René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( L’Université de Paris, n° 239, février 1922- Détours, Pauvert, 1985.)

ENTERREMENT

Quelques accords d’harmonium, plaqués d’une main charitable, mais peu exercée, de dame patronnesse, la voix fausse des enfants de chœur, les versets bougonnés en latin par un prêtre furieux de sentir s’aggraver son rhume au froid de l’église, voilà tous les honneurs déployés autour de votre mort, Sigismond petit bossu. Plus encore que les autres jours l’église lépreuse du quartier pauvre sent la tristesse. Les commères qui ont interrompu leurs commissions à cause du corbillard devant la porte, et sont entrées, filets au bras, pour écouter les chants et voir scintiller les cierges, s’arrêtent dès la porte de cuir. Elles ne vont pas jusqu’au prie-Dieu où l’on s’agenouille pour des prières machinales quand il y a de l’or et des lumières dans la nef. À quoi bon rester devant un catafalque si nu qu’il semble vide ?...

La concierge de l’immeuble, les voisins, les membres de la famille assistent à la messe. Votre soeur Elisa, Sigismond, est la seule à porter le deuil, un deuil économe avec du crêpe frais empesé sur un vieux manteau noir, et un voile si raide qu’il semble pétrifié autour de sa figure ; elle seule ne bavarde pas ; elle seule accomplit dans un ordre consciencieux les gestes rituels, mais, pas plus que les autres, elle ne pleure. Son visage anguleux reste impassible. En sortant, des voisines loueront son énergie ; d’autres l’accuseront d’égoïsme pour ne pas avoir versé une larme, mais aucune n’aura la méchanceté de prétendre qu’au fond d’elle-même Elisa était joyeuse… Et pourtant, Sigismond, votre soeur a d’heureuses pensées en tête, tandis que ses yeux suivent l’évolution du prêtre et de ses acolytes autour de vos pauvres restes. C’est que, songe-t-elle, maintenant elle va avoir quatre mille francs de rente pour elle toute seule. Grâce à sa fortune, elle pourra prétendre épouser M. Burinet ou quelque petit employé d’enregistrement dans le genre de M. Burinet. Elisa n’est pas méchante ; son caractère est celui d’une honnête fille ; elle serait incapable d’un geste indélicat ; elle ne saurait non plus faire aumône d’un peu d’elle-même ; alors, mon Dieu ! Sigismond, pourquoi vous accorderait-elle aumône de ses larmes. Votre mort favorise son unique ambition ; vous n’étiez pas heureux sur terre, pauvre infirme ; Elisa possède donc peut-être le droit, comme elle le perçoit inconsciemment, de ne pas vous pleurer. Au reste, elle est habituée à voir les siens la quitter. En dix ans, six sont déjà morts : le père, la mère, deux frères, deux soeurs. Six fois on a entendu chez vous, Sigismond, clouer des cercueils. Six fois vous avez vu un corbillard à la porte et vous êtes demandé en pleurant à quand votre tour. Ces matins-là, vous semblait-il, Elisa vous embrassait, plus tendre ; une voisine vous tenait compagnie dans la journée, et le soir, tandis qu’on mettait le couvert, vous comptiez les assiettes : une manquait à la pile habituelle. . .

 

Aujourd’hui, Elisa recevra les condoléances qu’elle a déjà reçues six fois. Mais aujourd’hui, quand elle reviendra de Bagneux dans le triste petit tramway vert, elle songera… Qu’importe car il y a en elle un grand rêve : M. Burinet s’est fait galant dès qu’il vous a su très malade, Sigismond. Elisa deviendra Mme Burinet, vous en aviez le pressentiment et M. Burinet aura les palmes sur la cinquantaine. Sigismond, du haut du ciel, bénissez le bonheur futur de votre soeur, accordé par la Providence au moyen de votre mort ; bénissez, Sigismond, car Elisa vous en prie, pleine de foi en votre intercession auprès de l’ange gardien de M. Burinet… et, comme Elisa est pieuse au fond, comme elle croit en votre sainteté, Sigismond, elle est heureuse et elle chante des alléluias, tandis que le prêtre catarrheux maugrée Dies irae, Dies irae.

Le corbillard s’est mis en route vers Bagneux. Elisa suit, fatiguée. Elle a eu froid dans l’église. Le chemin est long. Une petite pluie fine tombe qui désempèse le crêpe et traverse le manteau. Avec Elisa, il n’y a que deux voisins et le concierge. Pourquoi, heureuse tout à l’heure, votre soeur, Sigismond, se sent-elle triste maintenant ? M. Burinet a pourtant eu des mots charmants au milieu de ses condoléances… Elle grelotte. Une quinte de toux lui fait mal aux poumons. Elle a peur de la maladie, de la tuberculose comme elle pense, mais comme jamais elle n’a osé le dire. Six sont déjà morts avant le petit bossu, et elle — souvenir du dernier hiver — un jour où elle toussait, en portant son mouchoir à la bouche, elle a vu une tache de sang, une petite tache mais qui semblait s’étaler sur tout le mouchoir. Ce mouchoir, aussitôt mis en boule et rageusement enfoncé dans le sac, à peine l’avait-elle rangé qu’elle le reprenait, anxieuse. Réalité indéniable, elle avait bien craché le sang, tout comme le père, la mère, les deux frères, les deux soeurs et Sigismond… Aujourd’hui, derrière ce corbillard, elle se rappelle son frisson d’angoisse et de révolte ; elle se rappelle et elle a peur d’être condamnée à rester sans force, sans joie dans un fauteuil pendant des mois, désespérée de n’être pas devenue Mme Burinet, puis à s’en aller comme vous vous en allez, Sigismond, et sans même une soeur Elisa indifférente pour suivre son cercueil… Alors, petit bossu, elle a pleuré… petit bossu, on a enfin pleuré à votre enterrement.

 

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