René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( In André Breton, Misère de la poésie.

" L’Affaire Aragon " devant l’opinion publique, Paris, Editions surréalistes, 1932.)

 

ANDRÉ GIDE NOUS PARLE DE " L’AFFAIRE ARAGON"(1)

 

La scène se passe un de ces derniers jours à l’heure du dîner, au café de la Légion d’Honneur, où Gide s’est fait servir une aile de poulet.

GIDE. — Je me suis occupé d’Aragon. Il n’y aura rien.

CREVEL — En attendant, il est cité chez le juge d’instruction.

GIDE — Oui, mais le ministère de la Justice où je suis allé ne veut pas poursuivre. L’Intérieur était décidé à retirer sa plainte. Il est vrai qu’avec le changement de cabinet… Mais le nouveau sera plus à gauche. Et puis, pourquoi demander l’impunité pour la littérature ? Quand j’ai publié Corydon, j’étais prêt à aller en prison. La pensée est aussi dangereuse que des actes. Nous sommes des gens dangereux. C’est un honneur que d’être condamné sous un tel régime. D’ailleurs, si Aragon était condamné, il ne ferait pas plus sa prison que Maurras. Aragon, que j’admire et pour qui j’ai eu la plus vive affection, prend du reste la chose à la légère. Il a écrit à Martin du Gard une lettre dont le ton cavalier pourrait le décider à signer, mais le tract est bien ambigu. La fin contredit le commencement. Pourquoi ne point protester quand un ouvrier est emprisonné pour avoir distribué des tracts antimilitaristes ?

CREVEL — Mais justement, les surréalistes protestent en toute occasion. Ces protestations ne sont pas pour leur faire la vie facile.

GIDE —Je sais, je sais, j’admire le surréalisme, mais cette fois on croirait qu’Aragon veut se faire mousser en URSS où il n’est pas si bien vu. On aimerait signer des choses en faveur de l’URSS mais pas ce papier ambigu.

CREVEL — Il s’agit de savoir si on est pour Aragon ou pour ceux qui le poursuivent. S’il n’y avait pas eu de citation en justice, il n’y aurait pas eu de tract. Si vous ne signez pas, il faut vous expliquer.

GIDE -Je m’expliquerai si j’en ai envie. J’entends ne pas me laisser mener par les événements.

CREVEL — Par quoi, alors ?

GIDE. — C’est compliqué. J’ai été quatre nuits sans dormir, on est venu me demander une préface pour de Bosis, cet aviateur qui a jeté des tracts antifascistes. Il y a laissé sa vie. Le malheureux en appelait au roi, au lieu d’appeler à la révolution, de sorte qu’il a été désavoué par tous les partis. Il n’aura ni statue, ni laurier et je n’ai pas fait la préface.

CREVEL — Et vous ne signez pas pour Aragon ?

GIDE — J’en parlais ce matin avec Paulhan…

CREVEL — Paulhan, la fourberie. (Il rit.) Mais ces messieurs de la N.R.F. ont bien su venir trouver les surréalistes pour rédiger une pétition en faveur de Malraux. Vous n’allez tout de même pas comparer l’affaire Malraux et l’affaire Aragon.

GIDE — Elles ne sont pas comparables. D’ailleurs Aragon est unique. Il a du génie. Je le disais à Cassou ce matin.

CREVEL — Donc il ne faut pas le laisser enfermer.

GIDE — L’Intérieur retirera sa plainte.

CREVEL — Justement parce que beaucoup ont été indignés, ont protesté.

GIDE — Peut-être au contraire que l’Intérieur ne retirera pas sa plainte pour ne pas avoir l’air de se laisser intimider. C’est très compliqué. On a du malaise.

CREVEL — Mais si le fait de signer est si grave, celui de ne pas signer ne peut pas l’être moins.

GIDE — En tout cas, je ne signerai pas.

 

1. Dans ce dialogue, Crevel relate son entrevue avec André Gide. destinée à obtenir de celui-ci son soutien à la protestation des surréalistes contre l’inculpation d’Aragon après la publication du poème politique Front rouge (N. de E.).

 

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