René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Nouvelles littéraires, n° 69, 9 février 1924 - Babylone, Pauvert, 1975.)

APRÈS DADA

M. Marcel Arland a publié dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue Française une étude sur un " nouveau mal du siècle "; en dehors des clans et des coteries, il essaie de préciser quel esprit détermina les " tentatives de la génération qui suivit immédiatement la guerre et dont ", écrit-il, " la plus intéressante et presque la seule manifestation fut le mouvement dada ".

Avant 1914, Apollinaire avait eu déjà le sentiment où si l’on veut le pressentiment d’un esprit nouveau qui, d’ailleurs, se manifestait alors dans les arts plastiques bien plutôt que dans les oeuvres littéraires. Calligrammes, poèmes que lui inspira la guerre, marquent une date. Mais Guillaume Apollinaire devait mourir en 1918.

En 1919 une revue, intitulée par antiphrase Littérature, publie les lettres de Jacques Vaché et cette correspondance d’un jeune homme mort tragiquement révèle une étrange personnalité. Pour les directeurs de Littérature, Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault elle symbolisait toute l’anxiété, le désespoir, la contradiction, le courage de l’intelligence et le sens d’une grandeur dont ils espéraient que l’époque serait marquée. Puis c’est l’arrivée de Tzara qui dès 1916 avait pris pour titre de revue Dada ; " quelques amis et moi " écrit-il, dans une lettre ouverte à Jacques Rivière, parue dans le numéro de décembre 1919 de Littérature, " pensions n’avoir rien de commun avec les futuristes et les cubistes ". Au cours des campagnes contre tout dogmatisme et par ironie envers la création d’écoles littéraires, Dada devint le mouvement dada. Ce mouvement à Paris s’exprima dans des manifestations auxquelles fut réservé l’accueil que l’on sait. Mais déjà Tzara notait : " l’absence de système est encore un système ". Il ne fallait pas que le mouvement s’arrêtât, devînt école d’un certain genre avec son point de vue et ses règles arbitraires. Le mouvement dada était terminé mais l’esprit se continue dont il fut une illustration épisodique. Il y a deux ans, pour le préciser, se prépara un congrès du modernisme ; si tout échoua, faute d’accord, la réalité de ce qu’on nomme communément l’esprit nouveau n’en demeure pas moins sensible. Une inquiétude virile marque notre siècle dont la grandeur n’est pas dans ce qu’il a déjà donné, mais dans ce qu’il promet hors de toute vulgarisation facile, de tout optimisme borné, de toute combinaison. L’esprit nouveau dépasse d’ailleurs le domaine de l’art, il n’est pas systématiquement dans les livres comme un Bouddha au milieu d’une cheminée, il est dans la vie et c’est lui qui demande la révision des valeurs, la destruction des idoles, une foi nouvelle. Du point de vue littéraire il est l’ennemi juré de cette poésie frivole que Pascal comparaît, méprisant, aux travaux des brodeurs.

La vanité des formules reconnue, on interroge, on s’interroge. Drieu La Rochelle, dans Mesure de la France, a noté la douloureuse incertitude de l’adolescent en quête : " j’épiais les visages avec l’espoir efféminé de me trouver face à face avec un enfant énergique ". Chez la plupart cette incertitude n’a pas encore trouvé de remède : elle est à la fois un mal et une preuve de l’intelligence trop clairvoyante pour conclure dirait-on, mais déjà l’éclectisme d’un Drieu La Rochelle qui répète des noms et a besoin de contacts étrangers pour prendre notion de soi, apparaît signe de contradictions et d’insuffisance. Il faut se résigner, ne pas chercher " l’enfant énergique " hors de soi-même et ne pas échapper à ces questions dont M. Marcel Arland note qu’elles se ramènent à un problème unique : Dieu. Une telle déclaration a surpris. À la suite des pages qu’il accueillit dans la Nouvelle Revue Française, M. Jacques Rivière publie une étude pour dire qu’il ne croit pas au nouveau mal du siècle dans son titre même, il constate la crise du concept de littérature. Encore une crise ; pour M. Souday dans Le Temps du 3 février, le fait même d’en parler prouve qu’elle ne le laisse pas indifférent. Quant à M. Rivière, il avait déjà noté : " Ceci décidément est à jamais démodé dans le concept de littérature qui désignait un arrangement heureux de lettres et de mots autour d’un sentiment et d’une idée déjà connus, déjà conquis par le sujet écrivant.

M. Rivière rappelle l’enquête de la Revue Littéraire : pourquoi écrivez-vous ? Personne ne se vanta d’écrire pour écrire. Parmi les réponses diverses, la plus courageuse fut celle de Valéry : " Par faiblesse ".

Dieu, éternel tourment des hommes, s’écrie M. Arland, par qui compenser son absence ? La littérature ne suffit pas. Mais déjà certaines littératures voudraient s’assimiler à la recherche de l’absolu : il y a les faux prophètes qui établissent des systèmes puérils, il y a ceux qui s’étonnent de leur inconscient comme d’un miracle. Tous accordent foi entière à des expériences spirites dont ils sont les dupes prétentieuses. Ils sortent de grands mots, parlent de surréalisme. Ils ont l’ingénuité d’un nègre qui regarde une lampe électrique parce qu’il ne sait point comment s’y fait la lumière. Encore le nègre est-il logique avec lui-même et ne fait-il pas profession d’esprit critique. Pour s’apaiser l’angoisse de l’intelligence demande plus que des agissements subconscients ou spirites ; l’audace n’est point de s’y arrêter, mais d’aller toujours plus loin.

Je me rappelle ce conseil de Barrès : " il faut des songes, des ombres, une espèce d’oisiveté et de solitude et aussi quelque inquiétude ".

 

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