René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Philosophies, n° 5, 1925 - Mon Corps et moi, Pauvert, 1979.)

 

PAMPHLET CONTRE MOI-MEME

ET QUELQUES AUTRES

 

A mes amis de Philosophies, les
Dogmatiques, pour leur prouver
qu’ils l’ont échappé belle.

R. C.

Pour la première fois j’ai regretté de n’être point calligraphe.
En manière d’avertissement, au sommet d’une feuille blanche, il s’agissait d’annoncer :

Pamphlet contre moi-même,

et je me réjouissais.

Or, déjà, voici qu’il me faut reconnaître l’outrecuidance.
Pamphlet contre moi-même ? J’ai triché, lorsque, pour titre à certaine méditation dont je désirais qu’elle ne fût point complaisante, j’ai décidé de choisir ces syllabes, qui promettent beaucoup et ne tiendront que fort peu.

Si rien ne se fait que contre quelqu’un, quelque idée ou quelque chose, encore importe-t-il que la personne, l’idée, la chose aient pour l’esprit ou le corps en mouvement de la précision. Or c’est un nuage et non un punshing-ball bien dur, bien net, bien douloureux et bien exaltant que j’ai désigné à mes propres coups de poing, de tête, de cOEur. Je vais taper dans le vide.

Alors pourquoi ce titre ? Si, dès la première lettre, j’ai voulu feindre un départ pour le combat, si j’ai fait comme si je connaissais l’adversaire, c’est que, parlant d’attaque, de pamphlet et me déclarant à moi-même mon propre ennemi, j’espérais, devenu d’un coup champ de bataille et point de mire de toutes mes armes disponibles, avoir enfin quelque sensation d’unité, quitte à la déclarer détestable, à la combattre et à en triompher peut-être, à la troquer sûrement contre quelque nouvelle.

Or j’ai peur qu’il s’agisse non de guerre mais de grande manOEuvre. Ubu, capitaine Bordure je vous envie, qui aviez le bonheur de crier : " Vive la Pologne, car sans la Pologne il n’y aurait pas de Polonais. "

Nonobstant ces constatations préliminaires, je vais parler de l’ennemi figuré et de ses alliés.

Moi-même, d’abord.

A la fois dompteur et fauve.

Dompteur, mais se réjouissant de son effroi, complaisant pour ses nerfs.

Alors, à quoi bon faire l’envieux et quelles excuses donner à un désir de muscles dociles, de doigts précis, de coeur exact ?

Voilà pour le dompteur. Quant au fauve, il n’est pas trop méchant ni capable de le devenir. Si le dompteur aime les drinks et le poivre, le désespoir métaphysique, et les caresses qui vous retournent comme un gant, le fauve, lui, se nourrit de pervenches. Moi-même ?

Un dompteur, un fauve ? Un fauve dompté ?

Un dompteur fauve ? Moi-même ? ou plutôt un petit tas d’os, de volontés inconciliables, de papilles à jouir, d’organes à percevoir.

Dans la journée, sous prétexte d’ordre, l’intelligence coupe les plus vigoureuses branches, les plus touffues, les plus salutaires. Critique et destruction. Elle fait une roue sans plumes et n’accepte de s’endormir qu’après avoir éparpillé toutes les petites chances de bonheur.

La nuit il y a le prolongement des rêves.

Le prolongement est à la fois un secours et une raison de désespérer.

Secours, parce que l’esprit fait le seul voyage qui soit capable d’enrichir, j’entends que grâce aux rêves j’ai appris à douter de ce qui est facile à voir, à prendre, à sentir, à manger, à embrasser, et grâce aux rêves aussi j’ai appris à chercher mon bonheur en d’impondérables sensations, bouquet dont je permets de rire aux opportunistes.

Raison de désespérer, parce que le sommeil dont on a coutume de dire qu’il est l’image de la mort, réservant les surprises des rêves, après une nuit de cauchemars ou d’amours extra-terrestres, il ne m’est guère possible de croire que la mort puisse être une évaporation, une descente au néant. J’ajoute que d’ailleurs la notion du néant a pour moi toujours été inconcevable. Peut-être est-ce encore une lâcheté et que, n’ayant pas trouvé mon compte dans les aventures humaines qu’il me fut donné de parfaire, je m’obstine à penser que l’agrégat qui porte mon nom (petit tas d’os, volontés inconciliables, papilles à jouir, organes à percevoir, l’intelligence le jour, les rêves la nuit) ne peut se dissiper avant d’avoir brillé de quelque éclat.

J’avoue d’autre part que, si je tiens à la vie tant que je la juge précaire, je la trouve fort négligeable dès que je l’imagine projection terrestre d’une marche éternelle.

Pour mémoire je signalerai mon orgueil, L’orgueil qui me pousse à me croire digne de porter un jugement, de condamner, de me condamner moi-même.

Humilité, direz-vous, et non orgueil. Disons humilité, s’il vous plaît, mais l’orgueil n’est-il pas la pire forme de l’humilité ? N’est-ce pas, M. de la Rochefoucauld ? maintenant qu’il n’y a plus de sottes gens, mais rien que de sots métiers, que toutes les maximes d’un grand siècle doivent en des temps d’intelligence démocratisée être retournées comme bonnets de coton.

Donc certain orgueil persuadé de son pouvoir de décider, et me déclarant apte à tirer parti du bien et du mal, du beau et du laid, et me donnant aussi la méfiance de tous les systèmes — Tzara, vous aviez raison, et l’absence de système est encore un système — en un même instant et sans les concilier jamais, assemble scrupules et cynismes.

Scrupules et cynismes, oui mes amis, nous ne nous y reconnaissons plus et pourtant nous avons un bel esprit critique, nous crevons d’esprit critique. Et c’est pourquoi nous tente toute chose qui porte en soi sa fin et ses raisons.

L’intelligence, dans la journée ; les rêves, la nuit.

Mon intelligence sait que la nuit vaut mieux que la journée, car la journée n’a fait que détruire et s’acharner contre ce que, sans se rendre compte, la nuit avait construit pour la joie ou la tristesse

Il fallait marcher longtemps avant de voir le mur qui fermait le cul-de-sac. Nous avons fait demi-tour.

Mais retrouverons-nous cette naïveté, les surprises qu’elle nous réserve dont chacune est poésie.

Pour l’heure nous essayons encore des jeux. Jeux de sexe, jeux de mains, jeux de vilains.

Mais n’a-t-il point tort celui qui luttant et jouant contre soi-même risque, après le combat, en vérité par trop singulier, de ne trouver plus que la place de soi-même et non soi-même.

Je sens deux hommes en moi, écrivait Jean Racine à la fin de ses jours. Cette phrase est devenue le vers d’un cantique, et ce cantique le chantent les enfants des églises. Mais quelle multiplication depuis le catéchisme de mes dix ans ! Ce n’est pas deux, ni trois, mais une multitude que je sens en moi. Duquel s’agit-il de triompher ? Il y a trop d’ennemis pour que je sois victorieux d’aucun.

A nouveau tout de même j’annonce : Pamphlet contre moi-même et quelques autres.

J’agite mon titre en panache, en drapeau. Suis-je suivi ?

J’ajoute… et contre quelques autres. Or n’est-ce point encore une lâcheté qui m’engage à parler de quelques autres ? Ces quelques autres, les plus sympathiques de mes amis et de mes ennemis, si je leur prête quelque attention c’est que je les fais symboles de ces diverses étincelles dont je souhaite qu’un jour l’éclat commun donne l’illusion de quelque grande flamme.

J’espère une grande flamme ? Moi-même.

Le tout serait de savoir si l’on a raison de prétendre que le bruit de la mer est fait de celui de toutes les gouttes d’eau.

Pour l’heure il s’agirait de battre la mer, de battre moi-même et quelques autres. Et pourtant nous sommes des animaux dignes de pitié, encore que brillants, habiles aux coquetteries, grimaces, mauvais tours envers soi et les autres, jeux d’esprit et comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire jeux de sexe et même jeux de coeur lorsque la saison s’y prête.

Animaux qui voudraient bien être sauvages, mais doivent se résigner aux consolations de quelques doubles somnambules et nocturnes puisque le jour, dans leur état dit normal, ne les surprennent plus jamais la résurrection de quelque désir ou une peur assez profondément ressentie pour durer et ne sembler point après quelques minutes mosaïques de simulacres. N’ont rien révélé ni le sang répandu, ni les matins froids, ni les après-midi au goût de cendre, ni les nuits sans sommeil, ni le nouveau désordre aujourd’hui roi par le monde.

Animal, je suis hélas ! un animal raisonnable.

Mes congénères ont tout combiné pour mon agrément et ma commodité. Toutes les terres de ce globe ont été découvertes. Il m’est trop facile d’excuser mes volontés meilleures jamais réalisées en disant, par exemple, que telle est l’organisation du monde que l’aurais pu aller très loin sans partir jamais.

Heureux Anacharsis qui visita la Grèce.

Cette peur de gâcher tout, en réalisant quoi que ce soit, nous condamne à des attitudes. On m’accuse et je m’accuse d’attitude. Mais je vous le demande, ce que vous appelez attitude, cette manie de faire des gestes et des déclarations — gestes et déclarations dont tous ceux qui ne feraient pas les mêmes se soucient au reste, suivant la formule, autant qu’un poisson d’une pomme — je vous le demande ces attitudes par quoi nous essayons de nous laisser prendre à ce dont chacune d’elles est symbole, n’y ayant point été spontanément portés, ces attitudes ne comprenez-vous pas qu’elles nous rendent dignes d’une pitié dont au reste nous ne voudrions pas un seul instant ? Ce que le passant baptise pose est souvent chez celui en qui ce spectateur la constate plus naturelle qu’une brutalité.

Nous ne sommes point spontanément spontanés et c’est pourquoi seule la spontanéité nous est chère, mais y a-t-il là matière à procès, à pamphlet, à ce pamphlet qui d’ailleurs — voyez que je ne suis pas aussi méchant qu’il me plairait — tourne à l’apologie.

Certes la vie nous serait plus douce si les questions du choix ne s’étaient posées. Mais ce choix n’ayant pas été initial, ni le sacrifice de certaine partie de nous-même à certaine autre résolu inconsciemment, comme il se doit faire pour que l’équilibre existe et continue au moins un temps d’exister, doués de trop de désirs pour accepter d’être sainement asservis à quelqu’un d’eux, nous connaissons mille regrets avant d’avoir même consenti pleinement à une seule possession. Et même lorsque nous voulons nous distraire, nous savons trop le peu que valent nos essais. L’ennui dont longtemps fut rapetissé le sens a repris sa haute taille et nous hantant, à nouveau il nous dépasse. Nul des divertissements qu’on nous propose ou que nous nous proposons ne saurait en avoir raison.

Alors quelle excuse inventer pour chaque virevolte ? Je me suis dit qu’il me fallait aller chercher aux sources mêmes les documents pour acquérir le droit de mépriser. Mais le mépris s’est-il jamais soucié des raisons bonnes ou mauvaises, et n’est-ce point hypocrisie que chercher quelque explication à ces sacrifices peut-être gratuits, sans cesse consentis à ce que nous méprisons le plus ? Cependant, Pascal lui-même, s’il eût vécu en ce siècle, Pascal au lieu de rouler carrosse et de connaître le loisir, s’il eût dû subir tant d’odieuses contraintes mécaniques, contempler les nouvelles combinaisons de corps, de produits chimiques et pharmaceutiques, de plantes, prétextes à ce qu’on nomme vice et dont l’époque doit à son ennui de chercher sans cesse quelque nouvel arrangement (les ressources de l’imagination, en cette matière, ne sont d’ailleurs pas, comme chacun sait, illimitées), Pascal lui-même — que je prends ici comme simple exemple de la plus parfaite intelligence et de son merveilleux complément, L’inquiétude — Pascal lui-même forcé à de perpétuelles surenchères, n’eût-il point avant la fameuse nuit (joie, pleurs de joie… etc.) cherché tout comme les petits camarades quelque courant d’air humain si rare par ces temps de calorifère, de maquillage, d’ersatz ?

L’univers ou ce qui nous est donné d’en voir semble à dire le vrai promettre depuis quelques années un trop beau spectacle pour que nous ayons le courage de nous retirer. Cette curiosité donnée comme raison d’une perpétuelle attente ne fut-elle pas d’ailleurs de tout temps aussi plausible, et n’y a-t-il pas eu au long des siècles des hommes qui se disaient, comme moi aujourd’hui, que s’ils n’étaient pas résignés à de simples bonheurs et cependant acceptaient de continuer à vivre, c’est qu’ils espéraient le miracle d’une harmonie prochaine ? Aussi, parfois, suis-je bien forcé de croire que seules ma déception passée, ma lâcheté présente et l’impuissance de renoncer où je demeure malgré tout, me poussent à forger encore des rêves.

Mon intelligence pourtant est grande et claire. C’est en elle que j’habite, c’est d’elle que je vois. Mais les vitres tristes qui la défendent contre le froid et le chaud, la pluie et le soleil, condamnent à l’anémie nos corps et nos coeurs. C’est perpétuel, derrière l’intelligence et ses frontières, un exil. Nous voulons vivre. Nous n’avons pas la sensation, nous n’avons pas la certitude de vivre.

On empoisonna mes quinze ans avec certain petit : Je pense donc je suis. Je sais que je pense. Mais suis-je ? Mon intelligence est grande pourtant, claire. C’est en elle que j’habite, c’est d’elle que je vois. Là est ma faute.

Si j’écoutais la voix souterraine qui toujours a raison contre mes raisons, à l’instant Je m’agenouillerais :

PRIERE

Mon Dieu, mon intelligence est grande, claire. Mais parce qu’en elle j’ai voulu habiter, parce que d’elle j’ai voulu voir, j’ai gâché tout et tous, moi-même et les autres.

Blancheur des draps, par quoi, mon Dieu, essaient de vous figurer sur leurs murs blancs les benoîts, les naïfs, les saints, blancheur des draps, aux jours de brioche, d’eau bénite, de buis, de fiançailles, de pardon, et de mort douce, blancheur des draps, blancs et qui ne le savent, ô vous mon Dieu, pardonnez-moi.

Mon Dieu.

— Mais quel rictus déjà creuse cette bouche ? Si je retrouve ou crois retrouver Dieu, est-ce pour la seule joie de me vouloir Lucifer ? Encore les attitudes. La paix, mon intelligence ! Silence, littérature. Je ne suis pas un esprit fort. Je ne suis pas un bel esprit. Il faut recommencer :

PRIERE

Mon Dieu…

— Hélas ! il faut encore me taire, car si je veux parler de Dieu, si j’ai un tel besoin de le prier c’est qu’un goût du blasphème déjà me tente et cherche à me faire supérieur à la notion même que mon effroi, certains jours de trop grande misère humaine, fut bien contraint d’avoir de Dieu.

Si mon intelligence grande et claire dispose des tempêtes essentielles, c’est pour, sortie du péril, se mieux recomposer et jouir de sa grandeur, de sa clarté.

Si, d’autre part, je renonce à toute intelligence c’est que, m’expliquant par quelque instinct confus ou quelque élan vital, je flatterais mon corps, mon tempérament, leur prêtant des ressources qu’ils n’ont certes point.

Alors ?

Si je suis victorieux de moi, ou si j’ai durant quelques minutes l’impression de l’être, ma victoire est une simple victoire à la Pyrrhus.

La bataille achevée, la comédie finie, je suis seul, les mains vides, le coeur vide.

J’avais donc raison de dire qu’ils étaient dignes de pitié les animaux que j’allais présenter. Mais si je veux accuser encore, c’est qu’aucun de ces désirs magnifiquement égoïstes et qui portent en soi leur louange ne me permet lorsqu’il y a crime de plaider crime passionnel.

Tout semble composé.
Même lorsqu’il y a crime, il y a ennui.
La pitié est donc impossible.

 

Une lumière froide accuse les systèmes de cruautés.
Je suis méchant, nous sommes méchants.

Qui le nie à la minute où je l’affirme, demain sera bien forcé d’en convenir. Mais parmi tous nos minutieux instruments d’analyse qui les ont si bien combinées, les plaies des âmes, les malheurs des chairs n’exhalent point cette odeur chaude et qui, fétide, cependant enivre.

Tout est devenu algèbre même pour nos sens.

Equation de peau sur des divans. Lettres et chiffres humains se joignent, changent de place, cherchent des notions d’égalité, sans d’ailleurs paraître beaucoup s amuser.

Volontiers et souvent nous parlons d’amour. Parfois même il nous arrive de le faire, mais au sein de nos débordements et de nos sauvageries demeure une politesse — forme de l’ennui, n’est-ce pas, La Bruyère ? — qui nous défend contre certaines grandes joies ou douleurs.

JE X

Donc : ________ = Jolie partouse.

Y

Je ne trouve point que la division de l’humanité en races blanche, noire, jaune ou rouge soit à dire le vrai bien utile, bien intéressante.

Pour moi je vois deux classes :

Les jouisseurs et les voyeurs.

Jouisseurs ou voyeurs, sensibles ou intelligents, spontanés ou artificiels.
Pour nous, si nous avons beaucoup vu, nous avons rarement et peu joui.

Dans ce que j’appelle jolie partouse et dont je fais une peinture exacte et réaliste même rien que par cet assemblage de lettres :

JE X

______, si tout le monde a vu, personne n’a joui.

Y

Tout le monde a honte. Personne n’a envie de recommencer. Et pourtant on se remet à l’oeuvre. A nouveau chaque regard se sent d’une impitoyable acuité. Mais les chiens qui se regardent trop longtemps deviennent de faïence. Alors comment espérer que la soumission aux choses ou aux êtres qui se trouvent dans le rayon visuel puisse valoir cette sensation d’âme, qui est celle de la vérité.

Je n’ai point encore renoncé à la vie extérieure et je sais pourtant que de ma seule vie intérieure peut venir le salut et naître cette notion de dignité dont les simulacres humains ont fait un mot dérisoire.

Alors ?

La somme des complications ne fait pas un joli total.
Aller et retour ; et chemin faisant découverte de tout ce qu’il y a de faux dans les combinaisons humaines.

JE voudrait être seul.
X voudrait être seul.
Y voudrait être seul.

C’est le moment, c’est l’instant de chanter sur l’air bien connu des paroles qui ne le sont pas moins :

Et l’on revient toujours
À ses premières amours.

Premières amours ! Les seules. Découverte amoureuse que l’homme, en récompense de maints sacrifices, fait de son propre esprit, de son propre corps, un esprit, un corps qui semblent se former à la caresse des doigts et de la solitude.

Réunis JEX ne sont pas à leur aise.

Au revoir, JE.
Au revoir, X.
Au revoir, Y

Seul chacun des trois se retrouve soi-même. Une rue. Elle est droite ou du moins c’est comme si elle était droite. Il s’agit de marcher sans se soucier de savoir où elle peut bien mener.

JE est seul.
X est seul.
Y est seul.

Et voici que de leur solitude ils gagnent le sentiment de dignité, d’autant plus incroyable que prévu, et du sentiment de dignité une joie intérieure qui les incite à chantonner. Lyrique, devant un étalage de verroteries, de colliers en galalithe, de perles de Venise, JE s’arrête cinq minutes. X a choisi tout un bazar. Y se contente d’une affiche de cinéma. Ni JE ne voit la boutique de pacotilles, ni X le bazar, ni y l’affiche. Au même instant sans se concerter ils ont découvert un même bonheur. Ils ne voient plus, ils n’ont plus besoin de voir. Ils jouissent. Ils jouissent. Confusément et ce peut être du plus abstrait ou de la plus claire idée. Ils jouissent égaux de Dieu car ils ne renoncent à aucune possibilité pour quelque objet précis ou constaté.

Or voici qu’une vendeuse bouscule JE, on prend X pour un voleur à la tire, Y est dérangé. Donc JE, X, Y, recommencent à vivre, ou du moins à faire les simulacres dont il a été admis, une fois pour toutes — est-ce si sûr ? — que l’ensemble constituait le vivre.

JE, X, Y voient, ils ne jouissent plus. Ils regardent les passants. Tous les passants, comme l’on pense, sont odieux. Alors ils leur souhaitent du mal, essaient des crocs-en-jambes, combinent des faillites, des meurtres. Je ne leur donne point tort mais aux passants, à tous les passants organisés, policés. N’avais-je point raison de parler de notre méchanceté ? Il est vrai qu’elle est la plus digne réaction. Je ne conçois pas d’homme honnête qui puisse ne ressentir point quelque irritation des lois humaines passées, présentes, futures. Et tout le monde n’est pas Antigone.

Antigone et Créon : l’anarchie, l’apparence d’ordre. Mais Antigone si facilement devient Créon, c’est-à-dire qu’ayant invoqué les lois divines, les lois senties au plus secret qui ne peuvent manquer de s’opposer aux autres, celles des cités, l’homme renonçant à son ordre vrai se contente de l’arbitraire, qui facilite les transactions quotidiennes mais ne peut rien contre l’angoisse, contre l’ennui.

Pour ma défense je déclare tout simplement que je ne céderai jamais ma place de Paradis.

 

[Haut de page]