René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Le Grand Jeu, n° 3, automne 1930- L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

 

RÉPONSE A L’ENQUÊTE :

ACCEPTERIEZ-VOUS DE SIGNER
LE FAMEUX PACTE AVEC LE DIABLE ?

 

" Pour éviter qu’on ne cherche là-dessous aucune arrière-pensée ou volonté de créer des confusions, je précise les points successifs impliqués dans cette enquête :

1. L’idée d’un marché vous procurant toute puissance ou tout avantage qu’il vous plaît d’imaginer en échange de votre " âme ", ou de votre "salut ", ou de votre " vie éternelle ", a-t-elle un sens pour vous ?

2. Si elle a un sens, quel est-il ?

3. Cette signification du pacte étant définie, le signeriez-vous ou non ?

4. Pourquoi ? "

René Daumal.

 

Réponse de René Crevel

Plus et mieux encore que celles des individus, les rencontres des monuments ont un sens fatal.

Ainsi, Notre-Dame de Paris et la Préfecture de Police, en train d’échanger saluts et sourires de dames au salon, figuration femelle d’un putassier tableau vivant, avec, comme mâles symboliques, pour l’une, Dieu le grand-père, et, pour l’autre, le petit père de la République tardieusarde et bondieusarde :

Chiappe
Priape
À soupape
Nouveau pape
Qui lape
Et qui jappe,

ces catins amoureuses du gothique, de la prétraille, flicaille et autres conservatrices racailles, du seul fait de leur vis-à-vis, prouvent que l’expression Bordel de Dieu n’est pas simple métaphore à l’usage des colères poétiques, mais désigne justement — tout et parties — l’univers à nous légué par le religieusâtre et fils soumis XIXe siècle, qui, partout, ne sut voir que cathédrales forestières, nefs, temple où de vivants piliers… et tutti quanti.

Chiappe le petit père interdit, pêle-mêle, cocaïne, opium, traversée des rues en zigzag, communisme, de même que son voisin, le brigand de la forêt de pierres défendit à ses créatures de manger des pommes, après les avoir mises au beau milieu d’un verger.

Mais que les faiseurs de religion — christianisme ou chiappisme — et, à leur suite, les fidèles, casuistes, enfants prodigues rentrés au bercail, Madeleines repenties, maquerelles gardiennes de l’ordre et de la sexualité publique unies en justes noces à des adjudants corses, que tous ces orthodoxes aient vu le plus grand péché de l’homme dans son insoumission gratuite, son insoumission par libre curiosité, à tel commandement arbitraire qu’édicta le Dieu, à seule fin de se prouver sa puissance à soi-même, c’en est assez pour que notre chair et, ce que, de nous, cette chair ne limite et avons coutume d’appeler " âme ", spontanément, s’offrent en champs d’expérience, en champs magnétiques au Contraire de Dieu-le-grand-père et de Chiappe-le-petit-père.

Catéchisme, protocole, douanes, octrois, liturgie, cadastre et autres diverses sournoiseries, tant spirituelles que temporelles, c’est le Contraire majuscule de tous les policiers — et j’insiste, de tous les policiers, du céleste à celui du quai des Orfèvres — c’est le Diable (vêtu de l’invisible robe des tentations cérébrales, ou de peau de serpent, ou de verre en forme de seringue à injections pour morphinomanes qui lèvera ce qu’André Breton appelle le " terrible interdit ".

Alors, à deux battants, s’ouvrent les portes de la zone dangereuse.

Cette zone dangereuse, à l’explorer sans faux romantisme, sans parti pris expressionniste, à s’y promener libre, l’homme y perdra jusqu’à la notion des zones bénies.

Ainsi s’affirmera la haine des Églises où la superstitieuse lâcheté va encore chercher droit d’asile (cf. tant de conversions récentes).

Quant à moi, il ne saurait être question de faire mon salut, puisque je n’accepte point la notion de salut. Pour aller en Amérique, il faut, avant de prendre son billet, croire à l’Amérique.

Or, secouées les superstitions ancestrales, il ne reste pas plus de refuge que de bouge, au sens où l’entendent les journalistes enquêteurs de nos grands quotidiens, ces évangiles modernes.

Ainsi la pomme biblique et les stupéfiants de 1930 perdent jusqu’à leur pittoresque.

Côté pile de la question : Nietzsche ricane : " L’idée du suicide aide à passer la nuit ";- encore que l’idée du suicide s’affirme la seule idée-force — et les opportunistes paraphrasent : ". L’idée d’éternité aide à passer la vie terrestre." Mauvais calcul, d’ailleurs, que ce prétexte, car :

Une minute peut être éternelle, non par le souvenir qui s’en garde, mais du seul fait de sa puissance.

Éternel signifie, en effet, absolu, pour l’homme qui, jusqu’à ce jour, n’a jamais su figurer par nul symbole d’espace ce qui déborde son habituel relatif.

Une minute absolue, éternelle condamne toute vie ambiante (dans le temps ou l’espace) condamne ce relatif, à quoi Dieu et Chiappe (Rendez à César ce qui est à César), sous menace de châtiments, ordonnent la soumission .

Et c’est aussi parce qu’une minute absolue, éternelle fait, de sa peau, sortir la créature, que les catholiques s’acharnent à vouloir sauver la notion de personnalité.

Le langage des curés nous oblige à voir dans le rêve un pacte avec le diable, puisque ces messieurs, à propos du rêve, parlent de sortie par en bas, comme si l’esprit était de ces marchandises à voyager en caisses maculées d’inscriptions : Haut, Bas, Craint la chaleur, l’humidité.

Je vois dans le diable, principe de désobéissance aux actuels mysticismes français religieusard et patriotard, le seul entraîneur des poings et de l’âme.

Quant à la tiède, incolore éternité des orthodoxies contemporaines, encore que je n’estime guère les féculents, je céderais cette dérisoire aînesse contre moins que le traditionnel plat de lentilles.

 

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