René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

 

MYSTICISME, PRIÈRE ET RÉALISME CATHOLIQUE

 

Claudel traite Rimbaud de mystique à l’état sauvage.

Ainsi naît une jurisprudence qui oublie (ou fait semblant d’oublier) qu’il n’est pire conformisme que la religion, pour expliquer justement par la religion tout ce qui n’est pas conformiste.

Grosso modo le jeu des analogies et syllogismes pourrait se résumer de la sorte :

Non-conformisme = Religion (prétend la critique).
Religion = Conformisme (axiome).
Donc,
Non-conformisme = Conformisme (conclusion).

Ce crime de laize principe d’identité, au lieu d’être, comme se devrait, puni de peine capitale dans une ère idolâtre de relativisme et de logique, n’en passe pas moins pour le fin du fin. C’est que Rimbaud, métamorphosé en mystique, donc en chrétien, donc en catholique, donc en bon petit frère Arthur de tout repos, la soeur Isabelle et son Paterne Berrichon de mari dorment sur leurs deux oreilles.

Et cependant l’amas de bondieuseries n’étouffe point complètement la flamme digne, capable de réchauffer notre grelottante espèce. En toute sincérité, à quels niais, quels sophistes font encore illusion les soi-disant tendresses fraternelles, les ruses de poète-diplomate qui veulent convaincre d’orthodoxie un iconoclaste à seule fin d’établir, envers et contre tous, la suprématie, le triomphe quand même de l’ordre établi sur la Terre et dans le Ciel.

À noter, chemin faisant, qu’au mysticisme à l’état sauvage, le poète-diplomate, implicitement, oppose le sien de mysticisme, un mysticisme domestique, un mysticisme ambassadeur, un mysticisme pratiquant et pratique, car si le spirituel du temporel se distingue, dans l’esprit des Églises et de leurs fidèles, c’est pour qu’il soit, à tour de rôle, de l’un et l’autre, usé. On s’arrange avec la vie terrestre, avec la vie future, on fait d’une pierre deux coups, on transige, on coupe la poire en deux, on garde pour plus tard la belle moitié et la prévoyance humaine invente l’éternité. La pérégrination opportuniste se fait dans le temps puisque l’espace se refuse à tout symbole d’infini, aussi infini que les appétits, les vanités des individus.

Essayer de voir ce qui se cache derrière la buée des mots, s’en prendre à l’arbre de la connaissance, voilà le péché que le catéchisme nous dit qu’il n’aura jamais de rémission.

Et pourtant, au risque d’enfer, renvoyons notre poète diplomate, non au dictionnaire de l’Académie (qui n’est pas encore son fait) mais au vulgaire petit Larousse.

Nous lisons :

Mysticisme : doctrine philosophique et religieuse, d’après laquelle la perfection consiste dans une sorte de contemplation qui va jusqu’à l’extase et unit mystérieusement l’homme à la divinité.

Or, qu’il s’agisse de Rimbaud, d’X ou d’Y, comment la perfection qui sous-entend le précis, l’exact, le définitif, pourrait-elle consister en une sorte de… Et sorte de contemplation par-dessus le marché.

Que le mieux doué de ces messieurs de la carrière ou un pauvre petit bougre de dictionnaire parlent de religion, c’est toujours la même chanson, car il ne s’agit jamais que de passer du clair au vague, puis du vague au clair, pour assimiler le premier au second, identifier deux clairs qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre et risquent même d’être contraires l’un à l’autre, contraires l’un de l’autre. L’assistance ne voit que du feu à ce tour de passe-passe qui fit et fait encore la fortune des prestidigitateurs d’une Église logicienne et théoricienne jusqu’à l’absurde.

Le syllogisme médiéval qui, officiellement, prévaut encore contre tout autre mode de déduction, ne sera point menacé dans son triomphe séculaire tant que son moyen terme continuera d’être ce qu’il a toujours été : du brouillard. Et voyez, comme dans la nuée à prétentions romantiques, se vaporisent, se liquéfient nos petits cailloux classiques, nos durillons naturalistes. Ce qui n’empêche nullement d’ailleurs de nous la faire à la psychologie, à la science exacte, à l’analyse. Exemple type : le mythe bouffon de la poésie pure selon l’abbé Bremond qui flatte, à la fois, les petites manies chimiques de l’époque et son besoin de vague et de grandiloquence. C’est la même équivoque sordide, la même escroquerie que pour Rimbaud mystique. Le susnommé Bremond ne conclut-il pas que la prière est la forme idéale de la poésie pure ?

L’Encyclopédie serait-elle donc à refaire contre tous les prévaricateurs de l’esprit ? Encore une sornette de curé, et nous en viendrons à chérir Auguste Comte et son relativisme en gilet de flanelle quand ce ne serait que pour sa définition de la science langue bien faite.

En vue de fins les plus bassement confessionnelles, il a été trop souvent joué, triché sur les mots. Que peut-il donc y avoir de commun entre l’homme et Dieu, une mise en demeure du premier au second si larvaire que ce dont la seule excuse eût été de s’élever jusqu’au blasphème, retombe dans l’hypocrisie d’un chantage piteux à faire rire les mouches et Dieu le père soi-même si l’on en juge par sa manière d’exaucer les oraisons de ses fidèles.

Toutes les prières se ramènent à ce modèle : mon Dieu, si vous n’êtes pas la dernière des vaches, faites que…

Faites que moi…

Moi…

Car le catholique tient à son moi, ne tient qu’à son moi, son moi dont il lui faut faire le salut et qu’il ne veut pas laisser enliser dans les sables mouvants des tentations, le chéri.

Dans toutes les polémiques engagées ou soutenues par Massis et consorts, le point de vue de ces messieurs du catholicisme était la nécessité de sauver, coûte que coûte, la notion de personne, fondement même de la société actuelle.

Personnes légales, personnes civiles, chacune se veut souveraine, oppose ses intérêts notoires à ceux de ses voisins, et dans les querelles prétendues les plus désintéressées, il n’est question que de murs mitoyens. Tout cela d’ailleurs avec des précautions oratoires, telles que, par exemple, le fameux distinguo entre justement la personne et l’individu.

Mais que l’individu s’endimanche ou non en personne, retenons la volonté, la rage ou catholicisme de claquemurer chacun dans sa peau, de nier tout pouvoir de ramifications, d’amour, aux membres d’une espèce, laquelle n’en répond pas moins de la faute de son premier père. Cette notion de péché originel serait burlesque sans plus, si elle n’avait contraint au complexe d’infériorité des millions et des millions d’hommes ; pour les mener, en conclusion, à cette formule au moins égoïste : Chacun pour soi et Dieu pour tous.

Et cette tache d’encre négative qui, du continent blanc, coule au noir, au jaune, après avoir bel et bien noyé le rouge.

Et cette prétention à l’intelligence spéculative, en même temps qu’au savoir-faire quotidien, affirmée par la renaissance d’un réalisme chrétien, qui permet à chacun de faire son petit Louis XIV, de déclarer " La Réalité c’est moi ". Voilà pour le temporel. Quant au spirituel, matérialisé par un espoir de paradis, il est la prime de l’assurance sur la vie, la survie. Pensez donc, on a dans la poche un chèque signé du sang d’un dieu.

Or, si de grossiers intérêts, à peine, décident encore une minorité jouisseuse à faire semblant de croire au capitalisme, de même, la peur, qui, des siècles, précipita la foule dans les églises, sous de fallacieuses promesses de droit d’asile, lentement se mue en colère. On va se battre aux guichets de la soi-disant éternité. Ce sera la banqueroute, l’Apocalypse que Monsieur de La Palisse eût prédite aussi bien que les poètes judéens. Alors le problème de la connaissance ne sera plus un tonneau des Danaïdes, une tapisserie de Pénélope et la moitié de l’humanité n’aura plus à détruire les murailles que l’autre moitié s’empresse de rebâtir entre elle et ce qui n’étant pas elle lui donne un vertige, preuve de sa propre débilité et non de l’au-delà, comme elle aimerait tant, pour des raisons de convenances, d’intérêts personnels, croire.

1931

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