René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres, n° 37, septembre-octobre 1924 - Détours, Pauvert, 1985.)

LES CINQ SENS 

par Joseph Delteil (Bernard Grasset, éditeur)

J’achève Les Cinq Sens. Joseph Delteil vient me faire visite, et naïvement je lui avoue qu’il me semble un Chateaubriand d’un certain genre. Au lieu d’aller quérir sur les bords de quelque hypothétique Missouri des hérons bleus, des flamands-roses, il crée un nouveau fleuve Amour, la Marne, Charentonneau, peuple le tout de petits télégraphistes, de putains, d’Espagnoles, de pestiférés. Télégraphistes bleus, putains roses, pestiférés verts, espagnoles rouges et jaunes — pour vous plaire Larbaud — font de curieux bouquets. Joseph Delteil qui les respire, les caresse, avoue préférer Chateaubriand à Stendhal, la sensualité à l’intelligence. S’il écrit, c’est qu’il veut prolonger la joie de ses sens, de ses cinq sens. Il dit ce qu’il voit, ce qu’il respire, ce qu’il entend et parce qu’il possède un don de persuasion (grâce à quoi par exemple Dieu nous fait croire à son existence et, ce qui est plus fort encore, à la nôtre) il ne cherche aucune de ces combinaisons anémiques — preuves, psychologie — dont le règne est celui même de la tristesse. Aucun romantisme intellectuel. La peste à Paris ! La moitié de la ville sait mourir gaiement, l’autre part pour les régions de l’extrême Nord. Et Joseph Delteil de nous décrire le voyage, les lieux traversés, les intrigues nouées. Il se sert de toute sa peau et de toute celle des autres et tant qu’il peut : Dieu me préserve de garder sans fonctions le plus minime de mes organes ! Dieu me préserve de laisser inculte aucune des cinq fleurs qu’il a mises dans mon corps. Dieu dans sa largesse m’a offert cinq fleurs éclatantes : le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût.

Aussi comme il regarde Eléonore, Eléonore, cette amazone de l’humour et de l’amour, comme il regarde Paris, Londres, Bergen, le champ de courses d’Auteuil, et toutes les élégantes qu’il décrit avec une maestria digne de cette comtesse Rigindi qui chaque jeudi donne dans l’Œuvre quelques lignes de la meilleure littérature française. Baedecker de contrées charnelles, le livre de Delteil nous repose enfin de tant de cartes du tendre. Delteil, j’aime vos manières douces, vos romans bien montés votre regard de sage et tous les peuples dont vous rajeunissez la terre pour la joie de nos cinq sens.

 

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