René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Vu , n° 275, 21 juin 1933 - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

  

SURRÉALISME

Peu d’écoles littéraires ou artistiques ont exprimé leurs tendances avec une violence aussi délibérée que les surréalistes, anciens animateurs, pour la plupart du mouvement dadaïste. Leurs manifestations et leurs manifestes, leurs revues, leurs expositions, leurs films ont provoqué l’enthousiasme, la colère, l’ironie. Cependant d’éminents critiques, et non parmi les moins graves, ont signalé l’importance spirituelle d’une doctrine qui annexe le rêve et le subconscient au domaine de l’art. À l’occasion de l’exposition d' " objets surréalistes " qui vient d’avoir lieu, VU a demandé à René Crevel d’exposer à ses lecteurs les intentions poétiques et plastiques de ces oeuvres qui sont les dernières en date des principaux représentants de l’école à laquelle il appartient lui-même.

 

" La nécessité, selon Hegel, n’est aveugle que tant qu’elle n’est pas connue. " Contre l’aveuglement, pour la connaissance, si le XVIIIe siècle a eu les Encyclopédistes, le XXe a les surréalistes qui foncent droit sur ce que la vie leur oppose d’obscurité, d’obscurantisme.

Depuis dix-sept ans, l’élan subversif et créateur a traversé, sans s’y enliser, bien des champs de recherches particulières mais il n’est pas près de tourner en eau de boudin esthétique, comme en ont témoigné et en témoignent encore, coup sur coup, deux expositions, la semaine dernière l’exposition surréaliste qui réunissait des sculptures, objets, peintures, dessins d’Arp, André Breton, Salvador Dali, Marcel Duchamp, Paul Éluard, Marie-Berthe Ernst, Max Ernst, Alberto Giacometti, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Valentine Hugo, Marcel Jean, René Magritte, Joan Miro, Man Ray, Yves Tanguy, Tutudjan et, cette semaine, l’exposition de Salvador Dali.

À l’exposition surréaliste, tout ce qui, d’ordinaire, apparaît décoloré par l’asservissement au superficiel, la résignation au réalisme : un pain, une chaise, des épis de maïs, des serviettes de table, un verre, des couteaux, un croûton, des gants tendus sur des mains de bois, des dés à jouer, un métronome, un encrier de bronze reproduisant les personnages stéréotypés de L’Angélus de Millet, tout cela s’animait, élaborait des rêves diurnes, multipliait, précisait, concrétait les correspondances que, du jardin de la perception, Baudelaire entrevit sans leur donner des contenants aux contours objectifs. Grâce au surréalisme, il n’y a plus de cloisons étanches entre les choses et leurs reflets dans l’homme, les idées ; plus de cloisons étanches entre le monde extérieur et le monde intérieur. Un pont de mouvantes images fait la navette du sujet à l’objet, permet au premier de transformer le second et vice versa.

En tout temps, en tout lieu, le surréalisme sait trouver son laboratoire où métamorphoser, toutes portes ouvertes, en réalité vivante, en réalité vécue cette injonction de Lautréamont : " La poésie doit être faite par tous et non par un. "

 

 

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