René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( La Revue européenne , Paris, 1er juin 1924.)

Complices ,
par Robert de Traz

M. Robert de Traz vient de publier un recueil de plusieurs nouvelles dont l’ensemble forme un tout. Je veux dire qu’à chaque page se retrouve le même souci. Une recherche consciente a inspiré le livre entier. Cette recherche, c’est, pour parler l’affreux mais inévitable langage des psychologues, celle de la notion du moi. Ce que Pascal appelait le centre de soi-même, l’homme qui pense n’a jamais fait que le vouloir trouver : il a besoin de connaître ses limites, et de connaître d’autres limites dans ses limites pour ne point laisser s’éparpiller la précieuse substance dont il croit faite son individualité. À tout résumer, les recherches littéraires ou artistiques ne sont que des réalisations ou des essais de réalisations du désir de se voir, de se sentir, et même, ceux qui semblent vouloir se perdre n’ont d’autre volonté que de se chercher à nouveau pour se voir et se sentir avec plus de vérité et de conscience.

Mais se limiter pour se connaître n’est point se mutiler. Les hommes les plus forts et les plus précis à la fois entendent l’appel des forces mystérieuses qu’il leur faut connaître pour n’en point devenir les victimes. Des esprits libres des préjugés que Faguet appelait nécessaires, des esprits dont la curiosité humaine ne s’arrête point à la première tentation, à force de vouloir entrer dans la substance des âmes (je pense surtout aux plus proches : Freud et Proust) ont eu l’angoisse — que leur vigueur intellectuelle a su d’ailleurs dominer — de comprendre que les vieux et douillets concepts ne correspondaient plus à la réalité. Ils durent donc entrer, dans ce que leurs ennemis appellent les régions troubles, mais la fausse netteté, la netteté anachronique des romanciers et essayistes, qui vivent encore sur l’insuffisant héritage, n’est-elle point plus éloignée du vrai que l’interrogation morale et finalement métaphysique posée par un Freud ou par un Proust ?

À son tour, M. Robert de Traz s’inquiète de ces forces mystérieuses mais sensibles des réponses du conscient à l’inconscient, des échanges entre les êtres et de certaines ressemblances qui vont jusqu’à l’identité. Dans une nouvelle intitulée Double, il a noté l’effroi causé dans l’âme d’un jeune homme par la similitude qu’il découvre entre lui et une jeune fille. Cette similitude qui fait la complicité entre les êtres et qui, si elle n’est point excessive, est un des éléments de la compréhension, de l’intelligence des autres et de l’amour même, devient une hantise lorsqu’elle est absolue. M. de Traz a bien lui aussi cette hantise d’autrui. Il sait que des échanges se font entre les individus et comme deux continents s’envoient un Gulf Stream à travers l’Océan, des êtres se chauffent ou se refroidissent l’un et l’autre et l’un de l’autre. En vérité, le subjectivisme de M. de Traz le décide à établir une complicité entre lui et les autres. C’est pourquoi il a entrepris des voyages, des Dépaysements. Avec Complices il a voulu nous montrer que pour se connaître, se limiter même, il fallait se chercher non point seulement en soi-même mais dans ceux qui nous entourent et forment de merveilleux champs d’expérience extérieure.

Comprendre, c’est à la fois aimer parler. La complicité universelle serait l’amour universel. Utopie dira-t-on ? Il s’agit en tout cas de ne plus se condamner à quelque lamentable onanisme, et de ne point négliger les contacts étrangers. Que nos voisins soient des miroirs, qu’ils nous envoient, virtuelles ou réelles, les images de nos possibilités.

 

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