniers. En cette région tous les jardiniers parlent du poète qui respire les chardons. Après bien des chutes sur les reflets tendus par les bourdons en prière, je découvre un lisseur d'arbres à becs qui sommeille sur une main. Je l'interroge prudemment ; sans s'éveiller il

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se met à conter, malgré un grésillement d'aiguille de phonographe au fond de la gorge, une histoire que j'interromps sans cesse. Derrière une haie de casoars pétrifiés, de nombreuses princesses nues répandent des parfums.

- Ce mois de mars-là, mois peu enclin à souffrir des interrogations, ils confièrent le nettoyage de la Maison d'Accueil à l'érotomane nommé Trente et Un. Il avait vendu beaucoup de brosses dans son enfance, attaché à la charrette de ses parents, et le Directeur de la Maison plaçait en lui toute sa confiance, parfois sa faveur. D'ailleurs, il ne s'agissait pas de placer autre chose dans l'érotomane nommé Trente et Un, fût-ce les épluchures de revolver les mieux coloriées ou même les biscuits de la Fabrique Nationale. Quant aux tickets aller et retour pour les auberges balnéaires, il ne savait qu'en faire, les confondant avec le toucher des aveugles...

- Le fer à gerçures fond rapidement dans le parc de nèfles et des mantilles au-delà du cortège des novices blancs. Je le sais depuis le ravage de ma dernière ascension, on ne me rendra plus les mains que j'ai déposées sur la brèche des claviers de verre. Mais une femme qui ne serait plus la logeuse des nombres peut encore dévider l'écume jusqu'à l'empreinte de mon corps...

- Dès les premières consultations le Corps Médical perdit tout espoir de remédier à son état. La distraction du patient était telle qu'elle se communiqua aux médecins. La plupart d'entre eux avalèrent les potions qui lui étaient destinées et devinrent fous. Les quelques médecins restés en service après cette catastrophe tentèrent une dernière cure : ils lui emplirent le ventre de verre brisé menu, à coups de tromblons. L'érotomane les vomit instantanément en poèmes où il était question de légumes allumés depuis plusieurs siècles dans la poche de certains fonctionnaires. Puis on le laissa en liberté dans le jardin, paisible et doux, la tête inclinée vers les sorbiers de la clôture, n'ayant pour seule obligation que le nettoyage du mois de mars...

- A bord de l'émeute où je nage à fond de cale, l'hommage de tous les reptiles de soufre ne suffit plus à calmer le chant épineux de la colline veuve. La poudre de coloquinte ronge les rails tandis que le convoi fou s'agenouille à même la tourbière ; je n'irai plus aux tentes raides, le duvet des pigeons-paons arraisonne les sorties.

- Certains jours, on tolérait qu'il dissimulât une femme sous un coin décollé du papier à fleurs qui tapissait sa cellule, une femme aux odeurs de café moulu et de bâtiment en construction. En prévision de ces jours heureux, il rangeait sous son lit des bonbonnières gravées aux armes de Clément IV, un moulage parfait du cou de Marie-Antoinette et de nombreux tuyaux d'installations sanitaires gaînés de fourrure rare...

- À mesure que la limaille de sang monte sur le seuil de chaque pavillon tiède, le jardin bleu parmi les jardins bleus mêle sa chevauchée de perrons au concile des animaux nyctalopes...

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- C'est l'instant qu'attendait le grand Noyeur de Chenilles pour descendre de la tablette de cheminée et mordre dans les oreillers. Suivi de ses pangolins d'argent qui lui faisaient une traîne battante, il se coupa les mains sur le dos de l'érotomane, en règlant sa respiration au saignement de ses poignets. Lorsqu'il eut perdu son sang, ses pangolins le remplacèrent pour saigner. La besogne terminée, ils sortirent par la serrure, entraînant leur maître sur leurs queues réunies.

Cette visite imprévue ne semblait pas avoir troublé l'érotomane absorbé dans l'examen d'un lambeau de prospectus où se lisait encore : POUR VOS VOYAGES LA S.. La fin du dernier mot lui resterait donc inconnue, séparée à jamais de la lettre initiale par une déchirure blanche, barbelée comme un ongle d'instituteur. Alors, il sentit que la mort était voisine, prête à souffler son haleine sur le miroir de sac pendu au robinet à gaz. Il s'étendit lentement sous son matelas, insulta sa mère, les prêtres et la police.

Lentement, il s'endormit jusqu'à disparaître.

On est sans nouvelles du Directeur de la Maison...

- La manécanterie des coursiers barbares enchante les rivières de colimaçons, une jauge de tulle, celle du CHARBON en vacances sur les yeux qui m'enlisent à l'horizon, se mesure aux oiseaux et ma vie, d'un revers de ciel, trébuche à grands sourires sur les cosses d'argent. Je vois les récifs aborigènes lancer leurs berges à l'assaut des typhons, la mer Elégie lacère ses fanions de bure et s'endort sous l'orge des planètes. Ainsi dévêtue de ses marées, posée à même une frange d'algue encore battue par le Rêve, elle peut dérouler à la mesure du paysage la femme que j'allais aimer comme un arbre.

Je lui ferai l'amour au lieu-dit Le Camp de la Mort.
Jacques Lacomblez.

Décembre 1961, janvier 1962.

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Les rites graphiques de Guy Hallart

Les palimpsestes ont trouvé en Guy Hallart un lecteur assidu. Les cavernes d'Arthur Gordon Pym, qu'il a sans doute rêvé d'habiter, l'ont une fois pour toutes enveloppé de leurs plis et de leurs noeuds. Pressé dans toutes ses démarches par le sens de l'énigme, il les envisage avec la simplicité d'un serrurier en détention derrière des verrous de sûreté. De sa dernière communication, qui explicite le sens qu'il donne actuellement aux dessins à la plume rehaussés d'aquarelle auxquels il travaille depuis bientôt dix ans, nous extrayons ce qui suit :

“ Imaginons un homme, qui, à la suite d'un choc, oublie totalement tout ce qui concerne la lecture et l'écriture. Non seulement il ne sait plus ni lire ni écrire, mais il est incapable de concevoir si peu que ce soit l'existence, la nature, le but de ces opérations. Faisons-le vivre désormais en un lieu d'où sont soigneusement exclus livres, journaux, etc. Supposons enfin, sans nous inquiéter des causes du phénomène, qu'un jour se forme en l'esprit de cet homme l'image mentale d'une page d'écriture. Image pour lui parfaitement énigmatique mais très propre à éveiller son intérêt au plus haut point. Il entreprend donc de la reproduire. Si après plusieurs essais, il arrive à obtenir un dessin composé de taches ou de griffonnages informes, répartis à peu près régulièrement sur toute la surface du papier, il aura atteint une approximation, il est vrai fort grossière, mais compte tenu du flou inévitable de l'image mentale et de l'ignorance absolue où se trouve le dessinateur de la nature réelle de cette image, relativement satisfaisante et fidèle. À ce niveau de son expérience, mon personnage n'est encore occupé bien entendu qu'à saisir le plus exactement possible l'aspect matériel, en réalité sans importance, de la page d'écriture entrevue en tant qu'objet. Tout au plus à cause de l'intensité de son intérêt que les qualités plastiques de l'image ne suffisent nullement à justifier, peut-il pressentir très confusément que la signification réelle de sa vision dépasse ce qu'il peut en saisir. Rien de mieux à faire que de poursuivre ces scrupuleux exercices et d'accumuler des dessins qui à peu près fatalement, seront de moins en moins éloignés du modèle mental. Ce qui présentera sur un autre plan un avantage majeur. Il n'est pas extravagant, en effet, de prétendre qu'en accomplissant les gestes nécessaires à la réalisation de ces dessins, mon analphabète par accident se livre à son insu à une rééducation propre à réduire progressivement son inaptitude à concevoir l'écriture. Autrement dit, au fur et à mesure que ces dessins se rapprochent de son modèle mental, l'exercice que constitue leur tracé lui rend la faculté d'en concevoir la réalité véritable. La suite de l'expérience comporte en effet deux étapes très importantes : une reproduction de l'image

p.61

suffisamment fidèle pour qu'il devienne possible d'isoler les lettres de l'alphabet ; la conception du rapport entre l'apparence plastique et sa signification. ”

L'image mentale à laquelle sans cesse se réfère Hallart, nul doute qu'elle forme une configuration particulière du “ spectacle intérieur ” auquel Mallarmé invitait de manière quasi augurale pour dévoiler le “ phénomène futur ”. Pourtant dans la rêverie de ce Lillois de trente ans, maintenant celle qui tient l'empire n'est plus la “ femme d'autrefois ” même nimbée de la lumière battante qui emprunte ses étincelles à l'avenir comme au passé dans leurs beaux échanges de souvenir et d'espoir. C'est un être de caprice perfide comme la fatalité dont Hallart a probablement inventé une nouvelle apparence.

Cette puissance est ici déterminante comme la modernité même planant dans son armure de corne au-dessus d'êtres en proie à la destruction et à l'agonie. Elle seule au centre de la scène s'entoure d'une gloire de mousse et la suscite ; Guy Hallart ne s'en donne que pour le machiniste et le fidèle servant estimable à proportion de son obéissance.

Mais les relations qu'entretient Hallart avec l'image mentale qu'il subit comme une fatalité sont des plus déconcertantes. Prenant son parti de reproduire sur le papier le visage des êtres qui l'ont visité dans des moments de demi-sommeil ou de rêverie, il n'a pas d'autre souci que l'approximation la plus précise possible des traits dont l'apparition s'était revêtue, pas de crainte plus grande que de la défigurer et fatalement d'en obscurcir la signification. Le respect et la timidité qu'il éprouve à ce moment lui font prendre la plume avec précaution, parce que le moindre geste est décisif ; mais cet instrument, n'autorisant aucun repentir, lui impose un redoublement d'attention qui le rend complice de l'être dont il dessine la figure.

Intimité paradoxale à laquelle pourrait bien présider un état hypnotique. Les dessins où déferlent en vagues serrées les isobares d'une météorologie féconde en cyclones évoquent les degrés successifs d'une fascination dont Guy Hallart est réellement la proie ne serait-ce qu'en raison de la fatigue de la vue et de l'attention à quoi conduit bientôt la prolongation de l'exercice. Mais quel qu'en soit le mécanisme, la fascination libère la plume qui de proche en proche travaille toute seule en précisant de manière décurrente et nécessaire ce qu'elle n'avait jusque là qu'esquissé. Alors le dessinateur devient l'instrument de la plume, elle-même conduite par une puissance qui manifeste son autonomie impérieuse à travers une série de manoeuvres intelligentes et de ruses auxquelles la main est contrainte de se prêter. Les paysages qui naissent devant Guy Hallart lui semblent assujettis à des lois physiques précises, correspondant à l'enchaînement automatique des coups de plume, et dont la détermination passe à ses yeux pour beaucoup plus importante que la série de dessins qui n'ont été que les supports de l'expérience. C'est parce qu'il estime n'avoir que très partiellement déchiffré les caractères d'un grimoire dont la syntaxe lui reste obscure, qu'il ne consent qu'avec les plus expresses réserves et comme entre parenthèses, à jeter au bas de ses dessins actuels un titre de circulation qu'il juge gratuit comme le fruit d'une réflexion postérieure à l'opération qui seule l'intéresse.Vincent Bounoure

Notre couverture : Le développement d'une certitude, par Guy Hallart

p.62

POÈME

L'eau qui coulait entre mes doigts

s'est envolée

tes genoux se sont posés pour moi

je ne verrai jamais les bras nus de ma victime

ni ses ailes ni ses ailes

blanches dans le crépuscule qui se fane à l'ombre du soleil sous les tuiles

mais je pense à vous à toi à toi

dix lèvres qui murmuraient les poèmes de l'eau de l'huile et du goudron

couchées bercées

les rames les frôlaient les berçaient les couchaient plus avant dans l'aprèsmidi équatorial ou d'avril je n'ai pas oublié

les mains qui se posaient en silence sur mes mains gantées sur mon visage libre

les paumes qui se refermaient avec des claquements d'épervier au-dessus de la tribune

des fruits roulaient dans tes cheveux abandonnés à leurs parfums à leurs miroirs à leurs étoiles à l'eau qui coule entre mes doigts

l'eau qui s'envole d'entre mes doigts

qui se brise contre ton souvenir

tambour petit poisson rouge des montagnes couvertes de pins endormis petite fleur des corsages des boutonnières

un oiseau qui se bat avec ses ailes

dans la serrure dans la rue

où les filles sont comme de grandes fleurs lasses contre les murs de l'hôpital et de la prison

de grandes fleurs ouvertes déchirées

seule une joie que dissimulent encore ce matin les grands rideaux de la place

qui s'élèvent et retombent avec des miaulements

qui respirent l'air frais

qui ne respirent plus se taisent

et le vent qui passe à travers l'eau qui vole parmi les statues de bronze

te caresse les hanches

mes doigts te cherchent lorsque tu te couches dans la mie

lorsque le miel roucoule autour de toi sur les vitres

j'ai vu le sable de la mer comme la mort du cheval blanc dans les bras de la jeune fille

par un beau crépuscule de flammes dans tes yeux

ou de larmes dans tes cheveux sur tes genoux qui se perdaient au ciel du lit

le sang coulait entre mes doigts et s'envolait

et s'envolaient les oiseaux rouges

traversés des flèches du couchant dans une coquille

p.63

je veux ouvrir tes yeux

mais je feuillette ou j'effeuille en vain tes paupières tes cils tes paupières dont les battements précipités gonflent les voiles

parmi lesquelles tes seins bougent haut doucement leurs fruits confis et leurs pommades

où poussent les plumes et les carillons

est-ce mourir se sentir aimer d'autres chemins que ta robe

que ta grille d'autres porches le soir quand la nature ôte les sabots de la veille et éparpille les sandales du verger

dans la poussière du printemps qui remue

dans la poussière qui se lève à l'horizon

morte fidèle au rendez-vous

quelle sentinelle dans la brume

quelle voix parmi les fleurs qui tremblent en frôlant ta joue

tes yeux qui s'envolent

et des chapelets de larmes acides les précèdent le long de l'étang clos

du lac aux fossettes étoilées

pluie de feuilles mortes sur la longue route bleue

qui monte et descend comme tes gestes

vers tes bras qui s'ouvrent à la lueur des éventails

les danses du soleil sur la nuit qui brûle et le chant maudit derrière le mur ou dans le bois du fauteuil

parmi les baisers des lèvres coulaient entre mes doigts

sacrilège mon sacrilège

entre mes doigts l'eau qui coulait si vite

si fraîche

ses murmures envahissent le petit refuge dans la crinière de la forêt endormie

où tu te peignes sans te regarder mourir
le lit roule à ton flanc

ses oreillers de paumes noires

qui s'allument

se délivrent dans l'ombre

mais l'eau qui coule entre tes doigts s'envolent les oiseaux que l'eau mouille de-ci de-là

deux roses pétillent dans tes yeux

27 avril 1962
Jean-Claude Barbé

p.64

La réalité imaginaire

Il existe une peinture de René Magritte, exécutée en 1934, qui s'intitude La Condition Humaine. On y voit l'intérieur d'une pièce dont la fenêtre s'ouvre sur un beau paysage : une prairie verdoyante, ensoleillée. Mais la plus grande partie de ce paysage est cachée par une toile, placée sur un chevalet, et cette toile représente, de toute évidence, exactement ce qu'elle dissimule.

Évidemment, on peut dire qu'une telle peinture procède du trompe-l'oeil, cette oeuvre de Magritte s'inscrivant ainsi dans une longue tradition picturale. Ou encore, on pourrait interpréter cette peinture d'un point de vue exclusivement réaliste en l'appelant : Intérieur de l'atelier d'un artiste. Mais aucune de ces deux interprétations ne rend suffisamment compte du contenu réel de cette peinture, car l'essentiel est ici le décalage au sein de cette représentation visiblement fidèle aux apparences : une atmosphère magique, pas forcément décelable à première vue. Or, ni l'une ni l'autre de ces deux interprétations n'exprime pleinement la qualité propre à cette peinture, qualité que je caractériserai par les termes de réalité imaginaire.

La toile sur le chevalet représente donc, de toute évidence, exactement ce qu'elle dissimule - mais est-ce vraiment si sûr ? Peut-être n'y a-t-il pas, en réalité, d'arbre véritable derrière l'arbre peint sur la toile. Peut-être cette toile calme et idyllique sur son chevalet cache-t-elle un être ou un objet bien plus menaçant ?

Nous ne pourrons jamais parvenir à une certitude. Nous ne pouvons pas nous précipiter derrière le chevalet pour vérifier si la représentation est “ conforme ” à la réalité !

Nous devons donc nous résigner à la constatation que l'artiste a atteint son but en jetant le trouble dans notre imagination, et cela par des moyens en apparence purement réalistes.

L'artiste a-t-il vraiment le droit de jouer ainsi le rôle d'un écrivain - c'est-à-dire de déranger volontairement notre confort intellectuel, d'agiter notre esprit par les propriétés d'une peinture que ni l'analyse de la composition, ni celle des couleurs, ne suffisent à caractériser ?

Que l'artiste ait ce droit ou non, il n'en demeure pas moins que La Condition Humaine fait désormais partie intégrante de notre expérience visuelle. Cette peinture manifeste ce qu'il peut y avoir d'instable, d'incertain dans une telle expérience. Elle témoigne d'une réalité “ personnelle ” propre à René Magritte, et en même temps elle nous fait passer en revue les aspects multiples des rapports du réel et de l'imaginaire. Le calme tout champêtre de cette vision est lourd de menaces. Ainsi, un tableau aussi calme au premier abord peut jeter le doute et le trouble dans notre pensée.
Ragnar von Holten

<Fig>

René Magritte : La condition humaine, 1934

<Fig>

Devant la méfiance générale, on fera réaliser les expériences par des orphelins.

(Lichtenberg)

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LES MARIE-LA-SANGLANTE

L'humour qui se pratique de bouche à oreille, celui des bonnes histoires, est le plus capricieux et le plus changeant, mais aussi le plus insidieux. Il est doté d'une vie perverse (ne chemine-t-il pas un peu comme la calomnie ?) et se prête docilement à des métamorphoses incessantes (omissions freudiennes, surenchère dite de Münchausen, valse-hésitation, fioritures personnelles, affreux détails, additions superflues, version discrète, abrégé excessif, etc.).

Il répond comme nul autre à la pression des événements, à l'esprit de l'époque, dont il est le baromètre sarcastique et vengeur. Il est même demeuré longtemps adaptable à l'humeur de la seconde, susceptible d'être grossi ou rectifié selon le public ou même l'interlocuteur.

Ces précautions tendent à disparaître. La plaisanterie de mauvais goût, définissant un genre particulier de muflerie, ne se pratiquait plus qu'à de fort rares exceptions, mais elle rencontre de nos jours une résistance de moins en moins notable. L'agression délibérée, l'allusion morbide sont à présent autorisées, sinon de mode. Elles font appel, non sans quelque insistance, à la notion de malsain.

Leur forme la plus accomplie nous revient d'Amérique sous l'étiquette des sick jokes, qui ont en quelques trois années envahi le monde : elles répondaient sans doute à une demande expresse et souterraine. L'appellation d'humour malade trouve son origine dans une expression de mépris fort populaire aux U.S.A. : “ Tu es malade, malade, malade. ” (“ You're sick, sick, sick. ”), où la triple répétition invoque nettement l'aliénation mentale du type le plus irrémédiable.

Ces plaisanteries arborent sous la désinvolture d'un laconisme extrême, une attitude de perversité décadente, de corruption mentale avoisinant le grotesque. Elles sont destinées à faire broncher et tressaillir, plus qu'à faire rire, à provoquer une grimace de surprise incrédule, une complicité gênée. Elles abattent les murailles les plus intimes du tact et de la dignité :

“ J'ai écrasé l'une de ces choses dans la rue, comment appelez-vous celà ? Un bébé. ”

- Pour la lèpre, je vous recommande l'île du Diable.

- Et elle est bonne ?

- Fameuse ! C'est là que j'ai eu la mienne.

La vogue de ce neveu de l'humour noir s'explique peut-être par une révolte plus ou moins anarchique contre les concepts de responsabilité que la seconde guerre mondiale a déchaînés sur le monde. À l'ère du génocide et des retombées radioactives, la mort a revêtu un aspect planétaire institutionnel. Elle a remplacé dans les préoccupations de chaque jour le tabou sexuel, que les enquêtes de Kinsey ont dans une certaine mesure amoindri. La prolifération des émissions de télévision larmoyantes, où l'homme de la rue étale et enjolive ses malheurs, a sensibilisé le public à la misère et aux infirmités. Les actualités, avec leurs visions insistantes de carnages, d'atrocités et de cataclysmes surprennent à table le téléspectateur, et lui coupent tout appétit. Chacun se sent plus ou moins responsable de Buchenwald, de Hiroshima, de la délinquance juvénile, de la renaissance fasciste, de la leucémie, des catastrophes aériennes ou des famines orientales. Une nouvelle pornographie est née, celle de la maladie, de la vieillesse, et de la mort. Comment créer à ce stade, un

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processus de diversion ? Les humoristes, privés du filon dialectal que leur offraient les histoires juives, nègres, irlandaises ou autres, ont soudain déclenché une offensive généralisée contre les notions les plus sacrées de la famille, contre l'enfant (ce tyran des nations sur-développées) contre les cabotinages à rebours de la laideur et de la diminution physique, contre les excès sentimentaux de toute espèce.

L'orgie de pitié et d'angoisse où nous installait l'après-guerre a produit cette révulsion surprenante, ce complexe de non-culpabilité, ce rejet des hantises-vedettes.

- Maman, qu'est-ce que c'est qu'un complexe d'Oedipe ?

- Tais-toi et embrasse-moi.

- Maman, puis-je m'acheter une robe de printemps ?

- Sûrement pas, Georges !

- Maman, pourquoi m'installes-tu un arbre de Noël en août ?

- C'est plus pratique, avec ta leucémie.

Aux U.S.A. florissent des cartes de voeux consacrées à l'insulte et à l'imprécation : “ Joyeux anniversaire. C'est peut-être le dernier. ” “ Vous êtes souffrant ? N'ayez crainte, la fin approche. ” Un magazine à grand tirage a inventé un nouveau jeu : Frappez l'Infirme, dont le grand prix était : un ticket d'avion pour les Indes en pleine période de famine. Une chanson intitulée : On ne démembre pas sa mère dans le Massachussets, est devenue un succès de Broadway, tandis que le parolier sadique, Tom Lehrer, créait le tango masochiste, aux paroles inoubliables (“ Je languis de la caresse de tes lèvres, mais plus encore de celle de tes fouets... ”).

Il faut dire que le genre avait ses précurseurs. W.C. Fields, ennemi juré des petits enfants et du jour de Noël (1). Charles Addams, collectionneur invétéré de bossus, de débiles mentaux, de vampires et de bébés monstres. Harry Graham, l'auteur des Rimes sans loi pour maisons sans coeur, dont voici un quatrain cruel, choisi entre maints autres :

(1) FIELDS : Je prends la petite vieille et d'un seul coup de poing je lui casse toutes les dents !

LE BARMAN : Mais non, tu te trompes : le coup de poing, c'est moi qui l'ai donné...

FIELDS : C'est possible, mais en tout cas, c'est moi qui ai donné le premier coup de pied !

Une danseuse de music-hall, atteinte d'un mal incurable, sent la fin approcher. Entourée de ses amis et de sa famille, elle articule avec effort :

“ Adieu, je me meurs, cha-cha-cha. ”

Après avoir abattu père et mère à coups de fusil, le délinquant juvénile, âgé de huit ans, invoqua comme circonstance atténuante le fait qu'il était orphelin.

Un autre délinquant juvénile, très soucieux de sa santé, ne fumait que des cigarettes de marihuana à bouts filtres.

Au coin du feu, elle lisait dans son journal les statistiques de naissances et de décès. Soudain, elle se retourna vers son mari :

- Sais-tu que chaque fois que j'exhale, un homme meurt ?

- Intéressant, répondit le mari. À ta place, je changerais de dentifrice...

Ce samedi après-midi, Arthur comme à son habitude, faisait ses dix-huit trous à son club de golf habituel. Au dix-septième trou, son attention fut attirée par un cortège funéraire qui traversait l'avenue voisine. Avec tact, il retira son chapeau tyrolien de fantaisie, et attendit, pour reprendre le jeu, que la procession se soit éloignée.

Un peu plus tard, au club, un joueur s'approcha de lui et lui dit :

- J'ai apprécié votre beau geste, tout à l'heure, et je vous félicite. Peu de joueurs de votre force se seraient arrêtés, au dix-septième trou, pour saluer un enterrement.

- Oh, c'est normal, répondit Arthur, j'ai tout de même été marié à cette chère Edith pendant quarante-trois ans...

- Maman, un de mes camarades de classe m'a traité de sale efféminé !

- J'espère, Antoine, que tu ne t'es pas laissé faire ?

- Non, je l'ai assommé avec mon sac à main.

- Et comment va votre grand-mère ? Glisse-t-elle toujours à cheval sur la rampe de l'escalier ?

- Difficilement. J'ai fait mettre des barbelés tout au long de la rampe.

- Et cela l'arrête ?

- Non. Mais cela la ralentit.

Le contremaître de la scierie venait à peine d'installer un nouvel apprenti à la scie électrique, lorsqu'il entendit l'homme dire : “ Aïe ! ”

- Que se passe-t-il ? demanda le contremaître.

- Je n'y comprends rien, dit l'apprenti. Je me suis contenté de tendre la main comme cela et... tiens ! En voilà une autre qui part !

La maman cannibale :

- Combien de fois t'ai-je dit qu'il était mal élevé de parler avec quelqu'un dans la bouche ?

Histoire hollywoodienne :

.... Une femme affolée appelle son mari.

- Vite chéri, tes enfants et mes enfants sont en train de battre nos enfants !

Les jeunes mariés avaient décidé, pendant leur lune de miel, de traverser le pays à cheval. Au bout de trois kilomètres, le cheval de la mariée passa sous une branche d'arbre qui égratigna légèrement le front de la jeune femme. Furieux, le jeune mari montra le poing au cheval et lui cria : “ Et d'une ! ”

La randonnée se poursuivit. Soudain, le cheval de la mariée trébucha sur un caillou et secoua inopinément sa maîtresse. À nouveau, le jeune mari leva une main menaçante vers l'animal et s'écria : “ Et de deux ! ”

Cinq kilomètres plus loin, un lièvre traversa le sentier, et le cheval, en se cabrant, désarçonna la mariée.

Immédiatement, le jeune mari mit pied à terre en hurlant : “ Et de trois ! ”, sortit un pistolet de sa giberne, et d'une balle dans la tête, abattit l'animal.

- Abominable brute ! cria la mariée. Comment pouvez-vous commettre un acte aussi indigne pendant notre voyage de noces ? Voilà donc l'homme que j'ai épousé : un sadique, voilà ce que vous êtes !

Alors le jeune marié se retourna froidement vers elle, et lui montrant l'index, lui répondit : “ Et d'une ! ”

Chaque matin, en se rendant à son bureau, l'employé, en passant devant une fenêtre de son rez-de-chaussée, assistait à la même scène bizarre : une mère furibonde frappait son petit garçon à grands coups de pain sur le crâne.

La scène se renouvelait jour après jour, lorsqu'un matin, l'employé eut une surprise inattendue : devant sa fenêtre, la mère donnait de grands coups sur la tête du petit garçon, mais cette fois avec un cake.

- Bonjour, madame, dit-il aimablement, passant sa tête par la fenêtre. Alors, on n'a plus de pain, aujourd'hui ?

- J'en ai, sourit la mère. Mais aujourd'hui, c'est son anniversaire !

Invité à un bal costumé, il ne savait quel déguisement choisir. Soudain, il lui vint une inspiration. Vaporisant sur sa longue barbe un nuage de désodorisant, il vint au bal déguisé en aisselle.

Deux missionnaires étaient en train de cuire dans la marmite des cannibales.

- Eh bien, dit l'un d'entre eux, cela leur donnera tout de même un avant-goût de la religion...

Chère madame, dit le psychiatre, vous n'avez pas de complexe. Vous êtes inférieure.
UN MALHEUR NE VIENT JAMAIS SEUL

En grillant des toasts pour mon déjeuner,

Ma tante est tombée dans la cheminée.

Mais, ce qui surtout me fend l'âme,

Tous les toasts ont brûlé avec la pauvre femme.

Quant au poète A.-E. Housman, il composa cette ode touchante, intitulée Innocence enfantine :

En deux bouchées, un ours grizzly dévore

Un délicieux et innocent bébé.

Le malheureux bébé ignore

Que par un ours il a été mangé.

Aujourd'hui, la veine est bien moins lyrique, elle s'exprime rarement sous forme poétique,

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mais se déploie en historiettes abominables, en dialogues macabres qui fleurent Todd Browning, le Musée des Horreurs, les gaietés de Torquemada, l'enfance du docteur Jekyll, les mémoires de Laïka et les petits dimanches de Landru. Ces histoires sont de trop. Nous les regrettons du fond de notre âme, mais nous ne résistons pas à l'envie de vous les transmettre, car leur génie est migratoire. Elles s'oublient mal, mais constituent une sorte de défoulement expéditif de nos exaspérations les plus dissimulées, et de nos velléités hostiles, qui sont hélas de plus en plus nombreuses.

Nous vous les proposons pour ce qu'elles ont de clinique, d'édifiant et aussi d'inspiré.
Robert Benayoun

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LE MONDE A L'ENVERS ?

suite des réponses à notre enquête *

* Voir La Brèche n° 2
André Barbault

Au regard d'une certaine version astrologique, la question posée appelle la considération de deux aspects bien distincts du problème.

Il y a, tout d'abord, le fait même de se trouver en situation extra-terrestre, sous condition d'un nouveau régime planétaire.

Le champ de la détermination astrale, dont s'efforce de rendre compte l'observation astrologique, est celui de la structure intime de l'âme humaine dans toute sa subjectivité : le microcosme psychique répond au macrocosme géocentrique dans un système de références anthropocentrique.

Du moment où l'on quitterait la Terre pour aller vivre sur une autre planète, on passerait sous le régime d'un autre macrocosme ; celui, par exemple, du système chronocentrique si l'on devenait “ saturnien ”. C'est alors aux rythmes particuliers de ce nouveau monde auxquels tendrait à obéir notre horloge psycho-physiologique : cinq heures de jour et cinq heures de nuit, saisons de sept années, pulsations de huit lunes tournant en huit périodes différentes, etc. Notre condition anthropocentrique devrait se trouver soumise à un véritable “ déracinement ”

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terrestre, accompagné de dépaysement, d'inadaptation, de crise... en attendant un nouvel “ enracinement ” sur l'autre planète. On peut aisément admettre que cette transplantation soit sans effet sur un cosmonaute qui ne fait qu'un aller-retour ; mais, à partir d'une tentative d'acclimatation, on peut envisager un “ déconditionnement ” à plus ou moins long terme, aussi grave qu'un saut périlleux et allant de pair avec une refonte fondamentale de la Weltanschauung du “ terrien ”. À cet égard, la science officielle pourrait bien avoir quelques surprises, encore que les conditions de ce transfert dépassent les limites de l'induction intellectuelle.

Mais il convient de prendre tout autant en considération l'état qui conduit au fait, la cause qui permet l'effet, c'est-à-dire la signification que revêt cette étape de l'humanité au cours de laquelle s'effectue cette immense révolution qui consiste à pouvoir et à réaliser effectivement ce saut sur une autre planète.

Ce n'est pas un hasard si l'humanité était, à maints égards, demeurée stable aussi longtemps que les frontières de notre univers solaire s'arrêtaient à Saturne, et si, découvrant coup sur coup trois planètes nouvelles, cette même humanité ait alors, en guère plus d'un siècle et demi, effectué une révolution générale qui a complètement changé la face du monde. Tout se passe comme si toute conquête ou découverte d'un corps céleste élargissant notre champ planétaire allait de pair avec un élargissement parallèle de l'expérience humaine, avec une libération d'énergies nouvelles, comme une gamme qui s'étendrait pas ses infras et ses ultras. C'est sur les découvertes du ciel que se règle la croissance de l'homme, les progrès de l'astronomie en constituant le meilleur test, comme un tableau des arts est le reflet d'une civilisation.

Or, si l'homme a pu s'octroyer le pouvoir qui lui permet de rompre le cordon ombilical qui ne l'avait jamais séparé de la Terre-mère, et de “ sauter le pas ” jusqu'à un nouvel astre, on a quelque raison d'admettre que l'aventure cosmonautique commençante, loin d'être un accident fortuit, se tisse dans une étoffe particulière de notre évolution, se greffe sur une poussée de croissance prodigieuse de l'espèce humaine. Qu'une telle révolution s'accompagne d'une recrudescence de cette crise de l'entendement, ouverte avec la grande rencontre planétaire de Neptune et Pluton de la fin du siècle dernier, cela est des plus probables. Il n'y a pas d'éclatement des cadres existants sans angoisse ni désorientation, pas d'ouverture vers un nouvel horizon sans crise des sensibilités et des consciences. Le désarroi de la vie spirituelle actuelle ne peut donc que s'intensifier sous la prochaine rencontre Uranus-Pluton de 1965-1966 qui pourrait bien marquer le début de l'ère planétaire. Et, sans pour autant jouer au prophète, ce n'est qu'une mesure parmi une série qui tend vers l'accouchement d'un nouveau monde.
Roger Caillois

I. Rien ne va de soi. Mais si l'homme réussit à s'éloigner considérablement de son centre et à y revenir, cette performance est propre, j'en ai peur, à n'avoir d'autre résultat que renforcer son anthropocentrisme, - qu'il a d'autre part d'excellentes raisons de mettre en doute sans se déplacer d'un pas. En ce sens, la venue sur la terre de visiteurs extra-terrestres aurait sans doute une plus légitime influence, quoique non nécessairement démonstrative. En outre, je n'estime pas qu'on doive être hostile, de parti-pris, à un anthropocentrisme conscient, correctement situé et, si je puis dire, mobile. Il est vrai qu'alors il ne traduirait plus que l'aptitude de l'esprit humain à adopter toute perspective utile, féconde ou simplement capable de l'intéresser à un titre quelconque, au besoin le plus aberrant. Pour le reste, il est trop clair que l'esprit

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humain n'est pas juge, ne pouvant guère se déprendre d'être soi. Mais tout ceci est affaire mentale, nullement d'astronautique et autres péripéties. J'ajoute qu'ici la spéculation précède la réalisation et que les modifications de vocabulaire (par exemple) entraînées par de telles randonnées - ainsi le sens de mots haut et bas, etc. - sont déjà l'objet des études des linguistes et des soins des conteurs.

II. Le voyage envisagé constituant une réussite technique, la technique étant un sous-produit de science, elle-même partie de la culture, je ne vois pas comment il pourrait aboutir à rendre dérisoire la notion même de celle-ci. Il ne saurait au contraire provoquer qu'un élargissement d'horizon, donc un enrichissement de la culture. Quelques notions en sortiraient sans doute complétées, rectifiées ou généralisées. Mais ainsi de tout temps progressa la culture. Il n'est pas de notions, mêmes prétendues fondamentales comme celles de nombre, d'espace, de temps ou de causalité qui ne soient toujours sorties bénéficiaires de telles mutations, celles-ci auraient-elles été imprévues et imprévisibles, imprévues mais prévisibles ou même, cas le plus vexant, imprévisibles et cependant prévues (par accident).
Eugène Canseliet

Si l'on admet, maintenant, que les voyages interplanétaires soient possibles, il apparaît, plus sûrement, qu'ils sont prétextes, auprès des peuples, à des desseins et à des exploits préliminaires, de conséquences immédiates et tragiquement menaçantes.

Pour l'entreprise gigantesque, c'est précisément, son caractère anthropocentrique, au sens le plus ordinaire de l'épithète hybride, qui lui vaut d'être acceptée avec faveur par l'immense masse de ses victimes, gratuitement agitée du même concept d'orgueil. Qu'on me pardonne l'ironie adverbiale dont je ne puis me défendre, devant la somme fabuleuse, engloutie au total par la récente fusée, dernière en date sur le manège circumterrestre et parfaitement inutile. Imagine-t-on, un instant, ce qu'eussent permis ces millions de dollars, n'aurait-ce été que d'abriter, avec décence, quelques milliers de véritables malheureux !

Cela n'empêche que l'invincible sentiment anthropocentrique est justifié, au plan inférieur et grégaire, qu'il s'impose du fait même des exigences démesurées de l'entreprise qui, conséquemment, sans l'effort d'équipe, ne saurait être menée à bien. Je ne m'éloigne pas ici de la question posée, car l'élaboration solitaire du physicien-philosophe, qui le conduit d'une planète à l'autre, selon l'antique système de Claude Ptolémée, lui dévoile, dans la réalisation, à la fois la plus abstraite et la plus positive, la destinée anthropocentrique de l'univers.

La Physico-Chimie du Grand Oeuvre reconstruit l'anatomie du Monde et démontre que les planètes possèdent chacune un régime propre et d'étroite parenté, dans l'harmonie parfaite et la progression continue de chaleur, de poids, de sonorité, de couleur et de substance.

J'imagine fort bien, dans le genre fantastique des romans d'anticipation, les réactions mentales des futurs “ cosmonautes ”, des voyageurs de l'espace, qui, jusqu'à maintenant, en vérité, ne sont pas sortis de la stratosphère.

Hermès, en sa Table d’Émeraude, déclare : “ Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, par quoi se font les miracles d'une seule chose. ”

Donc, point de spectacle horrifique et, eu égard au présent, inconcevable, mais la très normale conséquence, au-delà ou en-deçà de l'âge actuel de la terre, d'un

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bombardement cosmique plus ou moins intense et d'une atmosphère différemment composée, par exemple d'azote en dose beaucoup plus forte. De là, seulement, imagine-t-on, sans fantaisie, ce qui peut advenir, quand le ralentissement de la combustion animale, ménageant l'aliment, augmente la durée et prolonge la vie.

Les futurs “ cosmonautes ”, plus athlètes et militaires que philosophes et humanistes, ne s'attendent certes pas à retomber, là-haut sur Mars ou sur Vénus, dans le plein essor du moyen âge ou de celui que vivra, peut-être, en l'an 2000, l'humanité terrestre nageant dans le bonheur sans soleil des ondes et de l'atome, avant-coureur du jour dernier de l'inexorable colère. C'est là, précisément, dans la déception profonde, reçue d'une réalité exempte de tout faux merveilleux, que pourrait naître la crise dont ces navigateurs seraient seuls à souffrir, si jamais ils parvenaient au bout de leur voyage et, surtout, à en effectuer le retour. Que cette crise de l'entendement, pour eux ou, plus encore pour les instigateurs savants de leurs prouesses, se montre incontrôlable, c'est probable sinon certain, et que la notion de culture devienne dérisoire, il y a quelque temps, hélas ! que la chose est en train de s'accomplir.

Refusons de croire, en compagnie de Cyrano de Bergerac, à propos du vide dans l'espace, que “ l'agitation du petit orteil d'une puce allast faire une bosse derrière le Monde ”.Jean Gaulmier

L'anthropocentrisme a résisté à tout. Des techniques nouvelles auraient pu l'ébranler (découverte du monde à la verticale dès le temps de l'aérostat, réalisation de vitesses sans commune mesure avec les possibilités de l'homme, physique de l'atome). Il n'en a rien été.

De même, dans un autre ordre, les révélations de mondes différents de l'Europe (Afrique Noire, Extrême-Orient) n'ont entraîné que l'abjecte colonisation par l'homme blanc, naïvement sûr de sa supériorité.

Anthropencentrisme, après tout, est nécessité physique : la pierre qui tombe dans l'eau est “ pétrocentrique ” ...

Ce ne sont donc pas les voyages qui “ changeront l'homme ” : il transportera dans les mondes extra-terrestres son système de références borgnettes - qui certainement ne collera pas mieux à ceux-ci qu'il ne rend compte de la vraie réalité terrestre.

Les cosmonautes de l'avenir pourront appartenir à deux espèces : ou bien ce seront des hommes robustes aux réflexes conditionnés, et de ce qu'ils verront, ils ne songeront pas même à s'étonner. Ou bien ce seront des poètes, et ce qu'ils verront, ils l'ont déjà vu. Le Hugo des Tables et son épouvante des voyages interstellaires. André Breton écrivant dans Poisson Soluble en 1923 : “ Je ne veux savoir que la pluie comme une harpe à deux heures de l'après-midi dans un salon de la Malmaison ”, a-t-il été surpris de trouver en 1941 “ dans la lumière noyée qui baigne la savane ”, à la Martinique, “ la statue bleutée de Joséphine de Beauharnais, perdue entre les hauts fûts de cocotiers ” ?

.... Quant à la “ notion de culture ”, elle est déjà dérisoire : les voyages interplanétaires n'empêcheront pas les pions de continuer à vendre leur marchandise ni les gouvernements de bourrer les crânes.

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Edgar Morin

Ce n'est pas un hasard, si peu avant que l'homme ne s'élance vers le cosmos, la science moderne, depuis Einstein notamment, commence à faire éclater les systèmes de références anthropocentriques.

Une avant-garde terrienne - poétique, philosophique, scientifique - s'efforce déjà de briser toute idée de point central privilégié (l'homme, la terre, l'univers macrophysique). Une avant-garde terrienne sait déjà que la notion de culture est sinon dérisoire, du moins relationnelle et relative. Cette avant-garde est prête à écouter les récits des cosmonautes comme à saluer l'arrivée de formes, forces, êtres ou puissances inconnues.

Jean-François Revel

Vous posez plusieurs questions distinctes. Dans la première phrase, vous parlez de voyage “ interplanétaire ” : mais la différence entre les situations respectives des diverses planètes du système solaire n'est pas assez grande pour que notre vision du cosmos soit radicalement modifiée si notre poste d'observation devenait l'une ou l'autre de ces planètes plutôt que la Terre. Vous parlez ensuite de “ système de référence ” : mais lequel ? Nous en avons plusieurs - religieux, esthétique, politique, sportif, économique, etc. Je suppose que vous voulez parler de la logique et de la science, plus particulièrement, que vous qualifiez d'anthropocentriques : à supposer qu'elles le soient exclusivement, et comme anthropocentrique veut dire que l'homme est au centre, il le restera partout où il ira. Ensuite, vous parlez de “ réactions mentales ” des futurs cosmonautes : dès lors, vous passez, il me semble, du terrain épistémologique au terrain clinique, du problème de l'altération éventuelle d'un système logique en général comme suite d'un déplacement dans l'espace, à celui des perturbations psycho-physiologiques qui pourraient affecter les individus ayant emprunté le moyen de transport utilisé au cours de ce déplacement. Seules l'expérience et l'observation, en tout état de cause, permettraient de répondre à cette question. - Quant au problème contenu dans la dernière phrase, il me semble insoluble. En effet, de deux choses l'une : ou bien le voyage dont il s'agit provoquera une modification essentielle de l'entendement, et il nous est donc, par définition, impossible de prévoir et de caractériser cette modification dès maintenant, antérieurement à l'expérience qui en sera la cause ; ou bien nous pouvons nous en faire une idée, ou même dire qu'elle sera, et dès lors elle n'est plus essentielle puisque cela signifierait qu'il nous est possible de la concevoir au sein du “ système de référence ” actuel.

CONCLUSION

Telle que nous l'avions rédigée, cette enquête sous-entendait un “ dilemmne ” dont la plupart de nos correspondants ont, au-delà de nos espoirs, dénoncé le caractère factice. Ce dilemme est celui où cherchent à nous enfermer les admirateurs inconditionnels de la “ science-fiction ” en marche (c'est-à-dire aujourd'hui, de la technique alliée aux vertus sportives) : ou bien vous refusez

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le saut qualitatif que procureront à l'homme ses voyages extra-terrestres (et, malgré vos dires, vous vous enfermez dans l'anthropocentrisme) ou bien vous l'acceptez, et dès lors, vos inquiétudes quant à la “ sûreté de l'esprit ” sont dérisoires : vous devez vous faire du “ merveilleux ” scientifique l'image la plus platement et la plus béatement prosternante.

Il y a dans ce “ dilemme ” un glissement subreptice de l'état de fait (les références de l'homme se rapportent forcément à l'homme) à un jugement de valeur que nous n'avons jamais endossé. Nos correspondants, en insistant sur le premier point, ont peut-être fait preuve d'un trop grand “ optimisme ”, mais du moins cet optimisme ne relève-t-il que de la vraisemblance, et non d'une confiance religieuse dans “ l'épopée cosmique ”. C'est précisément parce qu'il ne limite pas l'activité de l'esprit au seul champ rationnel que le surréalisme est fondé à constater la caricature d'irrationnel qui, sous le couvert de l'exploration planétaire comme de la “ psychotechnique ”, fraye un nouveau conduit aux plus suffocantes vapeurs de la “ réaction ”, au sens très général du terme.

En fait, les réponses qui se sont affirmées les plus “ positives ” complètent (sur un mode méthodologique) celles qui relèvent d'une conception plus large de l'Univers (dont M. de Gandillac a opportunément rappelé qu'il ne pouvait y en avoir qu'un pour les yeux et la pensée de l'homme). Le “ décodage ” de Cl. Lévi-Strauss s'inscrirait, sans trop d'effort, dans les perspectives astrologiques d'André Barbault. Il est frappant que, des côtés les plus divers, les mêmes exemples soient invoqués pour suggérer qu'un effondrement chaotique de l'entendement humain n'est guère imaginable en l'occurrence (seuls René Alleau et Edgar Morin se rencontrent pour considérer d'ores et déjà la notion de “ culture ” comme négligeable).

Si le surréalisme s'est voué à la refonte de l'entendement, il n'a jamais entendu que la crise de celui-ci fût bénéfique en soi, encore moins que la “ table rase à répétition ” entrât dans ses voeux pour le mieux-être humain. Mais il faut tenir compte d'une vieille impatience et d'une vieille lassitude qui se disputent sans fin la maîtrise des caractères les plus opposés... Une enquête comme celle-ci suggère combien les sciences “ exactes ” et les techniques “ efficaces ” véhiculent (trop souvent sans vouloir le savoir...) de pulsions passionnelles, de rêves “ collectifs ” ou autres, bref, de mythes résiduels autant que de mythes en formation. Ce qui, faut-il le dire, n'a rien qui ne nous satisfasse.G. L.

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DEUXIÈME NOTE SUR L'OBJET

La vraie solitude est le vide qui me sépare de l'objet. Elle apparaît lorsque j'ai conscience d'une double illusion :

- l'illusion réaliste, l'objet tel que la perception en rend compte et le prolongement cénesthésique ;

- l'illusion poétique, l'objet créé ou recréé à l'intérieur par l'illumination.

Entre l'esprit et l'objet, tous les jeux sont permis, mais ce ne sont que jeux, dans un vide irrémédiable. La file des poètes et des philosophes est absorbée par ce vide et non l'objet par les poètes, les philosophes. Derrière la porte de ce que l'esprit croit être le paradis de la connaissance, il y a la cohorte, sans cesse augmentée, des Prétendants à la victoire sur l'objet, tous plus nettement brisés par l'erreur que par la mort ; tous, chacun, formidablement seuls. Ils sont le passé de l'esprit humain, inconnu jusqu'alors et qui avait besoin d'un prophète : me voilà.

L'esprit est le maître de l'objet, rigoureusement comme le maître est le maître de l'esclave. Maître fourvoyé deux fois. Pour se réaliser en tant qu'esprit, il a désiré la mort de l'objet ; mais l'objet mort, détruit, annulé cesse de signifier, et de signifier le triomphe de l'esprit. L'esprit a accordé merci à l'objet et l'a asservi, suspendu dans la précarité, soumis à l'analyse, à la méditation, à la réflexion, à l'illumination. Dès lors, cet objet, réduit, aliéné, ne saurait témoigner ; la vérité qu'il porte ne transcende pas sa condition ; elle ne peut établir l'esprit. Voici l'impasse. Le maître, l'esprit n'ont pas de destin. L'esclave, l'objet, oui. Il faut encore noircir le tableau.Jean Schuster.

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Le surréalisme en vue

Inaugurée par la rétrospective Arp (21 février - 21 avril au Musée National d'Art Moderne et couronnée par la rétrospective Mirô (28 juin - novembre), la saison 1962 aura été incontestablement la confirmation de l'ampleur des implications plastiques du Surréalisme. Outre ces manifestations officielles, en effet, plusieurs expositions d'ensemble concouraient à une consécration globale qui pourrait être redoutable si le Surréalisme était tenté de sacrifier son devenir, et son présent, au passé, si prestigieux qu'il fût. L'existence même de La Brèche prouve qu'il n'en est rien, et permet un regard d'autant plus objectif sur cette convergence inattendue.

Il convient de saluer tout d'abord l'attention scrupuleuse qui présida au choix comme à la présentation des oeuvres réunies à l'occasion de l'exposition Minotaure (Galerie L'Oeil, mai-juin). Un texte incisif de Jean-François Revel, accompagné de très pertinentes notices de Guy Habasque, contribuaient à mettre en lumière l'éclatante jeunesse de la revue qui, entre 1933 et 1939, démontra magistralement l'étendue et la variété des domaines où s'accomplissait le Surréalisme.

Compromise par la personne même qui en était le prétexte, l'exposition organisée à l'occasion de la publication chez Skira d'un ouvrage consacré au Surréalisme (collection “ Le goût de notre temps ”), n'en a pas moins permis à la Galerie Furstenberg de présenter quelques oeuvres de premier ordre - de Mirô et Tanguy notamment - à côté d'autres plus discutables, ou même franchement indésirables (Labisse, Léonor Fini).

De son côté, la Galerie André-François Petit - qui avait réuni, peu de temps auparavant, quelques oeuvres rares de Tanguy - se contentait plus modestement de présenter un ensemble de sept peintres surréalistes parmi lesquels, une fois de plus, Tanguy n'avait aucune peine à se détacher.

À ces regards divers jetés sur un passé plus ou moins proche, il convient d'opposer l'exposition présentée conjointement par le Mouvement “ Phases ” et le Mouvement Surréaliste, sous le titre Greffages, à la Galerie du Ranelagh : un panorama très vaste des ressources de “ l'assemblage ” y confirmait la permanence du ressort poétique des collages et des collages-objets.

Si l'on ajoute à ces diverses expositions collectives un certain nombre d'expositions personnelles - au premier rang desquelles Toyen à la Galerie Raymond Cordier, Man Ray à la Bibliothèque Nationale... - on comprend la rage impuissante de ceux qui, après s'être pieusement contentés de recueillir la tradition de la critique obtuse (“ Les surréalistes ne savent pas peindre ”, etc.), voient cette précieuse argumentation-là leur claquer dans les mains comme un ballon rouge : c'est le cas de M. André Chastel (“ Le Monde ”) et M. Michel Ragon (“ Arts ”), par exemple. “ Souvent la peinture aussi a dicté au Surréalisme sa poésie ”, écrit Jean-François Revel. Plus que jamais, il importe de ne pas oublier que le Surréalisme a changé notre façon de voir.J. P.

Monsieur ma conscience, et ainsi de suite... (1)

(1) Alfred Jarry : Paralipomènes d'Ubu.

L'un des duettistes du Matin des Magiciens, alias Le Crépuscule des Bonimenteurs, alias L'Après-midi des Hommes-grenouilles (consacrons au passage cette trouvaille d'“ Europe n° 1 ” dans une émission du dimanche 1er juillet) relève assez courageusement l'offensive des surréalistes contre Planète : sans souffler mot à son lecteur de la mystification Kazanov-Lavrentiev (cf. La Brèche, n° 2, page 70) il nous accuse de cultiver “ l'infini du dessous au détriment

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de “ l'infini du dessus ” et de nous complaire dans les “ ténèbres de l'avoir ” au lieu de rechercher l'être (je résume autant que faire se peut une prose grandiloquente).

Passons sur la réelle inconsistance, j'oserai dire l'inconsistance ontologique du vocabulaire de M. Pauwels. Les deux formules à effet qu'il emploie, opposant en bref la “ libération de l'inconscient ” par le surréalisme à la “ surconscience ” (?) qui naîtrait de l'auto-célébration de Planète méritent d'être examinées, l'indigence intellectuelle menaçant de progresser encore grâce à elles :

1°) L'antinomie entre infini-du-dessous et infini-du-dessus. Renvoyons ces soi-disant érudits en sciences traditionnelles à la Table d’Émeraude, condensé s'il en fut de l'hermétisme : “ Ce qui est au-dessus... ”

2°) L'antinomie entre l'avoir et l'être. Précisément la psychanalyse - qui est loin au demeurant d'être notre unique système de références - fournit la base d'une théorie dialectique des valeurs où cette antinomie est surmontée. La différence de l'avoir à l'être symbolise, on le sait, la différence du processus anaclitique (où l'enfant cherche la possession de l'objet désiré) au processus narcissique où il tente de s'identifier à cet objet). Cette différence est simplement “ écartée ” par l'homosexualité, dont “ l'erreur ” consiste en une identification prématurée à l'objet du désir (la mère pour l'enfant mâle) identification qui entraîne un blocage caractériel et fonctionnel (c. Freud, Essais de Psychanalyse : Psychologie collective et analyse du “ moi ”).

Or, le processus anaclitique apparaît finalement comme une “ ruse ” du processus narcissique (2) : mais ce dernier, n'ayant pas de réalisation directe possible, ne peut conduire qu'à un morose contentement de soi et à une transcendance sans racines : - bref, dans la sphère intellectuelle, au capharnaüm où semblent se complaire les boutiquiers de Planète, et que nous nous flattons de n'avoir pas fini de déranger.

(2) Cf. le très important ouvrage de Norman O. Brown, Erôs et Thanatos, sur lequel je reviendrai plus longuement.

G.L.

Dupré au clair ou Le Salan qui passe

Tout au long d'un article paru il y a peu dans “ Combat ”, Guy Dupré s'attache à glorifier les plus récents avatars du fascisme en la personne de l'ex-général Salan.

Le silence de ce vieux débris des expéditions coloniales, au cours de son procès-bidon, lui paraît avoir “ redonné à la parole un peu de sa fraîcheur ”, bien qu'il n'hésite pas à comparer son héros à Vivien Leigh, interprétant dans “ Le Visage du Plaisir ” le rôle d'une actrice sur le retour en mal de gigolo. Sans nul doute est-ce là l'expression d'un violent désir refoulé, le poussant à s'identifier au jeune homme qui finira par séduire Mrs. Stone en entrouvrant son manteau pour “ lui laisser apercevoir, dans un éclair, une outrageante nudité ”.

Disons-le : le strip-tease de Dupré relève directement de la sollicitation amoureuse ; il bat des mains parce que Jules Roy se serait fait “ corriger ” par Michel Déon et s'extasie devant le geste de Pierre Boutang cueillant une azalée pour l'offrir à Gabriel Marcel. En outre, sa tendresse pour l'homme-Salan est telle qu'il finit par envoyer toute pudeur par-dessus les moulins : “ Ce visage (...) j'ignorais encore qu'il me ferait démentir la parole de Chateaubriand “ Visage d'homme ne me troublera jamais ” ; enfin, il se déboutonne face à son général à la façon d'un troupier qui aurait des lettres : “ Ces eaux qui dorment en nous (...) un visage parfois y descend - comme s'il nous fallait

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parfois le poids d'un visage absolu pour équilibrer en nous les deux univers de l'homme et du désir. ” (1).

(1) C'est moi qui souligne.

Que Guy Dupré se laisse donc féconder par les silences du Mandarin et du même coup, si j'ose dire, se retire sous sa tente ; c'est tout le bien que je lui souhaite, pourvu que nous n'entendions plus parler de lui.
A. J.

À toute épreuve

Le 1er juin 1962, Louis Lecoin adressait au Président de la République une lettre ouverte : parlant comme “ d'Unique à Unique ”, il le rendait personnellement responsable du sort des objecteurs de conscience emprisonnés depuis 1958, et, ajouta-t-il superbement “ pourquoi pas, du mien ”. Il commençait en effet le même jour, à 74 ans, la grève de la faim.

Pendant 22 jours, il tiendra l'engagement qu'il a pris vis-à-vis de lui-même. Les “ Forces Libres de la Paix ”, (3, rue Teuraux, Paris) placardent deux affiches pour alerter l'opinion. La Ligue des Droits de l'Homme, divers syndicats de la région parisienne, les instances nationales du P.S.U. et les instances locales de la S.F.I.O. - cédant en l'occurrence à une émotion diffuse parmi leurs adhérents - interviennent en sa faveur, en même temps que plusieurs personnalités de ce qu'il faut nommer, faute de mieux, “ la gauche ” non conforme.

Coincé, le Gouvernement (c'est-à-dire l’Élysée) prend d'abord les mesures rituelles : transfert de Louis Lecoin à l'hôpital Bichat sur rapport d'un médecin commis d'office, et inculpation de ses proches - dont sa fille, qui a elle-même entrepris la grève de la faim - pour “ non-assistance à personne en danger ”. Enfin, Lecoin cesse sa grève, ayant reçu l'assurance solennelle que le projet de loi relatif aux objecteurs de conscience viendra en discussion avant la fin de la session parlementaire.

À l'heure où nous écrivons (9 juillet), le Gouvernement a multiplié les atténuations : le projet a d'abord été présenté comme un simple complément à la libération immédiate des objecteurs qui n'ont refusé de porter les armes qu'en raison de la guerre d'Algérie (combien sont-ils ?) puis à celle de tous les objecteurs emprisonnés, à condition qu'ils acceptent de faire leur service militaire “ étant entendu qu'il s'agira d'un service non armé ” (c'est justement cette hypocrite complicité que les plus résolus d'entre eux jugent inacceptable). Il faut reconnaître que la revendication d'un “ service civil ” par les militants libertaires prête le flanc aux manoeuvres gouvernementales, encore qu'ils invoquent à juste titre l'exemple de la Grande-Bretagne pendant la dernière guerre.

En tout état de cause, il est certain que l'acte de Lecoin aura en profondeur de durables répercussion : un type d'homme qu'on pourrait croire disparu a refait irruption sur la scène publique, la troublant assez pour que L'Express et France-Observateur lui consacrent des commentaires empressés. Cet aspect “ pittoresque ” ne doit pas faire oublier la double revendication incarnée par Lecoin : réglement définitif de la question des objecteurs (ici, les réserves de détail qu'on pourrait formuler quant aux mobiles de “ l'objection ” tombent d'elles-mêmes) ; et d'autre part, puisque l'Etat s'incarne aujourd'hui en un seul homme, droit de s'adresser nommément à lui. Que le général ait ou non dit à M. Guy Mollet : “ Il ne faut pas que Lecoin meure... ” il est symptomatique qu'on ait pu lui prêter ce mot. C'est, en quelque manière, l'aveu de l'embarras des Machiavels devant le calme d'un courage indompté qui vient couronner une existence exemplaire.
G. L.

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Regarde de tous tes yeux, regarde,

Le surréalisme n'a pas à craindre une pénurie de témoins. Faux témoins, témoins abusifs, ou témoins approximatifs sont en général de rigueur. Restait une catégorie à combler, à seule fin d'y ranger Matthew Josephson.

À en croire sa volumineuse autobiographie, My life amongst the surrealists, les rapports de cet Américain tranquille avec le surréalisme se limitent à ceci : chaque fois qu'il entrait dans une pièce, les surréalistes lui tournaient le dos en murmurant : “ Voilà ce raseur de Josephson. ” Ce qui nous rappelle une page immortelle de Benchley sur sa correspondance avec Whittier : elle consistait uniquement en lettres que lui, Benchley, envoyait à Whittier, et que le grand homme s'obstinait à laisser sans réponse.

Le livre de Matthew Josephson n'en comporte pas moins ses quatre cents pages immortelles, qu'il aurait pu intituler Une tragédie américaine, si le titre n'avait pas été déjà pris. Il est dédié à un certain L. A. De qui diable peut-il bien s'agir ? Voilà décidément qui va hanter mes nuits.
R.B.

Pour une fois

À quand un petit gant ingénieux que l'on enfilerait sur la plume pour ne pas la salir lorsqu'elle trace certains vocables ? En attendant, ce n'est pas souvent que l'on pourra lire ici les noms de quelques gesticulateurs contemporains comme par exemple celui de ce personnage qu'Apollinaire a dépeint jadis sous les traits du Fopoîte (faux poète) Paponat. Pourtant, pour la joie de nos lecteurs, je découpe dans le Combat du 26 juin 1962, quelques passages de la “ Lettre à Jean Cocteau ” d'Alain Bosquet :

Tu as été malade. Tu t'attendris sur toi-même. Tu voudrais qu'on te plaigne et qu'on trouve génial ton dernier livre, Le Requiem, que Gallimard vient de publier. Tu es aux abois. Face à ton drame, une fois de plus trop public, comme tout ce qui t'arrive depuis plus d'un demi-siècle, tes amis et tes ennemis réagissent en fonction de l'homme sautillant que tu es, et non pas selon les mérites intermittents de l'écrivain. A qui la faute, si tes familiers ne trouvent pour toi que cette excuse : tu es gentil, tu es serviable, tu es amusant ? A qui la faute, si tes ennemis n'ont plus la moindre pitié pour celui qu'ils considèrent comme un tricheur et, au mieux comme un touche-à-tout sans conscience digne de ce nom ? A qui la faute, enfin, si les gens sérieux se contentent de sourire et n'ont pour toi qu'une énorme indifférence ?

... Devenir ce que tu n'es pas, te surpasser, t'éblouir comme tu éblouis ceux qui, autour de toi, se nourrissent d'étincelles fugaces : n'est-ce pas une ambition démesurée pour un écrivain qui a taquiné tant de muses diverses qu'il n'a su, en fin de compte, en posséder aucune ?

... Je t'assure que dans ce Requiem, ta douleur est ennuyeuse, et ton agonie anodine. Tu n'es pas fait pour souffrir : tu as oublié ce que cela signifie. Tu t'es trop souvent élancé sur n'importe quelle estrade et, coiffé d'un chapeau pointu, tu as crié trop fréquemment : “ J'ai mal, je suis désespéré, ma peau me dégoûte. ” Aujourd'hui que l'angoisse et la peur te terrassent, tu as épuisé toutes les formules de l'apitoiement. Ce que tu écris est plat, démodé et, pour la première fois, très lourd.

Je découvre soixante beaux vers. Franchement, je souhaiterais qu'ils soient signés d'un autre que toi, pour les aimer tout à fait. Il te reste un recours : prends un pseudonyme pour les livres que tu pourrais encore publier. Si on les accueille bien, tu sauras que tu vaux mieux que Jean Cocteau. Or, il est tard, il est très tard à l'horloge de ton existence...R. I.

p.80

Deux sous de para

Avec la fin de la guerre d'Algérie, et la déroute de l'Armée française courant encore après sa victoire, les héros de Jean Lartéguy font aujourd'hui piètre figure.

Où sont-ils donc “ Les Centenaires ” et “ Les Mercurions ” qui devaient transformer les structures sociales en faisant “ basculer les masses ” du côté de la civilisation chrétienne rénovée ? Mais en prison, à la retraite ou en exil (doré), bien sûr !

Certes, ceux qui s'accommodent facilement du ridicule et dont l'esprit borné n'aura rien retenu des récents événements, ceux-là ont naturellement l'intention de continuer “ la lutte ”. Je doute néanmoins que Lartéguy puisse en faire de nouveaux Chevaliers, tant la position est incommode à soutenir ; il est vrai qu'un Groussard de la vieille garde s'est payé ce luxe, sombrer dans le grotesque n'ayant sans doute pour lui pas la même importance, le mal étant déjà fait.

Nos preux littérateurs de l'Occident devraient cependant changer d'air et s'attaquer à la glorieuse aventure quotidienne des facteurs ruraux ou des éboueurs patentés plutôt que de continuer à moudre, entre leurs hémisphères cérébraux édentés, des exploits en trompe-l'oeil pour soldats de carton.

Si l'esprit n'y gagne rien, l'atmosphère ambiante en profitera toujours.

Soit dit en passant.A. J.

À la santé des vampires

Les pierres tombales claquent comme des volets dans la tempête, les crucifix se serrent les coudes pour se ragaillardir, les rois-mages se transforment en tyrannosaures grimaçants, une purée d'innocents englue la façade des cathédrales : Niki de Saint-Phalle vient de faire irruption dans l'art sacré (Galerie Rive Droite). Un léger sourire aux lèvres, comme si de rien n'était, elle se meut avec aisance dans ces beaux ci-metières blancs où les vampires organisent leurs “ parties ”. “ Les adoleslents qui trouvent du plaisir à violer les cadavres de belles femmes mortes depuis peu ” me comprendront. En dépit des affirmations du préfacier, les fades martyres du genre Jeanne d'Arc ou Marie-Antoinette n'ont pas leur place ici, mais plutôt Gilles de Rais, la nonne sanglante ou, sous la défroque monacale, la désirable, la très-satanique Mathilde de Matthew-Gregory Lewis. Il nous faudra désormais compter avec le regard bleu de Niki...J. P.

p.03

VIENT DE PARAITRE :

Alfred KUBIN

<Fig>

L'AUTRE COTE

(DIE ANDERE SEITE)

Traduction Robert Valançay

un volume illustré de 60 dessins de l'auteur : 15 nf

LE TERRAIN VAGUE, éditeur : 23-25, Rue du Cherche-Midi, Paris-6 e

p.04

VIENT DE PARAITRE :

André Breton

MANIFESTES DU SURRÉALISME

Premier Manifeste,

Second Manifeste,

Prolégomènes à un

Troisième Manifeste

du Surréalisme ou non,

Position politique

du Surréalisme,

Poisson Soluble,

Lettre aux voyantes,

Du Surréalisme

en ses oeuvres vives

Jean-Jacques Pauvert

ÉDITEUR


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