René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Surréalisme, octobre 1924 - Mon Corps et moi, Pauvert, 1979.)   

JE NE VENDRAI PAS LA COMMODE

DE MON GRAND-PÈRE…

Un mot du peintre Delaunay, que j’ai déjà cité, mais que je ne me ferai point scrupule de citer encore, juge l’utilitarisme et la paresse de ceux qui, désespérés de n’arriver point à codifier la somme des efforts dits modernes, prétendent, pour obtenir une dictature à n’importe quel prix, que se fait un retour à des grâces par eux-mêmes baptisées néoclassiques.

Lors de la générale d’un ballet Louis-Philippe Second Empire, intitulé Le Beau Danube, quand le rideau se leva sur une scène du gris mousse le plus chlorotiquement distingué, le peintre de la tour Eiffel s’écria : En voilà encore qui veulent vendre la commode de leurs grands-parents.

Commode et bas de laine. Toute notre sagesse, mais toute notre méprisable routine aussi. Nous avons perdu le bas de laine et nous songeons à l’aventure. Alors pourquoi faut-il que des tiroirs désuets, des cuivres indifférents nous puissent hanter encore ?

Prisonnier de ma pitié, m’attendrirai-je encore sur des toiles de Jouy couleur Parme, ou sur ces globes qui me touchent comme l’arc d’un ciel bien tendre ? Que dans mon désordre se fasse un choix sans intention. La moindre de mes paroles dépasse la somme de toutes mes pensées. De cela, tour à tour je tire joie ou honte, ne sachant si les papillons sortis de ma bouche sont couleur de mon âme ou si au contraire tous mes trésors voguent dans la barque d’une pensée au beau gouvernail.

Je parlerai volontiers du fameux âne de Buridan.

Mais j’ai peine à jouer les Iphigénie, et si ne veux mourir, ne sais choisir. Au reste, choisir entre le conscient et l’inconscient, n’est-ce point déjà faire acte de trop précise volonté, et ne puis-je, dans la nuit, me mentir à moi-même et imaginer sans sincérité mes plus intimes hantises.

Je cherche la rue, le boulevard, le gouffre qui me tenteront assez pour que je m’y précipite tête-bêche et sans regarder quel nom, au coin du mur, fleurit blanc sur l’émail bleu.

 

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