René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres, n° 45-46, juin 1927
" Hommage à Léon-Paul Fargue " - Babylone, Pauvert, 1975.)

LE POÈTE ET LA NUIT

Rendez-vous avec l’ennui, soirs sans amour que tente encore de ranimer leur veulerie, les deux coudes sur la table où les yeux ne trouvent même pas, comme sur celle du premier bistrot venu, des nervures en foudres, promesses de continents, cocasseries insulaires, blanches sur fond de marbre rouge, à quoi accrocher un espoir, un rêve. Regard à la dérive, mollusque informe, huître qui ne demande qu’à se laisser gober par n’importe quelle bouche, n’importe quel gouffre. Mais nul n’en boira les larmes, ce piteux résumé d’océan d’où l’orgueil de l’homme voudrait ressusciter la mer et son lyrisme quand sonne l’heure impudique et qu’il n’y a pas un aveu pour ressusciter le vent. Chacun, alors, sans souci de celle des autres, ne se rappelle que sa propre neurasthénie à l’odeur du linge trop longtemps porté. La saoulerie accroche en guirlandes sa mélancolique lâcheté qu’elle veut croire soeur des nostalgies nègres.

Mais, puisque les combinaisons d’alcool n’ont pas allumé la féerie kaléidoscopique dont on avait cru voir la promesse facile au fond d’un verre, tout égoïsme va retourner à son lit sans joie. Juste le temps qu’il faut pour médire à voix basse l’esthétisme du gin-fize, des hauts tabourets, en attendant qu’on vous rapporte votre vestiaire, mais soudain, la porte dont on s’approchait, d’elle-même, s’ouvre, comme si le vent enfin retrouvé avait voulu démolir un pan du mur, pour que la nuit et ses miracles fissent escorte au poète qui va entrer, au poète Léon-Paul Fargue.

Sa parole douce, aux mots neufs, aux échos d’humour, vous barre la route. On ne s’en va plus. Mais lui, le poète, d’où vient-il ? Quelle étrange berline à travers le temps et l’espace l’a mené pour les repeindre de sa verve jusqu’à ce lieu, jusqu’à cette minute sans couleur ?

Prestidigitateur qui changez les mornes et petites bourgeoises Batignolles en mystérieuses Batiplantes, êtes-vous passé par le jardin des gnolles ? La gnolle est la femelle du gnou, la cousine de l’unicorne. Le vieil omnibus aujourd’hui défunt qui allait autrefois du jardin des Plantes aux Batignolles, vient de ressusciter pour rouler sur les nuages de nos rêves : Batiplantes, Jardin des gnolles. Nous irons aux jardins des gnolles, les syllabes ont voyagé d’un mot à l’autre, ainsi une faune mystérieuse arrive d’un continent encore inconnu, et, de ses surprises, va peupler un jardin zoologique où l’enfance s’énervait de ne rencontrer aucun mystère, aucune cocasserie. Batiplantes, jardin des gnolles, sur l’impériale d’une lourde guimbarde, traînée par deux percherons, à la lenteur demeurée proverbiale, les amis de Jarry chantaient à pleins gosiers : La Chanson du Décervelage. Batiplantes, jardins des gnolles, le toit d’un omnibus fantôme offre un lot brinquebalant de refrains, histoires, mots dignes de ceux qui métamorphosèrent le père Ubu en cet être miraculeux, ce personnage quasi légendaire, dont nous savons mieux quelle existence il fit l’honneur de servir emmoutardée à MM. ses contemporains, les soirs où Léon-Paul Fargue a parlé.

Fargue, lui qui chanta la Grenouille du Jeu de tonneau, n’a qu’à nous dire qu’on démolit son quartier, là-haut, Faubourg Saint-Martin, et sous la pioche des terrassiers c’est une légion de rats qui s’enfuit. Rats du faubourg Saint-Martin, grenouilles du jeu de tonneau, de vulgaires rongeurs, des batraciens de zinc, ont vite fait de devenir animaux fabuleux. Alors, le plus banal des bars, parce que la porte s’ouvrit toute grande à la venue du poète, laisse entrer les cris du vent, la chanson des grenouilles vertes, le galop de l’escadron des rats, se creuse à même le mystère. Et l’on se rappelle les vers du magnifique poème lu par Apollinaire au mariage d’André Salmon :

Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit…

Et, parce qu’un poète a parlé dans la nuit, le petit matin, tout à l’heure, sera moins aigre.

[Haut de page]