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LA BRÈCHE N°2, Mai 1962
 

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NATALIA SEDOVA TROTSKY (1882-1962).

La jeune pensionnaire expulsée d'une institution noble de Kharkov pour sa haine de la Bible aura assumé jusqu'à son dernier jour un destin hors série. Venue étudier l'histoire à Paris, elle y rencontre Trotsky (1903) qu'elle ne quittera plus pendant trente-sept années de lutte, de victoire et d'exil. Après l'inexpiable crime d'août 1940, sa famille et ses amis décimés, elle maintient contre vents et marées l'intransigeance révolutionnaire. À ses obsèques, les journaux ont pu dire qu'on entendait parler toutes les langues, de l'espagnol au russe et de l'allemand au vietnamien. Sous un ciel glacé mais clair, la jeunesse était en nombre.

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LA BRÉCHE

ACTION SURRÉALISTE

2 mai 62

3   ENQUETE : LE MONDE A L'ENVERS ?

   Réponses de René Alleau, Ferdinand Alquié, Maurice de Gandillac, Julien Gracq, Charles Lapicque, Henri Laugier, Lancelot Lengyel, Claude Lévi-Strauss.

André Breton 19   Hommage

Gérard Legrand 21   La poésie en nouveaux francs

Vincent Bounoure 29   Mémoire de la dernière

Guy Selz 32   Les doigts de la mémoire

Jean Markale 43   Dans la Chambre d'Arianrod

Micheline Bounoure 45   De l'oeuf de serpent à l'oursin

Jehan Mayoux 48   Le mythe d'Etiemble

Robert Benayoun et José Pierre 49   Alchimie de l'objet, cabotinage du déchet

XXX 61   La déclaration des 121, “ Sédition ” et les surréalistes

Alain Joubert 73   Le temps, c'est de l'argent. Parole d'honneur.

   POEMES :

   Guy Cabanel, Pierre Dhainaut, Jean-Pierre Duprey, Radovan Ivsic, Edouard Jaguer, Philippe Lavergne, Jean Malrieu, Joyce Mansour, Jacques Mer, Claude Tarnaud ;

   Illustrés par Jean Benoît, Guy Cabanel, Mimi Parent, Toyen.

Directeur   André Breton

Comité de Rédaction   Robert Benayoun, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster

Administration   Le Terrain Vague, 23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6e) C.C.P. 13 312.96 - Paris

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Dédicace

Différentes voix, proches, par telle ou telle inflexion, de la nôtre, nous invitent, plus ou moins ouvertement, à établir une hiérarchie dans nos interventions.

D'ici, l'on souhaiterait que la réflexion rendît illégitimes, à notre propre regard, nos violentes mises en garde contre l'exploitation journalistique, à orientation fascisante ou non, des “ merveilles ” de la physique moderne. Ce venin, distillé par les “ mass-media ”, ne serait que petite bière et peu sérieuse l'émotion qu'il provoque chez les seuls surréalistes. On renonce ainsi à scruter plus profondément la zone commune où se fomentent simultanément les coups de force contre la liberté des peuples et les coups de force contre la pensée.

De là, nous apprenons que le monde, découpé en tranches pour la pâture des spécialistes, serait, au niveau politique, par exemple, en 1962, dans la pire confusion. L'esprit, honteux de sa propre insuffisance, tente ainsi de rejeter hors de lui-même la confusion qui le rend vain. Pauvre alibi, pauvre avatar du solipsisme.

Cette confusion interdirait donc de se prononcer et autoriserait à tenir pour un malheur de l'époque une signature au bas d'un manifeste furieusement délateur, frénétiquement nazi, au sens français que ce mot a pris depuis quelques années.

Le surréalisme est, sous un certain angle, un effort intellectuel pour dissiper la brume secrétée par la confusion d'esprits qui prétendent ouvrir, avec une seule clé, un monde dont ils redoutent, avant tout, la complexité.

Nous ne manquerons pas, quant à nous, à la déconcertante mission de situer les hommes, de jauger les forces, de remettre en cause les idées, de requalifier les valeurs. Toute confusion abolie, par-là même ; toute complexité admise, par-là même.

Assez de ruses, de tours de passe-passe, de dérobades.

Ce numéro 2 de “ La Brèche ”, dans sa totalité, mais particulièrement l'enquête philosophique, le dossier politique et le cahier poétique qu'il contient, est dédié aux lotisseurs du ciel et à leurs témoins à décharge dans le procès que nous ne cesserons de leur intenter.

A ceux qui s'apprête à livrer le ciel au Cosmonaute.

A ceux qui s'apprêtent à le livrer au Para.

Souvent les mêmes. Très clairement les mêmes.

Voués à la nuit, nous y cherchons les étoiles et les lampes. Elles s'allument et s'éteignent tour à tour, filent ou s'immobilisent et tracent l'aventure de la conscience.

À d'autres la nuit noire à jamais, à d'autres le plein jour accompli.

Jean SCHUSTER.

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LE MONDE À L'envers ?

La possibilité croissante d'un voyage interplanétaire paraît entraîner, aux yeux du plus grand nombre, la possibilité d'appliquer aux “ mondes ” extra-terrestres le système de références, forcément anthropocentrique, qui fonctionne tant bien que mal ici. Cette conclusion vous semble-t-elle “ aller de soi ” ? Permet-elle notamment de spéculer sur les réactions mentales et les appréciations intellectuelles qui seraient celles des futurs “ cosmonautes ” ? Au cas où un tel voyage (aller et retour) aurait effectivement lieu, serait-il ou non de nature à provoquer une crise incontrôlable de l'entendement, où la notion même de culture deviendrait dérisoire ?

Nous avons consulté les personnalités suivantes :

René ALLEAU   Karl JASPERS

Ferdinand ALQUIE   Ernst KREUDER

Jurge BALTRUSAITIS   Charles LAPICQUE

André BARBAULT   Henri LAUGIER

Maurice BLANCHOT   François LE LIONNAIS

Jorge-Luis BORGES   Lancelot LENGYEL

Norman O. BROWN   Claude LEVI-STRAUSS

Roger CAILLOIS   Henri MICHAUX

Eugène CANSELIET   Edgar MORIN

Mircea ELIADE   Henri-Charles PUECH

Pierre EMMANUEL   Jean-François REVEL

Maurice de GANDILLAC   Denis de ROUGEMONT

Jean GAULMIER   Bertrand RUSSELL

Julien GRACQ   SAINT-JOHN PERSE

Georges GURVITCH   R.-A. SCHWALLER DE LUBICZ

Alfred HESNARD   Arnold TOYNBEE

PREMIÈRES RÉPONSES

(Dans l'ordre où elles nous sont parvenues)

Julien Gracq

Je ne pense pas que les premiers voyages cosmiques - de durée sans doute brève - soient de nature à entraîner de graves répercussions de cet ordre. Le retour dans un milieu humain, normal, même après les expériences les plus singulières (régime de claustration totale par exemple) semble à lui seul assurer d'ordinaire une rapide remise en ordre. L'enseignement des voyages de cosmonautes déjà effectués (évidemment très courts) semble aller dans le même sens. Il est probable d'ailleurs que le dépaysement des astronautes sera moins grand qu'on ne l'imagine - beaucoup moins par exemple que l'irruption dans le monde de la drogue : il ne s'agira nullement d'un “ lâchez tout ” - nul doute que leur entraînement ne comporte une prééducation complète et très poussée - même

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visuelle et sensorielle - leur permettant dans la mesure la plus large de reconnaître (et de s'y reconnaître) en même temps que de ressentir et de percevoir. Sur le plan mental, l'expérience la plus imprévisible commencerait peut-être avec l'implantation durable (si elle est possible) d'un milieu humain dans un autre monde.

Reste que la possibilité de la folie, tout de même - troubles physiologiques trop graves, déferlement de sensations trop intenses, je ne sais - se présente malgré soi à l'imagination. Mais alors la folie. Il se peut après tout que ces voyageurs, retour du cosmos, ne nous comprennent plus. Mais que, ne nous comprenant plus, ils se comprennent entre eux, n'est guère imaginable.

Claude Lévi-Strauss

Il y a, me semble-t-il, une équivoque dans la manière dont vous posez le problème. La culture consiste par définition en un codage, et, comme pour tous les codes, son message a la propriété d'être traduisible dans le système de n'importe quel code, aussi différent qu'il soit. C'est d'ailleurs cette propriété qui rend l'ethnographie possible, puisqu'elle consiste à décoder des cultures exotiques et à les recoder dans le système culturel de l'observateur, fût-ce au prix de nombreux faux-sens et contre-sens que la notion de traduction n'exclut pas.

Donc, de deux choses l'une : ou bien notre cosmonaute observera sur d'autres planètes des systèmes de conduites et de croyances auxquelles il pourra, dans le langage de sa culture, prêter un sens, fût-il scandaleux ou révoltant ; et la notion de culture restera intacte, même si - comme on peut le craindre ou le souhaiter - l'équilibre de notre propre culture (mode particulier d'une catégorie générale) est, par cette rencontre, profondément ébranlé. Ou bien ces systèmes apparaîtront radicalement intraduisibles ; et, dès lors que, pour l'observateur, ils ne signifieront rien, on ne voit pas quelle influence ils pourront exercer sur la notion de culture, à laquelle ils demeureront étrangers.

René Alleau

1°) Un système de références peut ne pas être “ forcément anthropocentrique ”. Par exemple, le système de la philosophie hermétique est anthropomorphique mais il n'est pas anthropocentrique. Inversement, la chimie et, plus généralement, toute la science contemporaine qui ne sont point anthropomorphiques sont profondément anthropocentriques. Prenons, par exemple, d'abord, le cas de l'alchimie :

La philosophie hermétique, partant d'un axiome : “ EN TO PAN ”, “ UN LE TOUT ”, affirme qu'il existe, en fonction de cette unité universelle, une ANALOGIE entre les formes humaines et les formes non-humaines, ce qui est, de toute évidence, une conception ANTHROPOMORPHIQUE, au sens précis de ce mot que Littré, par exemple, définit de façon inexacte, à mon avis, comme “ la doctrine de ceux qui attribuent à Dieu une forme humaine ”, ce qui, en fait, répond à un “ THEOANTHROPOMORPHISME ”. De même, c'est à tort que Malebranche a écrit : “ Comme l’Écriture est faite pour les simples comme pour les savants, elle est pleine d'anthropologies ”. D'abord parce qu'il s'agit ici de figures de style, au sens propre, qui sont “ théoanthropologiques ”, en fait, et, ensuite, parce qu'il ne me semble pas évident que ces comparaisons de l’Écriture soient SEULEMENT des figures de style. Enfin, en dehors du “ théoanthropomorphisme ”,

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il y a, dans l’Écriture, un anthropomorphisme pur, profondément traditionnel, et qui, à divers points de vue, est tout à fait identique à celui de la philosophie hermétique, notamment sur le plan cosmologique.

L'homme, considéré par les alchimistes comme une unité partielle analogue à l'unité totale et reliée à elle comme le sont, d'ailleurs, toutes les autres manifestations possibles de cette unité, n'est, en aucune façon, considéré comme LE CENTRE DU TOUT, mais comme UN RAYON émané, parmi une infinité d'autres ANALOGUES à lui, de ce centre unique. Le principe d'analogie s'oppose ainsi DIRECTEMENT et ESSENTIELLEMENT à toute conception anthropocentrique. D'ailleurs, quand le règne minéral est considéré comme ANALOGUE au règne humain, il est clair que ce dernier peut aussi bien être conçu comme analogue au règne minéral. La réciprocité analogique DÉCENTRE nécessairement tout critère, selon la perspective que l'on veut choisir. C'est probablement pour cette raison que le GÉOCENTRISME avait une valeur très différente de ce que supposent les astronomes contemporains.

Or, actuellement, l'anthropomorphisme a été totalement éliminé par la réflexion scientifique, du moins théoriquement. En chimie, pas d'analogies possibles entre les phénomènes étudiés et l'observateur humain qui S'EST FAIT CENTRE ET TOTALITÉ PENSANTE par rapport à eux, sujet par rapport à une collection d'objets étroitement quantifiés afin de les mieux situer à la périphérie MESURABLE de la réalité universelle, VUE par l'UNIQUE QUI EST NECESSAIREMENT L'HOMME désormais aliéné définitivement dans ses relations avec un MONDE DEVENU NON-HUMAIN. Un rideau de verre, le rideau de la schizophrénie, est tombé entre la pensée humaine et la nature. Telle est, à mon avis, l'aliénation par excellence de notre temps, celle qui explique d'autres aliénations, économiques notamment tandis que celles-ci ne l'expliquent point. En d'autres termes, l'Univers est devenu NON-HUMAIN quand l'homme s'est fait Dieu, quand il a substitué à tous les niveaux de la pensée LE PRINCIPE D'IDENTITÉ au PRINCIPE D'ANALOGIE, quand il a “ RÉIFIÉ ” le RÉEL par les seules puissances de sa raison.

A celles-ci qui composent, malgré tout, seulement une image VIRTUELLE, objectivante et objectivée, du COSMOS s'opposent, et s'opposeront chaque jour davantage les données, impossibles à exclure, malgré Hegel, de l'IRRATIONNEL UNIVERSEL.

C'est pourquoi je pense que se révéleront, à mesure que la cosmonautique progressera, non seulement des erreurs astronomiques considérables mais aussi des erreurs physico-chimiques fondamentales concernant notre conception actuelle de la constitution de la matière. Dans ces conditions, les extrapolations de nos systèmes actuels de référence, anthropocentriques pour la plupart, me semblent prématurées, certainement, et fausses, fort probablement, au même titre que la pensée scientifique sur laquelle elles sont fondées.

2°) Les réactions mentales et les appréciations intellectuelles des futurs cosmonautes me semblent en partie prévisibles, hélas, non pas à partir d'un système philosophique de référence, anthropocentrique ou non, mais plus sinistrement, à partir d'un inventaire linguistique et d'une analyse conceptuelle sommaires du vocabulaire sportif limité dont disposeront, selon toute vraisemblance, à l'exclusion de tout autre, ces ATHLETES-ROUTIERS de l'Espace. Déjà, par ces mêmes moyens, le déroulement des péripéties de n'importe quel Tour de France pourrait être prévu, étape par étape. Que l'on agrandisse “ la Petite Reine ” aux dimensions d'une fusée spatiale et le trajet Paris-Rouen à celles de Terre-Mars ne change rien au fait que l'univers mental d'un champion tournera toujours autour du centre logique de la selle de sa bicyclette.

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3°) Aucun voyage aller et retour de la Terre à n'importe quel point du Cosmos ne me semble capable d'aggraver sensiblement une crise de l'entendement qui existe déjà, ni de rendre plus dérisoire qu'elle l'est dès maintenant la notion de “ culture ”, paysanne à plus d'un titre. Quant à la possibilité d'un contrôle de cette crise, ce qui se passe depuis le début de ce siècle montre assez éloquemment qu'en histoire, le mot “ incontrôlable ” n'a pas de sens. Ceux qui en doutent pourront revoir, pour leur édification, un extraordinaire court-métrage de Mac-Sennett “ ECOLE POUR ADULTES ”...

Maurice Blanchot

Au moment où la question que vous me communiquez s'imposait à vos réflexions, il se trouve que, dans un contexte tout différent, j'écrivais quelques lignes qui ont peut-être valeur de réponse. Je les reprends donc, par égard pour la coïncidence qui m'a permis d'aller à votre rencontre, sans le savoir et comme par pressentiment. Les voici : “ Seul, l'homme m'est absolument étranger, seul il est l'inconnu, seul l'autre, et il est en cela présence : tel est l'homme. (Présence qui ne s'appuie ni sur l'être ni sur l'avoir ; présence qu'on pourrait dire immédiate, si médiat et immédiat n'étaient ici des mots sans convenance.) Chaque fois que nous rejetons sur un être non humain l'étrangeté, ou lorsque nous reportons sur l'univers le mouvement de l'inconnu, nous nous déchargeons du poids de l'homme. Il nous arrive d'imaginer pauvrement dans le ciel des planètes et des étoiles notre rencontre effrayée avec un être différent et supérieur, et nous nous demandons : que se passerait-il ? A quoi nous pouvons bien répondre, car cet être est là depuis toujours : c'est l'homme par la présence de qui toute mesure de l'étrangeté nous est donnée. ”

J'ajouterai seulement deux remarques : c'est qu'il faudrait - il faudra ! - que tout me soit connu pour que mon rapport avec l'Inconnu qu'est l'homme, l'homme inimaginable, se présente dans sa véritable authenticité et comme le seul poids du Dehors. Et ceci qui amorce une réponse à votre dernière question : ce n'est pas telle randonnée planétaire qui provoquera la crise de l'entendement, c'est la crise de “ l'entendement ” qui ouvre, entr'autres, la possibilité du voyage

Charles Lapicque

Avant de songer aux explorations du “ cosmos ”, penchons-nous un instant sur les structures intimes de l'âme humaine. On y rencontre un étonnant “ espace ” où des voyages de natures bien diverses peuvent s'accomplir. Deux dimensions essentielles s'y entrecroisent. D'un côté, nous trouvons des certitudes immédiates qui relèvent de l'instinct, de l'intuition, de la foi, toutes choses qui ne peuvent et même qui ne doivent pas se vérifier. De l'autre, nous opérons par approches successives, spéculations et hypothèses, tout cela n'étant que possible ou probable en attendant une vérification qui se présente alors comme indispensable : c'est là le royaume de la Science. Il appartenait jadis aux civilisations de rendre compatibles l'une avec l'autre ces deux directions spirituelles, ou peut-être, seulement, de jeter un voile sur leur divergence ; quoi qu'il en soit, un système unique de valeurs a pu être parfois reconnu. Il n'en est plus question de nos jours. Si la “ valeur de la science ” repose sur le roc du vérifiable, comme Henri Poincaré l'a exprimé d'une façon qui paraît définitive, celle de la religion, de la métaphysique ou de l'art s'enracine dans l'univers intérieur, celui de l'invérifiable.

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Les méditations d'un Kierkegaard, l'oeuvre d'un Picasso, seront éternellement en butte aux quolibets des esprits vérificateurs, en même temps qu'offertes à l'étincelle de la certitude intuitive. Entre ces deux “ systèmes de références ”, ou plutôt entre ces deux échelles de valeurs, l'une assise en effet sur un système de constats, l'autre dressée sur un mystère incontrôlable, aucun passage ne peut être aperçu. Force nous est donc d'en traiter séparément, puisque le questionnaire qui dirige les présentes réflexions n'indique pas que l'un ou l'autre domaine doive être choisi ou rejeté.

À tout seigneur, tout honneur. Si la possibilité d'un voyage interplanétaire se dessine à notre horizon temporel, c'est incontestablement à la science que nous en sommes redevables. Je remarque tout d'abord une sorte de contradiction dans la question même qui nous est posée. Comment qualifier d'“ anthropocentrique ” une connaissance qui nous permettra bientôt d'aller effectivement, en chair et en os, explorer des portions de l'univers inconnues de l'homme et dont les lois, dans cette hypothèse, devraient être l'apanage exclusif des Martiens et des Saturniens ? C'est être trop modeste pour nos savants, lequels peuvent proclamer hardiment, dans le style de Ponce Pilate : “ Ce que je sais, je le sais ”. Or il ne peut être envisagé sérieusement que leurs déductions soient mises en échec dans une étendue aussi infime que notre système solaire, avec ses planètes, ensemble que la lumière parcourt en quelques minutes. Leur modestie, très réelle et hautement estimable, ne s'applique qu'à bon escient : on la voit produire ses premiers effets au-delà de quelques millions d'années-lumière, et devenir vraiment touchante à partir de quelques milliards.

C'est pour de telles dimensions, précisément, et pour les énormes vitesses nécessaires à les parcourir qu'on se voit à peu près contraint d'introduire les fameux espaces courbes qui échappent à notre imagination, et au sein desquels, naviguant toujours droit devant soi, on finit par se retrouver au point de départ. L'univers, dans sa totalité, ne serait donc pas infini, mais fermé sur lui-même. Le voilà, le “ tour du monde ” moderne qu'une ambition légitime nous fait aussitôt désirer d'accomplir. Hélas, ce n'est qu'un rêve ! La lumière, dont la vélocité dépasse prodigieusement les possibilités de notre corps, quelque mécanisme qu'on emploie pour le transporter, la lumière mettrait des milliards d'années pour effectuer ce trajet, à supposer même qu'elle le puisse, ou plutôt qu'elle le puisse encore. Bien que la prudence soit ici de règle chez les plus grands spécialistes, on peut penser, en effet, que cet univers refermé est en voie d'“ expansion ”, à une telle allure, que les ondes lumineuses qui autrefois bouclaient joyeusement la boucle, épuiseraient maintenant leurs forces à ne parcourir qu'une fraction de ces immenses et fuyantes étendues. Ce que la lumière ne peut plus opérer, comment aurions-nous l'audace d'y prétendre ? D'autre part, au prix de ce seul périple véritablement “ cosmique ”, comment ressentir de l'ivresse pour les déplacements de banlieusards qu'on s'apprête à nous offrir ? J'avoue qu'à une époque où il n'est question que de galaxies, d'expansion de l'univers, de courbures dans un espace riemanien, la proposition d'un voyage sur la lune en coordonnées cartésiennes et en dimensions d'Euclide me paraîtrait tout à fait dérisoire. A moins de la nébuleuse du Bélier, je préfère descendre le boulevard St-Michel. Mais la diversité des réactions humaines a toujours fait l'admiration des penseurs, et je ne voudrais pas frustrer de leur enthousiasme les futurs explorateurs de notre système planétaire.

On éprouve néanmoins une étrange impression en parcourant les articles et reportages parus ces derniers temps sur le cosmos et qui atteignent déjà une masse imposante. Elle me rappelle la sensation qu'on ressent la première fois qu'on pénètre dans le palais d'une grande compagnie d'assurances. On y voit se déployer de vastes salons pour les conseils d'administration, des bureaux fastueux pour les études de statistique, mille autres locaux d'une majesté saisissante, pour parvenir, au bout d'une longue recherche, en face d'un guichet sordide où se lit l'inscription : “ bureau des sinistres ”. Je vois pareillement se dérouler la préparation des

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voyages dans l'“ espace ”, du moins du côté du “ mur de béton ” où l'on peut savoir quelque chose. La partie perceptive des fusées exploratrices paraît d'abord ne vouloir transporter que des baromètres, des thermomètres, des hygromètres, des photomètres, des spectroscopes, des chambres de Wilson, tous appareils évidemment pourvus d'un dispositif permettant d'enregistrer, photographier ou transmettre à la terre les renseignements recueillis. On a envie de s'écrier à chaque page, comme Diogène : “ Je cherche un homme ”. On le rencontre à la longue, mais c'est sous la forme d'un robot qui doit débarquer sur Vénus, y faire quelques pas à la manière de la statue du Commandeur, s'y asseoir, puis sortir de son ventre cinq ou six appareils photographiques, quelques caméras, enfin deux ou trois appareils de télévision qui transmettront ici-bas, séance tenante, des paysages de plaine ou de montagne. Enfin, tout au bout de la documentation, il est un peu question de l'homme lui-même, d'une façon à la fois romantique et comme accessoire. Son rôle, si j'ai bien compris, est celui d'un condensateur de prestige et de gloire. Si l'odyssée de quelque appareil enregistreur pouvait soulever le délire des foules et stimuler l'ardeur vitale de la nation, il est clair qu'on ne dépenserait pas vingt dollars pour expédier un homme sur la lune.

L'étonnement, dit-on, est le commencement de la science. Passé le premier mouvement de surprise, il faut bien reconnaître que les instruments de la physique sont infiniment plus aptes que nos sensations directes à nous apporter de nouvelles données capables de faire progresser notre connaissance. Monsieur de La Palice aurait pu nous dire que les facultés perceptives de l'homme s'exercent assez mal dans des régions inhumaines. On nous demande ici de supputer la valeur des impressions qui nous seront rapportées par les futurs “ cosmonautes ”. Elle paraît faible, aussi bien au jugement de l'esprit qu'au dépouillement des premiers comptes rendus d'expériences. Tout en m'inclinant bien bas devant le courage et l'endurance du Commandant Gagarine, je ne peux me défendre de trouver son message peu nourrissant. Il a vu que la terre est ronde, ou plus exactement, que si l'on s'éloigne un peu d'une boule, elle se présente au regard sous la forme d'un cercle. Euclide, si méprisé de nos jours, nous l'aurait fait savoir à moins de frais. Le vaillant cosmonaute a aussi remarqué, apparemment avec un peu de stupeur, que le ciel devient plus noir quand on s'élève dans l'atmosphère. C'est ce que Léonard de Vinci avait prévu théoriquement et vérifié par l'expérience en faisant l'ascension du Mont Rose.

À vrai dire, et du point de vue scientifique qui nous occupe en ce moment, c'est-à-dire dans la perspective du vérifiable, les “ données immédiates de la conscience ” auront fatalement, de nos jours, quelque chose d'un peu inadéquat et désuet. Elles retarderont toujours de quelques siècles, ou même davantage, sur l'apport des instruments. C'est en écartant avec soin, justement, tout ce qui relève du processus proprement humain de nos perceptions sensorielles, que notre science est parvenue au degré d'universalité qui la caractérise maintenant. Tout se constate, en définitive, par des déplacement de voyants ou d'aiguilles sur des cadrans, par des mesures effectuées sur des bandes enregistreuses ou des clichés photographiques. Les chiffres qui en découlent, parfaitement étrangers aux “ données immédiates de la conscience ”, ne trouvent leur sens qu'une fois intégrés au sein d'une théorie hautement spéculative qu'ils ont seulement pour mission de confirmer ou d'infirmer. Au point qu'Eddington, ce grand savant, doublé d'un magistral et délicieux vulgarisateur, a pu nous convaincre sans peine que les “ observatoires ” sont les lieux de la terre où l'on peut être certain qu'on n'a jamais rien observé. Le véritable péché d'anthropocentrisme se présente actuellement à l'envers. Il consiste à croire que notre planète est un lieu du monde particulièrement défavorisé, et que des yeux humains, regardant de Saturne, verront des choses extraordinaires.

Reste la possibilité d'un contact entre les “ astronautes ” et des êtres vivants qui seraient différents des hommes. On suppose implicitement qu'ils seront en avance sur nous relativement à la dimension scientifique, vérifiable, que nous

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avons choisi d'examiner en premier. C'est fort douteux a priori, et cela procède d'une tendance, terriblement anthropocentrique celle-là, plus précisément égocentrique, qui s'appelle en psychologie un “ transfert ”. Lorsque nous rencontrons une personne qui ressemble à quelqu'un que nous connaissons bien, nous sommes surpris qu'elle ne nous adresse aucun signe d'amitié, trouvant inadmissible de ne pas ressembler nous-même à quelqu'un qu'elle connaîtrait. Ainsi, parce que nous sommes à deux pas d'envoyer des hommes sur Mars, il nous paraît évident que la science spatiale des Martiens est aussi avancée que la nôtre, c'est-à-dire un peu plus, car nous sommes bourrés de complexes. Mais pour employer le vocabulaire scientifique, c'est là une conjecture hautement improbable. D'où viendrait, sur des planètes différentes, un parallélisme si étroit entre le développement des techniques, qu'après des millénaires ouverts à leurs possibilités, ces gens seraient justement prêts à venir nous voir quand nous nous disposons à partir chez eux ? Que si leur science leur permet depuis longtemps d'explorer les espaces, on craint de découvrir dans leur comportement des indices peu favorables à l'établissement de rapports courtois entre nous et eux. Crainte, timidité, mépris, tout ce qu'on peut imaginer de leur retard à nous rendre visite, ressemblant si peu à la hâte fébrile que nous avons de leur donner l'accolade, porterait à beaucoup de réticence à l'égard des révélations qu'ils consentiraient à nous faire.

Leur science, maintenant, serait-elle d'une autre nature que la nôtre ? Ni en avance, ni en retard, elle pourrait être à côté. Ce serait alors autre chose que ce que nous appelons aujourd'hui la science, et il paraît fatal qu'elle nous semble moins avancée que notre science. Celle-ci, en effet, par le canal de théories d'une abstraction croissante, n'a cessé d'augmenter sa puissance concrète en des domaines où le constat ne peut être refusé, fût-ce par un être surgi du fond de la nébuleuse d'Andromède. Les mobiles qui poussaient Godefroy de Bouillon à s'embarquer pour la Terre Sainte eussent sans doute rencontré peu d'échos chez un Martien, mais celui-ci n'aurait pu percevoir le navire immergé d'autre manière qu'en conformité du principe d'Archimède, quelque forme théorique que l'esprit confère à cette immersion. Si nous faisons une descente chez les Saturniens, les Saturniens ne pourront nier que nous soyons venus ; mais si des rapports cordiaux s'établissent avec eux et s'ils ne nous rendent pas la politesse, nous devrons tenir leur science pour inférieure à la nôtre. C'est que puissance et vérification sont intimement associées et qu'une science qui n'attendrait pas la puissance serait une science qui néglige de vérifier ; autrement dit, elle ne serait pas une science.

Serait-ce dans le second domaine, celui de l'invérifiable, que notre rencontre tant souhaitée avec des êtres vivants, conscients, peut-être civilisés, produirait la crise de notre “ culture ”, envisagée par le questionnaire ? Glissons sur la difficulté d'un langage commun, qui serait sans doute résolue. Reste l'embarras d'accorder le terme de “ culture ” avec le comportement actuel de notre humanité. La crise de la culture est déjà là, sans attendre l'effet de nos colloques avec les habitants de Neptune. Peut-on même parler d'une crise ? C'est avec une satisfaction béate que l'homme d'aujourd'hui s'adonne aux techniques modernes de “ l'information ”, qui sont le contraire absolu de toute progression vers une culture, parce qu'elles négligent d'intégrer les sensations et les faits à un système de valeurs. Qu'est-ce donc que la valeur, ou plutôt, qu'était-ce que la valeur ? C'était une chose personnelle et subjective en même temps qu'universelle ; absolument certaine aussi bien qu'invérifiable ; quelque chose, en un mot, de beaucoup trop subtil pour nous autres. Peu de penseurs ont exprimé avec plus de lucidité qu'André Breton la nécessité, pour toute civilisation, d'être d'abord fidélité à un mythe, c'est-à-dire à une image profondément expressive de la destinée humaine, à laquelle toutes nos actions pouvaient être rapportées. Inutile de dire que le mythe est invérifiable, aussi bien que l'amour ou que la mort, qui ne prenaient forme que sous son éclairage. C'est bien au passé, hélas, qu'il faut parler du mythe, c'est-à-dire de la civilisation, partant, de la valeur, autrement dit de la culture.

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On nous annonce de toutes parts la “ fin des mythes ” : annonce un peu superflue. La situation, à vrai dire, est passablement confuse, parce que nous sommes devenus incapables de distinguer entre le mythe et la mystification ; entre l'invérifiable qui symbolise une vérité spirituelle profonde, et le difficilement vérifiable qui recouvre seulement des intérêts ou des chimères. Qui veut sauver sa vie la perdra, disent les Écritures ; pareillement, qui veut fuir le mythe rencontrera la mystification. Jamais l'homme n'a eu hantise plus grande des mythes, et jamais davantage il n'a été disposé à prendre des vessies pour des lanternes. Mais nous avons fait trop de chemin dans ce sens, et depuis trop longtemps, pour espérer remonter la pente. Les plus éminents professeurs s'emploient à crever “ le mythe de Rimbaud ”. Il est là, en effet, le “ temps des assassins ” et les plaies des martyrs font la joie du peuple.

Toute valeur poignardée est un obstacle de moins au gonflement d'un orgueil dont les dimensions n'ont rien à envier à celles du “ cosmos ” des physiciens. Au centre, un cimetière de civilisations dont notre connaissance intellectuelle du passé, sans cesse croissante, augmente constamment la masse, et dont l'horreur que nous en avons joue le rôle de la force de répulsion cosmique proposée par Einstein pour expliquer la fuite des nébuleuses. A la périphérie, dans un espace ultramoderne dont je m'excuse de ne pouvoir donner ici les équations complexes, la vie se déploie dans une évasion vertigineuse par rapport à tout ce qui peut concerner la mort, la destinée, la culture et la civilisation. Ce n'est pas que la science, en tirant à elle, en purifiant le domaine du vérifiable, en dévoilant sans pudeur la puissance temporelle qui en est l'inévitable accompagnement, n'ait suscité des réactions qui pourraient être salutaires. Jamais le perceptif, l'affectif, le personnel, l'immédiat, le concret, indispensables agents de toute valeur, n'ont été cajolés dans les livres comme ils le sont à notre époque. Mais autant en emporte l'“ espace ”. La “ récession ” de notre société en coordonnées civilisatoires est à ce point accélérée que la lumière de la culture semble déjà ne plus pouvoir la rattraper. L'“ univers en expansion ” est décidément notre modèle et, “ ce qui en l'homme dépasse l'homme ”, nous voyons que c'est ce qui, chez le boeuf, dépasse la grenouille.

Que penser, dans cette perspective, des bienfaits ou des méfaits qu'une amicale fréquentation des habitants d'Uranus pourrait entraîner ? Il ne paraît guère qu'en mal on puisse beaucoup nous accabler ; voyons donc plutôt l'hypothèse bénéfique. Cette population, après quelques approches qui ressembleraient sans doute à la rencontre de Papageno et Monostatos, mettrait à notre disposition les trésors de sa culture. Il s'agirait, nous n'en voulons pas douter, d'une culture véritable. N'est-il pas à craindre, alors, qu'après beaucoup de reportages télévisés, de conférences, d'études fort savantes, de mensurations et confrontations, d'articles et de livres volumineux, nous n'installions en grande pompe leur culture dans notre Père Lachaise des civilisations, côte à côte avec des cultures qui furent les nôtres, qui pourraient l'être encore, plus raisonnablement que la leur, mais que nous fuyons comme la peste, après leur avoir, pour la forme, tiré notre chapeau ? Faut-il penser, par exemple, qu'une nouvelle forme d'art, découverte sur Jupiter, serait de nature à stimuler notre création et à l'engager dans une voie inédite et salvatrice ? Je gagerais le contraire. Tous les styles de notre planète, si nombreux, si variés, que nos collections, nos musées, nos livres, mettent constamment sous nos yeux, servent plutôt d'interdits que de modèles à nos intentions créatrices. Est-ce parce que nous les pénétrons mal que nous nous écartons d'eux, ou parce que nous les fuyons que notre pénétration est insuffisante ? Toujours est-il que leur existence restreint notre champ d'action au lieu de l'épanouir. C'est parce qu'il y a eu tant de formes d'art à la surface du globe et parce que nous redoutons tant les échanges profonds avec ce qui est réellement civilisé, que notre art est actuellement si uniforme et si pauvre. Il est probable que toute intrusion d'une forme d'art inconnue, empreinte d'une civilisation authentique, ne pourrait que réduire encore l'étendue de notre création. Supposons, par exemple, que le mouvement cubiste n'ait pas eu lieu ici-bas, et que nous nous trouvions, sur une autre planète, en face des oeuvres cubistes les plus magistrales. D'abord, nous n'y comprendrions

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rien, parce qu'il est un art beaucoup trop complexe et raffiné pour un esprit tout à fait moderne. Les uns, habitués à l'image photographique, tiendraient ces oeuvres pour absurdes ; les autres, ceux qui sont “ à la page ”, le rejetteraient pour être une “ forme attardée de la figuration ”. Et quand bien même ils ne le verraient pas comme une forme attardée de la figuration, ils le rejetteraient pour exister sur Mars ou Neptune, comme ils le rejettent effectivement pour avoir existé sur la Terre.

Supposé même que le mouvement renaissant, celui de nos XVe et XVIe siècles n'ait pas eu lieu, et qu'un cosmonaute nous rapporte une miniature de Jean Fouquet. Pourquoi voudrions-nous que sa provenance martienne ou plutonienne nous la fasse contempler d'un oeil plus sympathisant et pénétrant que celui dont la regardent nos esthéticiens les plus autorisés, quand ils vont la voir au musée de Chantilly ? Ils aperçoivent bien des formes et des couleurs qui les enchantent, mais trouvent dommage qu'un artiste si doué se soit complu à représenter tant de “ scènes anecdotiques ”. Tel est l'effet de l'absence d'une culture authentique. On n'aperçoit plus que des “ anecdotes ” dans notre univers, d'où l'événement s'est retiré aussi bien que l'Histoire. C'est que l'événement est le retentissement d'un fait brut dans une conscience habitée et hiérarchisée par quelque dieu civilisateur, dont nous ne voulons plus.

Alors, il est fort probable que les voyages interplanétaires ne seront, eux aussi qu'une “ anecdote ”, même si une propagande effrénée leur donne apparemment une grande importance, et même si, assumés par des êtres moins rebelles que nous à toute culture, ils eussent pu contribuer au renouveau d'une civilisation terrestre.

Lancelot Lengyel

L'exploration cosmique. Ne faisons-nous pas partie du cosmos ou même titre que d'autres planètes, corpuscules et rayonnements ? La connaissance de nous-mêmes, n'est-elle pas en même temps entendement cosmique ?

Il y a un cosmos physique et un autre non localisé, la “ noosphère ”, pour la pénétration de laquelle la science manque d'instruments de mesure ; que seule la sensibilité, cette faculté rare, peut approcher.

Enfin, qu'est-ce que l'unité corps-âme sinon un aspect cosmique ? Et quel est l'apport proprement humain à ce que nous appelons humain ? La faculté de raisonner est autant phénomène d'origine extra-humaine que le battement du coeur. Reste comme mérite “ humain ” l'agriculture, le bâtiment... et l'Art. Mais encore, l'Art se fait-il par l'entendement ? L'artiste n'est-il pas prisonnier de son génie et nullement son maître ? La faculté créatrice peut-elle être décidée, dirigée ? Et pourtant, elle crée les siècles, l'optique des époques, sans que la volonté y soit pour quelque chose ; sans qu'on puisse prévoir et contrôler le lendemain qui se présente pourtant, après coup, d'une logique impeccable.

L'astronaute, si loin qu'il monte, ne quittera pas ce cosmos qui est en nous. Ce qu'il verra, ce sont des aspects physiques. Ce qu'il ne percevra pas, c'est l'influence mystérieuse de cet autre cosmos sur lui qui, dans les sphères éloignées, peut-être plus forte, plus pure - mais cela n'est nullement certain. De toute façon, l'expérience de quelques milliers d'astronautes n'apportera qu'une connaissance matérielle ; l'entendement est plus subtil, il la suivra de loin parcourant des chemins sinueux - à microsillons.

Les êtres fantastiques ? Les Martiens ? Je les attends.

Mais retournons à l'aspect plus concret de cette crise de l'entendement effectivement ouverte depuis quelque cinquante années. Elle est marquée à son début,

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entre autres, par la théorie de la relativité, le Surréalisme et le Cubisme. Il s'agit, en effet, de l'éclatement du cadre terrestre suivi d'une ouverture sur l'infini ; bref d'une révolution contre les croyances anthropocentriques.

Mais pourquoi cette révolution ? et qui sont les révoltés ? Or, le protagoniste principal en est l'Occident, mais non pas le chrétien ; l'Autre, l'Inconnu. Mais oui, l'Inconnu. L'anthropocentrisme de l'Occident n'est qu'une erreur de perspective résultant de l'ignorance de sa nature innée qui pourtant s'est clairement formulée déjà à son époque préhistorique pour tomber dans l'oubli ensuite.

Cette conception celtique de l'Infini, où l'homme a perdu sa place privilégiée, fut maintenant reprise bien qu'avec des arguments adaptés à notre époque. Cette évolution, que je tenterai de reconstituer ailleurs, fut interrompue par les légions de César. L'esprit juvénile de l'Occident a subi, par la suite, les enseignements chrétien et humaniste, sans doute salutaires, jusqu'au XVIIIe siècle à partir duquel il commence à se libérer et à se chercher.

Le cri : “ Retour à la Source ! ”, dont retentissait le début de notre siècle, était le cri saluant la prise de conscience de cette nature congénitale que les artistes, les premiers, ont ressenti. Sans être reconnue comme telle, l'optique ancestrale rajeunie se fraye passage et envahit le monde... par l'Art. Dès les Impressionnistes, et sans discontinuité, cet Art “ occidental ” à tendance dématérialisante et dépersonnifiante relaie les arts classiques méditerranéens. La “ transposition de la Nature ”, effaçant le “ terrestre ” derrière l'écran d'émotions, de rythmes, de couleurs pures, a conquis les cinq continents. Avec son Art, l’École de Paris en tête, le Monde a accepté, sans réserve, la spiritualité “ occidentale ”. Qu'est-ce que c'est ?

Dans le raccourci d'un seul fil, c'est la conception dynamique du monde. Le Celte a déjà rejeté la fixité du Dieu antique pour reconnaître le divin dans le mouvement et le représenter dans le Rythme cosmique dissolvant et recréant. Or, ce qui a décidé le monde à sacrifier les formes statiques à l'“ Informel ” occidental, c'est-à-dire au dynamisme créateur agissant au-delà et contre la forme corporelle, c'est la nostalgie de l'infini, l'intérêt déplacé du plan terrestre au plan surréel, ou si l'on veut, cosmique (toujours au sens spirituel). La fixité a cédé à la fluidité, l'immuable au devenir : condition de la porte ouverte au “ progrès ” occidental, antagoniste de la “ perfection esthétique ” grecque.

C'est à ce stade, encore en équilibre, que la science fut arrachée à l'Occident du XIXe siècle pour dégénérer en technicité irresponsable dans la main des deux grands concurrents pour la possession “ matérielle ” du cosmos. La crise de l'entendement, qui en fut la conséquence, a surpris l'Occident dans un état de faiblesse extrême. Est-il définitivement surpassé ?

Puisons encore une fois dans l'enseignement du passé ! L'esprit celtique témoigne tôt d'une faculté exemplaire de synthèse du transcendantal et du pratique produisant une compensation créatrice régie par une dialectique de la “ coincidentia oppositorum ”, union des antagonismes.

Cette faculté précoce d'abstraction n'a pu servir à l'Antiquité, ni à son prolongement médiéval. Cependant, l'Occident est encore l'héritier légitime, mais l'héritier ignorant de son trésor.

Débarrassé du fardeau démoralisant de ses colonies, retrouvera-t-il enfin sa lucidité initiale pour se servir de sa science infuse de la synthèse à l'échelle mondiale ?

J'apporte à l'Occident cet hommage qui procède moins d'une admiration inconditionnelle que de la déception de l'absence de tout indice d'universalité chez les autres.

Maurice de Gandillac

L'usage du pluriel “ mondes ” fausse déjà le sens de la question posée. Il ne peut exister pour l'homme qu'un seul univers (ce qui n'exclut pas, bien entendu, ce que Jean Wahl appelle “ transascendance ” et “ transdescendance ”, deux formes

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complémentaires du “ surréel ”). Le problème est de savoir si la possibilité technique de voyages interplanétaires représente ce qui s'appelle, en langage marxiste, un “ saut qualitatif ”, de nature à introduire une vraie mutation dans la culture humaine. En fait toute une série de découvertes, qui jalonnent l'histoire, ont provoqué des mutations partielles, dont la prise de conscience fut souvent tardive, dont aucune pourtant n'a rendu “ dérisoire ” la notion même de culture, ni le contenu de la civilisation antérieure. Exemples : la domestication, par les Babyloniens, du ciel étoilé (lois astrologiques et calculs rigoureux des phénomènes célestes : calendrier, éclipses, etc...) ; découverte de la sphéricité de la terre et d'un mécanisme des sphères célestes (faux, mais rationnel et permettant de “ sauver les phénomènes ” hors de toute magie), révolution accomplie dès le temps d'Aristote et qui rompt totalement avec l'univers mythologique des générations antérieures ; hypothèse copernicienne, préparée dès le XIVe siècle, confirmée par l'observation galiléenne des satellites de Jupiter, etc, etc... A chacune de ces “ révolutions ”, il y a eu “ crise de l'entendement ”, recherche d'un nouveau système de références, assouplissement progressif de la “ raison ”. En fait, l'homme est toujours resté central, son univers s'est toujours ordonné autour de sa pensée.

La découverte de l'Amérique lui a posé des problèmes du même type que le ferait un voyage effectif sur une autre planète. Ce voyage resterait, en effet, celui d'un homme, usant de techniques humaines. D'impérieuses raisons physiques, physiologiques et même psychologiques lui interdisent, en effet, de vivre hors des conditions de la géosphère ; il faut qu'il les transporte avec lui. Il ne mettra les pieds sur la lune qu'enfermé dans une sorte de scaphandre ; s'il rencontre sur Mars ou sur Vénus des vivants d'un autre type, il n'entrera point en rapports avec eux, et il ne les jugera que du dehors, de son point de vue d'homme, avec tout l'acquis de sa civilisation. Il restera “ spectateur ” (comme il l'est déjà au moyen d'instruments) et “ calculateur ” (selon les lois de sa propre logique). Il ne pénétrera pas dans un “ autre ” monde. Ses impressions ne seront pas très différentes de celles qu'on éprouve dans un “ rotor ” de fête foraine, pas plus dépaysantes que certaines photographies microscopiques. L'extrême facilité avec laquelle on s'habitue aux vitesses supersoniques, par exemple, garantit que le voyage dans la lune sera, dans vingt ans (ou cinquante) aussi banal que la traversée de l'Atlantique dans la prochaine version du Boeing. On intégrera tout cela, comme on a intégré le moulin à vent (et, bien avant, la roue et le feu), la machine à vapeur, le génocide scientifique. Et, si l'humanité survit aux moyens de destruction qu'elle s'est fabriqués, elle restera liée à son passé, en ce qu'il a de pire et de meilleur, à Eschyle et à Sophocle comme à Attila et à Hitler.

Henri Laugier

Quelque part, dans Anatole France, un petit chien Riquet donne ses impressions de voyage : “ C'est curieux, où que je me trouve, je suis toujours au centre du monde. ” (Je cite de mémoire...)

Je crois profondément que le système de références “ anthropocentrique ” ne sera pratiquement pas changé par les voyages aller et retour, dans les astres, lorsqu'ils seront effectivement réalisés. Déjà, contrairement à ce que l'on aurait pu imaginer, l'acquisition de connaissances scientifiques prodigieuses n'a rien changé à ce système de références ; lorsque, en quelques centaines d'années, l'homme a réalisé que le ciel n'était pas un voûte cloutée d'étoiles, et qu'il a été conduit à prendre conscience de l'immensité des espaces intersidéraux d'un univers en expansion, l'on aurait pu croire que cette transformation révolutionnaire de sa représentation mentale du monde aurait changé brutalement les systèmes de références de l'homme. Il n'en a rien été. Il est clair que le berger de Chaldée, et les astronomes des observatoires les plus récents, même s'ils se représentent de façon

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Jean-Claude Silbermann : La Voyante, 1961

Jovce Mansour : Où le bas blesse, 1962

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Pierre Molinier : Culminate, 1951

(Collection Raymond Borde)

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Max Walter Svanberg et Ragnar von Holten : Les Quatre Saisons (1958-1959).

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différente les structures de l'univers, continuent à vivre, à penser, et à agir dans un système de références dont ils restent, chacun, le centre, tout comme le petit chien Riquet.

Certes des esprits ingénus peuvent penser que l'action, et les voyages réels d'astronautique auront sur les systèmes de références des influences plus percutantes que la simple accumulation de connaissances, chez des terriens rivés au sol. Il n'en est certainement rien. La faculté d'adaptation de la machine humaine est tellement limitée, que les voyages dans les astres ne pourront être effectués qu'à une condition, c'est que le cosmonaute emporte avec lui des milieux de confort terrestre, à l'aller et au retour. C'est à réaliser ces conditions transportables de confort stable autour du cosmonaute, que travaillent tous les laboratoires physiologiques des pays aux ambitions astronautiques. De sorte que le voyage des cosmonautes s'accomplira dans un “ conditionnement ” tous les jours plus techniquement parfait ; et qu'à leur retour leur système de références aura subi beaucoup moins de perturbation que celui de Galilée, ou celui d'Einstein, après leurs mémorables découvertes de rampants.

D'ailleurs les premières expériences confirment ces notions simples. Lorsque les Gagarine et autres rentrent au bercail, il est manifeste que leur système de références n'a pas varié d'un “ poil de crapaud ”, qu'ils ont envie d'embrasser leur femme et leurs enfants, de faire un honorable déjeuner, de recueillir les applaudissements populaires ; pour un peu ils seraient disposés à chanter comme les Compagnons de la Chanson : “ Qu'on est heureux, quand on revient chez soi, de retrouver les amis d'autrefois ! ”

Cependant... Je voudrais signaler à tous les amateurs d'“ anticipations ”, que des perturbations monumentales - d'ailleurs, pour moi tout au moins, difficiles à préciser - seront inévitables, comme conséquences des découvertes à venir, dans cette science encore aux premiers stades des balbutiements de la première enfance qu'est la biologie. Aujourd'hui la dynamique de l'évolution des êtres vivants, qui les a conduits, depuis la vénérable amphioxus des mers primitives, jusqu'à l'homme d'aujourd'hui en passant par les grands sauriens, les poissons, les singes, etc... cette dynamique opère spontanément, suivant ses propres lois, par mutations imperceptibles, très lentement à l'abri de nos ignorances séculaires.

Le jour où ayant identifié ces forces de l'évolution, qui sommeillent dans les chromosomes, les gènes, les grosses molécules, etc..., ayant défini les lois qui les régissent, les hommes seront devenus les maîtres de ces forces, ils pourront les libérer, précipiter leur destin, et leur assigner des développements explosifs comme ils le font aujourd'hui pour les forces intra-atomiques : et l'homme, à cette époque de l'humanité, pourra sans délai notable produire non seulement des surhommes, comme le disent les “ anticipateurs ” sans imagination, mais des êtres vivants aussi éloignés de l'homme que l'homme d'aujourd'hui l'est du vénérable amphioxus.

Et ces données nouvelles qui peuvent peut-être se trouver scientifiquement acquises dans un avenir correspondant à quelques générations, poseront à l'homme de cette époque des anxiétés de conscience sans commune mesure avec celles que lui offrent aujourd'hui la libération explosive des forces intra-atomiques comme les voyages cosmonautiques. Et c'est alors que devront être revisés de façon déchirante les “ systèmes de références ” de l'homo sapiens ?

Ferdinand Alquié

De l'éventuel accès aux “ mondes ” extra-terrestres, on peut légitimement attendre un élargissement considérable et une profonde modification du contenu de notre expérience et, par là, de notre “ culture ”. En particulier, la possible rencontre

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d'autres êtres pensants serait susceptible de bouleverser la conception que se fait l'homme de sa place dans l'Univers, et par là de sa valeur. Et le contact avec des réalités dont le passé ne pourrait, d'aucune façon, être rapporté à celui des hommes nous délivrerait de l'apaisante tendance à faire de l'histoire humaine la mesure et la raison du temps.

En revanche, il semble bien que toute expérience, terrestre ou extra-terrestre, doive demeurer, dans sa forme, soumise aux mêmes structures. Non que ces structures soient ontologiquement nécessaires. Mais elles traduisent les conditions hors desquelles il ne peut y avoir, pour l'homme, d'expérience de type physique. Une réalité ne se pliant pas à ces structures n'est pas susceptible d'être aperçue à titre de fait objectif. Et si nous nous trouvions en face d'êtres pensant autrement que nous, et ayant une expérience différant fondamentalement de la nôtre, nous ne les reconnaîtrions pour pensants que dans la mesure où notre esprit réduirait le leur à ses propres normes.

On ne voit pas comment un voyage interplanétaire modifierait les structures a priori qui fondent l'universalité de notre expérience, structures dont l'ensemble est assimilable à notre entendement. Pour qu'un voyage comporte un retour, il est, du reste, nécessaire que, tout au long de sa durée, les lois constitutives de l'expérience du voyageur restent les mêmes. Le “ sujet pensant ” humain ne pourrait être transformé sans que soit détruit d'abord le “ sujet vivant ” qui le soutient (ce pourquoi l'on situe généralement l'“ autre monde ” au-delà de la mort). Et la machine qui transportera le cosmonaute ne le ramènera sur la Terre que si les lois de notre mécanique, lois selon lesquelles, au départ, elle a été construite, continuent à s'appliquer. Si l'homme parvenait vraiment à un “ autre monde ”, ce monde serait celui dont il ne pourrait revenir.

Les effets de la physique augmentent notre connaissance sans changer sa nature. Un déplacement dans l'espace, quelle que soit son importance, et la nouveauté de objets découverts, ne saurait donc nous permettre de franchir les barrières qui limitent le savoir de notre entendement. Une telle entreprise serait d'un autre ordre (métaphysique, mystique, magique ou poétique). Peut-être y a-t-il, dans Mars et dans Vénus, autre chose que ce que nous voyons sur la Terre. Mais sans doute y a-t-il aussi, sur la Terre, autre chose que ce que contient notre physique. Si donc les autres planètes renfermaient des êtres différant totalement de ceux que nous révèle notre expérience, tout donne à penser que le cosmonaute physicien ne les verrait pas.

(Le numéro 3 de la BRECHE publiera la suite des réponses de nos correspondants, notamment celles d'Eugène CANSELIET, de Roger CAILLOIS et de Jean-François REVEL, ainsi que les conclusions de l'enquête.)

Les légendes françaises de la série espagnole sur le Monde à l'Envers sont publiées en page 75.

Hommage *

* Allocution prononcée le 29 janvier 1962, à 11 heures, au Columbarium du Père-Lachaise.

De sa silhouette si menue, fermés ses yeux où se livrèrent les plus dramatiques combats de l'ombre avec la lumière, le seul murmure de son nom retraçant en un éclair les plus saillants épisodes de l'histoire contemporaine, s'en va la très grande dame que fut Natalia Sedova-Trotsky. Soixante ans d'une lutte qui se confond avec celle du prestigieux compagnon qu'elle s'était choisi - qu'il fût auprès d'elle ou que, victime d'un forfait inexpiable, il eût cessé de l'être - ces soixante ans ont vu se poser pour la première fois en termes concrets le problème de l'émancipation humaine. Nul, de par sa position sur l'échiquier du sort, n'y a été mêlé d'aussi près que Natalia Sedova ; nul n'en a connu toutes les exaltations, toutes les ferveurs et aussi n'en a enduré à ce point toutes les affres. Dans l'étudiante de vingt ans, membre de l'Iskra, qui, pour les délasser, mène Lénine et Trotsky à l'Opéra-Comique de Paris où l'on joue Louise, se dessine pour moi sa vocation, non seulement comme militante révolutionnaire mais encore comme personne humaine. Elle se profile déjà en fonction du tout exceptionnel sacrifice que la vie exigera d'elle. On sait que la femme tient par plus de fibres que l'homme au monde des instincts primordiaux : elle aspire, de par sa nature, à l'harmonie du foyer (sa stabilité, son plus grand confort possible tant matériel que moral) car c'est d'elle avant tout que dépendent la sécurité et l'équilibre de l'enfant. Quels assauts intérieurs, dans ce domaine, Natalia n'aura-t-elle pas dû subir ; que ne lui aura-t-il pas fallu prendre sur elle-même pour ne pas fléchir et faire en sorte que Léon Trotsky garde autant que possible ses forces intactes, jusque devant le trop probable assassinat de leurs deux fils. Si près de nous encore ce matin, il n'y a pas d'emphase à dire qu'elle se tient là à la hauteur des plus grandes figures de l'antiquité.

C'était il y aura bientôt vingt-quatre ans, au Mexique, où tous deux je les voyais chaque jour (Léon Trotsky avait encore deux ans à vivre). J'arrivais de Paris où leur fils aîné, Léon Sedov, que je connaissais bien, venait de succomber, de manière plus que suspecte, dans une clinique. Quelles que fussent les

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implications, politiques et autres, de ce drame, dont on eût pu sans doute remonter la filière, Trotsky objectait, de manière cassante, à ce qu'on l'abordât. Ainsi tant bien que mal effacée du sol cette tragique ombre portée, il fallait voir de quelle sollicitude - sans se départir d'un tact suprême - sa femme aussitôt l'entourait, les yeux à peine voilés. Il y avait là, dans l'éperdu peut-être, une ouverture sur l'identité de cause, la seule qui consacre le couple à jamais.

La mort de ceux qui, d'un mot singulièrement trompeur, se disent matérialistes alors qu'ils n'ont vécu que par l'esprit et par le coeur, cette mort est encore la plus conjurable de toutes. Entre ces deux empires, celui de la vie et l'autre, nous avons vue sur un no man's land où germent les idées, les émotions et les conduites qui ont fait le plus honneur à la condition humaine. Sans qu'il soit besoin pour cela d'aucune prière, l'union des cendres de Natalia Sedova à celles de Léon Trotsky, dans l'enclos de ce qu'on nomme “ la maison bleue ” à Coyoacan, à la fois sous l'angle de la révolution et sous l'angle de l'amour, assure un nouvel éploiement du Phénix.

Léon Trotsky fut mieux placé que quiconque pour nous orienter un jour comme celui-ci. C'est lui-même qui nous dissuade, quelles que soient notre révolte et notre peine, de nous appesantir sur le destin déchirant de quelque être que ce soit, pris en particulier. À la fin de l'essai autobiographique qu'il a intitulé “ Ma vie ”, je ne mesure pas, dit Trotsky, le processus historique avec le mètre de mon sort personnel. Au contraire, j'apprécie mon sort personnel non seulement objectivement mais subjectivement, en liaison indissoluble avec la marche de l'évolution sociale... J'ai lu plus d'une fois dans les journaux des considérations sur la “ tragédie ” qui m'a atteint. Je ne connais pas de tragédie “ personnelle ”. Qu'elle ait partagé cette façon de voir, c'est toute la vie de Natalia Sedova qui en répond.

De par ce qui nous lie à elle, il est apaisant, il est presque heureux malgré tout qu'elle ait assez vécu pour voir dénoncer, par ceux-là mêmes qui en ont recueilli l'héritage, le banditisme stalinien qui a usé contre elle des pires raffinements de cruauté. Elle aura su qu'enfin le processus évolutif imposait une révision radicale de l'histoire révolutionnaire de ces quarante dernières années, histoire cyniquement contrefaite et qu'au terme de ce processus irréversible, non seulement toute justice serait rendue à Trotsky mais encore seraient appelées à prendre toute vigueur et toute ampleur les idées pour lesquelles il a donné sa vie.

C'est dans cette perspective, la seule qu'elle puisse admettre, que je salue Natalia Sedova. Gloire, indissolublement, au Vieux et à la Vieille.

André Breton.

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La poésie en nouveaux francs

La baisse de l'honneur dans la hausse des rentes.

(Victor Hugo.)

L'amour ne compose pas. Non sans talent, des critiques s'efforcent, mois après mois, voire semaine après semaine, de recenser, de classer et d'équilibrer la “ production poétique ” : étrange expression, qui place la poésie entre la pisciculture et la pomme de terre, comme un élément possible du revenu national. Mais sous l'avalanche des plaquettes, leur regard se fatigue, et la plupart des comptes rendus n'évitent le nivellement que par des spéculations, souvent outrancières, sur telle ou telle vedette, - hier René Char, aujourd'hui Yves Bonnefoy -, qui a la faveur du public. Car enfin, à en juger par tant d'articles, on lit des poèmes en France.

Mais aimer la poésie, c'est tôt ou tard, sans s'interdire la découverte de ce qui se profile à l'horizon, faire un choix : ou plutôt épouser le choix que certaines voix, parfois à l'exclusion de toutes autres, font de vous, comme malgré le temps ou l'espace, pour vous dire, sur un ton plus pur, une part de leur secret. Que chaque homme épris de poésie, se compose ainsi, pour les longs enchantements de cette oreille intérieure où le coeur et la pensée se fondent, son anthologie personnelle, c'est ce que telle enquête, menée par G.L.M. en 1938, donnait à vérifier. Même pratiqué de manière objective un tel choix est légitime, quelquefois indispensable. Nous nous sommes nous-mêmes élevés naguère contre le procédé qui consistait à rééditer tout Germain Nouveau à la même hauteur, sans respecter la moindre différence entre les “ Coppée ”, au plus de plaisante mémoire, et les merveilleuses issues lyriques où nous emportent l'Agonisant et Mendiants.

Encore faut-il qu'un florilège soit “ recueilli ” en connaissance de cause. Dans ce domaine, depuis certain volume dû à M. Gide - auteur dont l'éclipse pourrait bien être dûe à sa radicale impuissance, précisément, à pressentir la poésie -, volume célèbre où Emmanuel Signoret battait en longueur Paul Valéry (sans parler de Victor Hugo commenté par l'imbécile “ Hélas ”) nous n'avons pas été gâtés. Les fêtes de fin d'année rapportent presque infailliblement leur contingent de ces petits ou gros livres bâclés, ornés de couleurs suaves ou criardes, mais qui se veulent avant tout rassurants. Cette fois-ci le moins mauvais serait à coup sûr le Livre d'Or de la Poésie française (Seghers Ed.) malgré l'orthodoxie “ éluardienne ” qui se manifeste dès la couverture, et qui conduit l'auteur des notices à certaines appréciations erronées (sur Péret) où franchement délirante (sur Aragon). Au hasard d'un classement chronologique non exempt d'arbitraire, notamment en ce qui concerne le choix des “ poètes du passé ”, l'amateur pourra également découvrir quelques belles pensées sur la poésie, signées Joseph Joubert ou Pierre Reverdy, ce qui n'est nullement négligeable.

Mais assez de ces vétilles. Poursuivant son inlassable effort intellectuel, le gouvernement de la Ve République, le vrai, celui qui dans l'ombre assure la continuité de “ l'âme ” française et du portefeuille qui en est inséparable, nous donne un ouvrage décisif. Finis les atermoiements et les doutes : le gaullisme sait ce qu'est la poésie, et conséquemment la poésie s'insère dans le “ gigantesque effort de redressement national ”,

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formule du meilleur style U.N.R., mais qui n'eût pas été désavoué par le XXIIe Congrès du Parti “ que vous savez ”.

Ces expressions peuvent êtres prises au pied de la lettre. C'est l'un des principaux personnages du régime qui, au seuil de l'an de grâce 1962, s'abaisse à signer ce recueil à reliure blanche et à garde turquoise, modèle de fadeur à l'usage des premières communiantes : Anthologie de la Poésie française. Le “ prière d'insérer ” nous renseigne sans embarras sur ce fin lettré : il s'agit tout unîment de M. Georges Pompidou, collaborateur à peu près constant du général de Gaulle depuis la “ Libération ”, et principal personnage de la Banque Rothschild. Nous n'épiloguerons pas sur l'indécence qu'il y a, étant ministre doublé d'un financier, à “ piquer la curiosité ” en révélant de soi-même, “ un aspect plus secret ” (sic). Cette retape est tellement entrée dans les moeurs gaulliennes qu'elle n'étonne plus personne : les championnes du twist sont des modèles de discrétion en comparaison de la moustache abolie de M. Pinay. Le pouvoir fondé sur l'imposture ne peut survivre, à l'étage “ caisse ” comme à l'étage supérieur, que si les notabilités qui l'incarnent rivalisent de démagogie : on s'encanaille assez bien dans la “ littérature ”, le plus triste est seulement que le public se fasse complice du jeu.

À en croire sa préface, M. Pompidou est l'homme de la situation : à l'époque où “ la bourgeoisie découvre Marx ”, il serait en effet réconfortant qu'un bourgeois révélât à ses frères, “ dans le même élan spirituel ”, par exemple, Rimbaud et Jarry. “ Si la poésie peut se rencontrer partout, écrit fortement M. Pompidou, il n'est pas défendu de la chercher de préférence chez les poètes. ” Hélas, la passion qu'il déclare éprouver pour la poésie est une passion sans espoir. Que peut trouver, par exemple, chez Hugo, celui qui l'accuse de “ prétentieux délire ” pour Dieu et de “ lourdes facéties ” pour les Chansons des rues et des bois ! Rimbaud est tenu comptable de “ quelques bavures ” et d'un “ effort d'originalité enfantin ”, mais n'importe : “ par son destin d'étoile filante comme par les quelques traces qu'il a laissées dans le ciel (il) continuera longtemps de faire rêver ”. Tout procède de la même suffisance de bon ton, de la même médiocrité sans remède, de la même définitive ignorance du sujet. Ce style scolaire, dont le modèle reste l'inoubliable : “ il renonça trop tôt ” de Gustave Lanson (à propos de Rimbaud justement), n'emprunte son peu de couleur qu'à un chauvinisme amusant : il s'agit de venger la France du reproche de n'avoir pas de grands poètes.

Suivant l'exemple illustre qui règle tous ses pas, M. Pompidou annexe la poésie “ française ” à la France et la France à lui-même. Ce ne sont qu'allusions à nos poètes, à notre langue : superbe conviction d'un banquier sans inquiétude qui condescend, le trust Hachette aidant, à quelques réinvestissements : Baudelaire, Mallarmé, se voient ainsi remis en circulation au lieu d'être thésaurisés. Mais les tentatives de réévaluation des anthologies “ précédentes ” (Maulnier pour l'école lyonnaise, Arland lui-même pour le Hugo “ impérial ” de la Fin de Satan) sont renvoyées au prochain conseil d'administration : valeurs trop neuves pour être cotées autrement qu'en coulisse.

Sur ses balances, M. Pompidou ne pèse que des noms connus. Si encore il ranimait l'intérêt par des aperçus neufs ! Il nous inflige la désolante constatation que “ nos poètes mineurs ne sont pas le moins charmants ”, comme si la poésie avait quoi que ce soit à faire avec le charme de garçon coiffeur d'un Clément Marot, pour ne rien dire du lugubre La Fontaine qui s'étale au milieu du recueil, et occupe plus de pages encore que le pigeon de marécage, Verlaine (dont les quelques très beaux vers sont passés sous silence).

La “ distinction des genres ” n'empêche pas M. Pompidou d'inclure des versets de Claudel mais de rejeter, au nom de la versification régulière, aussi bien les Illuminations que Lautréamont. Au reste, désireux de protéger son coffre-fort poétique contre tous les “ sinistres ”, comme on dit en termes d'assurances, M. Pompidou s'entoure de litotes : “ Lautréamont n'est peut-être pas essentiel ”. Entre le capitalisme de papa, bien incarné par Sully Prudhomme qui “ mettait à côté de la plaque, comme on dit ” (ce “ comme on dit ” n'est pas de moi, mais de M. Pompidou ; à l'exemple de son maître, il ne dédaigne point certains tours qui sentent leur populaire) et le néo-capitalisme “ révolutionnaire ” qui faisait jadis sacrifier tout le XIXe siècle à Thierry Maulnier sur l'autel des seuls Ronsard et Malherbe réconciliés, M. Pompidou incarne une prudente moyenne. Si demain Lautréamont “ s'avérait ” essentiel, on pourrait lui accorder quelques coupons.

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Précautionneusement, le banquier arrête son anthologie aux poètes morts : Valéry auquel manqua “ un peu de mystère ”, Apollinaire qui pratiqua, avec succès, semble-t-il. “ la musique de chambre ”, Péguy l'inexpugnable crétin bardé de cette “ qualité d'âme indispensable au poète ”, et Francis Jammes. Même ce dernier ne trouve pas une grâce entière aux yeux de notre incorruptible monnayeur. “ C'était un malin ”, dit M. Pompidou qui d'évidence ne se prend pas pour un naïf. Et d'enterrer allègrement Reverdy dont les moyens “ indéfiniment gaspillés ” ne paraissent pas “ résister à l'épreuve du temps ! ” L'économie la plus classique préside toujours aux verdicts du préfacier : il faut à la France, en poésie comme ailleurs, une monnaie saine et distribuée avec parcimonie. Tout au plus M. Pompidou pratique-t-il l'opération “ virgule ” sur les oeuvres qu'on lui présente. Et de terminer par Eluard, dont la poésie est mêlée “ si intimement ”, avoue-t-il, “ à sa jeunesse ”, y compris sans nul doute l'époque triomphale de la confusion patriotique dont on n'a pas fini dans tous les domaines de subir les conséquences.

Mais nous qui, dans l'ordre de la poésie, aussi bien que dans l'ordre de la liberté, ouvrons d'abord par principe au risque, à l'élan, à l'alchimie des solitaires comme à la coulée des grands enthousiastes, un “ crédit illimité ”, nous voyons sans surprise sinon sans colère, dans l'entreprise de M. Pompidou, la conséquence logique la plus basse de la politique de notre chargé des Affaires Culturelles, et plus sommairement de l'état des affaires françaises : le retour à Boileau, ce Jacques Rueff de la littérature, complète le décor de “ vraie grandeur ” dont s'environne, avec la complicité quasi universelle, le Général.

Tant de flots de rubans, de perruques et de panaches en celluloïd ne sauraient étouffer la voix des poètes d'aujourd'hui, “ et notamment des surréalistes ”, comme dit M. Pompidou. On trouvera, au fil des pages de la Brèche, quelques témoignages, nullement exhaustifs, de diverses directions où la poésie ouvre une aile toujours plus ample. Nous nous réservons d'autre part, dans un prochain numéro, de mettre en cause les bases de l'activité “ critique ” à l'égard des poètes et de provoquer un débat sur les véritables lignes de force de la poésie vivante. Disons seulement que, de la faillite à peu près totale qui menace la critique en matière de poésie, l'auteur, précédemment, de Pages choisies de Taine et de Malraux nous paraît tout désigné pour être le syndic.

Gérard LEGRAND.
(Février 1962)

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SANTÉ NOIRE

Ils viennent, ils viennent ! Leurs couleurs plantées dans l'eau, leur image cachant des miroirs ; seule une absence nous les incarne, une présence nous désincarne !

L'histoire du temps a glacé l'eau : une faille du temps ! La glace s'est ressoudée à l'embouchure vitreuse et mes yeux sont mouillés dedans.

L'infinité d'un spectre ouvert dans une armoire... et les fantômes nous viennent dedans... les tiroirs me contiennent aussi ! Et je ne dirai rien si je ne veux que les murs m'entrent dans la bouche !

Mes yeux s'étouffent, les oreilles me dévorent, ma gorge appelle un trou trop rond, poursuite à travers l'espace et le temps et l'espace, l'espace et le vent et le temps... l'espace, la masse...

Et je ne puis plus dire que mes yeux ont des oreilles partout. Que mes oreilles ont des corps partout. J'entre éveillé dans une incarnation de la nuit où les miroirs ne reflètent plus, mais se protègent de visages creux.

- “ C'est pour mieux vous dévorer mon enfant, mon enfant jaune et noir, ma veuve jaune et ma veuve noire, la veuve jaune, la transparente, la veuve noire toute frémissante. ”

Et l'on peut me dire :

Que j'habite, nu, la soupente extrême, la plus basse, la plus étroite,

Que ma main est crevée, clouée dans le bois noir,

Que je vis là, piégé sans l'être, couché sans l'être, plié sans être prié, mangé dans la lenteur, mais bien accordé à mes couleurs et drapé très sérieusement dans le drapeau de ma propre définition.

Ah ! Ah ! Si ce n'est moi, serait-ce un frère ?

J'attends qu'en bas ils commencent. Qu'ils nous dérobent ou nous débordent. Si cela est, qu'on m'avertisse !

Je retirerai ma tête

De trop dans mon chemin.

J'irai creuser le faîte

De l'arbre du Bas-Enfantin.

Jean-Pierre Duprey.

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TA CHEVELURE

Ta chevelure étrange clef de contact des origines

Avec encore en elle d'immenses exils de forêts

Et des lisières incroyables de règnes et d'éternités minérales

Beau rêve de la matière démâtée des visages

Que les boucles contemplent avec leurs yeux d'enfants.

O chevelure à chair de permanents vertiges

D'éboulis sous l'obscur déluge des couleurs

Route intracée où dévale éternelle

L'immense sensation du noir

O monde en devenir permanent de musique

Chevelure à beauté qui se rit des nuages

A beauté de cris de “ terre à tribord ”

A beauté de mâts de navires mis à rêver sur des voiliers

A la beauté d'immenses fins de déluges

O chevelure évaluée à mille ans près

Chevelure aux lointains feuillages sans hiver

Sans fenêtre sur le recueillement

Sans baie calme sur le dénuement des automnes

Chevelure porte étroite follement encombrée

Donnant sur l'océan immense des odeurs

O belle au bois dormant rêvant les yeux ouverts dans les grands bois du songe

Chevelure aux belles boucles d'âme sur les épaules

Aux beaux torrents de perfection mentale

A belles cascades d'éternel féminin

Chevelure qui viens de l'autre bout du monde

Encore étrangement soumise aux lois immenses des marées

O messe en si du noir et des douceurs de l'espoir

O chevelure inattentive passionnée

Eau qui coule vertigineuse sans le savoir

Fraîche absurde délicieuse

Belle chevelure qui fais la pluie et le beau temps sur les épaules.

Jacques MER.

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L'AGATE

à André Breton

Elle tient tout juste dans le creux de la main. La dépression centrale, dont la profondeur varie du guéable à la fosse secrète, est pleine à ras bord d'un liquide laiteux - solidifié, certes, mais les sens doivent s'assurer que si l'on incline la coupe semi-sphérique elle ne se videra pas de cette humeur lourde et vitreuse, caustique sans doute - à la surface duquel affleurent un récif coralligène et le sommet d'une table de madrépores scandaleusement blanche.

Le microcosme de la baie de Djézirah, à quelque vingt kilomètres de Mogadisque, sur l'Océan Indien.

A marée basse toute l'eau primordiale se trouve là réduite - tiède, trouble, réticente, comme il convient qu'elle soit, inconcevable donc - protégée par la barrière des récifs de la turbulence du large, de la dissipation spontanée des vagues. C'est l'aimantation réfléchie, la braise mercurielle - les algues pourrissantes, fumier pour jardins des délices - le sable-boue cannibale lent - fait en proportions égales, semble-t-il, de silices implacables et de plancton carnassier.

Toutes les fièvres pernicieuses viennent s'y abreuver.

On s'y plonge - on n'y plonge pas - et l'obliquité naturelle des gestes sous-marins s'annule par excès de narcissisme.

Ferrugineux clan royal décadent, les Ptérois rôdent, distillant leurs poisons (portant à bout de lances leurs flammes déchiquetées), lents jusqu'à l'écoeurement et posés sur leurs ombres dans les galeries embuées : l'un incline une aile de chauve-souris albinos, l'autre l'éventail de ses longues plumes beiges ; leur silence c'est le poids du grisou et l'excès des parures malignes. Ils affutent leurs venins à l'âme des eaux dormantes.

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Somnolences :

La boule de digitales pétrifiées d'un établissement de coraux pourpres émettant son halo pâle d'alevins bleu céruléum, éclateur contractile branché sur le feu central, fuse et s'étiole tout à coup.

Squale suave et demeuré, le poisson-guitare.

Moutardes infectes dont la fermentation bague de contre-rosée les algues diffuses : dioramas des désirs moroses en effleurements tremblés.

Les rochers stridulents dans l'étoffe légère, gaufrée, du plasma silencieux : les profondeurs bègues, les apostrophes du corail. Nous simulions l'effroi dans les lices du Glauque. Le centre est l'adverbe de la nage dans cette orgie de frissons-silures du plaisir.

Nous nous hâtions soudain : là-bas, l'orgasme d'un ivoire phosphorescent ! Prismatiques enveloppes néfastes - elles avivent les blessures - elles croissent dans l'espace gauche et les sempiternels défis !

Ah ! J'oubliais ! Aux Etats-Unis, cette variété d'agate est appelée Thunderegg : l'oeuf de la foudre.

Claude TARNAUD.

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Mémoire de la Dernière

Parce que les visages sont tout ce qui m'a jamais passionné, l'ombre qui les enveloppe sous un masque me paraît décisive. Elle est mortelle. Quand le visage disparaît, il en passe par cette raideur qui de lui peut-être provisoirement ne peut faire que le crâne d'un fantôme. Associé aux voyages d'outre-tombe dans les civilisations qui en évoquent par avance les péripéties, le masque au moins transitoirement évocateur d'un décès détient dans sa fixité un caractère funèbre : il célèbre sur le mode le plus actuel une traversée intemporelle. Grâce à lui la mort a été envisagée comme la nécessité quotidienne, et non comme la terreur future. Il est l'instrument le plus propre à réduire cette terreur.

Quelque secret dont le masque dispose dans sa construction ou dans le drame qu'il retrace pour rappeler à une existence seconde ceux qu'il commence par mettre à mort, l'exubérance de la vie n'en a pas moins été réduite par son office à simuler sa fin, qui n'est que sa négation. Mais cette minéralisation transitoire affecte la vie dans son acception universelle bien plus que dans son incarnation personnelle. À certains êtres éminents, la mort ne prête une immobilité si péremptoire qu'à la mesure des destinées communes. L'espèce s'exerce à disparaître au soir de ses journées éclatantes. Tandis que les ruines s'écroulent dans l'éloquence, le sourire de la jeune inconnue de la Seine prolonge dans un accomplissement durable la grâce de la femme-enfant ; Pascal paraît encore batailler contre son siècle et contre lui-même. Comme par la prémonition d'un achèvement sinistre la victoire de la nature éclaire d'un jour tombant la particularité d'une grande expérience. Le déroulement historique détache chacune de ses grandes étapes sur ce fond de nuit où se perdront nos chandelles.

Le masque évoquant une disparition de l'espèce humaine, les jeux auxquels il peut prendre part ont lieu à l'extrême bord de cet horizon où s'abîme toute conscience d'homme : rien ne lui convient mieux que le jeu, dans une lumière qui perce à jour les prétentions au sérieux. Son langage est un gai savoir, comme il est permis au dernier homme évoqué par Zarathoustra. Ce qu'il profère n'importe tant que pour ce secret qui est tu à la fois et dénoncé par ce silence même, secret de la vie qui s'en retourne aux matières glacées et avoue déjà pour siens les cris de l'inanimé.

L'individuel n'atteint que par ce détour à une valeur aussi exemplaire. La fréquentation d'une tête réduite jivaro me persuadait que les petits dialogues de l'apparence et de la réalité, ou du visage et de la pensée, s'interrompaient devant la prétérition qui annonçait si pathétiquement la fin d'une race quand elle semblait vouloir simplement perpétuer une physionomie. C'était nécessairement celle d'un être qui avait enfin compris. Je lui accordais ce tour de sagesse plus considérable de

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n'avoir pas trouvé d'accommodement sensible avec ce savoir qui s'exprime dans le rire, quoiqu'il invite quelquefois aux régressions, aux pélerinages, ou à la dissolution dans les niaiseries de l'humanisme.

Par là m'apparaissaient les possibilités nouvelles d'une expression individuelle. Que les espérances collectives à long terme dussent probablement s'achever dans un crépuscule glacé rendait plus urgente l'affirmation de tout ce qui peut coordonner à sa fin l'aventure humaine : comme lorsqu'une maladie grave vous porte à l'héroïsme par une appréciation esthétique du destin personnel, je prenais du dénouement collectif une vue qui me semblait identiquement commander chacune de ses phases, et jusqu'aux plus infimes auxquelles il pourrait m'être donné de prendre part. L'antinomie de l'individuel et du collectif n'était qu'une apparence désormais bien réduite. Ce qui n'était qu'une autre manière d'apprendre que les visages sont surmodelés sur leur inanité finale et que leur témoignage, qui est leur présence assumée ne peut s'exprimer que comme “ valeur ”.

Il n'est pas très satisfaisant d'avoir recours pour sa tranquillité personnelle à des critères esthétiques, donc nécessairement infléchis par une complexion particulière, quand il en va de la figure d'une espèce assez douée. J'en dirais autant de telle autre espèce, comme ces calosomes dont les momies aujourd'hui me fascinent. De les voir échapper à la corruption, j'infère qu'ils se sont installés dans une forme nouvelle d'existence telle que le semblant de victoire que la nature a remporté sur eux n'est pas leur défaite. Car en ce point qui les sauve de la dissolution dans les cycles, c'est leur assujétissement à l'ordre naturel qui est contesté, et par là tout ce qui dans leur existence distincte d'être vivant leur a scandaleusement fait tort. Séparés du monde par leurs besoins, ils l'étaient comme nous, sans peut-être les accommodements que la subjectivité nous fait trouver, alors qu'elle nous permet d'interrompre notre vie. La révolte qui est non seulement une postulation esthétique, mais aussi une décision éthique, et répond immédiatement aux conditions faites à la vie humaine, me semblait non moins justifiée devant les conditions faites à toute vie.

La conscience de la mort inéluctable des espèces, et donc de mon espèce, réduit à rien les terreurs d'une disparition individuelle. Elle envelopppe d'un même regard les circonstances multiples qui pourraient également restituer à leurs destinées minérales les palpitations et les joies. A cet égard sans doute ne faut-il voir qu'un signe des temps, ou un acheminement dans l'asservissement graduel de l'esprit à des fins d'édification laborieuse, tel qu'il s'instaure comme une composante commune des sociétés ultérieures, dans les systèmes économiques provisoirement le plus opposés. Gouffre auquel rien jamais ne me fera consentir, quand il y aurait là l'inévitable agonie des chances perdues. Le fanal des pirates portera toujours vers les coraux la face des insoumis.

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Ce serait trop céder aux dieux des ombres, si ce n'était les priver des signes et des instruments de leur puissance. Ishtar, pour franchir chaque cercle de mes enfers laissait tomber ses pierres, ses anneaux et son dernier voile. Ishtar devenue mienne était mieux encore que l'énergie vitale divinisée, et nue dans les cavernes elle était la dernière dont les paupières entrouvertes aient laissé se réfléchir dans ses yeux les banquises de la glaciation sans remède. Elle, dont je pourrais dire que j'ai mémoire, si j'en crois les visages où j'ai cru reconnaître l'émail de ses lacs d'eau morte, je la reconnaîtrai toujours sous son masque de fuégienne, dans la dernière enfant d'une race antique et jamais réduite, même par la nature. Jamais si nue que pour avoir par la vertu des pierres serties d'ambre donné corps à la transparence féminine, Ishtar dépouillait sa forme minérale dès l'approche des ombres qui recouvraient son visage de son masque éternel.

La resplendissante, tous ses feux jetés au front des femmes, descend plus loin que les hypogées où sommeille la couperose bleue. Sa mort trop présumable ordonne les masques qu'elle imprime aux belles. Légères, fuyant les lueurs d'aubes trop lentes ou trop pareilles, elles esquivent les reflets du cadran sinistre en éclatant de tous les appels qu'ait jamais lancés l'aventurine, fidèles à ce masque définitif auquel elles s'appliquent à ressembler d'une conscience obscure et sans doute immémoriale. Jamais si parfaites que dans cette opération où leur chair se noue dans la pierre elles forment chacune la scène où s'affrontaient les grands dieux. Les linceuls de pourpre, l'horizon cyclamen, les bleus de prusse d'un soir vacant s'exténuent dans la nacre, symbole cruel des lunes rousses.

Je crois pouvoir, en ce qui m'importe, jeter un peu de jour sur les conjurations du désir et de la mort en reproduisant, en dépit de l'aspect quelque peu talismanique qu'ils avaient revêtu, les mots par la puissance desquels une fois au moins le métal et la femme m'avaient rendu leur complice :

CHANGÉE

Il n'y a rien dans le désir qu'il n'y ait eu d'abord dans les destinées.

Charles Fourier

Vincent Bounoure.

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Les Doigts de la Mémoire

Les assemblages, les collages et les montages font partie de la structure des rêves, de l'architecture de l'amour et de certains domaines des arts : le rêve s'emboîte dans le sommeil, le sexe frémit dans l'étui du sexe, le détail s'inscrit dans le motif. Il s'agit toujours d'une confrontation, d'un choix d'éléments rapprochés, ajoutés, emmêlés ou emboîtés qui, soudain réunis, créent et offrent une valeur nouvelle. Dans le cas présent, il est question, à propos d'une collection étrange, des résultats surprenants que peuvent prendre entre les mains d'une “ folle ”, des fragments de tissus et des parcelles de souvenirs travaillés avec minutie : “ les poupées sexuées ” de Mme Zka (1).

(1) Elle ne se nomme pas Mme Zka et elle n'est pas absolument “ folle ”. C'est une “ délirante érotomane à forme paranoïde fantastique ”. On ne peut révéler son nom, car elle vit et est internée ou plutôt hébergée en France dans l’Établissement National de “ X ” appellation polie et vague désignant ce qui fut appelé jadis “ maison de fous ” et “ asile d'aliénés ”.

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Les jeux de la patience ou de la passion et les travaux de la folie sont parfois si semblables qu'il n'est pas déraisonnable de rapprocher les oeuvres imaginées et réalisées dans les couvents, dans les maisons dites “ de fous ” - et quelquefois dans les maisons bourgeoises ou paysannes.

Reliquaires d'une part, dessins ou constructions d'autre part, on retrouve chez les uns et les autres, le même abus d'ornements qui va jusqu'au délire, un soin forcené, un sens extravagant du mouvement, un plaisir pris à surcharger.

Le remplissage, le besoin impérieux de “ couvrir les blancs ” comme devant une peur du vide, du néant - la nécessité d'expliquer, de mettre “ en valeur ”, de s'expliquer.

Sauver du désastre.

Une douce folie ménagère est très voisine de la folie religieuse et de la folie tout court. Passer le temps, utiliser les restes, réunir avec amour de minuscules résidus, sauver ce qui devait périr et lui redonner une nouvelle vie, préserver la “ relique ”, faire d'un rien quelque chose, glorifier un souvenir, sont les multiples mobiles qui manoeuvrent un individu et le poussent à l'action, à la réalisation d'une oeuvre qui ne se sait pas encore “ oeuvre d'art ”. Exemple : les “ bouts d'os ” et les “ bouts de tissus ” ont provoqué, dans la puissance religieuse et l'impuissance ménagère, la réalisation des “ reliquaires ” et des “ patchworks ” (2) avec la même économie, la même richesse d'invention, les mêmes résultats souvent éblouissants.

(2) Les “ Patchworks ” sont des couvertures faites de petits morceaux d'étoffes pris dans les vieilles robes et les vieux rideaux (souvent en coton imprimé) réunis et cousus avec recherche. Ils appartiennent (comme les “ scrapbooks ”) à l'art populaire anglais et américain. Ils se font en d'autres pays et on les remet en vogue actuellement.

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Au XIXe siècle, le ronronnement de la prière et du poêle à charbon ont bien contribué à ces créations. Elles étaient un peu les récréations allégeant les multiples travaux des couvents, les diverses occupations familiales. Besogner Dieu, faire Dieu sait quoi dans la maison, ont apporté aux collectionneurs et à certains musées (3) de beaux bagages d'art inconscient.

(3) Federico Marès donna avec intelligence le titre de “ Museo Sentimental ” à l'extraordinaire Musée d'Art Populaire qu'il offrit à Barcelone (où se trouvent entre autres des “ collages ” d'images et de chromolithographie).

*

Mme Zka vit depuis près de 15 ans, hors du monde, dans une petite pièce très propre, blanche, un peu mieux meublée qu'une cellule.

Elle semble très calme, et pourrait, paraît-il, vivre dans une famille (la sienne ne semble plus exister) qui voudrait se charger d'elle.

Sa fenêtre donne sur une cour bordée d'arbres qui laissent apercevoir une forêt, n'allant pas très loin mais qui donne l'illusion d'une campagne libre.

Sans doute d'origine polonaise, Mme Zka fut chanteuse lyrique, et fit probablement aussi du théâtre et du music-hall.

Elle a 57 ans, elle est grande, brune encore, soignée, un peu empâtée. Elle fut certainement très belle.

Elle a vécu en Russie, en Italie, en Égypte, en Roumanie, et peut-être dans d'autres pays où ses “ tournées ” et ses 4 ou 5 maris la conduisirent.

Elle ne semble ni heureuse, ni malheureuse - résignée. Elle parle peu avec une certaine confusion de langage. Un minimum de réponses aux questions et la prudence médicale de son entourage direct ne font que compliquer le mystère qui l'entoure.

Tout est mis en oeuvre pour apporter le trouble dans les quelques renseignements que l'on voudrait précis.

Une petite lueur par moment, une petite phrase par hasard, fait frémir ce voile agaçant derrière lequel se dissimulent les multiples phases d'une vie qui ne fut pas de tout repos et dont l'impudeur paraît assez savante.

Lorsque soudain elle dit en montrant une de ses poupées : “ Là nous étions 7... ”, aussi calmement qu'une élève sûre d'elle récite sa leçon, on peut s'émerveiller du pouvoir d'évocations pris par le corps de la poupée.

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La table et les tiroirs de sa commode sont encombrés par un inextricable fouillis de tissus de couleurs.

D'un tiroir, elle sort avec soin ses poupées, un très grand nombre de poupées de toutes tailles.

Deux choses se remarquent aussitôt : un talent extraordinaire de couturière, et un bon lot de poupées figurant des officiers de l'ancienne armée polonaise.

Chaque poupée, féminine et masculine, peut se déshabiller. Chaque bouton est fait en tissu - et les boutonnières “ finies ” par d'imperceptibles “ points de boutonnière ”.

Les sous-vêtements toujours blancs, sont traités avec le même soin. Les corps entièrement en tissu présentent la même habileté de fabrication : le nez, les yeux, la bouche sont dessinés par de petits points de fil noir ou rouge, les oreilles quelquefois ajoutées et ourlées, les ongles des

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doigts indiqués, ainsi que la pointe des seins plus ou moins en relief, le nombril, et, près de celui-ci, presque toujours, la trace, au fil rouge, de la cicatrice d'une opération de l'appendicite.

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“ Ces poupées-là, dit-elle, sont pour tout le monde... ”

Elle sait, là, ce qu'elle dit et connaît ce qu'elle montre.

En effet, ces deux poupées, les premières montrées, une sorte d'infirmière, une espèce de pantin qui tient du Père Noël et du soldat portant un fagot, sont absolument innocentes (fig. 1).

Le spectacle change vite.

“ Celui-ci était un très beau marin... ” (fig. 2).

Ce personnage vêtu de toile blanche, très grand, un des plus grands sujets qu'elle ait faits (52 cm de haut), est remarquable par la précision des détails du costume et des sous-vêtements : chaussures, cravate et pochette noires, ancre noire sur la casquette blanche et les revers du veston. Braguette précise, caleçon court.

Tête bien travaillée, oreilles ourlées, cheveux de fil noir, du rose aux joues. Déshabillé, le corps présente un sexe en érection, filet et bout roses, bien planté sur les testicules. Les fesses sont rebrodées au fil blanc et les pointes des seins très marquées (fig. 3).

Des commentaires laconiques accompagnent les autres poupées.

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“ Là, nous étions 7... ou 8... ”.

On déshabille les beaux lanciers polonais. Bien sexués, ils possèdent des têtes rebrodées au bas de leur dos, des nombrils et des seins supplémentaires de chaque côté du sexe au-dessus duquel une tête également est tracée (fig. 4, 5 et 6).

Une cavité sous les testicules contient un ou deux petits personnages noirs ou rouges qui, enroulés sur eux-mêmes, présentent, lorsqu'on les déploie, une étrange allure de foetus diabolique (cornes et immense appendice caudal). Des sexes minuscules et aussi de multiples fibres délicatement ajoutés donnent une impression végétale qui évoque ces boutons de fleurs que l'on force et que l'on ouvre avant la maturité (fig. 7).

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“ Là, nous étions douze... ”

Cette ahurissante poupée qui, par exception, a une tête de “ baigneur ” en celluloïd, est habillée en officier et dissimule son identité dans un manteau et sous un énorme et grotesque masque noir, à langue rouge et à poils blancs (fig. 8).

Et l'on se met à compter sur ce corps de chiffons l'accumulation de petits sexes bien ouvragés et gonflés de molleton, sorte d'éruption phallique, alternant avec les marques rouges des bouches, des yeux, brodés près du sexe et à la base du dos. Deux personnages, l'un à moustaches noires, l'autre, sorte de danseuse vêtue de tulle, sont maintenus et renversés entre les jambes (fig. 9, face à p. 48).

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“ POUPEE : Petite figure humaine de cire, de carton, de bois, etc. ” (4).

(4) Le Petit Larousse illustré.

Cet “ etc. ”, qui laisse la place libre au celluloïd, au carton, à la terre cuite, au métal, à la porcelaine, à la paille, au papier, au tricot, à l'os, à la pierre dure, à la ficelle, au fil de fer, à la plume, aux perles, aux coquillages, à l'écorce, laisse aussi la place à tous les chiffons de Mme Zka.

Et la “ petite figure humaine ” qui évoque la poupée jouet, la poupée acteur, la poupée fétiche, la poupée emblème, la poupée symbole, la poupée souvenir, la poupée amulette ou talisman, la poupée maléfique, comprend-elle cette poupée-langage-secret, cette “ poupée parlante ”, plus parlante que les bois de l'Ile de Pâques ? (5).

(5) Les “ bois parlants ” de l'Ile de Pâques ne sont pas encore déchiffrés

Ces poupées assemblées, surcousues, emmêlées, décrivent des scènes aussi précises que peuvent être précis les souvenirs d'un esprit qui un jour chavira.

Souvenirs où les voyages se mêlent intimement aux amours, mais où la hantise sexuelle domine et parcourt tout le corps.

Le fil et les petits points inscrivent sur ces ventres de tissu l'histoire d'étranges rencontres, dont nous percevons la trame à travers la patience un peu diabolique de ces ouvrages de dame perdue dans sa rêverie obsessionnelle.

Cet assemblage d'étoffes, de figures, de symboles, de passé où les corps s'enchevêtrent ; cette mêlée de sexes, de fils de couleurs dont le fil conducteur est la hantise des plaisirs disparus et des personnages que l'on voudrait voir réapparaître, cette profusion de signes érotiques, ces compénétrations délirantes et délicates, ce sont les travaux patients et monotones des doigts de la mémoire de Mme Zka enfermée dans une solitude que l'on peut croire définitive.

Guy SELZ.

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FIDÈLE

Entre oubli et devenir, toujours.

A Jacqueline

Un nénuphar en fleur parmi des images de remparts détruits à la surface du souvenir.

Une épée à manche d'étincelles, vacillante sous l'averse, fichée dans le pain frais de la nuit.

Un escalier de chevelure blanche autour d'une femme nue dont la tête est une cage de verre pleine d'escargots - autant d'yeux, germes de clarté où mon regard se perd...

Je m'éveille, bouche entrouverte, allongé sur le sable, menottes aux poignets. Marée basse.

J'attends, je marche. A peine ai-je fait quelques pas, un arbre très haut se dresse, tandis que ses branches, celle-là mêmes de l'étoile de mer, s'allongent, si rapides qu'on dirait des becs d'oiseaux de proie.

Un arbre de vent au centre de la rosace fragile des rues et des impasses d'un quartier pauvre où les rares passantes ont des doigts translucides, aussi cassants que le rire de certaines matinées d'octobre. Elles sortent de maisons silencieuses, encloses de larges filets de pêche, se dirigent à tâtons, parfois se baissent pour ramasser, sur les trottoirs de briques rousses, des morceaux de vitre qu'elles observent avec attention mais rejettent assez vite. Toutes paraissent venir à ma rencontre, puis se confondent avec le vent.

Une ville, une plage.

L'arbre, maintenant : est-ce un baiser ? Battu en neige dans un embrasement d'algues, d'herbes des dunes, de grains de sable qui s'unissent en corolles d'oeillets roses, de coquillages et de

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feuilles larges comme une joue après le passage des caresses, un baiser quand le vent, sur l'écorce ravinée de son tronc, sur ses racines découvertes, déplie une robe immense, transparente.

Je marche : des ombres s'enfuient au coeur du nid de plumes tremblantes des fenêtres. Les rues et la mer, deux miroirs l'un en face de l'autre ; personne - pourtant, au fond des murs, une femme vêtue d'une chemise frêle et luisante sous la paille de l'écume, entre flux et jusant : ses bras, ses mains attirent la lumière de la plage, des pierres et de l'eau.

J'irai vers elle.

À fleur de peau

Dans la ville, dans ses cheveux ensoleillés, les rues longent des canaux où l'ombre rutile, agrippée au vieux lierre des berges, où la fraîcheur se fait fumée sortant des cales des péniches, ombre d'aisselles, fraîcheur de ventre ; les rues nouent le foulard lézardé des façades autour du cou de cette femme qui se hâte ; les rues se balancent, cimes de peupliers s'élevant vers l'orage, jambes de danseuses, coulées de lait serties par le halo noir des bas, et se brisent en bouquets d'éclats de verre aux couleurs du narcisse : mes doigts se fraient un chemin de pollen et de poussière, parmi les coquilles d'oeufs duveteuses au bord des trottoirs scintillants, près des flaques de pluie, parmi les enseignes jamais éteintes, plus vibratiles, plus irisées que des cils pendant l'amour, parmi les promeneuses aux chevilles de miel pur, à la taille d'essaim d'abeilles, au chignon serré comme les ailes qui se pressent frileuses contre le ventre du goéland cendré, aux pas de dentelles déchirées du jazz, parmi ces fenêtres hautes quand les nuages traversent les rideaux en bulles de savon pour s'enfoncer dans le silence et l'obscurité des chambres vides - un chemin de soufre qui se dépêche de prendre flammes, car je ferme les yeux : une robe, mouillée mais chaude, prend possession de mon corps, au croisement des rues de l'Are et Teuremonde, et je dors en marchant, à Lille, ce 18 mai 1961.

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Unique.

Plus sombre qu'entre tes seins dans la mémoire de mon rêve, un chemin de pierres brisées, de branches saccagées - plus longs qu'entre tes doigts, des filets de sable vers le sommeil - ces escaliers, ces couloirs d'hôtel, ces rues... je vais franchir la frontière des marées.

Cette place de large silence, soudain : ici je te trouve.

Ici je crie mon amour.

En pleine mer, toute livrée au soleil, parmi les paupières du ciel, immense houle du matin. C'est ta robe, ses ourlets qui s'achèvent en plumage d'embruns, sa ceinture démesurée de nuages ; l'écume du vent inonde lentement ton ventre autour de l'astérie brillante du nombril.

Bientôt, tu seras nue sous cette étoffe luxueuse, et si claire que je pourrai enfin, en toi me dissoudre.
Pierre DHAINAUT.

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QUAND LA PAROLE DEVINT

Dès toujours et pour encore

Vouée au pourparler

à la douleur de voir et d'entendre

J'ai tiré mes bas sur ma jambe

et placé l'hermine sur mes épaules

élevant ma main

je consens que l'ongle s'écarte justement de sa courbe

magicienne je suis encore coiffée

et ma lèvre n'est pas plus apprêtée que mon silence

je suis la mesure de ma chair,

elle-même assemblée en conjectures diverses

et puis (dit-elle encore)

“ je ne saurai me désister... ”

toute suffisance me réduit

et les touchers brefs et somptueux

sont les mêmes qui défaillent sous mon étrave

et puis dit-elle encore

“ je ne crains pas les couleurs ”

ramenant mes jambes

de mes cheveux

je caresse mon dos

indolemment

prenant ombrage d'une CAUSE

Philippe LAVERGNE.

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PAPIER D'ARGENT

Je veux vivre à l'ombre de ton visage

Plus hostile que le bois

Plus vigilant que Noé

Penché sur les flots

Je veux creuser des routes dans les lunaires collines

De ton corps

Allumer des feux dans le creux de tes paupières

Savoir te parler et partir quand il est temps

Je veux vivre lentement dans le jeu de ton décor

Flotter entre mère et père

Tel le sourire de l'écho dans la pénombre du dévêtu

Être l'étincelle de l'oreiller

Le cannibale des enfants

Être entendu par le sourd qui se croit seul

Je veux titiller de désespoir sous ta langue

Je veux être lys sur ton ombre légère

Et me coucher ébloui sous l'araignée

Du sommeil

Bonne nuit Irène

C'est l'heure

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L'HEURE VELUE

Pourquoi vieillir

Les eaux vives de la déraison coulent sur ton beau visage

Il y a des mots qui se répandent

D'autres qui se dressent

Tel l'anathème

Les quatre chevaux blancs sortis de la bouteille de lait

Effacent ton doux visage ambigu

Ton visage de la place de l'Alma

Ton front aux appétits et illusions de comédien

Ton nez ta bouche

Ton coeur froid

Les incertitudes du rêve placent un coeur dans ton visage

Tel un arbre sur le pont de la folie clémente

Le bleu se perd dans le noir des maladies incurables

Il fait jour trop tôt pour satisfaire le rêveur

L'insecte remonte les murs raides de demain

Le corset imprégné de sommeil

Et sur les pattes

La boue rubis de la Seine

Joyce MANSOUR.

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TOUJOURS SISYPHE

Passer son enfance entre deux étaux voilà qui prête à rire

Encore des volets Encore des portes Encore des armureries qu'ils ont cloués sur mes yeux

Encore un coup de feu pour tout détruire Je vis

Je découvre la ville

Rue de Vivre Rue de Mourir

Au croisement des continents marqués au sang sur la carte

On trouve de grandes loques frémissantes

Ce sont les drapeaux des États agresseurs

La Terre reçoit ses amants dans les salons du feu central

Mais vous riverains du réel enchaînés à vos arbres intérieurs

Vous vous déchirez

Les banquises couvrent leurs larmes de fourrure

Filatures et indiennages bagnes et alcôves passent à une allure de bolides au bord de la vie

La Sambre le Guadalquivir le Lot passent eux aussi aveugles

Au bord de la rivière mouvante que dessinent les enfants et les fous

Debout maintenant

Édouard JAGUER.

1949.

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Dans la Chambre d'Arianrod

Arianrod au bel aspect, aube de sérénité,

dispensera autour de sa cité le courant d'un arc-en-ciel,

un courant qui refoulera la violence de la terre

et la détruira. Sur le monde, il subsistera...

TALIESIN.

Je poussai une porte et je fus en la Chambre d'Arianrod. Elle était sombre et je ne sus vers quel rayon latent sous les lattes du plancher je dirigeais mes pas. Je m'arrêtai près d'une masse plus obscure et j'entendis une voix qui disait, venant de très loin, comme étouffée de glaise et de cendre, une voix qui disait : “ Viens plus près, viens plus avant vers moi, je te dévoilerai le Cercle d'Argent... ” Je m'approchai et constatai que, de l'ombre, lentement une lumière très blanche fusait en sept couronnes autour de mon visage. Et de ces sept couronnes émanait un parfum de santal. Et du parfum de santal jaillissait une sorte de cheminée de pierre blanche, penchée comme si elle allait s'écrouler. Alors je vis avec stupéfaction que de cette cheminée, parmi les brises du santal, surgissait une forme indécise : en fait, c'était une paire de longues jambes dressées vers moi, avec une croupe à peine voilée. Et la voix, à l'intérieur de la cheminée, me disait : “ Viens et fais moi plaisir ! ... ” Je n'eus garde de refuser, et, sachant que pour une femme il n'est pas de plus noble plaisir que d'être prise au jeu du sort, je m'emparai de ces jambes, de ces cuisses et de ces fesses, les irritant de mes ongles, les pressant de mes paumes, les étreignant de mes doigts de fer. La voix me parvint, plus rauque, plus chaleureuse : “ Je t'attendais, je ne suis pas déçue par tes caresses ! ” C'était un encouragement : je glissai mon doigt sous la fragile culotte et je pus constater au toucher que mes caresses n'avaient pas été sans effet. Je poussai ainsi cette femme dont j'ignorais tout, sinon l'essence même, à un état voisin de la frénésie des prophétesses. Je l'entendis qui s'écriait : “ Prends-moi ! Prends-moi ! Mais que le fruit de ta jouissance ne se répande pas en moi, car je suis inféconde. C'est autour de toi que tu devras semer si tu veux connaître la Citadelle du Cercle d'Argent ! ” Je la pris et je fis comme elle me l'avait demandé. Bondissant hors de sa chaude et suprême détresse, j'éclaboussai tout l'horizon autour de moi. Et l'horizon s'échancra. Un vaste rideau s'écarta sur un univers d'étoiles et de constellations, et dans la nuit argentine qui m'inonda dès ce moment, chaque grain de cette tempête tournoya comme une étoile autour du soleil que j'étais. La lumière devint réelle et le vent se mit à vibrer de toute la puissance du feu. Je vis une dormeuse étendue sur une pluie d'astéroïdes : le calme de son corps pétrifié dans les nuages de poussières de l'inconnu me fit mal et je tournai les yeux plus loin vers une femme au manteau noir, aux seins nus, portant à la main gauche la fleur d'immortalité, et qui ondulait le long des plis du grand rideau. Dans une planète anonyme, un roi barbu et souriant fumait une cigarette de la régie française des tabacs et allumettes. Au-dessus, dans un mouvement giratoire étonnamment subtil, un astre indiquait à tout le monde l'heure bénie où l'on peut découvrir les secrètes beautés de l'univers. Il était dix heures dix, mais je ne me souviens plus si c'était du soir ou du matin. Plus haut, sur Saturne,

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coiffée de diamants gris, une femme, confortablement appuyée sur le ventre au centre de la planète, et vêtue d'un chapeau de plage pour se protéger des rayons ultra-violets, lisait avec délices le dernier roman de Françoise Sagan. Sur l'orbite de Jupiter, un vieillard arpentait tristement la solitude des espaces. Il portait sur l'épaule une longue faux recourbée, à la main droite une lanterne qui égrenait quelques perles de lumière rouge chaque fois qu'un coup de vent venait la troubler. Sa barbe était de zinc martelé, ses yeux de cristal mordoré. Au-dessus, je la reconnus tout de suite au milieu de la constellation Couronne du Nord, c'était la Cité du Cercle d'Argent, mystérieuse et brillante comme la boule de feu de l'orage au travers des neiges du printemps. Mes yeux en furent éblouis. Le froid me glaça, puis la chaleur me surprit et me devint agréable. Je fus au sommet du plaisir et de la joie. Et dans mon émerveillement, je vis, au coeur même de la Citadelle du Cercle d'Argent, une femme dont le buste émergeait d'une houle de lumières étincelantes Cette femme coiffait de longs cheveux d'argent sombre. Quand elle me vit, elle me sourit et me dit : “ Vois mon visage. Rares sont ceux qui peuvent se vanter de l'avoir aperçu. Mes jambes et mon sexe sont sur terre, sous tes jambes, maîtrisés par ton sexe. Mon visage et ma poitrine sont dans ma citadelle. Car je suis Arianrod, le Cercle d'Argent, et on ne peut monter vers mon visage qu'en partant de mon sexe. Vois, je suis belle et étrange. Prends garde de te perdre si tu t'élances à ma poursuite ! ” A ce moment, j'entendis du bruit et j'aperçus bien au-dessus de la Couronne du Nord, sur l'orbite d'une planète, une automobile de style vétuste qui était manifestement en panne. Une des portières de l'automobile s'ouvrit ; un homme jaillit, se précipitant vers les espaces qui entouraient l'engin de leurs brumes profondes. Quelques secondes plus tard, une forme blanche se gonfla et l'homme, avec son parachute, se mit à planer interminablement à travers un dédale d'étoiles de toutes grandeurs et de toutes couleurs. Je pouvais aisément distinguer les traits de cet homme et je remarquai qu'il avait un long nez. À n'en pas douter, c'était Cyrano de Bergerac. Mais tandis qu'un vent furieux commençait à secouer, comme des fruits sur un arbre, toutes les pendeloques de mon ciel, j'entendis des grésillements au-dessus de ma tête. Il y avait, suspendu au plafond lointain, un lustre de cristal resplendissant. Mais de seconde en seconde, il devenait de plus en plus brillant, de plus en plus aveuglant, tant et si bien que je ne pus garder les yeux ouverts. Au bout d'un moment, je voulus cependant savoir où en étaient les choses : je constatai que je me trouvais dans la chambre d'Arianrod, sombre, très sombre, et que seuls quelques rayons poussiéreux filtraient sous la porte par laquelle j'étais entré.

Jean MARKALE.

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De l'Oeuf de Serpent

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à l'Oursin

Dans leur assouvissement les quêtes passionnées s'approfondissent et se renouvellent. Ceux d'entre nous qui allèrent au mois d'octobre chercher des agates sur les plages de Dieppe avaient consacré la majeure partie de l'été à la même recherche. Mais celles de Dieppe, selon les échantillons qu'avait fait circuler une amie, plus limpides et mystérieusement émaillées de calcédoine avaient plus d'attrait que la moisson d'été. Pourtant nos amis revinrent chargés, bien plus que d'agates, d'oursins fossiles en silex bleu qui provoquèrent un second voyage. C'est à trois mois de là que Jean Palou fit parvenir à André Breton un article qu'il venait de publier dans le “ Symbolisme ” et qui apparaissait comme une réponse aux interrogations des chercheurs de Dieppe.

À PROPOS D'UN GISANT DE L'HOTEL JACQUES CUER, À BOURGES

Le visiteur qui parcourt les salles de l'Hôtel Jacques Cuer, à Bourges, peut admirer le tombeau du duc Jean de Berry, provenant de l'ancienne Sainte-Chapelle des ducs de cette province. Aux pieds d'un des gisants (celui de la femme de Jean de Berry), se trouve un petit ours et les guides expliquent cette présence insolite en disant que la duchesse se nommait “ Ursula ” ce qui serait une allégorie.

L'explication nous semble tout autre car il s'agit, à notre avis, d'un symbole transposé (dégénéré) en allégorie.

Le plus ancien évêque de Bourges (légendaire sans doute, mais dans chaque légende il y a une étincelle de vérité traditionnelle) se nomme Saint-Oursin ou Saint-Ursin. Or il faut savoir que l'oursin était considéré en Occident dans les temps pré-chrétiens et même pendant le haut-moyen-âge, non seulement comme l'oeuf du monde, mais - ce qui est l'évidence - comme le symbole de l'immortalité. On trouva même dans des sépultures gallo-romaines, à Saintes, à Saint-Michel du Mont Mercure, des vases de terre ou de verre portant le nom latin “ echinus ” (oursin). Des tumuli fouillés ont révélé aussi des oursins fossiles. Des tombeaux du VIe siècle en contenaient encore. L'oursin considéré par les Druides - par assimilation avec l'oeuf de serpent - comme par les Chrétiens, à l'oeuf cosmique, représente le Principe de la Vie, soit le germe divin. On comprend alors que les hommes l'aient enterré avec leurs semblables. Bien plus tard, les Albigeois du XIIe siècle

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avaient comme symbole du Verbe fait homme - outre le Poisson, le Vase et la Colombe - l'Oursin : la coquille était l'Humanité visible et l'animal la Divinité cachée, symbole qui se retrouve dans l'amande qui entoure le Christ en gloire de maintes cathédrales du Moyen-Age occidental (Chartres par exemple). Les Croisés ramenaient de Terre Sainte des oursins fossiles appelés “ pierres de Judée ” auxquels on prêtait des vertus particulières. L'hermétisme s'empara de l'oursin pour en faire l'image de l'hémisphère nord du globe ce qui n'est pas sans relation avec la tradition hyperboréenne non plus qu'avec la colonne Nord de la Maçonnerie, les cinq branches de l'oursin et l'étoile flamboyante. Il n'en reste pas moins vrai que l'oursin reste au Moyen-Age le symbole de la renaissance après la mort initiatique ce qui se retrouve dans une “ Old charge ” de 1375, soit un des plus anciens textes de la Maçonnerie opérative.

On voit dès lors comment de l'oursin, les contemporains de Jean de Berry, déjà dégénérés traditionnellement parlant (nous sommes au XVe siècle, soit après la déchéance apparente de l'Ordre du Temple qui marque la fin de l'ésotérisme catholique), sont passés à la représentation d'un ours sous les pieds d'un gisant, gage de l'immortalité placé sur un tombeau.

Nous avons peut-être été trop long sur ce sujet, au demeurant assez mince, mais nous avons surtout voulu montrer comment l'oubli des principes traditionnels altère la représensation figurative du symbole.

Jean Palou.

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Ce texte fut un précieux tremplin pour d'autres recherches. André Breton s'interrogea sur le sens qu'il fallait donner à l'oursin de “ Fata Morgana ”. Quelques incursions dans le domaine de la langue sacrée, permettent de supposer que le symbolisme de l'oursin est à multiples facettes.

Le symbolisme de l'oursin en tant qu'oeuf du monde.

C'est Pline (Histoire Naturelle XXIX, XII) qui a laissé sur le culte de l'oeuf chez les Druides les relations les plus précieuses. L'oeuf magique des Druides, oeuf de Serpent était secrété par de nombreux serpents entortillés ensemble. Ils l'élaboraient l'été à l'aide de leur salive. Aux sifflements des serpents l'oeuf s'élevait en l'air. L'épreuve consistait à le recevoir avant qu'il touchât terre. Celui qui l'avait reçu devait vite monter à cheval

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et s'échapper, parce que les serpents le poursuivaient et n'étaient arrêtés dans leur course que par une rivière.

Une épreuve analogue, décrite par Homère et rapportée par René Alleau (De la Nature des Symboles) est celle du jeu grec de la “ Balle Céleste ”. La balle symbole de vie, symbole de l'ascension du soleil et de l'âme, doit être saisie avant que d'avoir touché terre ; échappée des mains elle annonce une mort prématurée.

La figuration de cet oeuf était une pomme ronde de grosseur moyenne. La coque en était cartilagineuse, couverte de fibres et de filaments analogues à des pinces de polypes. Le port de cet oeuf était bénéfique ; pour la divination il était utilisé de la manière suivante : on le jetait dans l'eau et il devait surnager avec le cercle d'or dont on avait soin de l'entourer.

Cet oeuf de serpent est une image du monde, réunion du ciel et de la terre, creuset du Feu primordial. Cette représentation fut en honneur chez les Celtes : de cet oeuf devait naître le Serpent Cornu (une de ses formes étant le Dieu Cernunnos). Sur les monnaies gauloises cet oeuf est fréquemment gravé. Fermé, nous le trouvons sous un quadrige (Turons, fig. 74 et 75, L'Art Gaulois dans les Médailles, L. Lengyel). Ouvert, il affecte la forme du S (fig. 304, Cheval ou souffle divin, op. cit.). Le torque également serait un symbole de l'oeuf cosmique ouvert.

L'analogie entre la description de l'oeuf de serpent et l'aspect de l'oursin vivant, ambulacres érigés, peut justifier la présence de fossiles d'oursins dans les tumulus à titre de représentation de l'oeuf cosmique. D'autre part le chiffre 5 aurait été le chiffre parfait pour les Celtes et c'est sur ce chiffre qu'est construite toute l'anatomie de l'oursin.

L'oursin en tant que symbole du Feu Sacré ou Vie.

Des poteries de forme voisine de celle des oursins ont été trouvées dans des sépultures à Troie, en Suisse, en Suède. Le symbolisme de ces poteries (Fusaïoles) a été étudié par E. Colbert de Beaulieu (La Langue Sacrée). Certaines de ces poteries possèdent un pilier central, symbole du Soleil ou plus exactement de l'âme solaire projetant des étincelles. Si nous assimilons l'appareil masticatoire de l'oursin (lanterne d'Aristote) à ce pilier, l'oursin pourrait avoir joué le même rôle dans les tumulus que les lampes perpétuelles trouvées dans les tombes du Moyen-Orient, et que les Fusaïoles. Il en serait de même pour les vases de verre et de terre gravés “ echinus ” découverts dans l'Aquitaine.

Le fait que certains menhirs et dolmens furent remplacés dans cette région même, désignée par César sous le nom de Ad Alios (Les Champs Elysées), par des piles ou fanas consacrés à Dispater et à Proserpine, que ces fanas furent à leur tour remplacés par des morts qui subsistent encore, pourrait confirmer cette hypothèse. On ne saurait affirmer que ces substitutions successives furent faites en connaissance de cause.

L'oursin en tant que symbole alchimique.

En alchimie, l'oursin est la châtaigne, le hérisson (echinus, echeneis) ; la figue, le gland du chêne de la voie sèche, l'oeuf philosophique. En relation avec le rôle qu'il ne paraît pas impossible d'attribuer à l'oursin, dans le symbolisme funéraire, rappelons que selon Fulcanelli, la matière philosophale amenée dans son dernier degré de perfection, revêt l'état radiant qui permet précisément son utilisation dans les lampes perpétuelles.

“ Dans sa main, l'oursin. ”

Un homme grand engagé sur un chemin périlleux

....

A sa droite le lion dans sa main l'oursin

Se dirige vers l'est.

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Voilà qu'il tente de franchir le torrent les pierres qui sont des lueurs d'épaules de femmes au théâtre

Pivotent en vain très lentement

J'avais cessé de voir il reparaît un peu plus bas sur l'autre berge

Il s'assure qu'il est toujours porteur de l'oursin

....

Le sol qu'il effleure à peine crépite de débris de faulx

Le personnage de Fata Morgana “ Voleur de Feu ” semble participer aux cérémonies dont parle Pline, et sort vainqueur de la mort et de la nuit. Avant que les recherches d'oursins à Dieppe témoignent de l'étonnante constance de telles préoccupations, la préface à l'exposition “ Pérennité de l'Art Gaulois ” désignait à travers ce dernier l'un des grands motifs d'exaltation des surréalistes, tandis que “ Braise au trépied de Keridwen ” montrait dans la poésie celtique le lieu propre de leur pensée et de leur action.

Micheline BOUNOURE.

LE MYTHE D'ÉTIEMBLE

M. Étiemble, nouvelle incarnation de l'hydre ?

M. Étiemble étudie le “ mythe de Rimbaud ”. Sous le nom de mythe il désigne d'abord les mensonges, falsifications et fables hagiographiques du couple Isabelle-Berrichon, puis telle ou telle interprétation hasardeuse et, de proche en proche, finit par englober sous la même dénomination toute prise en considération de l'homme ou de l'oeuvre.

Chemin faisant, il arrive à M. Étiemble de verser lui-même dans la mythomanie caractérisée :

2516. Yves Tanguy, PromontoryPalace (Le Palais Promontoire), 1930, tableau exposé au Musée Art of This Century, New York.

Reproduction en noir dans Art of This Century, edited by Peggy Guggenheim, New York, Art of This Century, 1945, p. 116.

Le Palais Promontoire des Illuminations, selon les hallucinations du délire alcoolique.

(Le mythe de Rimbaud, tome I, p. 512.)

On aurait pu croire que Mallarmé, une fois pour toutes, avait balayé ce mythe philistin :

Eux, comme un vil sursaut d'hydre oyant jadis l'ange

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu

Proclamèrent très haut le sortilège bu

Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Ceux qui ont connu Tanguy savent qu'il buvait beaucoup et fut très souvent ivre. Ils savent aussi qu'il n'avait pas d'hallucinations et ne peignit jamais en état d'ivresse ou sous l'influence de l'alcool.

Quant aux liens qui unissent les toiles de Tanguy à leur titre, que celui-ci soit dû au peintre ou à l'un de ses amis, ils constituent une opération poétique - courante depuis Apollinaire - dont M. Étiemble feint de ne pas avoir la moindre idée.

Je préciserai donc à son intention : lorsque le roi des anatifes peignait le Palais promontoire, il ne se souciait pas davantage de Rimbaud et des Illuminations que des migrations du renne. Le titre est devenu inséparable du tableau, mais il aurait tout aussi bien pu être L'armoire de Protée ou La tour de l'Ouest.

S'il faut recourir à l'anecdote et au témoignage personnel, j'ajouterai que Tanguy s'est beaucoup amusé de la lettre d'un jeune auteur de langue anglaise lui écrivant que dans ce tableau il avait admirablement traduit la poésie de Rimbaud.

Jehan Mayoux.

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Fig. 9

Les Doigts de la Mémoire, page 34

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Joseph Cornell : Le Prophète du Temps

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alchimie de l'objet cabotinage du déchet

Entretien enregistré au magnétophone.

JOSÉ PIERRE : Mon cher Robert, au cours de ton récent voyage à New York, tu as pu voir, au Museum of Modern Art, l'exposition intitulée Art of assemblage, dont tu nous as ramené le remarquable catalogue que voici. J'aimerais te poser une première question : Le fait d'avoir groupé sous une même étiquette tant d'oeuvres si différentes par la date, la forme ou l'esprit te paraît-il justifié ?

ROBERT BENAYOUN : Quand on considère dans son ensemble une telle exposition, on est bien obligé d'admettre qu'elle constitue un événement considérable sur le plan historique. C'est la première fois qu'on a pu réunir, avec l'emphase désirable, un aussi grand nombre d'oeuvres importantes appartenant à un registre aussi particulier. Ceci posé, on peut regretter que les organisateurs, fort peu soucieux de structure, aient omis (par exemple) de présenter dès le départ un panorama de l'objet. Ce panorama a été vaguement esquissé, mais d'une manière pitoyable, puisqu'un objet africain, et un seul, (chien à deux têtes Cabinda, orné de clous) a été exposé à l'entrée. On peut également déplorer l'importance excessive qui a été accordée aux machines et aux sculptures en mouvement, dans la dernière partie de l'exposition, importance qui laisse deviner une sorte de stratégie : on a l'impression très nette qu'il s'agissait d'abord d'introduire tout ce qu'on appelle le junk art, l'art de la ferraille, et de le justifier par une sorte d'historique. Mais je crois que ce qui est surtout à discuter, c'est l'étiquette d'assemblage : est-elle défendable, couvrant un tel ensemble, apporte-t-elle quelque chose sur le plan de l'évaluation historique de l'art ? Est-ce qu'il n'aurait pas mieux valu, par exemple, dresser une nomenclature de l'objet (naturel, sauvage, modifié), prendre le problème extérieurement à l'art, puis observer son cheminement jusqu'aux formes les plus évoluées et les plus compliquées de l'hétéroclite proprement dit ?

JOSÉ PIERRE : Ta suggestion est intéressante mais je pense que, si discutable soit-il, le terme d'“ assemblage ” n'en recouvre pas moins une notion précieuse. Il a permis de réunir différents témoignages de ce qui, dans l'art moderne, a pu être obtenu par des moyens non traditionnels et, en ce sens, malgré l'aspect hétéroclite de leur réunion, ces oeuvres ont en commun quelque chose qui me semble caractéristique de la sensibilité moderne. Tout se passe comme si nous nous étions rendu compte, au XXe siècle, que nos moyens d'appréhender le réel sont fatalement insuffisants par rapport à l'ampleur du réel lui-même, et que ce décalage introduit la constatation de ce qu'il nous est impossible de connaître par le moyen de nos sens, mais aussi la volonté de compenser dans une certaine mesure cette insuffisance. Notre information sur le monde extérieur se présente comme un discontinu et ces “ assemblages ” traduisent la volonté de reconstituer à partir de ce discontinu une espèce de continuité - de rétablir une cohérence là où, à première vue, elle n'existait pas. A ce propos, la référence des papiers collés cubistes au journal est symptomatique. Si l'on prend la “ une ” de “ France-Soir ”, par exemple, on y découvre un véritable “ collage ” entre des événements d'ordre extrêmement différent : crime ici, soulèvement politique là, catastrophe en tel autre endroit. Nous voilà en présence d'un discontinu qui est la seule façon dont nous pouvons entrer en communication avec

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le monde qui nous entoure. D'une façon plus générale, entre le discontinu, qui est donné, et le continu que l'artiste veut atteindre, deux voies fort différentes se proposent à celui-ci : cette continuité peut être exclusivement esthétique et ne viser à satisfaire que les lois de l'équilibre formel ou chromatique, que le plaisir visuel ; ou alors cette cohérence sera d'ordre poétique (c'est le cas du collage surréaliste).

ROBERT BENAYOUN : Le cas du papier collé, et plus particulièrement du papier journal, a justement offert ceci de nouveau que par l'introduction du mot ou de la phrase, il a représenté l'irruption la plus directe de la poésie à l'intérieur de l'oeuvre d'art. Mais ce que le problème de l'assemblage reflète de plus curieux, c'est que l'irruption de l'objet non défini dans l'oeuvre envisagée puisse bouleverser, et même remettre en question, les hiérarchies de l'art. Peut-on aujourd'hui faire une différence entre la peinture et la sculpture, par exemple ? Est-ce que l'insertion sur la toile d'un objet en relief, celle d'éléments peints dans certaines sculptures, ne changent pas les choses au point que l'oeuvre d'art puisse être désormais définie elle-même comme un objet ? Est-ce que cette distinction, si nous l'acceptons, ne laissera pas la place à une appréciation poétique, et non plus esthétique, de l'oeuvre d'art ?

JOSÉ PIERRE : Je crois justement que ces oeuvres, parce qu'elles ne sont pas obtenues par les moyens ordinaires de la peinture ou de la sculpture, sont de nature à ruiner les distinctions habituelles entre sculptures et oeuvres à deux dimensions... Mais je voudrais insister sur un exemple particulier de cette démarche : très précis, très frappant, il m'est fourni par les “ papiers déchirés ” de Jean Arp. Tout d'abord, Arp fait un dessin sur une feuille de papier : nous sommes alors en présence de quelque chose de cohérent, de continu. Puis, Arp introduit la discontinuité en déchirant en morceaux cette feuille de papier. Et le troisième stade consiste à assembler dans un ordre arbitraire, aussi arbitraire et spontané que possible, ces morceaux du dessin déchiré et à essayer de voir si, là, quelque chose prend tournure. Il s'agit d'une démarche très particulière, en tout cas assez révélatrice : en agissant ainsi, Arp se livre à une opération magique. A partir de débris, il essaie de reconstituer une unité, mais une unité nouvelle, plus profonde que l'ancienne, plus éclairante. On peut aussi, dans une certaine mesure, assimiler cet acte à la façon dont une voyante interroge le marc de café et y déchiffre un message...

ROBERT BENAYOUN : Et c'est aussi une spéculation sur le hasard...

JOSÉ PIERRE : Mais avec cette volonté, au-delà des ruines, de trouver un ordre inconnu...

ROBERT BENAYOUN : Un équilibre ?

JOSÉ PIERRE : ...en piétinant, au passage, l'amour-propre de l'artiste trop disposé à se satisfaire de la moindre chose venue de sa main. Cet équilibre nouveau, on le découvre aussi dans les collages de Max Ernst ; en partant de fragments de gravures, c'est à une nouvelle image poétique qu'il aboutit : une image de l'inconnu.

ROBERT BENAYOUN : Une image qui est ensuite, justement, infragmentable.

JOSÉ PIERRE : Il est évident qu'Ernst et Arp ne s'arrêtent pas au stade esthétique où en sont restés quelquefois les cubistes - pas toujours : tu as souligné l'importance de l'introduction du mot dans les oeuvres, même le nom de Bach dans telle composition de Braque - et aussi, en dépit de ses qualités de séduction, Kurt Schwitters.

ROBERT BENAYOUN : Il est d'ailleurs bon de rappeler que Max Ernst, dans sa définition du collage, se référait avant tout à un poète, Lautréamont. Il parlait, si j'ai bonne mémoire, de la rencontre fortuite de deux réalités distantes sur un plan non convenant. Et cette confiance que Arp et Ernst ont mis tous deux dans le hasard, était celle que lui accordent les poètes, tout au moins les poètes surréalistes.

JOSÉ PIERRE : Référence essentielle, il va sans dire...

ROBERT BENAYOUN : Il y avait là une attitude anti-esthétique, disons a-esthétique.

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JOSÉ PIERRE : Cette référence, cependant, capitale pour tout ce qui se réclame du Surréalisme, n'en est pas moins partielle car la diffusion dans le temps et dans l'espace de diverses solutions “ d'assemblage ” montrerait, comme j'essayais de le justifier tout à l'heure, qu'il y va d'un ressort spécifique de la sensibilité moderne, éprouvé par des gens qui n'ont quelquefois jamais entendu parler de Lautréamont. Il faudrait, bien sûr, pouvoir s'en assurer... Je voudrais maintenant te demander, Robert, lesquelles, parmi les nombreuses oeuvres ainsi réunies, t'ont paru les plus frappantes ?

ROBERT BENAYOUN : Il se produit pendant la visite d'une exposition de ce genre deux sortes de chocs : d'une part la reconnaissance implicite de quelques grands personnages comme Duchamp, Joseph Cornell ; et d'autre part, la révélation d'un certain nombre de précédents fort imprévus sur divers points de controverse. Par exemple, j'ai été très surpris de reconnaître dans un peintre que je tenais jusqu'alors en piètre estime, le peintre Dove, un précurseur très important du collage-objet. Puisque dans l'oeuvre intitulée Grandmother, qui date de 1925, on trouve des passementeries, une page de Bible arrachée, des éléments d'herbiers, puisque dans le Portrait d'Alfred Stieglitz (la même année) figurent des miroirs, on doit donner à Dove une précédence indiscutable sur certaines recherches récentes de Baj, pour ne citer que lui. D'une salle entière consacrée à Schwitters, sur lequel il est inutile de revenir, on passait à Duchamp, représenté, entre autres oeuvres plus connues, par la grande toile intitulée, Tu m', que pour ma part je n'avais jamais vue et sur laquelle figurent trois véritables épingles de sûreté (retenant une déchirure peinte, elle, en trompe-l'oeil), un pinceau, une vis à écrou, et une main reproduite avec précision par un peintre d'enseignes. Une place très discrète est faite à ces objets : on les destine visiblement à demeurer inaperçus, à moins d'être scrutés à quelques millimètres de distance. Toute la composition repose sur l'ombre portée de ready-mades situés hors de la toile (une roue de bicyclette, un tire-bouchon, et un portechapeau), qui opèrent une sorte de transfert de la vision en-deçà de l'oeuvre peinte. La projection sur la toile d'éléments qui lui sont en principe extérieurs crée l'illusion d'une présence gênante et invisible aux côtés même du spectateur, qui se voit presque tenté de regarder ailleurs ce qui est pourtant sous ses yeux. La salle consacrée au surréalisme, quoique fort impressionnante, comportait de sérieuses lacunes : dans la mesure où on représentait la fameuse tasse en fourrure de Méret Oppenheim, le fer à repasser de Man Ray, des objets de Miro, Magritte, Masson, Tanguy, le beau loup-table de Brauner, un poème-objet de Breton, des collages de Ernst, on se demande pourquoi demeurent absents les objets essentiels de Salvador Dali, auquel on doit tout de même l'idée de fonctionnement symbolique qui renouvela le concept de l'objet.

JOSÉ PIERRE : Est-ce que Paalen était représenté ?

ROBERT BENAYOUN : Il n'était pas représenté, et la présence inexplicable de Bryen n'arrangeait pas les choses : cette salle d'évidence aurait dû être conçue après consultation de Breton. Enfin venait ce que je considère comme la plus grande révélation de l'ensemble, la salle consacrée à Cornell. On connaît Cornell, on a déjà vu en Europe quelques-unes de ses boîtes, mais c'était la première fois qu'une consécration pareille lui était accordée, même aux U.S.A. Salle de présentation très dramatique, plongée dans la pénombre, insertion de boîtes dans les parois, éclairages ténus, mais apaisants. Chacune de ces oeuvres offre une énigme apparemment impénétrable. Qu'une majorité de boîtes soit dédiée à la gent ailée : cages à oiseaux dans lesquelles l'oiseau lui-même est une cage, cages qui en tout cas ne sont pas destinées aux oiseaux véritables, mais au fétiche, au totem de l'oiseau, ceci nous donne un indice des préoccupations de Joseph Cornell. L'autre est constitué par l'invocation systématique de lieux imaginaires de transit, de rues, surtout d'hôtels, (Hôtel Bon-Port, Hôtel de l'Etoile), celle de constellations ou de nébuleuses (Orion, l'Aurige ou Andromède). L'idée que l'homme édifie en lui-même sa propre prison est transcendée par une cartographie sereine de l'Eternité. Et si la nuit elle-même se retrouve enfermée, comme dans quelque

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absurde capsule spatiale, cette miniature des ténèbres rejoint curieusement la magie blanche. Les bulles de savon, les cubes de cristal, les faux flocons de neige que Cornell range dans des coffrets dignes des plus précieux bijoux, sont un constat de pureté. Le mystère ambiant est aussi dense que celui de Chirico mais nous en sommes encore ici au stade de l'élucidation, stade qui, dans le cas de Chirico, a été entrepris depuis plusieurs décades.

JOSÉ PIERRE : Avec Cornell, j'ai l'impression qu'il s'agit d'une entreprise qui échappe absolument aux préoccupations esthétiques et se caractérise par la nature même de ces boîtes presque toujours vitrées...

ROBERT BENAYOUN : Elles le sont toujours.

JOSÉ PIERRE : ... et par conséquent complètement étanches. On dirait que, dans ces boîtes. Cornell a voulu enfermer ce qu'on pourrait appeler un instant de bonheur. L'expression peut paraître ridicule, mais tout ce que l'homme contemporain peut se représenter, à la lumière de trop rares moments de son existence, d'une sorte de paradis où il accèderait de son vivant - je crois le retrouver dans les boîtes de Cornell. C'est le désir de mettre à l'abri de la souillure du temps quelques instants privilégiés, à jamais préservés ainsi de la dégradation, de la ruine...

ROBERT BENAYOUN : Cette démarche peut être rapprochée de celle de Duchamp lorsqu'il mettait sous verre cinq centimètres cubes d'air de Paris. Chaque boîte en effet contient un microcosme. Cornell eût sûrement préféré que ces boîtes soient encore plus minuscules. C'est la condensation dans un espace raréfié d'un univers entier. Cornell est bien un alchimiste de l'objet. Il y a dans sa démarche quelque chose de tellement secret, de tellement humble, portant à coup sûr sur une modification de la matière, tendant à la capture des secrets cosmiques, que le terme n'est peut-être pas excessif.

JOSÉ PIERRE : Par ailleurs, Cornell me paraît appartenir à une famille d'esprits également marqués d'une même obsession, qui pourtant se manifeste de différentes manières. Je pense à cette entreprise tout à fait exceptionelle de Schwitters, le Merzbau : construction édifiée à l'intérieur même de sa maison de Hanovre et dans laquelle des éléments empruntés à droite et à gauche s'aggloméraient petit à petit pour, finalement, prendre toute la place. Aussi bien avec ce Merzbau, où l'espace normal des pièces finit par être envahi par ces éléments additionnés, que dans les boîtes de Cornell ou, même, dans les oeuvres de Nevelson, nous sommes en présence de ce que j'appellerais la claustrophilie. Il y a là comme une crainte du trop grand espace qui peut entourer l'homme et une tendance à rejeter, à bannir le plus possible une trop grande vacuité autour de l'être humain.

ROBERT BENAYOUN : Et à un degré moindre, dans les petites boîtes que Yolande Fièvre fabrique actuellement, on a l'impression de parcelles d'un univers que l'on cherche à préserver (de la destruction cataclysmique qui nous guette, tout comme du temps et de l'histoire).

JOSÉ PIERRE : En outre (et je m'étonne que personne n'ait paru le remarquer jusqu'à ce jour), les seules photographies que je connaisse de ce Merzbau de Schwitters témoignent d'une tentative de réalisation, dans un véritable appartement, des “ intérieurs métaphysiques ” de Chirico.

ROBERT BENAYOUN : Dans un ensemble aussi fracassant que celui-là, les oeuvres de Cornell sont dotées d'une grande réserve. Du fait qu'elles précèdent à New York une série de manifestations dépourvues, elles, de toute mesure, de toute modestie, elles prennent valeur de point de repère, ou bien plutôt de mise en garde. On a groupé plus loin, avec une bien moindre rigueur de choix, tout ce que l'art contemporain offre de plus agressif, de plus hybride...

JOSÉ PIERRE : De plus débraillé.

ROBERT BENAYOUN : Oui. Cette exposition, pourrait-on dire, s'oriente de la trouvaille (impliquée dans le ready-made), vers la ferraille, puis carrément vers la poubelle. Chez Duchamp ou Cornell, des éléments dénués de qualité apparente, sont isolés, exaltés, dotés d'une remarquable unicité. Ailleurs on en arrive à une multiplicité d'objets, qui prétend accéder à une tierce matière. Là où certains surréalistes auraient centré tout un objet autour d'une cuillère, on atteint chez Arman à la simpliste prolifération de cuillères, très nette solution de facilité. De là, on en vient vite à une véritable

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apothéose du vrac, qui atteint, ce qui ne prouve peut-être rien, à des degrés de laideur difficilement supportables. Je pense malgré moi aux montagnes de peignes et de cheveux, qui furent retrouvés à Büchenwald : est-il possible d'en tirer une esthétique ? Il est significatif que dans les échos de presse consacrés à cette exposition aux U.S.A. la seule leçon qui ait été tirée soit celle de la ferraille. Il semble que l'Amérique, au-delà de ses cimetières d'autos et de ses bidonvilles, ait redécouvert la ferraille : il est visible qu'elle y reconnaît un peu son tombeau. Pourtant les artistes américains n'ont pris aucune part dans l'élaboration de ce parti pris. Ce sont des gens comme Tinguely, avec son Hommage à New York, qui ont apporté à l'Amérique la révélation à rebours de la machine. Aucun Américain n'aurait songé de lui-même à reléguer la machine vers l'inutile, ou l'encombrant...

JOSÉ PIERRE : Ou à en faire une “ chose à détruire ”.

ROBERT BENAYOUN : Ce respect de la machine, c'est l'Europe qui l'a ébranlé. Et on assiste maintenant outre-Atlantique à une colossale surenchère. Des gens comme James Dine, John Chamberlain, ou Richard Stankiewicz dressent des autels dérisoires à l'industrie automobile, à la plomberie, à la quincaillerie. Parmi eux, Rauschenberg constitue une exception notable : un esprit d'investigation assez sévère semble conduire ses assemblages. L'oeuvre intitulée Canyon réunit un aigle empaillé (emblème national américain) collé à même le tableau, auquel est suspendu par un cordon un oreiller spécialement minable.

JOSÉ PIERRE : L'originalité de Rauschenberg, c'est de présenter des éléments qui relèvent parfois de la catégorie du déchet, mais en transcendant cet “ assemblage ” de déchets par une dimension lyrique qui en fait l'héritier de ce que la récente école américaine a pu connaître de plus dynamique, de plus explosif. Par cette dimension lyrique, Rauschenberg échappe le plus souvent à l'ornière de l'ordure dans laquelle s'enlisent complaisamment tant d'artistes - qu'il s'agisse des spécialistes de l'affiche déchirée (Hains, Villeglé, Dufrêne) ou de Burri et de ses toiles de sac cousues, lacérées, carbonisées...

ROBERT BENAYOUN : Ou des toiles fendues au sabre.

JOSÉ PIERRE : Oui, mais on peut admettre que Fontana, ce soit plus propre !

ROBERT BENAYOUN : Chez Rauschenberg, le degré du déchet est dépassé par le fait que sa peinture recèle un élément de subversion. Dans ses titres, ses éléments de composition, on perçoit un cri de protestation, une revendication sociale, et sans doute politique, qui explique la gêne de certains critiques d'art lorsqu'ils les confrontent.

JOSÉ PIERRE : Les autres cherchent à découvrir un ordre esthétique, et uniquement esthétique, dans les choses viles, abjectes. Rauschenberg vise plus haut.

ROBERT BENAYOUN : Il ne choisit jamais cette facilité que représente l'exploitation d'une matière nouvelle, puisque matière nouvelle il y a, dans la prolifération des gadgets et d'ustensiles. Il est des peintres à New York qui n'utilisent plus, comme Sidney Simon, que des blocs de caractères d'imprimerie, ou comme John Latham que des vieux bouquins moisis, des annuaires du téléphone, qui ne sont pas lacérés esthétiquement, mais froissés, enduits de colle et solidifiés.

JOSÉ PIERRE : Ce qui est en somme l'image même du discontinu de la connaissance humaine... (Rires.)

ROBERT BENAYOUN : D'autres comme Jason Seley n'emploient que des pare-chocs d'automobile...

JOSÉ PIERRE : Quand ce n'est pas l'automobile entière réduite à sa plus simple expression...

ROBERT BENAYOUN : Comme dans César, chez lequel il y a une volonté de concentration et non une volonté de diversion, puisque partant de l'automobile, il aboutit à la pilule.

JOSÉ PIERRE : Il suffit de la sucer pour aller vite !

ROBERT BENAYOUN : La grande licence qui règne maintenant donnera des nuits et des années faciles à des artistes comme Arman, qui après les petites cuillères, utilisa les mains de poupées, puis les ampoules électriques...

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JOSÉ PIERRE : Les vieilles lunettes, les rasoirs...

ROBERT BENAYOUN : On sent qu'il n'y a aucune raison de ne pas improviser à l'infini des “ oeuvres ” sous vitrine avec tout ce qu'on peut trouver par ordre alphabétique dans un dictionnaire. On commencerait par les abaques, les abat-jours et les ablettes, on finirait par les zéros et les zinnias...

JOSÉ PIERRE : Et si la nouvelle continuité dont je parlais tout à l'heure ne s'établit qu'à un niveau méprisable - au-dessous de la ceinture en quelque sorte -, nous avons affaire à un univers dégradé qui ne peut absolument pas se donner pour une synthèse poétique. Voilà ce qui marque définitivement, en dépit de l'humour de Niki de Saint-Phalle ou de Tinguely, ceux que Pierre Restany appelle “ les réalistes d'aujourd'hui ” : une image dévaluée, misérable de la réalité.

ROBERT BENAYOUN : Ce qui témoigne, surtout, d'un manque d'imagination effarant, que pourrait mépriser n'importe quel enfant de quatre ans.

JOSÉ PIERRE : Et d'une complaisance affirmée pour l'ordure. Nous sommes dans la coprophilie, avec toutes ses variantes.

ROBERT BENAYOUN : Si l'art constitue un choix, la prolifération en est le refus le plus facile, et le plus niais.

JOSÉ PIERRE : Si nous voulons maintenant essayer de conclure, il me semble qu'une manifestation récente - parisienne, celle-là - nous permettra de le faire. Je veux parler de l'exposition de Gironella intitulée : Transfiguration et mort de la Reine Mariana. Outre la peinture proprement dite, nous y passons en revue les différents modes d'assemblage qui ont cours dans l'art contemporain mais se voient ici intégrés au sein d'une investigation de caractère poétique...

ROBERT BENAYOUN : ... Et aussi philosophique.

JOSÉ PIERRE : ... Qui prend comme prétexte le personnage d'une toile célèbre de Velasquez. Et l'unité est rétablie par cette incursion poétique à travers la discontinuité que représentent les diverses solutions formelles de l'art de notre temps.

ROBERT BENAYOUN : Là justement, la volonté de spéculation chez Gironella aboutit inévitablement chez le spectateur à une élévation de la pensée, non pas à sa dégradation. Car la flatterie bègue qui consiste à titiller la perception du public par le même effet répété jusqu'à satiété constitue le degré le plus inférieur de l'expression. Ici, chez ce peintre considérable, on accède à un échelon supérieur.

JOSÉ PIERRE : Ni flatterie ni poudre aux yeux du spectateur, mais désir de passer d'une “ recette ” à une autre - et, avec Gironella, il ne s'agit plus de “ recettes ” justement, mais plutôt des degrés successifs d'un escalier où sans cesse le merveilleux, l'inattendu, le dépaysement nous attendent au tournant.

ROBERT BENAYOUN : Chez Gironella, l'assemblage atteint à ce que nous avons toujours souhaité qu'il atteigne, à ce qu'ont cherché et obtenu les artistes surréalistes chaque fois qu'ils s'en sont préoccupés, c'est-à-dire à l'image poétique, telle qu'elle fut définie par Reverdy.

JOSÉ PIERRE : Enfin, Gironella nous rappelle que, au départ des plus retentissantes démarches - papiers collés cubistes, “ ready-made ” de Duchamp, “ collages ” puis “ objets ” surréalistes... - qui ont permis le développement d'un “ art de l'assemblage ”, préexistait toujours une volonté de remise en cause, un regard critique porté sur la “ vieillerie ” artistique. Et, chaque fois, une certaine forme de confort esthétique cessait de demeurer tolérable. Après le massacre de grand style auquel se livre Gironella, qu'est-ce qui tient encore ? La réponse, bien sûr, appartient aux artistes.

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INTERDIT

Les montagnes se referment

avec les plis du songe dans les ténèbres lentes

avec les sables mouvants et les tremblements de terre

le tourbillon approche de la lourde tige

avec ses racines la nuit s'enfonce dans les rochers

les clairs cailloux l'un après l'autre s'envolent

de la paupière au petit parfum

vers les lointaines fougères nocturnes

du murmure noyé de la jungle

vers la hanche lisse de l'herbe

parmi les sauvages feuilles mouillées de la main

où la forêt des apparitions pousse les alluvions sombres

épouvante les grottes avec la plante tendre pénètre

les falaises fugitives aux buissons sourds

chancelant vers le coeur du coquillage

avec les seiches du soir la fuite de la source en panique

engloutit plus profondément les troncs perdus

le long grondement de l'avalanche

avec le cri des îles pointues par les roches du sommeil

et terrifiants les déserts maléfiques

les mouvements énormes des écueils vivants

vers le vent vers la peur vers la prunelle vertigineuse

des flammes s'abattent sur la plaine en détresse

et de loin les lents coups du noir

orientent les doigts vers les précipices troubles

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<Fig>

Jean Benoît

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SOUDAIN

et la nuit a ri

un peu sur l'écorce rouge

et la fillette

en rêve a glissé si vite

que le sable sable sable

*

si elle court

l'ombre ne veut pas à tous les coups

ni l'orage

à ses yeux à l'écaille

ne veut de ses doigts toujours

*

par la main au vert

toutes les pierres par la main

le sommeil par la main

toutes les vagues feuillues

la petite lèvre aussi

Radovan IVSIC.

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20 HAI KO

_ Pâle journée, si l'on peut dire - la mer se brise en vain.

_ Passant de grêle autour des arbres ; la forêt s'est envolée.

_ Les jasmins sont purs, émeraude dans la nuit - laissez la porte ouverte, laissez sortir le bruit.

_ On a crié : le vent du large !

_ Poursuite de poissons, lèvres de moutons.

_ Dedans la pluie, dehors la pluie, que de bouquets !

_ Sexe en robe de plumes, tigre en fleur.

_ Ôtez ce fardeau, c'est un bateau léger.

_ L'ours audacieux, jamais de plume autour des yeux.

_ Qui résiste au volcan ? pourquoi résister ? dans l'eau qui boit de l'eau, le feu se dévore.

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_ Du fond de la mer, quand viennent les palmiers, cocasserie, va-t'en, chiendent !

_ Irmina, t'enlacer. Partez sagaies, dans les feuilles qui zigzaguent.

_ Un bruit s'élève, c'est la tour, un bruit s'éteint : la tour.

_ Rêve du scaphandrier : mystère précis.

_ Dans les flots précieux d'un lac suspendu, dans la paix des spectres verts, dans l'oreille du veau d'or, puce !

_ Ôtez la peau de bouc : visage de larron, mouton docile, mécréant.

Ôtez la peau de bouc : dans l'eau des sapins géants.

_ Souvent, le ventre clair, longtemps, exquise sauterelle.

_ L'échine est un frisson, sur l'arbre la forêt, cavalier.

_ Sous un ciel de lit très bleu, cactus.

_ Penché sur le ponton ; un ruban à la lèvre.

Guy CABANEL.

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VESPER

Que la lampe pâlisse et que le phalène d'argent, seigneur d'un soir, vienne mourir ! Dans la haie la ronce apprête sa griffe. La nuit va se déchirer. Alors, pareille à l'océan, tu pousseras la porte. Je crois à l'océan de passage dans ta robe, mais ne le retiendrai pas. Depuis toujours semblable nuit, venue du large, tente son approche. J'ai préparé tes petits noms de femme pour le temps et la tempête. Si rien n'est vain, nous aurons juste le temps à la pointe du désir d'essayer nos souliers d'eau. Hâte-toi. L'amour, par fête pareille, c'est de jouer le jeu des hommes avec les éléments qui nous dépassent : geyser en tête. Juste le temps en pleine course de ne pas être heureux. La démesure est cet espace, et tu le sais bien. Crois-tu aux vertus de l'odeur d'une pomme dans l'armoire, au brin de lavande, à la soucoupe de lait devant la porte ? Les fantômes ne sont jamais que des prairies de brouillard. Juste le temps d'être haletant, car ce n'est pas toujours que s'ouvre sur une rue sordide quelque impasse de l'espérance. La nuit aussi a ses quartiers : nuit de crépuscule, nuit de nuit. À minuit de minuit, juste le temps de voir l'orage joindre deux rives. Deux sentiers se sont mis en marche, un mur s'écaille, une roue lentement se met à tourner, le vieux bois travaille dans les granges. Dans un marais une feuille nage maintenant entre deux eaux. Juste le temps d'arriver tard, trop tard. L'amour n'est pas heureux. Il n'est que force et nous l'aurons. À la pointe de la ciguë des murailles, c'est le sel, l'érotisme même de l'iode, mon grand corps ! Dis-moi quelle est ta folie ! Il faut que la vie se mérite sur un océan de mémoire. Juste le temps de dresser au-dessus du temps. Point d'horizon ? Parfait. A petits pas le lierre et la bruyère s'avancent. Les fougères froissées diront que nous sommes passés. La lune dort. Prends garde à la vie. Dans l'amour comme au grenier, bat une porte. Elle est toujours ouverte au vent noir.

Jean MALRIEU.

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LA DÉCLARATION DES 121 “ SÉDITION ” ET LES SURRÉALISTES

Septembre 1960 : publication de la Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie. Parmi les 121 signataires, figurent tous les membres du Mouvement Surréaliste de nationalité française.

Dans les derniers jours d'octobre 1961, paraît le numéro 1 de Sédition, qui porte la date : Juin 1961. Au sommaire de ce numéro, on relève le nom de plusieurs surréalistes. En outre, l'un de ces derniers, Gérard Legrand, appartient au Comité de Rédaction de la nouvelle revue. Les animateurs de la publication, Louis Janover et Bernard Pecheur, ont en effet entretenu, ou entretiennent encore, des relations d'amitié avec plusieurs surréalistes. Or, le texte qu'ils signent en commun, et dont tout porte à croire qu'il définit la ligne directrice de Sédition, va soulever une certaine émotion au sein du Groupe Surréaliste.

Ce texte s'intitule : La trahison permanente. L'un de ses auteurs présente la revue - déjà imprimée mais pas encore mise en circulation -, au début de Juillet 1961, à quelques surréalistes présents à Paris. Les réactions sont assez violentes pour qu'il soit question à ce moment d'un “ rectificatif ” précisant la pensée des auteurs. Gérard Legrand se propose à en faire admettre le principe par le Comité de Rédaction de Sédition. Trois mois après, Sédition est en vente : aucun rectificatif n'y est inséré.

À cet instant, et en raison des liens existant entre les auteurs de cet article et les surréalistes, des divergences d'appréciation se produisent parmi ces derniers quant à la signification politique de La trahison permanente. Trois positions se manifestent à cette occasion, interprétant différemment le sens et la portée de cet article :

1°) Il s'agit d'une attaque contre la Déclaration des 121, qui met en cause l'adhésion des surréalistes aux raisons comme aux principes qui en ont déterminé la teneur.

2°) C'est une mise en cause parfaitement légitime de la Déclaration, en raison de la signification particulière que Sartre lui a donnée par la suite.

3°) L'adhésion des surréalistes à la Déclaration des 121 n'est pas mise en cause par cet article, mais l'émotion soulevée à l'intérieur du surréalisme prouve l'importance du problème posé.

Considérant que ce débat est loin de ne concerner que les seuls surréalistes, la rédaction de La Brèche a décidé de constituer un dossier faisant état des différentes positions qui se sont définies à ce propos. C'est ce dossier que nous présentons à nos lecteurs.

La communication, par Jehan Mayoux, de lettres qu'il vient d'adresser à Louis Janover, constitue un fait essentiel. Ces lettres, qui expliquent pourquoi Jehan Mayoux, le dernier des “ 121 ” à subir aujourd'hui encore des sanctions administratives,

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a signé la Déclaration, rencontrent l'approbation unanime des surréalistes. Leur publication, au moins partielle, dans La Brèche est aussitôt envisagée : l'idée d'un dossier vient de naître.

Le 11 décembre, André Breton insiste sur la nécessité de réunir et de publier ce dossier faisant état, “ dans toute leur diversité, (des) différents points de vue qui s'étaient affrontés ”. Il rappelle également la position qui a toujours été la sienne à l'égard de ceux qui - et c'est le cas pour les animateurs de Sédition - se réclament de la pensée de Trotsky.

INTERVENTION D'andré BRETON

(fragments).

“ Compte tenu de la formulation assez maladroite du texte en question, il n'est nullement évident, après relecture, que ses auteurs avaient dessein d'attaquer les surréalistes signataires de la Déclaration des 121. Ils s'en prenaient, comme sur le plan politique c'était, après tout, leur droit et en fonction d'une position bien connue de nous, qu'on dira sommairement “ trotskyste ”, à ce qu'avec quelques mois de recul cette déclaration pouvait présenter d'ambigu. (...) On peut convenir que c'est faute d'un minimum de précautions prises pour nous situer dans l'internationalisme révolutionnaire que la déclaration s'est trouvée si fortement teintée par les positions de Sartre et que nous avons pu encourir le grief de soutenir le nationalisme algérien.

(...) Je rappelle que, pour ma part, dès le lendemain du soir où m'a été mis en mains le numéro de Sédition, j'ai formulé des doutes quant à la perfidie des intentions prêtées jusqu'alors à ses rédacteurs et insisté pour que l'article mis en cause soit replacé dans son contexte trotskyste, qui lui prête une toute autre résonance et duquel il a été arbitrairement isolé. (...)

Sur le plan, disons, du sentiment, je pouvais croire ne rien révéler de nouveau quand j'ai été amené à dire que je me refusais à voir des ennemis dans les trotskystes non plus que dans les libertaires. Cela ne m'empêche nullement de reconnaître ce qu'il faut bien appeler les “ tics ” des uns chaque fois que ces tics s'accusent (ce n'est pas rare) et déplorer l'inertie qui menace les autres pris dans leur ensemble. Je suis ainsi fait que les persécutions qu'ils ont subies m'ont disposé une fois pour toutes en leur faveur et que je leur accorde jusqu'au droit de se tromper ”.

Le 25 décembre, Gérard Legrand montre que sa situation dans le débat est commandée par sa conception même de la Révolution : il examine successivement la Déclaration des 121, l'insurrection algérienne et le problème des soulèvements dans les pays sous-développés.

INTERVENTION DE GERARD LEGRAND

Depuis plusieurs mois, je poursuis un travail de longue haleine tendant à réexaminer les rapports entre l'individu et l'Histoire. (C'est un fragment de ce travail qui constitue l'essentiel de mon article de Sédition.) Entrepris à partir du récit de certaines expériences personnelles, ce travail n'en débouche pas moins sur la dialectique hégélienne, et plus précisément sur le problème de la Révolution tel qu'il s'est peu à peu dessiné devant moi.

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Je souligne “ dialectique hégélienne ” : je ne me considère pas comme marxiste, je pense que le marxisme est inclus dans une dialectique plus vaste au même titre que n systèmes conçus ou concevables à partir de “ l'inachèvement ” hégélien, et entre lesquels il me semble naturel de faire circuler une libre investigation transversale. Alors que, pour les marxistes, c'est Marx qui inclut Hegel, je cherche à cerner, à partir de Hegel, les notions exactes de l'individu et de la classe, de la violence et du “ prestige ”, etc..., bref ce que je crois être les composantes d'une image aussi complète que possible de la Révolution. Ceci n'exclut pas qu'entre temps, tel aspect revêtu par ces composantes, notamment l'aspect marxiste, n'ait eu son heure de gloire et ne conserve ses possibilités. Il est clair qu'à travers des déformations inévitables, certaines constantes unissent les formes de la Révolution, fût-ce comme les obsessions unissent les rêves d'un dormeur donné tout au long de sa vie, et dessinent ainsi le début de cette image. Ce début lui-même, je dois dire tout de suite que je ne l'ai vu paraître nulle part ces dernières années - sauf peut-être en Hongrie -, sans qu'il soit aussitôt troublé et réduit à s'effacer.

Je n'ai pas cru ce préambule superflu pour souligner comment ma participation intégrale à l'activité surréaliste ne me semble pas contredite par une position plus personnelle sur le plan de l'idéologie politique, de même que mon inaptitude à l'engagement militant ne saurait impliquer que certaines des idées politiques qui sont celles des animateurs de Sédition me laissent indifférent. Le surréalisme m'a toujours paru irradier à travers assez de tendances philosophiques diverses pour qu'un tel dialogue n'altère en rien les prises de position généralement morales que nous pouvons être amenés à formuler ou à contresigner.

J'en arrive aux points qui ont donné lieu à discussion entre nous :

1°) Je continue à penser que, dans les circonstances où elle est apparue, la Déclaration des 121 ne pouvait guère être que ce qu'elle est, et à la tenir pour exemplaire dans son cadre, celui d'une “ intervention collective des intellectuels les plus à gauche ” (j'emprunte volontairement la terminologie neutre qui aurait pu être celle des journaux dits d'information). Ceci rappelé, je n'ai eu ni à ce moment ni depuis, le sentiment d'accomplir un acte essentiellement politique, et encore moins un acte révolutionnaire. Le coup que je crois avoir contribué à porter au régime gaulliste ne relevait que de la salubrité publique, notamment dans la mesure où ce régime tente de domestiquer les intellectuels en les flagornant. Le voeu de Joseph Robespierre, “ hausser les citoyens à la Révolution par la morale ”, me paraissait, hélas ! un objectif beaucoup trop haut lui-même pour être entrevu en 1960. Tout en reconnaissant que la Déclaration a perturbé les rapports entre staliniens officiels et certains intellectuels de marque qui continuent à se définir par rapport au P.C.F., je regrette de ne voir là qu'un résultat politique mineur, éphémère et équivoque : ces intellectuels retournant le plus tôt possible à leurs coquetteries, et la complémentarité entre staliniens et “ cryptos ” plus ou moins oppositionnels (donc fatalement réformistes) jouant à son tour un rôle de repoussoir, non seulement pour les activités de l'extrême droite, mais en dernière analyse pour celles du régime lui-même.

La véritable importance de la Déclaration se situe au-delà des polémiques sur l'approbation partielle ou totale de la ligne de conduite du F.L.N. : en raison de sa force d'impact, des discussions qu'elle a provoquées, de sa valeur d'événement en un mot, elle mérite de susciter encore des critiques idéologiques, que celles-ci viennent d'entre nous, ou d'ailleurs : c'est à ce prix qu'elle ne risque pas d'être dépassée, par exemple dans l'hypothèse d'une fin prochaine de la guerre d'Algérie.

2°) Franchement nationaliste dans son origine, ambiguë dans ses développements sur le terrain, détestable dans nombre de ses méthodes, l'insurrection algérienne reste juste, au sens où Montesquieu disait : “ La guerre de Spartacus fut la plus juste des guerres. ” L'existence d'authentiques révolutionnaires dans les rangs de l'A.L.N. est certaine : mais elle ne suffit pas à cautionner, fût-ce pour l'avenir, l'ensemble d'un

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mouvement vicié au départ par la pression particulièrement forte (pétrole) de la conjoncture internationale et non seulement coloniale, et épuisé aujourd'hui par le renforcement quasi étatique de son appareil : renforcement qui est allé s'aggravant depuis le congrès de la vallée de la Soumann, dans le but d'obtenir des succès diplomatiques. Même en laissant de côté l'écrasement du M.N.A. par le F.L.N., je constate que les “ tendances ” dégagées par la direction collégiale n'ont servi à ce jour qu'à renouveler périodiquement, avec toute l'habileté tactique qu'on voudra, les interlocuteurs successifs des gouvernements français successifs. L'essentiel du programme proposé demeurant, huit ans après l'insurrection, la réforme agraire, je vois mal de quel point de vue on peut le qualifier de révolutionnaire. Il me semble que cette qualification décernée à l'insurrection algérienne repose sur une interversion de termes : on applique après coup à une guerre juste l'épithète exaltante de “ révolutionnaire ”, alors que la guerre révolutionnaire ne doit être que la Révolution en armes.

3°) D'une manière plus générale, je mets radicalement en doute le caractère révolutionnaire de tous les soulèvements des pays qu'on désigne sous le nom de “ Tiers-Monde ”. Réservé le droit imprescriptible de ces peuples à une indépendance dont les limites ne sont pas toujours évidentes du premier coup, je ne place aucune confiance de cet ordre dans leurs insurrections. Aucune des formes concevables de la Révolution, ni la jacobine, ni la bolchevique, ni la “ bakouninienne ” (dans la mesure où cette dernière essaya de se réaliser en Catalogne) ne me semblent y reparaître. Que des formes inédites s'y cherchent n'a rien d'impossible, sinon d'improbable. Mais je ne parviens à accorder crédit ni aux élites nationales vaguement teintées de marxisme qui sont censées les promouvoir, ni aux anthropologues “ socialistes ” qui prétendent les lire. Plus qu'à eux tous en bloc, ma sympathie, et rien de plus, va d'instinct aux Balubas qui au moins profitent de la situation pour empoisonner leurs flèches et ranimer des vengeances tribales aussi dignes d'intérêt que les marchandages économiques entre par exemple, MM. Adoula, Gizenga et Tschombé. Je ne saisis pas la portée décisive (du genre “ nouvelle voie vers le socialisme ”) de phénomènes qui, prenant leur origine ou suivant leur développement dans la sphère du “ rationnel pur ” (disons pour simplifier, de “ l'économie politique ” et de la stratégie qu'elle entraîne) ne présentent pas l'esquisse de leur loi en même temps qu'eux-mêmes.

Il n'existe pas aujourd'hui de définition de la Révolution, voire de l'activité révolutionnaire, qui soit suffisante et commune aux diverses tendances de l'extrême gauche, y compris les libertaires. Mais on peut affirmer que rien de manifeste ne fait longtemps écho, dans le spectacle contemporain, à l'équation magnifiquement posée par Trotsky : “ La fusion créatrice du conscient avec l'inconscient est ce qu'on appelle, d'ordinaire, l'inspiration. La révolution est un moment d'inspiration exaltée dans l'histoire ”. La “ division ” du monde actuel, c'est-à-dire de la civilisation productiviste en voie de se planétariser, entre deux pôles complémentaires et également contre-révolutionnaires à 100 %, contraint tôt ou tard les pays ex-colonisés, ou soidisant neutralistes, à un jeu d'enchères où leurs forces vives s'exténuent avant même d'avoir pris conscience de leurs possibilités.

Dans ces conditions, et en l'absence de toute formation politique par rapport à laquelle le Surréalisme pourrait définir une position globale “ non partisane ” (cf. Rupture Inaugurale, 1947) j'estime en particulier, que situer l'espérance révolutionnaire dans les pays du Tiers-Monde constitue un acte de foi, non de raison, ou si l'on préfère, un pari. Ce pari, je ne puis honnêtement le tenir. Je ne vois pas du reste pourquoi le pessimisme interdirait l'attention réflexive et les options “ pratiques ”. Mais plus que jamais peut-être, la liberté à l'échelle du globe est “ un espoir, rien qu'un espoir, pas moins qu'un espoir ” (1).

(1) Robert Browning.

Le 6 janvier, Jean Schuster précise son attitude eu égard à la nature de l'insurrection

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algérienne et à l'écart existant entre la position de Sartre et celle des surréalistes.

INTERVENTION DE JEAN SCHUSTER

1°) Je ne vois pas pourquoi nous serions fascinés par l'engagement pro-F.L.N. de Sartre au point de prendre, vis-à-vis de l'insurrection algérienne, une distance compensatrice.

On peut admettre que l'engagement sartrien est une conséquence politique du postulat fondamental de l'existentialisme selon lequel l'existence précède l'essence. Il est logique que Sartre se réalise (réalise son essence) à travers une péripétie historique qu'il estime décisive. En refusant le postulat existentialiste, je n'éprouve pas le besoin de reprendre à mon compte le postulat inverse. Je pose seulement qu'existence et essence se déterminent mutuellement. La chronologie sartrienne et la chronologie classique dissimulent une option qualitative.

2°) Du point de vue révolutionnaire, je crois que la constante confrontation des principes et des faits doit conditionner toute démarche. C'est faute de cette confrontation que rien ne s'accomplit, aussi bien en pensée qu'en action, quand les principes sont seuls considérés ; que ce qui s'accomplit est vicié lorsque les principes sont écartés.

3°) En soumettant au principe de l'internationalisme prolétarien le soulèvement du peuple algérien, on constate les limites de ce soulèvement sur le plan révolutionnaire. Mais, ce point admis, il convient d'analyser les caractéristiques du soulèvement en question. Or, au terme d'une analyse qui serait fastidieuse ici, il paraît clair qu'on ne peut exiger une conscience internationaliste et prolétarienne d'un peuple sous-développé culturellement, économiquement, socialement.

L'insurrection algérienne, c'est d'abord la révolte de quelques-uns, c'est aujourd'hui la révolte organisée de neuf millions d'opprimés. Cette révolte organisée, je dis que ce n'est pas la Révolution mais que c'est une révolution.

D'une manière générale, les caractéristiques objectives de l'oppression conditionnent la nature de l'insurrection.

4°) L'objectif de la réforme agraire peut faire sourire ; il n'en est pas moins vrai qu'il doit représenter une bien belle espérance pour quelques millions d'hommes maintenus par le colonialisme et les caïds complices dans un état proche du servage.

André Breton a écrit : “ À l'origine de la révolte du cuirassé Potemkine, il me plaît de reconnaître ce terrible morceau de viande ”. A mes yeux, si “ ce terrible morceau de viande ” n'est pas présent, toujours, ne serait-ce que dans un coin du tableau, nous ne sommes plus dans une perspective révolutionnaire mais dans l'intellectualisme pur, c'est-à-dire dans le vide.

5°) La Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie a pu donner lieu à une équivoque dans la mesure où la presse de droite et de gauche l'a plus ou moins amalgamée à la lettre de Sartre au tribunal du procès Jeanson.

Il suffit de relire la Déclaration pour admettre que l'équivoque n'existe pas dans le texte.

Que l'on veuille, aujourd'hui, dissiper cette équivoque, soit. Je rappelle cependant que dans la réponse à Cournot, publiée en novembre 1960 par l'Express, il était dit qu'“ une parole de ce genre, (la Déclaration) parole de jugement, doit toute son

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efficacité précisément au refus de la faire dépendre de calculs d'efficacité pratique et politique ”. Cette réponse était anonyme, mais je crois savoir que ce n'est pas Sartre qui l'a rédigée.

Sans tenir la Déclaration pour un document définitif échappant à toute critique, j'avoue ne pas comprendre la nécessité des réserves destinées à en limiter rétroactivement la portée et à rendre difficile que l'on s'en serve aujourd'hui, si besoin est, comme texte de référence. Je ne m'associe absolument pas à ces réserves.

Dans un souci de clarté et d'équité, les lettres de Jehan Mayoux “ étant elles-mêmes des réponses, il s'imposait - dit André Breton - que fût reconstitué le cadre du dialogue, c'est-à-dire que la parole fût aussi donnée à son correspondant ”. On trouvera donc ci-dessous des extraits de lettres de Louis Janover en même temps que des extraits de celles de Jehan Mayoux. Pour les deux premières de ces lettres, il a paru utile d'introduire dans l'une et l'autre les mêmes intertitres.

CORRESPONDANCE JEHAN MAYOUX - LOUIS JANOVER

(fragments)

Ussel, 17 octobre 1961.

Jehan Mayoux à Louis Janover et Bernard Pecheur.

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la déclaration et le militarisme

Je dirai rapidement ce que la Déclaration représente pour moi. Avant tout une attaque contre mon ennemi N° 1, le militarisme français. Elle ne signifie nullement que je me fais le défenseur du nationalisme algérien, ni son porteur de valises. Mais si je me tais, je me range par là même (puisque j'ai la nationalité française) parmi les tenants du nationalisme, du militarisme français.

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J'aurais souhaité que parmi les motifs que nous avons de ne pas étriper le peuple algérien soit mentionné le fait qu'il travaille, en même temps qu'à sa libération nationale, à sa libération sociale. Je crois en effet que parmi les combattants algériens il y en a qui voient plus loin que l'indépendance formelle de l'Algérie et pensent à des transformations sociales. (Ici, vous pourriez me dire que cet ajout aurait augmenté la confusion et que, par lui, j'aurais cautionné le gouvernement bourgeois algérien en laissant croire qu'il est révolutionnaire.)

(....)

soumission ou insoumission

Qu'au nom de l'internationalisme vous condamniez le nationalisme où qu'il se manifeste, donc le nationalisme algérien avec les autres, rien que de naturel. Mais épingler du même coup l'insoumission ne me semble pas juste. Vous me direz peut-être que l'insoumission, dans la situation actuelle, est une aide au nationalisme algérien, je vous demanderai ce qu'est alors la soumission sinon une aide au nationalisme français dans sa forme la plus odieuse ; je vous répondrai aussi que l'insoumission peut être un refus pur et simple d'une guerre abominable.

(....)

le pacifisme

Plus loin, p. 10, vous mentionnez la vermine pacifiste. Je note, sans trop comprendre ce qu'ils signifient, que vous mettez le mot “ pacifiste ” entre guillemets. Je suppose que vous me direz encore que je ne fais pas partie de cette “ vermine ”. Mille regrets, j'en suis.

p.67

Quand on dit “ vermine pacifiste ”, on peut être assuré d'une large approbation : militaristes de tout bord, staliniens de tout poil, patriotes, bourgeois, etc..., ne disent ni ne pensent autrement. Pour eux tous la guerre est la valeur or, l'alpha et l'oméga de leurs théories, le premier et infaillible moyen de la boucler aux classes opprimées, le meilleur de les amener à contribuer dans l'enthousiasme à leur propre oppression.

Scandalisez-vous si vous voulez, je vous déclare que moi JE SUIS PACIFISTE. (...)

Je pense que dans le monde actuel, quelque projet qu'on ait, cultiver son jardin, aimer sa femme ou préparer la révolution, la guerre est un obstacle majeur. Le vieil espoir : faire la révolution à la faveur de la guerre, de la défaite, ne me paraît plus de mise. La défaite de 40 nous a donné Pétain, la “ victoire ” de 45 nous a donné De Gaulle ; la victoire russe a renforcé la dictature stalinienne, la défaite allemande a donné le stalinisme à l'Est, un gouvernement bourgeois-calotin à l'Ouest et ainsi de suite. Actuellement, il ne fait aucun doute (pour moi) que la préparation intensive de la prochaine guerre, préparation matérielle et psychologique, est le premier obstacle à toute émancipation des travailleurs, d'un côté comme de l'autre du rideau de fer.

l'Algérie et la guerre

En ce qui concerne les algériens, je crois que la possibilité pour eux de faire une vraie révolution commencera quand la guerre actuelle (qui prend de plus en plus l'allure d'une guerre étrangère) aura pris fin. Aussi, en bonne vermine, me réjouirai-je quand une paix quelconque sera signée entre De Gaulle et le G.P.R.A., ce qui ne veut pas dire que je fais confiance à l'un ou à l'autre, que je me range derrière l'un ou l'autre. Cela signifie que je crois que tout considéré, y compris l'espoir d'une révolution algérienne, cette paix, même signée par les gens en question, sera préférable pour les algériens à la prolongation du conflit actuel.

(....)

J'ajoute sans attendre : guerre et nationalisme sont inséparables ; un internationaliste ne peut être que contre la guerre ; ce que dit “ l'Internationale ” dans le couplet : “ S'ils s'obstinent, ces cannibales, à faire de nous des héros... ” ; la vermine a ses lettres de noblesse.

le programme paysan

Page 2, (...) vous dites :

“ L'adoption du programme paysan... ne peut donc être considérée comme une étape, mais comme une ruse “ forcée ” du prolétariat qui doit en éviter l'application radicale... ”

(....)

Je ne suis pas d'accord avec ce machiavélisme de haut lignage. Préjugés bourgeois, préjugés moraux ? (...) Je crois que dans la réalisation, dans les faits, on n'obtient rien de bon à partir du mensonge et de l'hypocrisie. (...)

D'un côté, langage philosophico-moral : vous prenez les paysans non pour des sujets, mais pour des objets ; vous leur refusez toute liberté pour faire des prolétaires leurs maîtres (menteurs comme tous les maîtres).

De l'autre, langage politique : ces paysans qu'on aura enrôlés sous la bannière d'une révolution agraire, lorsqu'ils en seront frustrés par la révoluton (prolétarienne) triomphante, ne craignez-vous pas qu'ils soient, dans leur compréhensible ressentiment, une proie facile pour toute propagande contre-révolutionnaire ? Ne craignezvous pas que le prolétariat, classe ou fraction de classe alors dominante, ne soit amené à la leur boucler par la force des armes ? Alors ?

(....)

Vous semblez admettre - c'est le B, A, BA marxiste - que toute révolution, passée, présente ou future doit être dirigée par le prolétariat, la paysannerie jouant le seul rôle de force d'appoint. Ne conviendrait-il pas d'examiner de sang-froid cette notion déjà ancienne ? Ne date-t-elle pas d'un temps où seuls les ouvriers avaient une culture politique, où les paysans, souvent illettrés (en Russie au moins) en étaient encore au Moyen-Age ? Et que doit-il (que peut-il) se passer dans un pays agricole ? La demi-douzaine d'ouvriers qui s'y trouvent sont-ils chargés, de droit divin (ou prolétarien) de faire la révolution de paysans ? La différence de culture entre paysans et ouvriers n'est-elle pas en train de diminuer ?

p.68

A propos d'un pays comme la Russie, est-il légitime ou non de se poser la question suivante : tant de déboires (ou désastres) économiques et sociaux dans le règlement des questions agraires ne sont-ils pas dûs (au moins partiellement) à ce que ces questions ont été réglées du dehors (par le prolétariat ou ses chefs), en très large ignorance de cause ? Ne peut-on penser que les paysans auraient eu aussi leur mot à dire ? Que les solutions qu'ils auraient proposées auraient pu difficilement être plus désastreuses que celles qui leur ont été imposées ?

(....)

En ce qui concerne les masses algériennes (que je connais mal, que je ne connais pas, et je le regrette) on peut penser que les militants ouvriers, formés en France, peuvent être les initiateurs d'une future révolution algérienne ; mais que penser de ceux qui se sont formés et affirmés sur place au cours d'une longue lutte armée ? Ne peuvent-ils être des révolutionnaires ? Leur origine paysanne est-elle une tare indélébile ? Faut-il qu'ils abdiquent leur pensée et leur liberté devant les sacro-saints prolétaires ?

Et pour finir avec une pointe de plaisanterie : les foutus z'intellectuels de notre sorte (vous et moi), qui s'identifient si allègrement au prolétariat, qui les empêche, par la même opération de l'esprit (révolutionnaire) de se faire paysans ?

Paris, 23 novembre 1961.

Louis Janover à Jehan Mayoux

(....)

la déclaration et le militarisme

En premier lieu, je ne suis pas d'accord avec la manière dont tu poses le problème de la Déclaration. Il ne s'agit pas de la signature mais du dilemme que tu sembles tenir pour fatal : défense du nationalisme, algérien ou français.

Il existe à mon avis une troisième “ voie ” - que nous avons essayé de définir dans notre article - celle de l'internationalisme et de la révolution sociale.

(....)

Donc, ni se taire, ni se ranger parmi les tenants du militarisme français, mais dénoncer tous les militarismes et poser résolument le problème de la révolution sociale en Algérie comme en France.

La chose était difficile, je le crois, mais possible et qui sait le retentissement qu'une pareille prise de position pouvait avoir ? En tout cas c'était mettre Sartre et tous les crypto-staliniens hors d'état de faire prévaloir leur scandaleuse interprétation.

soumission ou insoumission

Notre position n'équivaut à une condamnation définitive (et sans appel) que pour le “ contenu et l'orientation ” qui lui ont été imposés, sans grand mal il faut bien dire.

A l'insoumission je n'oppose pas la soumission, comme tu sembles le croire, mais le défaitisme révolutionnaire, c'est-à-dire une forme d'insoumission rejetant toutes les guerres et tous les militarismes, au nom de la révolution socialiste internationale et non de l'aide aux mouvements nationaux bourgeois.

Cette position “ de principe ” peut paraître stérile ; elle me semble néanmoins seule acceptable et seule capable de ne pas faire le jeu du stalinisme qui est pour moi “ l'ennemi N° 1 ”.

le pacifisme

Je passe à la vermine “ pacifiste ”. Les guillemets ont pour but, non d'excepter quelques signataires, mais de souligner que ces “ pacifistes ” sont les pires militaristes quand il s'agit de la politique impérialiste russe ou américaine, ou de celle du F.L.N. “ liquidant ” suivant des méthodes bien connues les militants algériens soupçonnés de “ trotskysme ” (cf. L'Algérie hors la loi de F. Jeanson, chef du fameux réseau d'insoumis. J'ajouterai que plusieurs signataires qui “ ont en horreur les massacres, la torture et les camps ” n'ont pas eu beaucoup de voix pour condamner les massacres, la torture et les camps russes).

p.69

Moi aussi je suis pacifiste, mais avec un petit correctif qui peut tenir dans ce seul mot d'ordre : “ Si vous voulez la paix, préparez la guerre civile ”.

l'Algérie et la guerre

Je crois, moi, que toute l'expérience historique et l'histoire même du conflit algérien infirme radicalement (ton) hypothèse.

Partout en effet - et c'est pourquoi nous avons insisté sur deux exemples à mon sens définitifs : la guerre d'Espagne et la Résistance - partout et dans tous les cas, la lutte contre la réaction extérieure est indissolublement liée à la lutte contre la réaction intérieure.

Transiger avec l'une sous prétexte de renforcer l'autre, n'a jamais abouti qu'au triomphe final de la Réaction tant l'interdépendance de ces deux luttes est étroite.

Les exemples surabondent et le sort de l'insurrection algérienne ne sera qu'un exemple de plus.

La victoire du F.L.N. sur les autres fractions du mouvement insurrectionnel algérien aura été l'arrêt de mort de l'insurrection elle-même ; et c'est à ce moment que la guerre a pris cet aspect de guerre étrangère, au profit de la bureaucratie frontiste, contre les masses algériennes.

Que reste-t-il aujourd'hui dans le mouvement algérien qui laisse présager une révolution sociale prochaine ?

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Ussel, 27 novembre 1961.

Jehan Mayoux à Louis Janover

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Je vais m'efforcer de te faire comprendre quelles sont mes relations avec la révolution, l'internationalisme prolétarien et autres motivations supérieures.

Je serai obligé d'employer le seul langage que je parle couramment et qui relève de la plus vieille “ vieillerie poétique ”, celui de la banale métaphore.

Tout ça se passe dans une civilisation artisanale, sans bulldozer. La révolution, c'est un vaste palais que nous devons construire. Il y a, ou il y aura des équipes de robustes terrassiers qui creuseront des fondations, des maçons, etc... ; il y a aussi des équipes de camarades architectes qui font des plans.

Moi, je connais le terrain sur lequel la révolution doit être construite. Je sais que les camarades traceurs, pour marquer les fondations, ont besoin d'un terrain propre. Le nôtre est couvert de buissons et de tas de gravats. Alors je viens, à mes heures de loisirs depuis trente ans couper les buissons et évacuer, avec ma brouette, les gravats. Et comme il y a des grosses pierres (venant de je ne sais quelles démolitions) il me faut bien les casser à la masse pour les charger dans ma brouette. Et depuis trente ans que ça dure, les buissons et les orties repoussent, etc...

Dans mes moments de repos il m'arrive, sur le petit bout de terrain que j'ai déblayé, de tracer moi aussi des plans avec un morceau de bois et de me dire : pourvu que les camarades architectes pensent à ça ! Et quand des gens passent, je leur dis que je travaille pour la révolution et je leur décris le futur palais. Mais quand ils sont repartis, je continue obstinément mon boulot.

Tu me dis que la “ Déclaration des 121 ” est oubliée. C'est vrai. Mais pas tout à fait. Le 13 décembre je parlerai à Dunkerque. Comme à Amiens, il y aura trois ou quatre cents personnes dans la salle. Je ferai mon numéro de conférencier, je les ferai rire (aux dépens des curés) et pour finir, dans un silence que la langue usuelle qualifie de “ religieux ”, je lirai le passage essentiel du “ Déshonneur des poètes ”. Et à la sortie, pendant qu'on offrira un pot au conférencier, il y aura deux ou trois jeunes (oui, deux ou trois, pas deux ou trois douzaines) qui me demanderont où on peut se procurer les livres de Benjamin. J'aurai fait ce petit jeu (qui me permet de croire que je ne suis pas entièrement inutile) parce qu'on aura annoncé : Mayoux des “ 121 ”. Je recommence quatre ou cinq soirs d'affilée dans les villes voisines. Mais je crois que si j'allais là-bas parler de l'internationalisme prolétarien, j'aurais chaque fois douze auditeurs dont six anarchistes et quatre petits bourgeois.

(....)

p.70

À propos de la guerre d'Algérie, quelles que soient mes opinions personnelles, je n'ai pas eu d'autre possibilité que de chercher à modifier l'opinion et le comportement de gens profondément imprégnés de nationalisme (français), de colonialisme, de racisme (inutile de te résumer ce qui circule dans leur cervelle, tu le connais). Alors, avec l'obstination et la simplicité du tâcheron que je suis, je me suis attelé à ce travail de propagande et d'éducation élémentaires : dans les bistrots, dans les trains, chez le coiffeur, près de mes chers collègues, des intellectuels, dans des réunions publiques (généralement peu nombreuses) etc... En adaptant chaque fois mon langage et mes arguments à la mentalité et à la culture de mes interlocuteurs ou auditeurs. Je crois que pour ce travail, LE SEUL QUI SE SOIT PRESENTÉ À MOI, le texte des “ 121 ” m'a été utile.

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Paris, le 6 décembre 1961

Louis Janover à Jehan Mayoux.

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Je suis maintenant au courant de tes intentions. Mais les gens dupés par Sartre ? Les jeunes qui n'ont pu lire que son interprétation ?

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Même si cela doit paraître aujourd'hui inefficace, je pense qu'il n'est pas inutile de dénoncer certaines positions inadmissibles et de faire un bilan critique de l'activité de cette déliquescente “ gauche ” française.

Préparer l'avenir fait également partie de l'activité révolutionnaire. “ Contre le courant ”, c'est le titre de notre tract ; c'est également le titre d'une oeuvre de Lénine et de Zinoviev, c'est le sens profond de l'oeuvre de Trotsky, c'est le sens que nous voulons donner à notre activité.

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(Dossier établi et présenté par José Pierre.)

DEUX CCB - Samedi 10 Février 1962

France-soir

LE SEUL QUOTIDIEN FRANCAIS VENDANT PLUS D'UN MILLION

Le crépuscule des bonimenteurs

“ TOUTE notre attitude est celle d'hommes pas naïfs, mais barbares, qui interrogent la réalité d'un mouvement vif, c'est-à-dire libérés des structures mentales conventionnelles, des règles du jeu d'une culture en voie d'éclatement... ” écrit Louis Pauwels, dans un éditorial de la revue “ Planète ”, qui se présente comme une suite à son ouvrage : “ Le Matin des magiciens ”.

Il y a pourtant une naïveté certaine à publier dans “ Planète ”, comme un document, le prétendu article d'un professeur de l'Académie des Beaux-Arts de Léningrad, extrait de la “ Literatournaïa Gazeta ”, intitulé “ Faut-il abandonner l'art abstrait au capitalisme ? ” en expliquant qu'il “ annonce des changements importants dans les thèses esthétiques du communisme russe ”.

Cet article publié par la revue surréaliste “ La Brèche ”, dirigée par André Breton, est un canular monté de toutes pièces par José Pierre, critique d'art surréaliste qui l'avait signé : professeur Kasanov-Lavrentiev, se contentant de “ russifier ” le nom de Laurent Casanova, célèbre théoricien du parti communiste français.

Cette “ naïveté ” de la revue “ Planète ”, dont les prétentions sont cosmiques, puisqu'elle veut “ passer d'une mentalité particulière à une mentalité planétaire ”, donne raison précisément aux surréalistes qui démystifiaient la revue dans un manifeste en signalant un certain nombre d'erreurs, et concluaient : “ Heureusement, un tel manque de rigueur intellectuelle court à travers l'édifice que, la stupeur passée, l'effet n'en résiste pas à l'examen. ”.

(Extrait du Bloc-Notes d'Anne-Marie de Vilaine).

p.71

Le Temps, c'est de l'Argent

À la guerre comme à la guerre ! Il y a belle lurette que son audience, aussi réduite qu'un porte-monnaie en croco, mettait en rage l'ami Ferré : petites boîtes de la rive-gauche et galas du “ Libertaire ” ne pouvaient étancher sa soif de succès, les fidèles demeurant trop discrets à son goût et la fortune n'arrivant pas à trouver le chemin de sa porte, malgré un fléchage pourtant bien conçu. Ses chansons contenaient déjà toute l'amertume de l'incompréhension, jusques à celles dont le souffle poétique nous crevait le tympan au passage, celles que nous aimions.

Alors, un beau jour, il vira de bord. L'Anarchisme, qui payait peu, fût abandonné au coin d'un bois. Ferré voulait maintenant du rentable, du solide, de la position sociale établie, mais il lui fallait aussi rester “ peuple ” pour maintenir sa réputation. Aragon, qui passait par là, se dit que le Parti avait bien besoin d'un chanteur officiel depuis qu'Yves Montand vendait ses rond de jambes aux Américains et, qu'après tout, celui-là conviendrait parfaitement. Ferré supputa le public préfabriqué qu'on lui offrait ainsi, puis conclut que les grandes causes peuvent faire les meilleures soupes pour peu que l'on sache habilement doser la pomme de terre et le poireau.

Des poireaux, Aragon en avait à vendre, justement. Ferré prit le stock et mitonna, avec des airs de vieille sorcière populiste, un de ces ratas dont on parle encore dans les cellules, le soir, à la veillée, en attendant Titov.

Les grandes manoeuvres commençaient seulement. Entre la “ Fête de l'Humanité ” et la vente du C.N.E., il travaillait à son coup de maître : le récital. Pour attirer le gros public, tout le public, et surtout celui qu'il n'avait pas encore dans sa manche, une publicité tapageuse s'imposait. Les staliniens, c'est bien, mais les autres, ça compte.

Une avalanche d'affiches, larges comme des cadillacs, s'abattit sur Paris. Le sourire satisfait de l'artiste s'y étalait voluptueusement, à la façon d'un zeste sur un Martini-Dry. Les interviews se multiplièrent : “ Le Journal du Dimanche ”, “ Paris-Match ”, “ Candide ”. Des extraits ? En voici : “ J'ai de l'argent, bien sûr, et après ? Je ne vois pas pourquoi un Ministre des Finances ne serait pas anarchiste (1) ”, “ On m'a insulté sur une plage parce que j'avais, paraît-il, acheté une maison de quarante-deux millions en Bretagne. J'ai aussitôt précisé quarante-deux millions de nouveaux francs ”. “ Je n'aime pas la voiture. J'ai une Jaguar ”, “ Je suis optimiste quand ma voiture me permet d'être en quatre heures au bord de la mer... ” (2), “ Je voudrais que la chanson soit débarassée de toute cette merdaille, tous ceux qui en font pour gagner de l'argent avec ! ”

(1) Je cite de mémoire.

(2) Qui va piano va sano...

Des propos de concierge ? Au choix : “ Pour moi l'Anarchie n'est pas une position politique, mais un état d'âme... ”, “ ... d'ailleurs j'ai cessé de m'intéresser aux anarchistes quand j'ai appris qu'ils avaient fondé une Fédération (1) ”, “ Je n'ai pas le mysticisme des bigots mais, selon moi, Dieu existe, sans discussion ”, “ Je connais des artistes qui se donnent des allures d'artistes, et qui sont des bourgeois ”. Et nous, donc !

(1) Je cite de mémoire.

Au passage, on peut toujours montrer du goût pour la démagogie : Question : “ Pensez-vous que la France soit le pays de la Liberté ? Réponse : “ Allez au Portugal, vous verrez ! ”. Voilà pour le sottisier.

Venons-en au Récital. Je m'y suis rendu un triste soir de novembre, sans grande envie, sans trop de répugnance non plus, et la bourse légère : j'avais des places gratuites. Comme tout un chacun, bon public en diable, j'ai consulté le programme en attendant que le rideau se lève. Paul Guimard, grand ami de Jacques Laurent et Roger Nimier (les intellectuels de l'Algérie Française polissonne et mondaine) y parlait du “ Grand Ferré ” et du “ Petit Larousse ”, annexait André Breton, qui s'enthousiasma à juste titre

p.72

pour l'auteur de l'Amour au temps ou celui-ci avait du talent, et concluait par une attaque des “ hordes étrangères confédérées sous les bannières sauvages du Rock et du Cha-cha-cha ”. Toujours les Mongols !

Puis, les trois coups résonnèrent. Dans un cône de lumière venant des cintres, Ferré s'avança à pas lents, ému comme une Star au soir de son sixième mariage, et sinistre comme une hirondelle qui saurait qu'elle ne fait pas le Printemps.

Que dire de l'ensemble de son répertoire, si ce n'est que l'inspiration paraît l'avoir quitté sans espoir de retour. Les astuces de chansonnier du genre “ a Cannes-lifourchons ” y abondent, tandis que de grossiers à-peu-près et de pauvres calembours voisinent avec des plaisanteries bien grasses sur les fesses de B.B. À d'autre moments, les poèmes (sic) d'Aragon viennent se prélasser sur les genoux des militants en goguette qui garnissent un bon tiers de la salle, les chrétiens-pas-bégueules trouvant aussi pitance avec ravissement ; par exemple :

“ Comme un Jésus sur son calvaire

t'as beau gueuler, y t'f'ront bien taire... ”

ou encore :

“ mais quand il se fait tard

le soir à Vaugirard

Y'a des chevaux qui crient

Je vous salue, Marie ”.

La déperdition totale des moyens qui furent les siens est particulièrement sensible dans ses nouvelles chansons sur l'Amour. Que Ferré en soit aujourd'hui à déclamer des platitudes de ce genre :

“ L'Amour, c'est comme un toutou

qui fait les yeux doux... ”

Voilà qui en dit long sur ses véritables qualités poétiques.

Et quand il chante, enfin, la seule chanson valable de son actuel répertoire “ Thank you Satan ”, il la présente ainsi : “ Une chanson sur le Diable, Mon Dieu, ça change ”, puis il l'assassine aussitôt par la dernière oeuvre inscrite à son programme, “ Y'en a marre ”, couplet démagogique au possible se terminant par ces vers (1) :

(1) Je cite de mémoire.

“ ... mais p't'être qu'un jour le crucifié

lach'ra ses clous et ses épines

sa rédemption et tout l'bazar

et viendra gueuler dans nos ruines ! ”

Nous touchons au fond. Ou presque. Car j'ai gardé pour la bonne bouche la mise en scène dont il entoure une chanson nommée “ La Gueuse ”. Pendant que Ferré s'exécute, Madeleine, sa femme, apparaît costumée en Marianne et tricotant un drapeau tricolore. Cette vision, digne de Paul Déroulède et du théâtre aux armées, nous indique clairement jusqu'où Ferré peut aller sur le chemin de la complaisance.

Un nouvel athlète complet de la chanson nous est donc né, qui séduit à la fois la Baronne et sa bonne, dont les airs sont fredonnés au salon comme à l'office, et que l'ouvrier loue comme le bourgeois sa place. Halleluyah !
Alain JOUBERT.

Parole d'Honneur

Après que Roger Garaudy et Jean-Paul Sartre, les deux serre-livres du marxisme ambiant, se soient empoignés sur la Dialectique en un débat aussi pesant pour l'esprit qu'une pomme de terre mal cuite pour l'estomac, le Centre d'Etudes et de Recherches Marxistes, ne reculant devant aucun sacrifice, a cru devoir offrir à ses habitués une conférence sur “ l'itinéraire de Lautréamont ”.

M. Jean Marcenac officiant, nous décidâmes de lui faire comprendre combien toute tentative d'annexion de Ducasse au profit de la “ culture ” stalinienne ne saurait aller sans quelques déboires.

Une salle bien garnie de la Mutualité

p.73

devait servir de support à l'opération. Les gais militants qui composaient l'assistance faisaient circuler la plus récente édition des Poèmes Politiques d'Eluard tandis que des membres des Jeunesses Communistes distribuaient force tracts et moult brochures. Nous parvînmes néanmoins à trouver place çà et là, et attendîmes le quatrième top.

Il nous fût donné par Guy Besse qui ouvrit la séance. Un triste brouet, où se mêlaient inextricablement citations de Lautréamont et propos du danseur mondain Marcenac, s'échappait à peine de ses lèvres que les cris répétés de “ Qui parle ? ” retentirent aussitôt. Avec un sens de la répartie qui en dit long sur son agilité mentale, M. Besse répondit : “ Mais... le président ! ” et tenta d'enchaîner. Un nouveau tumulte l'obligea à passer rapidement la parole à Marcenac, qui ne put à son tour prononcer plus de trois mots sans être interrompu, sa qualification en ce qui concerne Lautréamont étant fortement mise en doute par nos soins.

Les gais militants de tout à l'heure, qui prenaient d'instant en instant des allures de petites frappes avinées, commencèrent à réclamer nos têtes en nous traitant de “ fascistes ”, formule toujours piquante à entendre quand elle vient des résidus de l'hitléro-stalinisme.

Cependant, nous organisâmes durant près de trente minutes un tel chahut, ponctué de violentes interventions à l'adresse des officiels, d'âpres discussions avec les auditeurs supposés et de quelques escarmouches dues à un service d'ordre qui nous menaçait de passage à tabac et autres babioles (on tenta d'assommer l'un d'entre nous à coups de chaise), que Marcenac au comble de l'exaspération, vendit rageusement la mèche : “ Si les Surréalistes manifestent ce soir, dit-il, c'est parce qu'ils savent que nous allons démystifier Lautréamont ! ”.

Voilà. Isidore Ducasse “ pré-marxiste ”, au sens stalinien du terme, c'est “ la poésie sera faite pour tous ” au lieu de “ la poésie sera faite par tous ”. Cette forme très particulière de l'escroquerie intellectuelle qui spécule sur l'ignorance d'une pensée pour en décaler la signification véritable est par trop sordide pour que nous rations la moindre occasion de démasquer les faussaires qui la pratiquent. La soirée du 13 mars nous aura permis de le faire, en dépit d'une clique au front buté devant laquelle nous dûmes finalement céder la place (1)

(1) Nous tenons à rendre hommage aux jeunes animateurs de la revue “ Dissidence ” qui n'hésitèrent pas à se joindre à nous.

Dans “ l'Humanité ” du 15, on pouvait lire à propos de cette réunion : “ la preuve fut faite promptement (sic) que les démocrates savent plus que jamais défendre le droit d'expression qu'ils ont chèrement conquis ”.

En tant que Révolutionnaires, nous laisserons aux “ démocrates ” de Moscou la pleine responsabilité de cette phrase.
A. J.

Le Monde à l'Envers

1. Les mains chaussées,

Les jambes en l'air,

Les humains marchent.

2. Le soleil et la lune par terre,

Les maisons au ciel

Et dans les airs la guerre.

3. Camarade, comme tu pèses !

- Hue ! bourrique, ou je te crève

Puisque le cavalier c'est moi.

4. Le malade est au plus mal :

Je prescris quatre ruades

Et un bon coup de bâton.

5. Toi, brute, tiens-toi tranquille

Je te ferre

Et quatre clous je t'enfonce.

6. C'est à mourir de rire,

Les hommes que nous pêchons :

En chemise et en caleçon.

7. Voyez souris et chat :

Comme la première sait

Où le bât la blesse.

8. Prends ce cadeau, ma petite chatte

Diras-tu que je ne t'aime plus

Et que je suis très méchante ?

9. Donne la patte, perroquet !

Reste bien enfermé,

Regarde-moi manger.

10. Aïe ! que je me mouille.

Si ça continue,

Je ne ferai pas de vieux os.

11. Que la viande soit tendre,

Ou je te romps les côtes,

Les joues et les molaires !

12. Préparez votre panier :

Une livre de bonne viande,

Ce n'est pas à dédaigner.

13. Pas de quoi faire le fier

Quand le tambour m'attelle à lui :

On va me crever le cul.

14. Allons, saute, bélître !

Ou ce coup de bâton, pitre,

Mettra fin à ta vie.

15. Hue ! Pour labourer la terre,

Rien ne vaut ces humains

Qui sont si malins.

16. Qu'ils prennent les ciseaux

Et les chiens te tondront,

Que ça te plaise ou non.

17. Bonne chasse aux poulets :

En guise d'anchois,

Jusqu'à des petits pains au lait.

18. Rôtis-moi bien, camarade,

Je commence à avoir si chaud

Que je me brûle les pattes.

19. Ah ! mon Dieu ! je vais mourir ;

Deux troncs d'arbre échappés du désert

Sont en train de me scier.

20. Je te donne la mort, cochon

Pour avoir ton jambon

Dont je me régalerai.

21. Demain, il sera meilleur.

On le mettra au four :

Il sera rôti sur l'heure.

22. Il ne faut, âne de malheur,

Ni te plaindre, ni te fâcher

Qu'on te fasse tant d'honneur.

23. Ils vont me briser les côtes,

Ces barbares, en me chargeant

D'une telle chaise.

24. Allons, lève les jambes

Et fais des pirouettes

Pour amuser les gens.

25. Le chien dort dans le lit

Et l'homme, tout à son aise,

Se prélasse dans la niche.

26. Que l'eau est chaude, sapristi !

Je vais me brûler la peau.

Madame, attention !

27. Monsieur le Curé, qui est le Christ ?

Récitez votre leçon ou sinon

Je vous casse le baptême.

28. Il donne l'omelette à son maître

Et, accoudé à la table,

Il mange ce qui reste.

29. Plus vite, canasson,

Ou je te romps le sternum

D'un coup de fouet.

30. Allons, attaque, Zapata !

Ta tête ressemble

À celle d'un rat.

31. Enfin, mon heure est arrivée ;

Maintenant, c'est moi qui tue la mort,

Cette très méchante dame.

32. Toute l'huile que je dépense,

Jésus ! Je me demande

S'il ne vaut pas mieux le rôtir.

33. Les écoliers battent leur maître

À coups de poing, à coups de fouet,

Et récitent le Pater Noster.

34. Les bottes cirées,

Et sans ronchonner !

C'est mon tour de commander.

35. Ce couteau ne vaut rien :

Il faut que je l'aiguise

Pour te couper le cou.

36. Tel est le sort du mari :

Il file la laine

Pendant qu'elle bat le fer.

37. L'oiseau chasseur :

Une balle dans le dos,

Le chassé tué.

38. Ça, c'est la mort du boeuf :

Quand nous, taureaux, nous commandons,

Ni Dieu ni Diable n'y peut plus rien.

39. Tu es vraiment dur de la feuille :

J'ai beau te sonner,

Tu ne fais pas venir les femmes.

40. J'ai laissé tomber un papier.

Cherche vite sur le sol

S'il ne se trouve pas dans un coin.

41. Le chien chasse le lièvre

Et l'homme sert de lévrier

Pour ramener le gibier.

42. Tu es puni :

Rien à manger,

Pas une bouchée.

43. Cet âne Sybarite

Est un monsieur satisfait

Qui prend le temps de digérer.

44. Diable ! s'il m'assène

Encore un coup pareil,

Je resterai sous sa loi.

45. Le chien punit son maître :

Il le tire par les cheveux

Et lui flanque un coup de bâton.

46. La femme donne des coups

A son mari à genoux

Qui ne sait plus où il est.

47. Voyez ces voleuses colombes

Qui dévalisent les hommes

Grâce à leur minois trompeur.

48. Voilà un homme chargé !

Le roublard emporte

Le diable sur ses épaules.

(Adapté de l'espagnol.)

p.75

En souscription :

HOMMAGE A

Natalia Sedova-Trotsky

Marguerite Bonnet, André Breton, Isaac Deutscher, Pierre Frank, Joseph Hansen, Livio Maïtan, Pierre Naville, Laurette Orfila, Michel Raptis, Alfred Rosmer, Laurent Schwartz, Jacques Weber, Sara Weber.

Léon Trotsky NOTES POUR UN PORTRAIT

Natalia Sedova-Trotsky L'ASSASSINAT DE COYOACAN

Un vol. in-16 jésus, 80 pages, 9 reproductions photo, couverture rempliée.

(spécifier : Hommage à Natalia Trotsky)

Prix : 10 NF

On souscrit à

Les Lettres Nouvelles : 30, rue de l'Université - Paris (7e)

C.C.P. Paris 95 74-63

Ce volume ne sera pas mis dans le commerce

p.76

Vient de paraître :

Isidore Ducasse

Comte de Lautréamont

POÉSIES

Première édition commentée par Georges Goldfayn et Gérard Legrand

Alors que Les Chants de Maldoror, en raison même de leur “ infernale grandeur ”, demeurent immédiatement accessibles à quiconque s'éprend de la poésie, le second ouvrage de Lautréamont garde tous les prestiges d'un testament hermétique et ambigu. Déjà ce titre : Poésies, donné à une plaquette en prose, ajoute un défi particulier à celui que les textes opposent à l'analyse critique et aux méthodes traditionnelles de l'interprétation.

Plus qu'à la recherche des sources, les auteurs de la présente édition se sont appliqués à résoudre le problème des affinités qui unissent les six Chants aux deux courts fascicules, d'aspect désordonné, qui leur firent suite voici bientôt un siècle. Moralement, le contraste flagrant des deux ouvrages n'a pas besoin de justification. Mais il est apparu qu'un lien dialectique, surmontant ce contraste, permettait de manier Poésies comme un révélateur qui, appliqué à l'épopée maldororienne, en indiquait, dans ses lignes principales, la signification latente, tout en y puisant la sienne, généralement méconnue.

À ce titre, cette édition commentée, avec les études qui la complètent et en rassemblent les données essentielles - de la figure d'Elohim au problème de la mort, et de l'examen des moralistes classiques à l'amorçage d'une esthétique transcendantale - rend à Poésies sa place, aussi importante pour l'histoire des plus hautes opérations de l'esprit que celle de Maldoror.

Participant à l'activité du Surréalisme depuis nombre d'années, les auteurs n'ont pas perdu de vue que l'exégèse du passé doit être faite en vue des constructions de l'avenir : le mythe surréaliste en formation ne s'est jamais reconnu de garant plus exemplaire que celui qui écrivait à Verbroeckhoven : “ ... la morale de la fin n'est pas encore faite. ” (23 octobre 1869).

LE TERRAIN VAGUE

23-25, rue du Cherche-Midi, Paris (6e)

p.77

Pour paraître en mai :

Alfred Kubin

L'AUTRE COTÉ

(traduction Robert Valançay)

Sous presse

Francis Courtade

FRITZ LANG

Georges Annenkof

MAX OPHULS

Georges de Coulteray

LE SADISME AU CINÉMA

Jean-Claude Romer

LES VAMPIRES AU CINÉMA

le terrain vague

23-25, RUE DU CHERCHE MIDI, PARIS 6 e

p.78

La Tour de Feu

Revue internationaliste de création poétique

n° 73 - printemps 1962

LES TROIS SACREMENTS DU POETE

“ Après avoir tenté dans ses précédents cahiers de démystifier Antonin Artaud, la Tour de Feu, avec une joyeuse inconséquence, instaure de nouveaux sacrements pour le poète sous le signe d'une hérésie permanente. ”

Jean FOLLAIN   Adrian MIATLEV

Fernand TOURRET   Pierre CHABERT

Jean-Paul SAMSON   Jean-Michel HORNUS

Edmond HUMEAU   Pierre BOUJUT

L'exemplaire : 5 NF

Pierre BOUJUT

Jarnac - Charente

C.C.P. 513.99 - Bordeaux

VERITE ET LIBERTE

(Cahiers d'Information sur la Guerre d'Algérie)

Comité de Rédaction : Robert BARRAT, Michel CROUZET, Jacques PANIGEL, Paul THIBAUD, Pierre VIDAL-NACQUET.

VERITE ET LIBERTE

ne se trouve pas dans les kiosques

Abonnement ordinaire ....   15 N.F.

Pli fermé étranger ....   20 N.F.

Soutien ....   50 N.F.

Mlle ELISSAGARAY : 152, rue de Rennes - C.C.P. Paris 12-936-39

p.79

COLLECTION LE CABINET FANTASTIQUE

Parus :

Claude Nicolas Ledoux Monsu Desiderio

A paraître :

Aubrey Beardsley

ÉDITIONS DU MINOTAURE

55, rue Cortambert - Paris 16e

Librairies Dépositaires de "La Brèche"

Librairie Pierre Béarn : 60, rue Monsieur-le-Prince, Paris.

Librairie 73 : 73, boulevard Saint-Michel, Paris.

La Joie de Lire : 40, rue Saint-Séverin, Paris.

Le Pont Traversé : 16, rue Saint-Séverin, Paris.

L'Escalier : 12, rue Monsieur-le-Prince, Paris.

Le Labyrinthe : 17, rue Cujas, Paris.

Librairie José Corti : 11, rue de Médicis, Paris.

Le Soleil dans la Tête : 10, rue de Vaugirard, Paris.

La Hune : 170, boulevard Saint-Germain, Paris.

Le Minotaure : 2, rue des Beaux-Arts, Paris.

Le Divan : Place Saint-Germain, Paris.

M.-P. Delatte : 133, rue de la Pompe, Paris.

Librairie de Paris : Place Clichy, Paris.

Librairie Laffitte : 156, La Canebière, Marseille.

Librairie Melisa : 3, avenue du Théâtre, Lausanne (Suisse).

Librairie Wittenborn et Cie : 1.018, Madison Avenue, New York 21, N.-Y.

(Les Libraires de France et de l'étranger désirant figurer sur cette liste sont priés de nous écrire.)

23-25, RUE DU CHERCHE-MIDI, PARIS 6e

Imprimerie Lienhart & Cie - Clamart


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