René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Cahiers du mois, n° 21-22, juin 1926. - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

 

POUR LA SIMPLE HONNÊTETÉ

Comment, à première vue, ne pas s’étonner de voir les partisans de la raison traditionnelle préférer, parmi toutes les oeuvres d’aujourd’hui, celles où se trouve le mieux exprimé l’esprit que nous pouvons seulement appeler de révolution ? Sans doute est-ce que la bonne foi a trop de puissance pour que ne soit respectée une seconde au moins quiconque n’a pas rusé avec sa pensée ni essayé un accord louche entre l’orgueil d’intelligence et le goût des facilités quotidiennes. Au reste, les traditionalistes ont toujours commencé par vouloir aller de l’avant et, s’ils ne persévèrent dans les routes de l’audace, c’est que, parvenus à une certaine altitude, soudain privés des parapets séculaires, ils ont une telle peur du vertige qu’ils n’osent marcher plus longtemps ni risquer davantage et redescendent jusqu’aux notions habituelles, non sans d’ailleurs garder la nostalgie des plateaux singuliers.

De cette peur qui les décide à rebrousser chemin, naissent tant d’efforts confus, tant d’essais de conciliations où aux images du bon sens, à quoi ils se condamnent, certains ajoutent, en surimpression, l’essentiel de l’esprit qui les tenta.

D’où certains phénomènes qui donnent aux amateurs d’arlequinades et de faux mystères notion de miracle, alors qu’en vérité ce dont il s’agit n’est que la suite piètrement humaine de tel ou tel fait moral ou intellectuel, d’où certains abus de confiance, d’où l’usage illégitime de certains mots : ainsi, par exemple, la mode Dieu, née du malheur consécutif à la faillite des illusions positivo-relativo-réalistes. A noter d’ailleurs que cette mode Dieu, son activité préventive encore est une illusion, car, l’angoisse humaine que seul, s’il était possible qu’humainement il la pénétrât, saurait dissoudre l’absolu, comment croire, alors que n’a rien pu contre elle la ferveur scientifique de tout un siècle non plus que le progrès extérieur dont ce siècle parvint à faire une vérité objective, comment croire qu’en triompheront les finasseries de l’intelligence, les petites raisons terrestres et d’autres raisons encore, celles-là soi-disant grandes parce que d’Etat dont Dieu pour beaucoup est le mot qui les résume idéalement.

Et ce Dieu qu’on essaie de réinventer pour sauver les notions caduques et plus sottes encore que haïssables de frontière et de culture classique, ce Dieu que Drieu La Rochelle par exemple définit un "certain réalisme, l’optimisme né de pessimisme", l’esprit à qui le problème du bonheur et du malheur ne chaut guère, comment pourrait-il s’y arrêter, lui qui, en principe et en fait, s’il ne veut se trahir, se renier, ne saurait se fixer que là où il est donné à l’homme de se rencontrer avec soi, de mettre d’accord entre elles toutes ses pensées, de se posséder dans son intelligence et son coeur.

Ainsi en vient-on à faire de Dieu non un optimisme mais un opportunisme, quelque chose comme le fromage de tous ceux qui ont décidé de vivre aux dépens de leur inquiétude propre ou de celle des autres. Grâce à un tel Dieu, le problème n’est pas résolu mais abandonné pour des détails annexes.

Et l’on ne peut même pas invoquer d’honnêtes excuses, puisqu’on est parti de l’essentiel pour tomber dans une accommodation avantageusement technique, politique, littéraire, sociale et religieuse. Là où il fallait creuser d’une bêche puissante et inexorable, les dents de la ruse grignotent. Travail de rat. Et sans doute ne sera-t-il pas difficile de domestiquer le rongeur. Ne lui conseille-t-on pas de se soumettre aux phénomènes, aux objets. Des réminiscences telles que la fable de Prométhée effraient, et le veau d’or est adoré. Que l’homme voulant concilier les nécessités de l’esprit et la tyrannie du monde extérieur essaie des combinaisons avec ses petits ennemis relatifs et simultanément choisisse un mot de l’espèce du mot Dieu, à l’ombre duquel dormir, il n’est plus qu’un esclave à la digestion lourde, aux pensées titubantes. Au contraire, s’il accepte que l’éprouvent sans cesse de nouvelles flammes, Phoenix il renaîtra de ses cendres. Des richesses, des biens terrestres par quoi on voudra le retenir, il fera un feu dont la flamme, chaleur et lumière, pour lui éclairera les mondes, et telle sera sa grandeur qu’il faudra bien lui rendre grâces. Ainsi, par exemple, voyons-nous le même Drieu La Rochelle, après avoir épilogué sur une soi-disant erreur des surréalistes, préférer à toutes les autres oeuvres contemporaines celles d’Aragon, Breton, Éluard, dont la puissance naît justement de cette nécessité de révolutions par elles reconnues, louées, chantées.

En d’autres temps déjà pouvions-nous voir ceux qui s’évertuaient à découvrir un péril en Barrès, Gide, Rivière, avoir, dans leurs attaques, un tel ton qu’ils se révélaient bien plus séduits qu’adversaires et donnaient à penser que, s’ils rêvaient d’une bataille, c’était surtout par ce goût de coquetterie qui fait de toute conversation une joute. Au reste, les arguments donnés par ceux qui se refusent aux nécessités révolutionnaires de l’esprit, loin d’être dangereux, ont au contraire l’avantage de servir de contrepoids aux éloges qu’ils entreprennent des oeuvres où se trouvent justement exprimées ces nécessités.

Ainsi sont vantées des qualités crues extérieures pour que demeure épargné le centre même du débat, certaine forteresse particulière où ils se réfugient, eux et leurs vieux troupeaux frileux. Cette forteresse, c’est une notion étriquée de la personnalité humaine, qu’ils édifièrent à seize ans sur le fondement de certain petit " Je pense donc je suis ". Ce "Je pense donc je suis" leur est trop orgueilleusement suffisant pour que, jusqu’à l’heure où ils seront encerclés de morts sous de vieux décombres, ils se refusent à reconnaître la moindre fissure dans leurs remparts. Des faits psychologiques indéniables sont encore méprisés. Beaucoup se refusent à reconnaître l’inconscient devenu évidence et présentent par exemple contre Freud des arguments de raison qui contredisent aux arguments d’esprit et sont en dernière analyse inspirés de leur seul goût du confortable. L’inconscient les effraie comme le cheval Bucéphale son ombre, et, les yeux fermés pour ne pas voir, après avoir henni de suffisance, ils croient avoir vaincu à la fois l’ombre et la peur.

Afin de pouvoir se dire audacieux, ils choisiront des cocardes aux détails et aux couleurs inusuels. Ainsi par exemple ont-ils aimé l’orchidée d’Oscar Wilde et cette décomposition d’un mauve délicat qui séduisit au soir de son adolescence Barrès ennuyé déjà de vivre parce que condamné à ne jamais aller jusqu’au noyau dangereux, parce que décidé à se laisser tromper du haut des remparts de carton-pâte d’Aigues-Mortes par un parfum de décomposition précieuse, alors qu’au fond, comme un coin secret et rance de sa propre odeur, il aimait les miasmes de la Camargue, les miasmes égoïstes d’un Occident étroit. Ainsi, incapable de concevoir le problème de l’absolu par son plus simple et plus mystérieux symbole, la mort, il respirait les fleurs à la fois faisandées et artificielles dont se décorent les pourritures humaines. Mais telles sont les contradictions de cette attitude que, bien avant la Chambre des députés, la Ligue des patriotes, à Aigues-Mortes déjà, il est traître à soi-même. Qui ose parler du culte du moi, alors que son esprit insuffisant à ses grands desseins, pour vivre, avait besoin d’un jardin, d’un âne, d’une petite fille.

Et certes ce n’était pas impunément qu’il avait choisi cette ville enfermée en soi et pourtant non capable de vivre de soi, et condamnée aux coquetteries esthétiques, au milieu d’une plaine aride, Aigues-Mortes définie par ses remparts comme Barrès de toutes les fausses pierres dont il se limite. Mais l’innocence, la force, ne sont-elles point justement dans une vie sans remparts, sans corsets ?Je pense, en opposition à tant d’inutiles simagrées, aux poèmes blanc sur blanc de Paul Éluard. Un œuf n’a jamais besoin de réparer sa coquille. Barrès, Aigues-Mortes ont essayé de se faire une coquille et de se forcer jusqu’à la piètre notion d’un individualisme ennuyé parce que non convaincu, individualisme aussi opposé que possible au subjectivisme idéal, individualisme ennemi de l’esprit par tout ce qu’il garde en soi de roublardise paysanne et de notion de réalité à quoi s’accrocher (Bérénice, nation, guerre, etc.). Et, ce qui avait été redouté comme un péril, de vouloir en faire une distraction. D’où ce Jardin sur l’Oronte, entre deux séances, comme les joies de la rue des Martyrs pour d’autres, avec cette différence encore que, rue des Martyrs, on peut redouter une congestion, la mort, tandis qu’au jardin sur l’Oronte les arbres bien taillés, les automates de soie et de velours n’ont jamais fait de mal à personne et seraient bien en peine d’en pouvoir faire. Barrès pris comme exemple de cette résistance à l’esprit, du malaise de son oeuvre, et de tant de juxtapositions inconciliables, n’ont somme toute point à répondre les symboles par LUI choisis (Venise, Tolède, Camargue), mais son seul esprit qui, se doutant de quelque chose, ne poursuit point sa marche, mais use de simulacres, renonce aux joies majeures, ruse pour se constituer une sécurité terrestre. Péché contre l’esprit et reniement du plus précieux de soi, la pensée devenue art d’agrément, comme la mandoline de la fille de ma concierge. Lui Barrès qui n’a pas voulu être dupe. Tant pis, car il faut beaucoup de naïveté pour faire de grandes choses. Aujourd’hui, il ne sert que d’argument relatif, il avait de grands dons, il leur doit d’avoir été un bon technicien. Il manquait de l’innocence qui n’est pas toute la grandeur mais sans laquelle il n’y a pas de grandeur possible, innocence dont le spectacle faisait écrire à Robert Desnos parlant de Joan Miro, dont les tableaux venaient de se révéler si libres, si révolutionnaires que nous en étions tous stupéfiés: " Miro est un peintre béni. " Ainsi, semblablement, Rimbaud fut poète béni, et c’est pourquoi justement qui ne vit point le vrai miracle de sa bouleversante liberté dans sa vie et ses poèmes le baptisa, dans son piètre romantisme, poète maudit.

Étrange blasphème et qui prouve chez ceux qui le répètent une singulière méconnaissance des problèmes de l’esprit, car, pour l’esprit ce n’est point une malédiction (volontiers je parlerais de la grâce) que de n’être point d’accord avec le monde extérieur. En accord avec ce monde extérieur, l’esprit avec lui se confondrait et n’aurait point de vie propre. Toute poésie est une révolution, en ce qu’elle brise les chaînes qui attachent l’homme au rocher conventionnel. Dès lors, et sans parler de mage, comment ne pas être docile à la voix d’un vrai poète, tel Paul Éluard lorsqu’il écrit, citant quelqu’un, qui, lui, avait le droit de parler des notions de poésie, d’absolu, de Révolution : " La force absolue de la poésie purifiera les hommes, tous les hommes. " La poésie peut être faite par tous, non par un." ( Lautréamont.) Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées, et, ayant enfin bouleversé la réalité, l’homme n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux. "

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