René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Documents 34, Bruxelles, 2e année, n° 20, avril 1934. - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

 

NOTE EN MARGE DU JEU DE LA VÉRITÉ

Au jeu surréaliste de la vérité, alors que, de part et d’autre, le manque de retenue est la règle que nulle ombre d’exception ne saurait venir confirmer, l’interrogé mettra d’autant moins de réticence à répondre que l’interrogateur aura visé, avec une plus minutieuse et lucide cruauté, le point entre tous sensible, parmi l’enchevêtrement des rapports physiques et des faits concrets aptes à surprendre sinon à choquer l’auditoire. Les premières confidences serviront de tenailles pour taillader les fils de fer barbelés de l’inhibition. Dans la jungle, de lui-même l’explorateur se rit des pièges à loup dissimulés derrière les broussailles intimes. D’un saut, il franchit le fossé entre ce qui a été et ce qui, selon ses rêves, eût dû être. Il y a excès plutôt que défaut de franchise. Tant mieux, car la soi-disant mesure n’aurait été qu’une fausse mesure. Seuls les remous de l’inavouable, le métal en fusion des fantaisies tropicales pouvaient fertiliser les platitudes exactes et les cailloux de l’apparence. Il faut qu’il y ait tremblement de terre et d’heures. Il ne suffit donc pas de chronométrer, d’arpenter l’anecdote. Dire la vérité, c’est non seulement rendre compte des actes qui ont trouvé leurs dimensions à la fois précises et mouvantes dans le temps et l’espace, mais c’est aussi, c’est surtout laisser deviner quels seraient les fruits du désir enfin rendu au soleil d’une liberté objective et s’y riant des scrofules, des hontes, des peurs, des déviations subjectives, à quoi toujours condamne la nécessité aveugle tant qu’elle n’est pas connue. De la rencontre de ce qui aura été vécu et de ce qui aura été imaginé, doivent jaillir ces flammes dont le galop fleurira d’incandescence les icebergs à la dérive sur tous les arctiques et les antarctiques du refoulement. Voilà déjà l’équateur qui renonce à couper la poire en deux. Par un pont de lianes frénétiques, il relie les deux pôles, le pôle diurne, le pôle nocturne. Les songes ressuscitent en geysers d’entre les pavés où l’aube les avait précipités. Des fleuves de clarté escaladent les hautes terrasses du sommeil et remontent à leurs sources. Et pas un lambeau de brouillard dans ces vallées larges ouvertes aux randonnées d’une mémoire qui, sans désespoir de retour, a quitté la cage où elle se trouvait enfermée, non comme un lion, mais comme une caissière. À d’autres, le doit et l’avoir, les profits et pertes, les petits ruisseaux, les raclures de scrupules, les couennes du ménagement, les moisissures de l’hypocrisie, les faux cheveux de bonnes manières et tout ce dont use la vie courante pour se rendre à elle-même la monnaie de sa pièce. Le coton des plus lointaines velléités se condense, se métamorphose en cette boule de cristal lancée à toute allure sur un plan incliné entre des haies de chair vive. Chacune de ces flaques, naguère d’incertitude, est maintenant le miroir en tempête dont les vagues abritent des buissons ardents de formes intermédiaires. À l’ombre géante des plantes carnivores, des échos fracassants prolongent le silence. Les voies du souvenir et du devenir se rejoignent en carrefour étoilé. L’exhibitionnisme servira de cornue, de microscope, d’éprouvette dans un laboratoire en forme de clairière. De sa cathèdre thomiste, le réaliste au sang-froid ne cessera de glapir contre le surréaliste au sang chaud.

Mais dites-moi donc, messieurs du tribunal des compte-gouttes, quand il s’agit, non plus du jeu de la vérité, mais de l’étalage des grands et petits mensonges, quand s’organise, par exemple, l’une de ces expositions qui, soit en 1889 s’est proposé, soit en 1937 se proposera de montrer les progrès des sciences des arts, de l’industrie, comme si une parade sur les bords de la Seine effaçait la misère, toutes les misères dans un pays, dans le monde capitaliste, alors, le priapisme des autorités bien-pensantes et pudibondes, à leur insu, soudain triomphe. Ce fut, la première fois, le phallus de trois cents mètres baptisé tour Eiffel. Ce sera, sans doute, d’ici quelques mois, un membre de deux mille mètres dont l’érection vengera de l’impuissance tous les bas-ventres plus bas que nature.

N’en déplaise à l’aréopage des médiocrités féroces, l’on ne saurait accuser tel ou tel d’avoir trahi la réalité sous prétexte qu’il s’est trahi lui-même. Pour l’homme, se trahir, c’est démanteler les forteresses des coutumières prudences, c est, afin de les rendre au mouvement, libérer des préjugés qui la cuirassent et des bandelettes qui la momifient, la réalité si prompte à se surpasser, se surmonter, à apparaître en voie de surréalité. Sans doute, de très classiques glacières s’obstineront à vouloir conserver des cadavres d’heures. Mais déjà les mouches se rient des Narcisse obstinés à embaumer, au fond des lacs de nécrophilie, leurs pompeuses charognes. Les rêves n’acceptent plus d’être traités de refuges. Depuis Freud, ces tapis volants ont enfin rétabli les communications entre le lobe oriental et le lobe occidental du cerveau. La nuit, de son phosphore, nourrit le soleil du jour à naître. Déterminateur non moins que déterminé, le rêve, dans les labyrinthes de ses volutes les plus particulières, désigne leurs chemins aux vérités générales, aux décisions qu’elles commandent. Lénine, plus et mieux que jamais, nous apparaît incontestable, lorsqu’il déclare :

" Si l’homme était privé de sa faculté de rêver, s’il ne pouvait parfois courir en avant et contempler par l’imagination l’œuvre complète qui commence à se former sous ses mains, comment pourrait-il entreprendre et mener à leur fin lointaine la vastitude épuisante de ses travaux ? Rêvons, mais à la condition de croire sérieusement en notre rêve, d’examiner attentivement la vie réelle, de confronter nos observations avec notre rêve, de réaliser scrupuleusement notre fantaisie. Il faut rêver. Et cette sorte de rêve est malheureusement trop rare dans notre mouvement par le fait de ceux-là mêmes qui s’enorgueillissent le plus de leur bon sens et de leur exacte approximation des choses concrètes. "

Quel progrès dans la connaissance de lui-même pourrait donc accomplir l’homme qui s’en laisse imposer par certaines frontières cravatées d’ironie, hérissées de bornes en forme de notions psychologiques aussi obscurantines, aussi abusivement restrictives que celles, par exemple, de la normale ? Parmi les moyens dont dispose l’intelligence pour venir à bout des remparts de crasse opposés à son progrès, il n’en est pas de plus éclatant que le cynisme, à condition, toutefois, de n’en point faire une fin en soi, de ne point le statufier avec une couronne nouménale sur le sanglant démenti qui lui sert de tête.

En période pré-révolutionnaire, les intellectuels clairvoyants (au XVIIIe siècle, les encyclopédistes et Laclos, Sade — au XXe siècle, les surréalistes), d’abord et toujours, s’attaquent aux secrets qu’interdisent les soi-disant autorités morales, artistiques, littéraires et autres officiellement au service des profiteurs. Mais ces flics du mot, de la couleur qui, par leurs féroces calembredaines, veulent justifier les exploiteurs décidés à ne plus reculer devant aucun crime pour la conservation de leurs privilèges, voici que, déjà, ils s’attirent en riposte d’implacables retours de flammes. Des oeuvres incendiaires annoncent la prochaine terreur rouge. Un tribunal de salut public, avant la lettre, se charge de réviser les valeurs et d’établir les responsabilités culturelles. Ce qui nie un monde caduc n’en a que plus de force pour la plus jeune affirmation. Un art catégoriquement révolutionnaire prononce son réquisitoire avec l’élan créateur d’une colère qui veut passer du règne de la servitude au règne de la liberté. D’où activité antireligieuse. Dans les pays catholiques, surtout, la lutte doit être sans merci, puisque la religion n’y force l’homme à tout dire à Dieu que pour l’inciter, le décider à se cacher de son semblable. Les confessions des sans-dieu sont le réconfortant contraire de l’escamotage qui permet aux sournois petits bondieusards de se reposer sur les lauriers d’une pénitence dérisoire.

Il nous faut des aveux concrets, sans forfanterie.

Qu’une route sismographique s’élance loin des cache-mites en torchis d’abstraction, loin des façades esthétiques, à l’ombre desquelles se laisse choir l’analyse atteinte de paralysie par trop particulière.

Le scandale, non seulement n’est pas à fuir, mais encore, mais au contraire, il doit être reconnu d’utilité publique. Il ne s’ensuit d’ailleurs pas qu’il faille s’y limiter, le limiter à lui-même. Vouloir le scandale pour le scandale, ce serait encore choisir une retraite, ce serait pétrifier une phase, arrêter un mouvement, donc se castrer du possible, du nouveau et déclarer la guerre au temps à venir. Ce serait, en somme, tirer de simples feux d’artifices contre un état de choses à réduire sans pitié.

Si l’idée de suicide valut à Nietzsche des nuits de bon sommeil, une telle monnaie de singe individualiste ne saurait avoir cours hors des Engadines solitaires. Payer le titre de surhomme d’un pessimisme anarchisant, mêle-tout et montre-tout, voilà qui, certes, n’aidera guère l’humanité à conquérir le droit à la paresse si péremptoirement revendiqué par Lafargue.

Constatons donc, une fois de plus, l’urgence d’abolir les frontières et, non moins que les autres, celles du scandale.

Dans Comment je vois le monde, Einstein rapporte cette définition (qu’il appelle un peu légèrement boutade) d’Arnold Berliner :

Qu’est-ce qu’un auteur scientifique ?
C’est le croisement entre un mimosa et un porc-épic.

Et qui donc ne se sent pas fils de mimosa et de porc-épic, à l’instant qu’il veut préciser la science de l’homme, sa science. Avant tout, il prend conscience de son hybridité celui qui, à la fois juge et parties (les deux parties à lui tout seul, car il est du même coup le demandeur et le défenseur), intente l’implacable procès de la connaissance à ce qu’il a de plus intime.

Au jeu de la vérité, de quel vertige l’interrogé sera saisi, de quel dualisme non surmonté, il se verra menacé, lorsque l’interrogateur, passant de la sensation simple au composé (ou plus exactement au complexe) sentimental, l’aura prié de s’expliquer sur ce qui, cependant, pouvait sembler l’évidence affective. Pour provoquer du trouble, de la rage, la question n’aura même pas à effleurer l’une de ces chasses gardées qu’effarouchent d’inhabituels coqs de bruyère. Il pourra s’agir d’une zone à peine innervée, d’une plage aussi doucement mordorée qu’un oeil dont l’iris et la prunelle se confondent pour former un seul cercle, le cercle parfait, le CERCLE où inscrire le nombre d’or.

Quoi de plus doux que l’huile ? Quoi de meilleur contre les brûlures ? N’empêche que l’huile sur le feu…

Ambivalence : tel qui de l’extérieur louera très fort la psychanalyse d’en avoir établi la notion, constaté les effets, tel qui, peut-être même grâce à Freud, tant qu’il n’a pas été lui-même en cause, a su d’un double et contradictoire rayon dialectique éclairer les recoins de l’inconscient, solidaire de ces recoins, ce tel ou tel, lorsqu’il doit se livrer à une autocritique précise et se juger de l’intérieur, il ne demanderait sans doute qu’à retrouver les sentiments, du blanc, du noir.

Il fait simultanément blanc et noir. Il ne fait pas gris.

Au jeu de la vérité, si j’ai fourni sur des faits concrets tous les détails les plus exacts, les plus scabreux, n’était-ce point afin de donner le change et de cacher aux autres, à moi-même cette détresse affective, témoin à charge parmi tant et tant d’autres, contre un monde criminel de bêtise ?

Le cynisme pour le cynisme risque toujours d’être du cynisme contre la vérité.

 

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