René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Nadrealizam danas i ovde, Belgrade , juin 1932 - L’Esprit contre la raison, Pauvert, 1986.)

RÉPONSE A L’ENQUÊTE SUR LE DÉSIR

 

La valeur des désirs, des exigences les plus immédiates de l’homme (de l’homme que je suis car, de même que selon Aristote on ne peut imaginer une MAISON sans penser en même temps à l’une de celles que l’on a habitée, de même on ne peut concevoir l’HOMME que par le biais d’un homme en particulier ; seul un individualiste dressé à jouer les humbles chiens savants se hasardera à affirmer qu’il l’a trouvé en dehors de lui-même, cependant que sa vanité ne verra dans les autres qu’une foule de miroirs qui le reflètent, lui et son hypocrisie), donc la valeur de mes désirs et de mes exigences les plus immédiates ne m’est pas indiquée par la petite partie de ces désirs que ma conscience consent à me laisser entrevoir.

Mais leur violence n’en est pas moins l’essence même de mon destin : je veux dire que leur jaillissement spontané m’entraîne, que je le veuille ou non.

Dans l’état actuel des êtres et du monde, la fatalité individuelle, l’évolution d’une créature est en discordance avec le monde extérieur et son mouvement ; et c’est dans les soubresauts, les heurts et les tourments qui en résultent que j’ai pris conscience de la quantité (sur le plan du nombre comme sur celui de la force) de mes désirs et de mes exigences les plus immédiates.

Mais de la quantité, on en vient toujours à la qualité.

C’est ce qui justifie votre enquête.

L’homme devrait être à la hauteur de ses désirs. L’organisation de la société rend cela impossible. La manie de l’analyse découpe, émiette cette matière fragile. La culture, aujourd’hui, ne doit aspirer à rien d’autre qu’à rétablir l’harmonie entre les différentes nécessités de l’homme, entre celles de l’homme lui-même et les autres, les Nécessités que l’axiome essentiel du matérialisme dialectique qualifie d’aveugles jusqu’au moment où on en prend connaissance.

L’aveuglement de l’homme, dans le domaine de la nécessité de ses désirs, est d’ailleurs l’un des résultats de ces religions dont les survivances et les adeptes, dans les pays capitalistes, continuent à empoisonner toute la morale, la morale qui se dit entièrement et parfaitement laïque.

Le vieux masochisme juif s’assaisonne tantôt de forfanterie romaine, tantôt d’avidité anglo-saxonne ou d’anémique sentimentalisme celte, pour donner un refoulement universel et éternel.

Donc, pour ce qui est de l’éducation, il faudrait supprimer les contraintes qui forcent les désirs à rester secrets, à être considérés comme sales, repoussants et dégoûtants. Il faudrait que le pécheur cesse d’adoucir ses péchés. Que la très sainte honte de tous les obstacles qu’elle suscite n’agace plus la quasi-impuissance de nos raffinés.

En ce qui me concerne, chaque fois que la satisfaction d’un désir m’a été refusée, j’en ai conçu une telle rage que pas un instant je n’ai songé à m’enivrer de la tiédeur visqueuse du renoncement.

Mes désirs, lorsque j’étais en bonne santé et dans des circonstances favorables, n’ont jamais demandé qu’à suivre leur chemin, sans discours inutiles. Plus encore : si je prenais conscience de mes désirs, cela signifiait que je souffrais d’un obstacle (dans le sens le plus matériel du terme) auquel ils s’étaient heurtés. Peu aptes aux conflits moraux, ils n’ont jamais connu d’autre opposition que celle des faits.

Est-ce pour cette raison que rien de ce qu’on a coutume de nommer un vice ne m’a jamais empoisonné ni même arrêté ?

Contradictoires dans le temps, toutes mes soifs (soifs corporelles, soifs d’alcool, soifs de drogue, d’eau pure et d’encre) ont pourtant réussi à construire (davantage comme un tourbillon, il est vrai, que comme un temple grec) cette synthèse qu’est ma vie.

J’avoue que ces besoins que vous appelez immatériels, spirituels, se sont manifestés chez moi avec trop de violence pour rester passifs. Nous touchons ici aux secrets de l’inspiration. Si j’avais été musicien, je ne me serais pas contenté d’écouter toujours une musique composée et jouée par les autres. C’est ainsi que j’ai oublié (était-ce un moyen de compenser un manque d’assimilation intellectuelle ?) de lire les livres des autres pour écrire les miens. Ces livres ne m’ont pas fait oublier mes désirs, ils ne s’y sont pas opposés mais au contraire en sont nés et les ont continués.

Et bien que je sois français comme l’affirme mon passeport, je néglige d’écouter les histoires de mes voisins afin de ne vivre que celles de mes désirs.

D’ailleurs, si l’on considère d’un côté les exigences les plus immédiates et de l’autre la position et les obligations d’un homme, on voit que même sans qu’elles puissent être désignées comme des causes ou des conséquences découlant les unes des autres, selon la loi de réciprocité universelle, elles sont pourtant si bien entrelacées que le fait de découper en petits morceaux le tissu qu’elles forment ainsi n’entraînerait nullement la séparation de leurs éléments.

Les littérateurs affirment volontiers avoir une vive Conscience des conflits qui se livrent entre les désirs et les devoirs. La vieille chanson sur le choix entre la volupté et la vertu.

En vérité, les professionnels de l’écriture tentent de meubler leur vide avec des arabesques et des subterfuges analytiques. Mais leurs constructions s’écroulent parce qu’elles ne reposent sur rien. Ces destructions consécutives blessent la matière sensible de l’homme.

Le spectacle de ces ruines meurtrières a fait naître et croître en moi la volonté de mettre mes désirs en accord avec le monde extérieur. Et l’on ne peut parvenir à cet accord sous le signe du refoulement.

Je cherche donc la terre primordiale, la terre nourricière des désirs sous ces décombres qui la tuent et qui me tuent avec elle. Mes racines s’y enfoncent. Quel fruit en naîtra-t-il ? Peu m’importe. Un pommier ne mange pas ses propres pommes. Sans la ladrerie des intellectuels qui jouissent âprement de leur moindre saleté, les êtres et les choses seraient moins dévastatrices pour eux.

 

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