René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( L’Université de Paris , n° 241, avril 1922.)

Etat civil ,
par Pierre Drieu La Rochelle, éditions de la N.R.F. 3, rue de Grenelle.

Notre jeunesse fut bercée d’invitation au voyage. Le romantisme de nos dix-huit ans, l’inévitable romantisme (dit, un peu méprisant, Drieu La Rochelle), se complut à répéter :

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

Plusieurs générations déjà avaient parlé e même et ajouté dans un cri : Fuir ! Là-bas fuir. On était resté chez soi. D’où tristesse. Tout stagnait. Paludes. Pour se distraire, la curiosité chercha d’étranges caresses. En faveur du corps (au reste impuissant à susciter le bonheur par l’action), l’intelligence fit semblant d’abdiquer. À dire le vrai, totale, elle s’appliquait à l’éveil des sensualités. Or, si les contemporains de l’immoraliste purement livresques aux années d’adolescence s’efforcèrent vers la beauté nue, des habitudes trop bien établies ne leur permirent point d’oublier l’homme antérieur. Chez eux ainsi, contradictions, complication (perversité juge l’ordinaire langage).

Mais aujourd’hui sont de jeunes hommes vigoureux vraiment ; aptes aux joies en chaque muscle. À leur force, son propre exercice est raison d’être suffisante ; leur corps de lui-même sain, dont le bonheur se développe sans aucun stupéfiant de la pensée. Drieu La Rochelle est de ceux-là qui pouvaient écrire :

J’ai refermé mes livres
et découvert mon corps

Enfin ! La chair n’est plus triste, des hommes aux maillots crûment multicolores, jouiront des caresses de brise à leur peau, moins raffinés que leurs pères, peut-être, plus spontanés, à coup sûr. Naturellement ils sont beaux, de cette beauté dont la découverte et la recherche se trouvèrent pour l’immoraliste prétexte à tant de subtilités. L’éducation ne leur fut pas intellectuelle sans plus, et puis à seize ans ils ont accompli un voyage. Ni longues traversées ni aventures : Calais-Douvres. Drieu La Rochelle a été à Oxford. Là, parmi les jeunes filles et les jeunes gens harmonieux, il a compris la valeur esthétique de la force, de la bonne santé. De retour il regrettera au milieu des soucis monstrueux d’une métropole, de coudoyer des adolescents négligés, souillés par une puberté grossière, en qui détonnent les éclats de jeunesse, car ils ne sont pas soutenus par la force. La force atteint toujours au premier degré de la beauté. Chez un Français de bourgeoisie saine, l’idéal grec de la belle période antique ; non l’idéal d’une Grèce décadente pour romans de courtisanes à Alexandrie. Équilibré, Drieu cherche une moyenne et non une simultanéité d’excès contraires. De toutes ses forces il lutte contre le romantisme : "C’est une maladie que nous ne pouvons éviter, mais qui dans l’état présent des mœurs, devient honteuse." Par romantisme il faut entendre, je crois, tout malaise susceptible de troubler l’ordre. Comme les gens bien portants, il aime le bonheur stable : "A mes heures, j’étais plus bourgeois que mon grand-père et détestais le péché comme un pli à une conduite unie."

Ses jeunes années dans la famille paisible, n’eurent pas de grands chocs. Pas de crise religieuse. Des prêtres qui l’élèvent un seul le frappa. Il fut sensible, il est vrai, à leur éloquence : "J’adorais, je désirais furieusement l’image du bonheur qu’ils peignaient sous le nom de vertu." Et ainsi, dans la religion même, il cherche la confirmation optimiste. Il n’aspire qu’à la joie, seule fin dernière de l’homme. Développer son corps sera un moyen.

Les habitudes sportives du collège lui sont occasion d’affirmer sa domination. Il a su l’influence de l’esprit, mais encore celle qu’on peut tirer d’une bonne utilisation des facultés physiques. Ainsi s’affirmera davantage son existence propre. "J’étais ouvert à tous, chacun puisait en moi, je ne m’appartenais plus. J’en tirais beaucoup d’orgueil, et je ne songeais pas d’abord à m’en lasser ou à m’en inquiéter. J’étais émerveillé par les nouveaux pas que je faisais chaque jour… Quel sport plus complet, quelle plus haute règle d’hygiène que cette action qu’un homme peut déployer dans la destinée d’autres hommes."

Au début pourtant il était faible ; mais il savait l’orgueil en bonne santé, il voulait son corps heureux, et son orgueil en fut la vraie force.

Le livre fermé, on garde impression d’une vie claire. Un homme aime le grand air qui est aussi très intelligent. Son œuvre est jeune. Alerte. Au milieu des autres volumes, ce sera une tache vivante aux rayons de la bibliothèque.

Mais maintenant que nous connaissons l’État civil, nous serons intéressés de savoir la vie, l’action. Très sympathique, ce grand, ce vigoureux. Nous n’aurons que plus de joie à le suivre, s’il y consent, que ce soit sur le terrain de football, les tennis du Racing ou les Rivières anglaises.

J’aime Etat civil pour lui-même et aussi pour tous les autres livres qu’il promet et dont il est la préface parfaite.

Au nom de l’art — paradoxe — crions, une fois enfin : Vive la santé !

 

 

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