René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Minotaure, n° 1, 1er juin 1933. - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

L’ENFANCE DE L’ART

Fixer des traits, c’est jeter un filet d’images sur ce qu’on ne veut pas laisser fuir, c’est emprisonner un être, une chose dans un contour, donc les réduire en esclavage, les condamner à la décadence.

Pour maîtriser il faut connaître, et connaître c’est d’abord décrire, éclairer, d’une lumière qui va les limiter, ces forces dont l’aveuglement multiple eût écartelé, étouffé le descripteur, s’il n’eût mis, entre lui et le décrit, la description avec ses grillages d’écriture, ses barreaux de couleur. Voilà qui protège mais isole de ce dont, justement, on avait cru s’approcher.

 

Le premier dessin de l’homme, ce fut, sur la paroi de sa caverne, une silhouette d’animal. Le silex autoritaire, dont il la grava, affirmait d’une pointe véritablement sismographie la volonté — issue de la nécessité — de métamorphoser un sujet d’angoisse en objet d’usage.

 

Que de farouches bêtes des bois aient dégénéré en grasses bêtes de maison, quartier ne sera cependant point fait aux espèces indomptées. Parce qu’ils étaient trop nus les flancs de ce giron de pierre, les murs de ces chambres où le désir du retour dans le sein maternel ramène les moins sédentaires pour les repas et le sommeil, tel lion a dû accepter de se laisser fondre dans un bronze dérisoire et du haut d’une cheminée bien française où le voici posé, il n’a d’autre ressource que de regarder une famille couper la poire en deux, en quatre, en six, en huit. Dans le vestibule un ours en bois sculpté est condamné à arrondir les bras pour servir de porte-parapluies. Et c’est, à nouveau encore, le lion, cette fois devenu presse-papiers, soit à domicile, soit sur telle place de la capitale, place Denfert-Rochereau, pour que ne s’envole point Montparnasse, quartier léger.

 

Que de représentations par trop familières, que de magies bonasses d’aspect, sournoises au fond, pour abâtardir les porteurs de belles grandes gueules ! La seule chose qui ne se ménage point dans les ménageries, c’est la morphine. Dame ! il ne faut point que fantaisie prenne aux fauves de rugir qu’eux et les bourgeois — tout couenne et tout lard — venus les narguer n’ont point gardé les cochons ensemble.

Si la nostalgie de quelque sauvagerie vous mène au Jardin d’Acclimatation, entrez au zoo des jeunes animaux et vous verrez de quelle sinistre manière vos complices en humanité traitent les enfants de quadrupèdes. Deux lionceaux ont pour nourrice une chienne de style sous-préfète. Des grappes d’oursons s’agitent vainement à la porte de la nursery qu’on leur a fermée au nez. Des cobayes mieux logés sortent d’un chalet montagnard. Des petits d’hommes tendent le biberon à des petits de porcs. La bonne plaisanterie, ma foi, que cette parodie ! On était venu pour admirer le libre jeu de l’instinct et on a le spectacle d’une pépinière de bureaucrates.

 

Utiliser un mouvement, c’est le capter. La violence est source d’énergie. Elle seule peut l’être. Le XXe siècle, cet électricien, a mis dans sa poche le torrent chanté par le XIXe. Le poète ne s’en plaint aucunement, puisque des geysers jaillissent à chacun de ses pas. Une cascade de perdue, dix de retrouvées. À d’autres de les mettre en bouteilles. L’imagination est grande sourcière. Aussi, le mépris où elle est tenue accuse-t-il la mauvaise économie d’un monde, d’un temps.

 

L’individu ne demande qu’à croire son fait particulier la possibilité générale (mais n’exagérons pas) d’action de l’espèce humaine sur l’univers, tandis que ladite espèce méconnaît, comme un seul homme, l’action de l’univers sur elle. D’où anthropocentrisme, égocentrisme et culte niais du subjectif. Chacun se juge seul sujet mouvant dans un milieu figé d’objets. Ainsi au monde extérieur est préféré le monde intérieur. Or le second est reflet du premier et, à chose morte, reflet mort.

Écran des images trop habituelles. Tout devient opaque. L’éducation donnée aux sens leur interdit de collaborer. Il n’y a rien que cette division du travail perceptif ne parvienne à réduire en poussière. Cette obscurité, cet obscurantisme permettent de déifier le mur mitoyen et la cloison étanche, sa femelle.

Des cadastres aussi traditionnels qu’extravagants s’opposent à toute marche. Pour jalonner sa route, l’homme n’a conçu d’autre mesure que la sienne. La Grèce, parcimonieuse jusque dans ses mythes, inventa Narcisse et le précipita dans une fontaine pétrifiante. Le moraliste à coeur de pierre, le Commandeur des temps modernes ne résiste pas non plus à la tentation de changer en minéral le très animal Juif errant de l’amour, Don Juan. Et cependant, la virginité, d’une lèpre de lichens et de mousses pourrit les plus fières statues. Ce serait à désespérer si L’Age d’or ne nous avait montré, entre autres choses, de quelles lèvres le désir peut ressusciter un pied de marbre.

 

En même temps que le film surréaliste, les objets surréalistes ont ranimé, concrètement, sans métaphore, les cadavres de choses.

Objets à fonctionnement symbolique. Après les miroirs pétrifiants et les miroirs déformants, ils sont les miroirs métamorphosants. Les éléments divers et assemblés pour des rapports vitaux qui les composent, sans souci plastique, par des traits libérés, par des lignes rendues au mouvement, inscrivent dans l’espace l’écho de ce désir qui, seul, sait donner son épaisseur irradiée, irradiante au temps.

 

 

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