René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Le S.A.S.D.L.R., n° 3, décembre 1931 - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

DU GÉNÉRAL AU MARÉCHAL

On n’a pas oublié la grande parade académique du printemps dernier, lorsque M. Paul Valéry reçut (et comment !) le maréchal Pétain.

La Société des gens de lettres, la dame de l’hôtel Massa, la Masseuse, a massé, de son mieux, M. le général Weygand.

La parole fut donnée à M. Gaston Rageot.

Le Journal de s’extasier particulièrement sur ce passage du petit discours rageoteur :

" Cette simplicité et cette force d’âme, cette application à la vie, cette vigilance à la réalité, toutes ces qualités de notre nation que vous possédez à un degré si éminent, nous permettent aujourd’hui non seulement de saluer votre gloire dans le passé, mais de proclamer nos espérances de paix dans l’avenir, puisque nul n’est plus capable de défendre un pays que celui qui en résume toutes les qualités. Jusqu’à nouvel ordre, il faut que l’esprit soit défendu par la force : la France représente l’un et l’autre et elle a confiance en vous, mon général, parce qu’en vous elle se reconnaît tout entière. "

Le scrognegneu à feuille de chêne, bien entendu, ne s’est pas fait prier pour répondre au provocateur civil et il a promis que la " force resterait au service d’une idée ".

Après le sabre et le goupillon, le sabre et le porte-plume. Oui, vraiment, M. Rageot, la France ressemble à un général, à un maréchal peut-être même, puisque cette vieille coquine moustachue et soudarde de Lyautey, dans son discours de clôture de l’Exposition coloniale, ne craint pas de nous la faire à la paneuropéenne : " Jamais, dit-il, je n’ai cessé de maudire les guerres entre Européens, véritables guerres civiles, destructrices, alors que les luttes que comporte l’action coloniale (sic) sont des luttes constructives pacifiantes et civilisatrices. Tout à l’heure quelqu’un a parlé de " peuples vaincus ". Dans la politique coloniale, il n’y a pas de " peuples vaincus ", il y a des peuples qu’on cherche à associer, avec lesquels on travaille et en qui nous devons toujours voir nos collaborateurs de demain.

" Plus que jamais, je pense que notre premier devoir, c’est de tout faire pour ne plus nous entre-déchirer en ces véritables guerres civiles. (Applaudissements.)

" Ce qui, à mon avis, est peut-être le résultat le plus frappant et le plus fécond de cette Exposition coloniale internationale, c’est ce fait qu’entre vous et nous, nous n’avons pas cessé d’avoir le " sourire ", de travailler la main dans la main. "

La main dans la main. C’est du joli, vieillard obscène. Et maintenant que vous n’avez plus le Maroc, l’Exposition coloniale où puiser pour la satisfaction de désirs que vous croyez ceux d’un grand capitaine romain, de quelle pissotière officielle la Troisième République va-t-elle vous faire cadeau ?

 

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