René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Raison d'être, no 7, juillet 1930- L'Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

 

RÉPONSE A L'ENQUÊTE : LES VRAIS FANTÔMES

 

1. Nous vivons au milieu d'apparences. L'univers sensible n'est qu'une face et c'est à peine si nous soupçonnons les autres faces. À certains moments de la vie, par suite de maladies ou d'états moraux particuliers, notre conscience a une vision complètement autre des choses. Quelle est la valeur de cette autre perception ?

2. On peut distinguer dans les possibilités qui nous sont données de sortir de notre personnalité normale, les états physiques : maladies nerveuses, de la personnalité, des sens ou de la mémoire et leurs conséquences : rêves, somnambulisme, folie, visions et hallucinations, cryptesthésie, etc. Dans quel rapport ces fantômes sont-ils avec les choses : plus réels, aussi réels, irréels ?

3. Mais il y a aussi, à côté de cette " désorganisation du sensible ", une " désorganisation du moral ", une autre réalité (quoique, bien entendu, il n'y ait qu'une réalité) accessible par la voie de la passion et de l'inspiration. Dans quel rapport la réalité qui se manifeste à nous ainsi, est-elle avec les constructions rationnelles de la conscience ?

Réponse de René Crevel
Êtres, fantômes et choses se confondent. Vivant dans un sanatorium suisse où rien ne m'accroche, une nuit, je rêve d'une présence miraculeuse dans mon lit, présence d'ailleurs limitée à deux pieds mêlés aux miens qui en ont un bonheur que je croyais réservé à mes muqueuses. De mes pieds émus à mon cerveau la route n'est pas longue, et déjà me voici inquiet de la Créature qui a eu l'obligeance de se couper les pieds pour m'en faire la surprise. Or cette inconnue que j'aime, dont je jouis grâce à ses pieds à l'occasion d'un bonheur éprouvé, je me désespère de la savoir privée de ce qui fait ma joie. Cette joie aura vite cédé la place à la plus sombre mélancolie. - Réveil : entre mes tibias, deux boules d'eau chaude.

Une pipe en sucre au papa Taine, s'il marque la frontière entre sensation et hallucination, au sujet de ce rêve-perception prolongé à l'état de veille soi-disant conscient par une angoisse.

Idéologies-fantômes. Après une opération, au sortir immédiat de la narcose, je pense : les bêtes ne le sont pas moins que les hommes, puisque le Barrès des chiens publie : " des os, des poils, du sant ".J'interroge la garde, qui m'exhorte en réponse à profiter de mon éther. Profiter, je ne comprends plus ce mot : fou rire. La garde aussi rit et tâte mon pouls.

Je me demande : suis-je un éclat de rire en fer-blanc pour un cormoran ou un poignet, un vulgaire poignet? Afin de résoudre ce problème, je ferme les yeux et me retrouve au sommet d'une pyramide de chapeaux pointus d'où je domine le monde. Admirable sérénité, il faut des-cendre. À dégringoler de chapeau pointu en chapeau pointu, j'ai vite oublié ce qu'on découvrait de " supérieur ". Il y a une vie momentanée qui m'est d'autant plus chère que je la sais incapable de répétition? Mon plus grand grief contre les drogues, c'est leur triste corollaire : la monotonie.

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