René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Le S.A.S.D.L.R., n° 4, décembre 1931- L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

UN FILM COMMERCIAL

 

De muet devenu parlant, c’est-à-dire atteint de psittacisme, le cinéma reflète les fadaises, bobards, grossièretés ironiques ou attendries qui firent des théâtres des lieux par excellence écœurants.

Entre des créatures que le silence avait purifiées, la parole remet une complicité salissante. Un film en vaut un autre, donc pas cher, pas plus cher que le reste, ce reste qu’on veut escamoter, voire glorifier à coups d’images fredonnantes et mouvantes.

Mais la désinvolture ne peut faire oublier tant d’inadmissibles équivoques. À de bien rares, à de plus en plus rares exceptions près, des palais de la Paramount à la plus modeste salle de quartier, l’écran est à la dévotion de ce qu’il y a de plus plat, de moins admissible dans l’inadmissible société contemporaine.

Parmi toutes ces salles, il en est une qui n’a rien à envier aux autres, celle du journal fasciste L’Intransigeant : LesMiracles. Or, c’est sur l’écran des Miracles que l’on pouvait lire dernièrement, après l’avoir lu dans les colonnes de cette revue, le nom d’Albert Valentin, qui, il n’y a pas si longtemps, cherchait à nous entraîner à l’inauguration de ce cinéma afin d’y manifester de la façon la plus violente, ce qui nous parut aussi inutile que dangereux, la police la mieux choisie ayant été mobilisée pour cette inauguration. Comment ne considérerions-nous pas cet extrémisme comme suspect, puisque Albert Valentin paraît sur la scène qu’il voulait attaquer, puisqu’il a collaboré au film que l’on a, il y a quelques jours, présenté aux Miracles, puisqu’il a collaboré à un film, plat démarquage des Lumières de la ville, qui s’intitule A nous la liberté, où il pleut des flics inoffensifs et des billets de banque, à un film où des gardiens compensent, par une urbanité bien invraisemblable au pays de M. Chiappe, leur paire de grosses moustaches à peine ridicules, dans des prisons dont les barreaux ont la gentillesse de se laisser couper comme du beurre, de ne pas résister au poids de la misère humaine, à un film où les dactylos portent les dernières créations de nos grands couturiers, à un film où (délicate intention dont les chômeurs ne sauraient manquer d’être touchés) l’on embauche en musique n’importe qui, dans une usine mieux aérée qu’un sanatorium et dont la discipline militaire soudain s’abolit quand le patron prend la clé des champs (A nous la liberté, une liberté du style Richepin : Le Chemineau) et donne celle de ses biens à ses ouvriers qui (par enchantement, sans ombre de Révolution, grâce aux forçats libérés qui collaborent avec les flics pour contraindre le maître employeur à s’enfuir) se trouvent en plein paradis, sans autre travail que la danse et la pêche à la ligne, tandis que leur usine débite automatiquement des gramophones(1) !

Mais, dirait un chroniqueur professionnel, résumer une telle œuvre ce serait la trahir, si toutefois l’on peut trahir l’opportunisme chantonnant qui donne son unité à ce défilé d’images bien françaises(2) dont nous ne parlerions pas s’il ne nous permettait de dénoncer un homme qui tenta de nous abuser.

René Crevel et Paul Éluard.

 

 

P.-S. L’assistant Albert Valentin, en notre présence, ainsi qu’en celle de Breton et d’Aragon, a lui-même déclaré, sans la moindre pudeur, que ce film était contre-révolutionnaire et que, par conséquent, il avait fait œuvre de contre-révolutionnaire, mais s’est refusé à rendre publique cette déclaration. Ce qui le juge.

 

1. " Il n’est pas douteux que René Clair ait voulu nous donner une satire de cette religion du travail que le communisme, après le capitalisme, adopte avec une mystique candeur " G. Charensol, Voilà, 12 décembre 1931.

2. " Désormais, les premières des grands films sont des manifestations mondaines. À nous la liberté n’a pas manqué à cette nouvelle tradition et parmi les invités de la Société Tobis, on remarquait les plus hautes personnalités : des princesses, divers généraux et ministres plénipotentiaires, M. Becq de Fouquières, Mme Chiappe, M. Rappoport, etc. " Excelsior, 20 décembre 1931.

 

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