René Crevel, L'Esprit contre la Raison


The Little Review, vol. 12, no 2, mai 1929 - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

RÉPONSES A UN QUESTIONNAIRE

1. Qu’aimeriez-vous le plus faire, connaître, être ? (Si vous n’êtes pas satisfait.)

2. Pourquoi n’aimeriez-vous pas changer de place avec une autre personne ?

3. Qu’attendez-vous avec impatience ?

4. Que craignez-vous le plus de l’avenir ?

5. Quel fut le moment le plus heureux de votre vie ? Le plus malheureux ? (S’il vous importe de le raconter.)

6. Quel est selon vous le point faible de votre caractère ? Le point fort ? Qu’aimez-vous le plus en vous ? Le moins ?

7. Quelles choses aimez-vous vraiment ? Détestez-vous ? (Nature, personnes, idées, objets, etc.) Répondez en une phrase ou une page comme vous voulez.

8. Quelle est votre attitude envers l’art d’aujourd’hui ?

9. Quelle est votre vision du monde ? (Êtes-vous un être raisonnable dans un environnement raisonnable ?)

10. Pourquoi continuez-vous à vivre ?

 

 

 

Réponse de René Crevel

 

Je ne sais pas ce que j’aimerais le mieux faire, être, connaître. Faire, c’est être, et connaître c’est faire. Et toute la vie est un cercle… non pas un cercle magique, mais un cercle vicieux [en français dans le texte], comme nous disons en français. Mais dans ce cercle vicieux, il n’existe de place pour aucun vice.

Et parce que le temps n’est pas si simple, les choses, les hommes, les femmes, les chevaux, les chats, les chiens, les voitures du passé ne sont pas partis à jamais, mais poursuivent toujours leur course. Et si j’ai connu un jour de bonheur ou de malheur du fait de l’un d’eux, ces choses bonnes ou mauvaises (pour moi)… hommes, femmes, chevaux, chats, chiens, voitures peuvent être dans ma mémoire (et la mémoire est la vie) le contraire de ce qu’ils furent la première fois. Mais le problème de la vie ne réside pas dans le bonheur ou le malheur. Je ne m’aime ni ne me déteste. Mon travail, ce sont des pommes tombées d’un arbre (moi), mais je suis un arbre dépourvu d’âme ou, si vous voulez, mon âme ne se trouve pas dans mon corps. Mon âme préfère une autre maison. Aujourd’hui mon corps est à Pau et, là, il y a de vieilles dames anglaises avec des chapeaux vert et rose, et mon âme n’aime pas les vieilles dames anglaises avec des chapeaux vert et rose. Si vous voyez mon âme (peut-être est-elle encore dans la bonne ville de Paris avec tout ce que j’aime), posez-lui vos questions. Mais je pense qu’un pommier ne parle jamais de lui. Un homme qui parle de lui est un homme plein de trous. Il dit ce qu’il mettrait dans les trous. Dans mes trous, je ne veux rien.

 

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