René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Messages d’Orient (Alexandrie), avril 1926 - Détours, Pauvert, 1985.)

POUR LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT

Terre arable du songe

Saint John Perse

Dans la première de ses lettres sur la Crise de l’esprit, Paul Valéry constate : " l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions de son esprit. " Or cette méfiance, il serait d’une indulgence à la vérité par trop facile, de lui réserver le seul nom d’espoir qui, s’il la désigne dans ce qu’elle a de plus innocent, ne saurait convenir à ses autres aspects. C’est que la lutte de l’individu contre les nécessités de l’intelligence n’est pas un fait simple et la gamme se révèle infiniment variée de sournoiseries et de manigances qui prennent tour à tour argument de la tradition, de la logique, de la raison, de la science.

Et certes, s’il n’est guère difficile de reconnaître quelque naïveté touchante à cette foi que le monde occidental a mise depuis un siècle dans les découvertes et les combinaisons d’une soi-disant civilisation mécanique, ce n’est que par de piètres jeux de mots, par des abus de confiance que put être supposé quelque rapport entre les progrès du confortable quotidien et la marche de l’esprit. La joie tirée de l’amélioration matérielle ne fut, somme toute, que la grimace d’une digestion, que l’extase des estomacs repus. La science n’était si souvent invoquée que parce que l’être en elle ne voyait d’autres fins que ses aises propres. Grâce au meilleur agencement, croyait-il, il lui serait moins dur de s’opposer aux prévisions de son esprit. Ainsi furent inventées les idoles relatives, ainsi fut-il parlé d’une soumission aux faits. L’individu feignait l’humilité alors qu’il ne songeait qu’au plus égoïste triomphe. Il invoquait la sagesse, parlait sans rire de sa raison, parce qu’il avait peur du plein air, de la pleine mer.

La première pierre de l’édifice positiviste avait été le " je pense, donc je suis ", de Descartes. À la lumière de cette déclaration aussi abusive qu’individualiste et durant près de trois siècles acceptée comme un trait génial, tout fut éclairé selon le bon vouloir des volontés particulières. Une telle formule, et mille de cette farine, entassées l’une sur l’autre, si elle cachait à l’être les prévisions d’un esprit dont il se méfiait, lui dérobait aussi sa projection surnaturelle. L’Occident, confiné dans les plus faciles des réalités exploitables, ne voyait plus rien des magnifiques évasions des avenues sans bornes qui donnent à l’homme la notion de sa grandeur. Ceux qui n’avaient pas voulu être dupés, se trouvaient en fait, condamnés à la faillite de ce qu’ils avaient cru la sagesse et devaient se détourner pour chercher ailleurs, à l’Est, leur salut, vers ces pays, vers ces îles désintéressées, ces ciels de poésie dont le souvenir faisait écrire au poète Saint John Perse :

" Et le soleil n’est pas nommé mais sa puissance est parmi nous "

Ainsi, à tant de froide précision qui avait si longtemps symbolisé l’Occident, l’Occident lui-même se mettait à préférer ce que le poète Saint John Perse appelle la " terre arable du songe " et qui, aux yeux de l’Occident, était la terre même d’Orient. Les frontières que l’homme d’Europe et l’homme d’Amérique s’étaient assignées ne pouvaient plus les contenir. La notion cartésienne de la personnalité apparut trop étroite. Les remparts ne défendaient plus mais condamnaient à l’étouffement. Ainsi, le succès d’un Proust ne fut peut-être dû qu’à l’élément oriental de son œuvre, à son inquiétude juive. D’autres aussi bien, sinon mieux que lui, avaient réussi la peinture d’une société qui d’ailleurs ne nous intéressait que médiocrement par son snobisme, par ses petites histoires. Mais la dissociation qu’il entreprenait à chaque phrase des êtres, ses personnages, semblait supérieure à la plus subtile analyse, puisque le lecteur, dans toutes les ruptures d’équilibre, dans tous les désordres du livre, se reconnaissait.

André Breton, dans le Manifeste du surréalisme rend grâce à Freud d’avoir accordé au songe toute sa valeur psychologique. Et certes, Freud ne fut si vivement attaqué par les partisans de l’ordre à tout prix, que parce qu’il ouvrait une porte dans le mur positiviste. Une porte ouverte pour les peureux est toujours un danger. Mais déjà l’Orient s’imposait aux jeunes par l’idée la plus simple sinon la plus juste qu’ils s’en faisaient : l’Orient était la terre même du surnaturel, du surréel.

Avec le poète Saint John Perse, revenu des pays du soleil levant, les hommes dévoués à l’esprit et qui n’acceptaient plus les hochets anecdotiques dont on voulait encore les amuser, s’interrogeaient : " aux idées pures du matin que savons-nous du songe notre aînesse ?"

Le songe, notre aînesse ? Avec notre raison, nos locomotives, nos grandes affiches peinturlurées sur les murs de nos villes grises, avec nos cheminées d’usines, nos illusions outrecuidantes, nous risquions de demeurer des cadets. Paul Valéry, inquiet, découvrait tout à coup que géographiquement l’Europe n’était qu’un cap de l’Asie. Mais comme l’Europe elle-même déjà ne se satisfaisait plus de son identité physique, des hommes avec plus d’insistance que Proust, que Freud, voulaient réviser la notion qu’ils avaient d’eux-mêmes. Leur individu terrestre éclatait dans sa peau.

Le comte Herman Keiserling n’écrivait-il pas :

" L’étonnement de mon enfance ne m’a jamais quitté il est seulement devenu plus profond. Jamais durant toute ma vie je ne me suis senti identique avec ma personne ; jamais je n’ai éprouvé que l’individu eut une valeur essentielle, que mon moi subît les contrecoups de mes apparences de mes états de mes actes successifs de ce que j’éprouvais et de ce qui m’arrivait. "

Un tel mouvement contre l’individualisme rationaliste si longtemps incontesté en Europe, poussa une jeune revue Les Cahiers du Mois à faire une enquête dont voici le questionnaire :

1°) Pensez-vous que l’Occident et l’Orient soient complètement impénétrables l’un à l’autre ou tout au moins que selon le mot de Maeterlink, il y ait dans le cerveau humain un lobe occidental et un lobe oriental qui ont toujours mutuellement paralysé leurs efforts ?

2°) Si nous sommes pénétrables à l’influence orientale, quels sont les truchements germaniques, slaves, asiatiques — par lesquels cette action vous semble devoir le plus profondément s’exercer sur la France ?

3°) Êtes-vous d’avis avec Henri Massis, que cette influence de l’Orient puisse constituer pour la pensée et les arts français un péril grave et qu’il serait urgent de combattre ?

Ou pensez-vous que la liquidation des influences méditerranéennes soit commencée et que nous puissions à l’exemple de l’Allemagne demander à la " connaissance de l’Est " un enrichissement ?

4°) Quel est le domaine arts, lettres, philosophie — dans lequel cette influence vous semble devoir donner des résultats particulièrement féconds ?

5°) Quelles sont à votre sentiment, les " valeurs occidentales " qui font la supériorité de l’Occident sur l’Orient ?

Ou quelles sont les fausses valeurs qui à votre avis rabaissent notre civilisation occidentale ?

Je n’ai pas la place pour résumer ici les quatre cents pages d’articles, de commentaires, de réponses qui suivirent cette enquête dont je n’ai reproduit le texte qu’afin de mieux montrer quelles questions se posent les hommes d’un Occident où tout est remis en cause.

De tout cela, ce qu’il importe de retenir, c’est que depuis l’entreprise de salut public que fit Dada, la sommeillante sagesse intellectuelle d’Europe n’est plus qu’un souvenir. L’esprit n’est pas en " crise " comme le croit Paul Valéry, mais l’esprit refuse de se laisser enchaîner. L’Orient est le merveilleux symbole auquel se rattachent les hommes d’Occident. Maurice Barrès, par exemple, après s’être condamné au nom d’on ne sait quelle peur ou quelle hygiène à des besognes politiquement réalistes, n’a-t-il point voué ses derniers désirs au Jardin sur l’Oronte. Mais le symbole sans cesse s’élargit. Les fouillis de bazar, les spectres dansants des fumées d’opium, l’esthétisme des officiers de marine ne sont plus ce qui nous tente à l’Est. Préoccupés de problèmes essentiels, les hommes d’Europe et d’Amérique qui assistent à la faillite des illusions paternelles, ne se proposent pas des divertissements. Celui qui veut se mettre en paix avec soi-même ne croit pas au secours des clôtures. Le succès d’un mouvement qui déborde la littérature, l’art, tel que le surréalisme, est fait justement de la liberté que l’esprit au nom de l’esprit réclame pour l’esprit. C’est parce qu’en Orient cette liberté fut respectée que nous tente aujourd’hui la connaissance de l’Est.

Appels de l’Orient ? Ce qui nous appelle n’est point le mirage d’une terre plus à droite ou plus à gauche. D’ailleurs géographiquement, comme le remarque M. Sylvain Lévi dans sa réponse aux Cahier du Mois, Orient, Occident " pris au pied de la lettre, sont absurdes depuis que la terre est devenue ronde ". La terre qui nous appelle est la " terre arable du songe ".

Peut-être notre esprit se leurre-t-il en s’obstinant sur cette voie, mais comme note André Breton, dès la seconde page de son Manifeste du surréalisme :

" Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y aurait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve en soi de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit ; assez aussi pour que je m’abandonne à elle, sans crainte de me tromper comme si l’on pouvait se tromper davantage ? Où commence-t-elle à devenir mauvaise, et où s’arrête la sécurité de l’esprit ? Pour l’esprit, la possibilité d 'errer n’est-elle pas plutôt la contingence du bien ? "

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