René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Minotaure,  5, 1934 - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

 

LA GRANDE MANNEQUIN CHERCHE ET TROUVE SA PEAU

Regards en forme de boutique, regards destinés non point à voir mais à être vus, que de fragilités, que d’aveux jusque dans les plus somptueuses de vos outrecuidances.

Ils ont beau faire leur Jupiter ces fronts dont les six, huit, dix, vingt, trente, quarante, cinquante, soixante étages couronnent les œillades du rez-de-chaussée, nulle invulnérable Minerve n’est prête à naître des ambitions du marbre ou des névralgies de la brique. Bien au contraire. Les architectures les plus minérales, dès la première incision, avouent des architectures à mi-chemin entre le végétal et l’animal, à mi-chemin entre ce qui se fane et ce qui saigne. Dans les plus minuscules détails d’une naïveté aussi bien que dans les plus tonitruantes apothéoses d’un exhibitionnisme racoleur — laines qui se drapent, soies qui se pavanent, toiles tarabiscotées, en coquetteries à volutes — les manigances des étoffes ne sont pas longues à se faire plus transparentes que les glaces qui les protègent. Par mille tours et détours, l’invertébré s’applique à fasciner ce qui va lui permettre de prendre forme. Les grands magasins, surtout lors des expositions de blanc, sont des halles de la peau, des kilomètres de peau s’offrent aux désirs de la Grande Mannequin.

La Grande Mannequin ?

— Mais oui, vous savez bien, la Grande Mannequin, cet iris à sève violette. violente, trop violette, trop violente pour accepter les hypocrisies boutiquières étirées en étalages à coups de mensonges cramoisis, finasseries déteintes, perfidies veloutées. Il lui faut d’autres jardins que ces plates-bandes dont les hypocrisies prétendent endiguer la montée des avenues les plus, les mieux décidées à l’espace. Elle est trop sauvage pour se résigner aux rôles de pure parade, aux attitudes sans écho. Les exploiteurs ont voulu la condamner à la réclusion. Le gel d’une vitre, les simagrées rageuses d’une façade, en vain, ont tenté d’arrêter son élan.

L’a-t-on casquée, cuirassée d’insensible ? Une vieille fourrure n’en devient pas moins une forêt de papilles qui s’émeuvent dès la première caresse de ses doigts. Sur sa poitrine, une soie éraillée murmure tendrement. À son approche les vieux chiffons retrouvent jeunesse et vie. Ils se mettent à chanter de toutes les couleurs.

Aux coins des rues sordides, aux carrefours de la misère européenne elle promène une majesté d’Afrique dont nulle jupe ne saurait entraver les longues foulées. De tout son éclat, elle appelle ses amants, ses frères, les hommes aux peaux sombres que les grandes chiennes de capitales rongent jusqu’aux os. Elle saute par-dessus les pièges et férocités de l’ironie. Comme pour un carnaval sinistre on l’a fagotée, emprisonnée dans une vieille défroque. Et cependant la voici libre, à la fois témoin et avare d’un temps, miroir dont les reflets illumineront demain, faisceau de lueurs épanouies déjà en pensées tragiques, décisives, exigeantes. Ainsi, toujours, des plus quotidiennes opacités, elle jaillit, bouquet de précisions, geyser de colère, flammes d’avenir, soleil dont le poing de soufre déchire, étrangle les lèpres des aubes sentimenteuses. Mais violente elle est douce aussi la Grande Mannequin, cette femme doublement femme puisque fille du vêtement féminin et de la nudité féminine, la Grande Mannequin, cette Antigone qui sait, pour sa parure, disposer en sourires très charnels les complexités oedipiennes. La Grande Mannequin, mais c’est grâce à elle que son tissu de père peut vivre une vie aussi pleine que son propre corps, son corps à elle la belle cylindrique, la faite au tour, la parfaite, si parfaite qu’elle ne prend pas toujours la peine d’emporter avec elle, dans ses pérégrinations, une tête, des bras, des jambes. Les jambes, ces ciseaux à couper l’espace, voilà d’ailleurs ce dont elle s’embarrasse le plus rarement.

Aussi incarne-t-elle le rêve de tous les Prométhées enfantins dont la fringale recrée, pour s’en mieux assouvir, le corps maternel, l’unifie des épaules aux chevilles, en fait un terrain de jeux et de bonheur, l’embellit de douces et accueillantes incurvations, trop douces, trop accueillantes pour jamais se creuser jusqu’au précipice. Mais surtout, qu’on n’aille point désexuer la Grande Mannequin. L’insuffisance, l’équivoque, voilà qui n’est guère son fait. Elle peut se travestir. Hermaphrodite, elle n’est la caricature ni d’Hermès, ni d’Aphrodite. Elle est l’un et l’autre quand, sous une forme essentiellement masculine, elle s’unit à son contraire, la soie, dans une étreinte si doucement enveloppante que, de l’ensemble rigide et de l’étoffe floche, du mannequin et de son étoffe, de l’étoffe et de son mannequin, naîtra une nouvelle, double et totale réalité.

Ce sera la synthèse, le couple, le ruissellement d’un chant d’amour.

Parce qu’ils attendent beaucoup d’elle, les hommes sont gauches et timides avec la Grande Mannequin. Ils ne savent comment lui présenter le choix des épidermes dont elle change plus souvent que de chemises. Pour la séduire, on essaie du pompeux. Or, du pompeux c’est toujours du macabre. Sur la boutique dont elle sera le plus bel ornement, sur l’oeil dont elle sera la prunelle, se gonfle une paupière de draperies bien mortuaires. bien funèbres avec, en guise de cils, des lourdes larmes de soie. Mais qu’elle apparaisse et c’est le printemps. Une boule de fleurs va lui servir de tête. Son cerveau est à la fois la ruche et le bouquet. Elle a un sein pour tout corsage. Des rubans de miel lui servent à la fois de nerfs et de cheveux, dansent sur ses méninges de petites feuilles bavardes puis descendent en flots jusqu’à la taille qu’ils ceinturent.

Les colonnes grecques n’ont plus que faire des filles du Parthénon. Les plus altiers vestiges de l’antiquité sont trop heureux de s’attacher à ses moindres caprices. Ils entrent dans la danse. Un théâtre à même la rue s’ouvre pour de très singuliers ballets où l’ombre n’ose plus bouger, car l’ombre écoute la chanson du silence.

Grande Mannequin en peau de romance. La romance ne deviendra point rengaine. Elle sait sortir d’elle-même, tout comme ces phoques — ces phoques dignes d’être les animaux familiers de celle qui a leur plénitude — dont, pour les dépecer, il suffisait, selon l’auteur d’un vieux bestiaire, d’inciser largement au bas du dos, puis de torturer, affoler jusqu’à ce que dans leur fuite précipitée, ils sortissent les muscles nus et sanglants de leur vêture huileuse.

Orphée des peaux neuves de squelette, la Grande Mannequin entraîne dans son sillage toutes les draperies que, tour à tour, elle habita. Bouquets de promenades juvéniles. Ce qui l’aime la suit. Le reste meurt. Les étalages deviennent des cimetières, s’encombrent de pierres tombales. Du vase des lamentations tombent des flaques d’inutilité.

La Grande Mannequin dans son charmant petit intérieur.

Elle n’est pas faite pour la tour d’ivoire. Le narcissisme, l’orchestration des subtilités égocentriques ne mettront pas longtemps à la faire sortir d’elle.

Mais avec semblable créature sait-on jamais où l’on en est.

Déjà, elle a tourné le dos à son double et, au seuil de la nuit, s’en va, s’envole.

En vain, au crépuscule, un rideau de fer tomba entre elle et le promeneur pour la faire prisonnière, la contraindre à la solitude. Une paupière qui s’abaisse n’abolit pas l’univers, mais au contraire mûrit de sa sombre chaleur tout le phosphore épars dans l’iris de l’amour.

Sur le globe de l’oeil, la Grande Mannequin glisse en robe de voie lactée. Ses antennes, ses rêves vont la conduire jusqu’au secret de l’homme.

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