René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Paris, N.R.F., collection. " Les sculpteurs nouveaux ", 1930.
- L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

RENÉE SINTENIS

 

Pédante, phtisique et corsetée, la Pompadour avait jeté un mauvais sort à l’Europe.

Depuis le XVIIIe siècle, par la faute de cette pimbêche, de la Sibérie à l’extrême pointe du Finistère, pas une main droite dont le petit doigt ne s’esbignât, poseur recroquevillé, tortillonné chaque fois qu’il s’agissait d’approcher d’une bouche un verre, une tasse.

Et voilà pourquoi, il y avait si loin de la coupe aux lèvres.

Même les plaines du Nord, ces géantes qu’on avait pourtant mille raisons de croire soumises au vent, ne rêvaient que brimborions, colifichets. Potsdam oubliait son lac, ses simples arbres. Le plâtre s’accrochait en guirlandes aux murs de Sans-Souci.

Perspectives truquées, ruines d’apparat, salmigondis de gondoles, raclures de sérénades, tronçons de torticolis, ce méli-mélo de mignardises devait bien finir par révolter les ménades que les menus menuets ne mèneront plus. Les grands gars septentrionaux gênés aux entournures se sont mis nus.

Que l’agonie des arbres attriste les cités grelottantes qui ont froid aux yeux et jusque sous les bras, Berlin n’est pas de ces midinettes épilées.

Douce fourrure végétale, son Tiergarten moutonne, frémit. Au soleil d’avril, fond la glace dernière pudeur de l’hiver. Une longue jeune femme s’est baissée pour mieux entendre battre le grand coeur souterrain. Promeneuse des aubes claires, Mme Renée Sintenis, à franches, à pleines mains, va ravir au sol de quoi modeler un nouvel Adam.

Les doigts sculpteurs le feront digne du jour tout neuf, dédaigneux de la rhétorique, solide sur de longues jambes qui n’iront point s’égarer dans les méandres du péché originel.

Le serpent ne l’arrêtera, non plus que la tentation du fruit défendu. Bien campé, avec des pattes que la jeunesse fait joliment pataudes, il a des muscles qui dispensent de crises morales. Donc, tant pis, pour les pommes cul-de-jatte et les divers exemplaires de la gent rampante, des vrais cheveux sur la soupe. Mme Renée Sintenis ne veut point de son Adam faire un damné. Athlète au corps simple, il méprisera les produits des trop savants espaliers et n’aimera guère, non plus, le bouillon gras aux chichis mécaniques.

S’il a faim, il croquera son poing.

Il sait qu’il lui en repoussera un plus fort.

S’il a soif, il boira un grand coup d’air acidulé.

Son argile que le mouvement, de minute en minute, a durcie, maintenant invulnérable ne craint ni les pointes ni les piques des beaux esprits.

Le langage des critiques d’art lui donne le fou rire, à cet indomptable.

Alors, contremaîtres des grandes usines à juger, ventriloques de la pensée, ô vous dont le fausset voudrait contrefaire, couvrir la profonde voix mystérieuse, on ne sait d’où venue, raisonneurs à froid, docteur ès discussions, la paix avec votre baragouin technique, vos petites histoires corporatives, articles, discours, à propos de bottes, music-hall, sport, foire aux puces, jeux de sexes.

Gargarisez-vous de termes quintessenciés, de qualificatifs ésotériques.

Mme Renée Sintenis que n’ont point troublée tant d’architectures dans le vide, ne va point chercher midi à quatorze heures.

Elle demande au boxeur de boxer et le boxeur boxe, comme boxe le colosse et placide Schmeling, de toutes ses forces, de toute son innocence.

L’Innocence.

Voilà enfin le mot lâché.

Oui, l’innocence, le beau secret perdu, le miroir aux miracles, où, de se regarder, l’Adam boxeur se verra Orphée. Le moindre de ses gestes est une chanson. Le chantre autochtone, l’harmonieux jailli de la terre nordique, sans se donner même la peine d’ouvrir la bouche, entraînera dans sa danse les petits des animaux. Et ce ne sera point une pavane pour une infante défunte. Les jolies cabrioles nieront la mort. La cachucha jettera tous les membres juvéniles en défi à la morgue administrative, aux hiérarchies pincées, à la vanité humaine, à l’ennui de la soi-disant civilisation.

Nul grade, nul honneur dorénavant, n’excuseront les jarrets raidis, les hanches soudées.

N-i. Ni. Fini le règne des mal bigornés.

Plus de boiteux, plus de bossus, plus de borgnes, plus de manchots.

Une femme respecte le bonheur.

Le faune qu’elle a pétri, s’ébroue.

Bien fait pour le sempiternel, traditionnel masochisme promu à la dignité d’instinct. L’univers, saoul, joyeux comme un bébé nègre ne parle plus d’économiser ses forces. Il s’en donne. Encore un verre d’oxygène. Ce sera plus beau que le Châtelet de nos cinq ans, plus incroyable que la scène du Moulin-Rouge, quand le métis mauve, l’unijambiste, qui oublie de s’apitoyer sur son malheureux sort, soudain commence à pivoter et son pilon centre d’un cercle illimité, tourne, tourne, supérieur en extase à ses frères et soeurs bipèdes.

Alors, qu’un éléphanteau se réjouisse d’autant plus, d’autant mieux de ses quatre pattes, et puisqu’il porte le pantalon des gars du milieu, très évasé dans le bas qu’il fasse à lui tout seul un couple danseur de java.

Mme Renée Sintenis lui a donné de belles oreilles végétales, largement épanouies, qui n’entendront jamais les colères des cornacs.

Vive donc le bal musette.

Décidément c’est jour de fête.

Nul n’osera parler de brancard aux petits des chevaux, ni de laisse aux bébés chiens.

Il naquit un poulain sous des feuilles de bronze, a écrit le poète Saint-Léger Léger.

Au Tiergarten berlinois, la végétation n’a pas le temps de se métalliphier.

Mais l’oriental airain, trop pesant pour qu’on songe à l’accrocher aux branches des transparences nordiques, c’est de lui, que, par juste réciprocité jailliront les poneys chevelus, quand la Terre durcie, ne voudra plus rien donner d’elle.

Bel hiver, ici, craquant de neige, de gel, ailleurs, un encens fétide asphyxie les villes. De toutes, pas une autre qui triomphe du brouillard, de la fumée.

Pourtant, il y a villes et villes.

Les villes qui… les villes que…

Les gothiques et qui ne l’oublieront jamais, deux doigts de leurs mains à mitaines ogivales, toujours levés au ciel, sous prétexte de cathédrales, les bourgeoises fières de leurs immeubles néo-Louis XVI et des salons où des amours repus, fessus, ventrus, pansus, cossus, dodus, joufflus, de tout le plâtre de leurs yeux ronds, contemplent le mimosa mimosant et les palmiers que des rubans fleurissent, pavoisent aux couleurs de la maîtresse de maison. Il y a encore les villes courtisanes — pour être poli — amoureuses des bruns excessifs, un foulard écarlate autour du cou, une lanterne rouge en guise de drapeau, les pieds à la torture dans des souliers mordorés avec application de serpent et à talons trop hauts. Celles-là font de l’oeil, avec n’importe quel bec de gaz et la moindre enseigne d’hôtel meublé, ce dont rougissent les rococos, plus incroyables que les reines des jeux de cartes suisses qu’on passe en fraude à la douane. Les villes au passé sombre, tâchent d’inspirer confiance par un embonpoint bonhomme. Quant aux sadiques, elles sont toujours prêtes au jeu de la cour d’assises et de la guillotine. Il y a encore les villes femmes, nourries de plumes d’autruche, ivres de cocktails à l’eau de Cologne, les villes jeunes filles, au bord des fleuves qui ne servent à rien, les villes hommes, avec boutiques de cravates, raquettes en trophées, clubs pour dieux adolescents.

Toutes, dès l’automne, se rident, se talent.

Malgré les bains à l’eau de pluie, les voilettes de brunes, les maquillages d’affiches lumineuses, un coup de vent et une fraîcheur se métamorphose en teint de brique.

Dès le premier froid, s’écaillent les façades.

Ainsi, Oxford la sportive au regard limpide, prête à troquer la science de tous les continents et de tous les âges contre une bouteille d’old Port corsé d’épices, Oxford, pourtant au vert parmi les prairies, a beau essayer de la bonne humeur, on ne peut tout de même plus la prendre pour une pucelle.

Les plaies des pierres affirment que le salpêtre c’est la syphilis des murs.

La nature dans ses trois règnes, s’avoue vulnérable. Créatures et cités craignent plus encore l’agonie que la mort. Vivre veut dire qu’on oublie l’une et l’autre.

Parce que les palais pourrissent au bord des flots, hantés par des histoires de lagunes et de miasmes, un vieil ouvrier, décoré, lui-même, de ce que nos ancêtres appelaient la croix de Malte de l’Amour, demande au concierge de l’hôpital, à quel pavillon il faut s’adresser " pour les maladies vénitiennes ".

Mais la fièvre adriatique s’épanouit au soleil méditerranéen. À nous les fines fleurs de civilisation qui ne peuvent manquer de donner des fruits. Le verger des élégies millénaires, le potager des parchemins grecs, des épopées latines, après vingt siècles ne sont pas dévastés. Même les plus beaux appétits savent encore y trouver de quoi se repaître. Jusqu’à l’indigestion. Or, voici que soudain, les rats de bibliothèque ont mal au ventre, à la tête. Ils ne veulent plus rien savoir et refusent même un grog à l’encre servi très chaud. Que va donc bien pouvoir grignoter maintenant cette humanité rongeuse qui déserte les musées, où elle allait, gratis, se réchauffer et refaire son joli teint de papier mâché par une cure de sandwichs à la poussière ?

C’est l’appel du Nord, mes agneaux.

Du Nord vers quoi vous mèneront des beaux rapides à noms d’étoile.

À Berlin, les canaux gèlent en liberté.

Quant à la Sprée, nul n’en dit du mal, bien que les absents aient toujours tort et qu’on ne sache guère où a bien pu passer cette rivière, si joliment affublée d’une syllabe valseuse.

Poulains d’hiver, poulains de bronze, aussi joyeux que vos frères d’été, les poulains de terre, dansez avec ces petits garçons nus comme des faons qui viennent de naître, plus innocents que des biches et plus agiles que l’antilope.

Toute la faune de Renée Sintenis sourit parce que le gel a des yeux mauves très pâles, une grande mèche blanche à force d’être blonde qui lui barre le front. Et aussi, ça sent bon la violette comme avant la neige.

Alors les animaux du Zoo, et même, dans cet aquarium si cher à Huysmans, les crocodiles, pourtant rois d’un entresol feutré d’un parfum de pain chaud et de corps après l’amour, tous se mettent à envier leurs frères de métaux et d’argile, prêts à une course folle, dont l’élan, par nulle grille ne sera brisée.

La plaine septentrionale, la géante, à jamais dédaigneuse des caprices tarabiscotés ne contredit plus à la voix du vent.

Et le vent, à la gloire d’une cité très continentale a ressuscité les vagues dans la plus belle des piscines, s’enroule, écharpe autour des épaules de Mme Renée Sintenis et joue à la balle avec ses griffons.

Les galeries couvertes, à Milan, mieux que le Dôme et la fresque trop célèbre, nous aident à comprendre pourquoi Stendhal voulut l’épitaphe :

 

ARIGHO BEYLE MILANESE

Ainsi, le joli remue-ménage d’animaux et d’adolescents échappés des doigts de Renée Sintenis, à force de jouer aux quatre coins, de bondir, dociles aux quatre vents de l’esprit, quatre à quatre aux quatre points cardinaux, prouvent l’actuelle jeunesse de Berlin.

Leysin, août 1929.

 

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