René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Le Surréalisme au service de la révolution, n° 1, juillet 1930.
- L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

MORT, MALADIE ET LITTÉRATURE

Feu Alfred de Vigny habitait une tour d’ivoire et envoyait son sperme, par lettre recommandée, à Mme Dorval.

Ainsi, l’amour, la poésie ont beau, d’essence, répugner à tout maquerellage, un rimeur réputé n’être guère à la bonne franquette n’en a pas moins recours aux intermédiaires à pieds de facteurs et défenses d’éléphants.

Bien la peine, vieux grinchu de grincer la mort du Loup et l’abominable histoire du Mont des Oliviers, pour qu’un papier orné de votre signature et d’une constellation de taches trop intimes, entre un buffet Henri II et un lot de vieilles hardes passe à l’hôtel des Ventes.

Il est vrai que toute arme est à deux tranchants, même sous forme de billet plus que tendre et la missive qu’une maîtresse, avec tant soit peu de coeur au ventre, eût mise en boule pour l’avaler, devient symbole.

Symbole de quoi ?

Mais des amours romantiques, pardi.

On aime les allégories qui épargnent toute fatigue intellectuelle, et, comme le vin au vinaigre, l’esprit tourne à la statue.

Rengaine du verbe fait chair.

Paul Morand, dans la rue à New York, rencontre un mannequin surréaliste. Si M. Kant vivait, quelqu’un de très à la page irait lui demander un ballet nouménal.

Du spirituel au temporel qu’une distinction soit marquée. C’est encore prétexte à jouer de l’un et l’autre. Cette odieuse jonglerie des églises et sectes philosophiques, sans doute, n’empêche point l’innocence du bilboquet, de l’escarpolette. Mais si, d’un chatouillis sous la plante des pieds, la joie bouillonne, le rire, dès qu’il n’est plus reflux en réponse à quelque titillation, s’empoisonne. Non que les plaisanteries fardent leurs lèvres au vitriol. Mais le masque des médiocrités-qui-savent-à-quoi-s’en-tenir est plus dangereux qu’un gant médicis. Ont réussi à souhait tous les mirmidons illusionnistes qui voulurent que leurs contemporains prissent des vessies pour des lanternes. Ainsi, avant que fût déchaînée l’offensive des métaphores très modernes, la victoire était déjà gagnée. En donne la preuve le mot esprit, depuis des siècles, équivoque.

Les professionnels de la gravité ne valent, d’ailleurs, pas mieux que les fabricants de calembours. Distributrice de conclusions pratiques, la pensée doit être suspectée, dont le penseur tire parti, profit, ne serait-ce que pour une toute gratuite meilleure opinion de soi.

Et puis, tant de débats sérieux jusqu’au plus indiscutable ennui ne sont que manières de passe-temps.

Le frivole ne règne pas dans les seuls théâtres et salons mais va nicher dans les plis et replis du fouillis talmudique dont la N.R.F. s’est constitué la spécialité que l’on sait.

M. Benda épilogue sur la notion jacobine de patriotisme.

Et puis après ?

Scolies, gloses, critiques de textes, histoire des idéologies, mais notre faim s’en rit, ni plus ni moins que d’un artichaut le tigre, d’une pêche Melba le serpent à sonnettes, d’un concert classique les détenus des prisons modèles d’Amérique et, j’aime à croire, des conférences dudit et redit M. Benda, les malades du sanatorium universitaire, parmi lesquels, à Leysin, le bon vieux papa la parlotte, qui sait rire à l’occasion, n’a point dédaigné de se faire photographier en nonne, le jour de Noël, tout comme il se promène en pape, à Paris, dans la foule des intellectuels à poumons honnêtes.

Pilpoul inoffensif, dira-t-on.

Mais de l’inoffensif au dérisoire, il y a juste l’épaisseur d’un de ces poils du cul, dont la mode cérébrale exige du reste qu’ils se coupent en quatre dans le sens de l’épaisseur.

Drelin, Drelin.
Voici le problème de la sincérité.
Prêchi, prêcha.
C’est le procès de la raison d’Etat.

Pour moi je préfère la chanson des poissons à ces pièces qu’on écrit sur l’affaire Dreyfus, maintenant que toute cette histoire s’est ossifiée en mythe sans danger.

S’intéresser au passé témoigne d’un vice, quand l’actuel, par le spectacle de ses injustices modèle courant nous contraint à de perpétuels retours aux questions préliminaires .

Il est impossible d’écouter, sans que les doigts de pieds se rebiquent, les louanges en l’honneur d’un préfet de police et de sa femelle, lorsque Almazian à peine sort de prison. Mais on accepte, on vante même toute faiblesse sous prétexte qu’elle est humaine. J’ai bien connu des gens qui aimaient le gruyère parce qu’il sentait la noisette.

Jolie explication.
La vérité c’est la fatigue, la veulerie.
On nous parle de soumission au fait.

Que Pascal reproche aux peintres une sottise obstinée à copier ce qu’ils ont sous les yeux, sa colère oublie tant de bouches (et la sienne d’abord) ouvertes à seule fin de susciter leur propre écho. Mais l’humain au nom de quoi tant de livres, de tableaux ont été barbouillés, voilà bien la pire, la première raison d’Etat.

Et chacun de jouer son Louis XIV, de déclarer " l’humain c’est moi ", et on parle d’hygiène mentale. M. Berl bafouille des disgracieusetés sur la littérature de sanatorium. Encore un petit effort et on brûlera les sorciers. Car il s’agit de se sentir optimiste, et d’en vouloir au voisin de son visage pâle, si l’on est rubicond, de son optimisme si, pour soi-même, rien ne va plus.

Pascal reproche à Montaigne ses petits bonheurs digestifs dans la phrase fameuse : Le sot projet qu’il a de se peindre.

Entre penseurs professionnels tout se réduirait-il à des histoires, des jalousies de concierge ?

Et, en réponse à certaine auto-boulimie, faudrait-il louer le pommier de ne manger point ses pommes ?

Le Monsieur des Pensées reproche au Monsieur des Essais son égoïsme. Mais un Pascal solitaire, qui joue rôle d’arbre à méditations, que fait-il de ses fruits ?

À ce qui de lui se sent mûr et voudrait se détacher, nulle prairie n’offre le tapis de ses complaisances. Condamné à soi-même, il ploie sous le faix du non cueilli. Pas le moindre vent ne daigne le secouer. Fût-il de la plus végétale innocence, il ne saurait tarder à se faner. Ces crises morales n’ont jamais senti bon.

Qui s’en pare, tel, d’un collier en prismes décomposés, le dindon, bien que l’accable l’orfèvrerie des pourritures, espère que, des reflets de son ombre, des rebuts de son odeur, les extravagantes fumées, autour de sa personnelette seulette et gringalette s’ordonneraient en niche des plus galamment tarabiscotées. On a Diogène dans son tonneau, Descartes dans son poêle, Vigny sur sa tour d’ivoire.

Eh bien, M. Berl, éberlué de berleries, j’aime encore mieux mon sanatorium et ce paysage effiloché où nulle promesse d’écho n’induisait en tentation verbale.

Le silence, petit à petit, s’épaississait, d’une ouate, non à se croire sourd, mais à ne plus même se rappeler qu’il existât des sons.

Fanés, tombés en poussière, les sens, leur cendre ne pesait guère au souffle des jours.

Stupéfaction de s’apercevoir insensible à tous, si ce n’est au vertige même de cette insensibilité.

Il n’était certes point question d’arracher à la bouche des pachydermes de quoi me construire un donjon d’où expédier mon foutre sous enveloppe, car, sans jouer au jeu des causes finales, je commençais à deviner que la liqueur séminale n’était point faite pour être mise en bouteille, fût-ce en bouteille de papier, non plus qu’en formules d’un matérialisme, après tout réconfortant la pensée.

La question de l’humain ou du pas humain, du malade ou du pas malade ne se posait plus.

Indifférent aux propos d’une manucure baptisée Moysette Crotas et qui valait bien son nom, je ne comprenais même plus Prométhée dérobant le feu du ciel pour créer des êtres semblables à soi. Entraîné dans le cycle des métaphores pyrogènes, toujours je revenais à M. de Vigny, qui, tel l’homme du Caucase, dédaigneux d’incendier, n’envoyait que du refroidi à Mme Dorval.

Des objets, tout était et demeure détestable, l’apparence qui prête aux confusions esthétiques et l’âme lamartinienne qui s’attache à notre âme et la force d’aimer.

Nulle matière ne me forçait au fétichisme ravigoteur. Je ne savais que faire de ma peau. Les papilles au lieu de papillonner se gourmandaient de gourmandises anciennes, pourtant. J’étais plus loin que jamais de qui sait à quoi s’en tenir sur l’inconscient, le rhume de cerveau, la vérole et les secousses sismiques de l’Univers moral.

Si je m’efforçais de guérir la tuberculose dont la nature, cette bonne mère, m’avait doué, c’était à seule fin de pouvoir, en toute liberté, et non plus pour de mauvaises raisons, les raisons personnelles, haïr certaines gens et choses.

Mais trois Messieurs de lettres, comme s’ils tenaient par des oeuvres anecdotiques, à contribuer à l’élaboration de quelque thèse aussi universitaire que peu viable sur le bacille de Koch et le surréalisme, par exemple, vinrent m’asticoter et me chercher pouille, tant et si bien que je ressuscitai à la vie, à l’heure exquise des poubelles.

M. Berl, pamphlétaire et nécrophile, parlait bien entendu de quelque mort. Il s’agissait de l’Inconscient, je crois, que ce grand philosophe symbolise par des joues creuses, des narines pincées et tous autres attributs et stigmates morbides. À noter entre parenthèses, ce perpétuel reproche de malsain fait, de fondation, à tout ce qui passe pour être avancé.

Éternel recours aux signes esthétiques, avec, en corollaire, une foi de charbonnier dans la psychologie hiérarchisée.

L’inconscient ?

Pas plus marionnette fétide ou automate expressionniste que Dieu omnipotent ou général en grande tenue.

Ni beau — comme moi — ni laid comme le collectionneur de rancunes, à qui, M. Berl, vous avez été si aimable d’offrir votre bouche pour baver.

Un bon ragoût de ragots pour notre pamphlétaire et qu’il commence sa tournée des cérémonies commémoratives, puisqu’il a le goût des pompes funèbres. À l’enterrement de la pensée bourgeoise, M. Berl était le premier dans le rang des messieurs de la famille. Sincères condoléances.

Et voyez-moi ce postillonneur qui nous la crachote à l’ami du peuple, comme s’il ignorait que les dernières splendeurs capitalistes se sont entassées pêle-mêle sur ce catafalque autour duquel il danse une danse macabre à donner envie de se réveiller cul-de-jatte un beau matin.

L’inconscient n’est pas mort.

Et surtout, M. Berl, je ne suis plus malade et, si, en cinq lettres très conscientes, je vous dis : merde, ce ne sera plus, j’espère, de la littérature de sanatorium.

J’ai connu M. Arland soldat, et surtout au Val-de-Grâce, où sa larve binoclée faisait le plus bel ornement du pavillon des Vénériens (pardon, Vénus).

Il a poussé récemment la gentillesse jusqu’à me peindre sous le nom de Prince, et plaisanter sur mes malheurs pulmonaires.

J’aurais pu, en réponse, m’autoriser des succès de ce romancier auprès des donneurs de prix pour le baptiser Valet, puis de sa rencontre avec dame Syphilis, conclure que malgré tant de tréponèmes qui se baladent sous muselière et non tenus en laisse, le monde n’est pas encore un poème de Baudelaire. Hélas, bien dommage que je sois resté si longtemps sans faire trempette dans la fontaine pétrifiante des entités.

Avec un modèle, auteur lui-même d’un roman, où, par sens de la mesure (une de nos qualités nationales) les héros sont demi-frères (eh oui, on est discret, économe dans l’Ile-de-France et même la fraternité se coupe en deux) j’aurais, sur fond de pouilleries, à l’ombre des transparences hyprocrites mis la statue du mufle. Et peut-être même, une lumière savante eût amené quelque résurrection symboliste.

Mais ce n’est que partie remise puisque Robert Desnos me prédit si longue vie que Breton n’aura pas le temps de m’écrire un article nécrologique.

La maladie, la mort, on voit à quel propos vient d’être mis à la mode le jeu des insinuations.

Le Cadavre et autres chantages témoignent d’une mauvaiseté stupide à rendre sympathique Prométhée, l’imbécile fabricant d’images qui prenait pour un aigle les douleurs de son foie.

Mais pour nous, tant qu’il sera question de rates, gésiers, poumons, santé, anémie, trépas, camaraderie bonne ou mauvaise, nous savons que non seulement nul progrès ne se pourra attendre mais encore même le droit au désespoir ne saurait être reconnu.

N.B. Désirant illustrer cet article j’avais écrit au sanatorium universitaire pour avoir la photographie de M. Benda en nonne. Mais la nonne a dit non.

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