René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Cahiers du mois, n° 9-10, février-mars 1925 - Détours, Pauvert, 1985.)

 

DE L’EST OU DE L’OUEST ?

 

Une étoffe qui passe au soleil, à qui s’en prendre ? Au soleil, à l’étoffe ? Il est de toute évidence que le soleil, occasion d’un tel accident, à dire le vrai n’est point coupable. L’étoffe qui fut influencée mérite le blâme et non l’astre qui influença, puisque d’autres étoffes d’une qualité supérieure ou mieux teintes n’auront point changé aux mêmes rayons. Pour les individus, si durant leur existence, ils ne font guère que déteindre les uns sur les autres, encore est-il le plus souvent fort malaisé de savoir lequel a pris la couleur, lequel a donné la sienne. Mais lorsque l’action se révèle toujours de l’un à l’autre et jamais de l’autre à l’un, lorsque l’influence se précise directe et sans retour, ma sympathie ne va point à qui subit mais au contraire à l’être dont le rayonnement allume — feu de joie ou incendie — un autre visage, une autre intelligence. Au reste, les hommes qui subissent les influences subissent celles-là seules dont ils sont dignes. Qu’on m’excuse de paraphraser Montesquieu et de travestir pour les besoins de ma cause le réconfortant axiome : Les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent. Ainsi, avant d’écouter les doléances des peuples et des individus, faut-il se bien rappeler que la faiblesse, la légèreté confèrent une minorité viagère dont la seule décision sera le choix d’une tutelle. Le péril — s’il y a péril — pour la pensée et les arts français n’est pas plus dans l’influence de l’Orient, que dans la recherche d’une influence, qu’elle soit du nord ou du sud, de l’est ou de l’ouest. J’entends que si la pensée et les arts français vont tout de guingois (ce qui une fois pour toutes n’est nullement prouvé, et ce dont au reste, nous, Français du XXe siècle, leurs contemporains et concitoyens, ne saurions nous rendre compte, absorbés que nous sommes, et, quoi que nous en disions, dans la contemplation des détails), j’entends donc, dis-je, que si la pensée et les arts français vont tout de guingois, s’ils ne tiennent plus debout, s’il leur faut des étais, il est d’une étrange confusion d’accuser les support s, d’ailleurs insuffisants par nature, d’une chose croulante et de ne dénoncer point la simple vétusté qui fait la chose croulante et la met dans un état contre quoi tous les remèdes sont vains. Rebâtir l’édifice tel qu’il fut ou tel que nous imaginons qu’il fut au temps de sa splendeur serait avouer purement et simplement notre impuissance. De plus, toute reconstitution, tout replâtrage néo-pseudo-classique donne un ersatz anachronique et si stupide que les démolisseurs à grands cris sont réclamés. Sans doute, mieux vaut encore que la tour penche vers l’est et y trouve quelque appui. Mais si elle penche, puis-je dire que l’Est l’attire et non l’Ouest ?

Il ne s’agit point de parler d’un lobe oriental, d’un lobe occidental. La métaphore n’est guère vraisemblable qui fait du cerveau humain l’une quelconque de ces glaces dont la première moitié rose est parfumée à la fraise et l’autre blanche à la vanille. Dans nos intelligences, fraise et vanille sont mélangées et bien d’autres arômes encore. Or, pour continuer ces déductions pâtissières, qui se croyait fraise et rien que fraise s’étonne de se sentir un jour quelque peu vanille. Il crie à la merveille et tout à la joie de sa découverte, oublie qu’il se jugeait fraise et rien que fraise, un quart d’heure auparavant pour se prétendre maintenant vanille et rien que vanille. Et voici après le péril fraise, le péril vanille, après le péril rouge le péril blanc et qui seront l’un et l’autre suivis du péril jaune, du péril slave. Mais les formules ont beau être lapidaires, elles n’en sont pas moins de la simple littérature, de la littérature d’un certain genre et insuffisante. Conclusions factices, abus de confiance, la mode dans les choses de l’esprit, et dans la critique plus encore peut-être que dans la création, cherche des extravagances, ne découvre rien et après un temps, retourne aux banalités qui ont fait leurs preuves. Toutefois, je m’étonne que les amateurs de péril aient choisi un péril oriental. L’École de la Sagesse, les théories d’Oswald Spengler marquent plutôt une réaction contre le vrai péril qui pourrait bien être un péril occidental. Je veux dire que, somme toute, les idées du comte Herrmann Keyserling sont des réflexes qu’on pourrait nommer idées-défenses. Le péril vient d’Amérique avec le goût de la vitesse, de drinks, du gramophone et du monologue intérieur. Du goût de la vitesse surtout. Gide ne l’a-t-il point déjà noté à maintes reprises. Vingt phrases dans Incidences nous mettent en garde contre cette précipitation qui, s’il lui faut donner un pays d’origine, doit être yankee. Le péril vient d’Amérique. Qu’on regarde les affiches dans les rues, les devantures des magasins qui font plus pour former — ou déformer — le goût des enfants que tous les tableaux des musées où on les mène une fois par an, lorsqu’il pleut trop. Y a-t-il un seul des jeunes poètes qui répète encore le cliché oriental ? Or chez tous se retrouvent la trépidation et cet amour surtout des paquebots qui mènent du Havre à New York. Les chansonnettes ne parlent plus d’une Tonkinoise, mais de quelque belle milliardaire. Dans les boîtes de nuit, ce ne sont plus des Slaves qui mettent la folie nécessaire. Des Américaines avec un accent si triste avouent qu’elles veulent saouler la vie, car dans toute cette fièvre d’outre-Atlantique et qui semble la santé parce que les muscles sont bons et les corps bien frais, il y a cette angoisse et ces contradictions en quoi nous avons vu jadis le charme slave. Une saturation qui engendrera de nouvelles formes d’art se fait à l’anglo-saxonne beaucoup plus qu’à la russe ou à l’orientale. Dostoïevski est dans toute sa gloire, mais qui oserait affirmer que d’ici vingt ans Joyce ne sera pas lu davantage ? Quant aux meubles d’Orient, aux vices et aux idées d’Orient, à l’art d’Orient, trop répandus pour n’être point devenus vulgaires, ils vont connaître la défaveur. Le péril ne vient pas de l’Est.

 

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