René Crevel, L'Esprit contre la Raison


(Le Radeau, n° 1, janvier 1925 - Mon Corps et moi, Pauvert, 1979.)

COMME SI

Un homme fort ne se pose que deux ou trois questions, se répond oui ou non, s’endort ou agit, mais toujours fait comme s’il n’y avait rien qui ne fût très clair.

Mais est-il heureux, est-il fort parce qu’il fait comme si, ou bien au contraire fait-il comme si, parce qu’il est heureux, parce qu’il est fort ? Aller et retour, des écheveaux s’embrouillent et je pense que mon âge ne peut trouver le bonheur à démêler. Donc il s’agit d’établir si, après avoir accepté de figurer dans telle ou telle catégorie et faisant par exemple comme si j’étais bien sûr d’être un sensuel, j’aurai la sagesse de me coucher satisfait à la pensée de telle prochaine fête charnelle. L’aventure ? Le corps habile la trouve là où il veut et même dans les montagnes les plus sauvages. Les pays perdus sont des pays bien portants et puis nul n’ignore qu’on peut faire l’amour avec des animaux. Les vaches, les chiens, les chèvres ? Voilà qui ne doit pas être trop désagréable puisque aucune religion n’a oublié de le défendre. À la rigueur pourquoi ne pas prendre quelque espoir aussi des bergers, des bergères. Ces gens ont la peau cuite et à les respirer d’un peu près sans doute trouve-t-on de ces parfums d’humanité sauvage susceptibles d’attiser le désir en plein air quand le soleil tombe à pic, découpe l’ombre en tôle et fait plus haletant le souffle des bêtes qui n’ont que la langue pour transpirer.

Donc je partirai de bon matin. Amoureux des prairies, je caresserai l’herbe, les fleurs pour me mettre en goût. Mes paumes seront heureuses. Je les joindrai en coupe afin de mieux profiter de leur émoi. Je marcherai. De la fraîcheur dans mes cheveux, et tant de joie qu’à l’étage au-dessous on oubliera de penser. J’ouvrirai ma chemise jusqu’à la ceinture et ma peau sera docile aux invisibles spirales. Ma poitrine s’élargira. En elle je sentirai la sécurité chaude des forges et la confiance tendra mille petits muscles élastiques et jamais soupçonnés. Ma tête sur mon épaule nue et réjouie de la toucher, ma peau connaîtra l’exaltation de son propre contact. Pour que ma bouche puisse se délecter de quelque chose, j’irai bourdonnant je ne sais quel refrain au goût de baiser et quand je rencontrerai les chèvres, les vaches, le chien, le berger, la bergère, quand je les rencontrerai… eh bien… eh bien, alors… Alors, quoi ? Ces chèvres, ces vaches, ce chien, ce berger, cette bergère, je sais que je ne manquerai pas de les trouver impraticables.

Réminiscences et parfums. Un corps où le talc a laissé un souvenir lisse, et certains plis gardent un orient secret et des surprises de perles. Plantes des pieds qu’une finesse d’épiderme fait soeurs de mes lèvres, charnières de jarrets, saignées du bras qu’il suffit de caresser pour n’ignorer plus la pitié et toutes ces oasis encore d’odeur humaine qui persuadent le désir. Ventre creux, ventre de Christ, cuisses bien polies, les plus mystérieuses colonnes puisqu’en elles se fait le travail des muscles bien réglés. Mes doigts à peine tangents : les laisser-aller et par le sommet de leurs petits monts sensibles apprendre à connaître les moindres vibrations d’une peau qu’on force à l’amour, au bonheur.

Géographie et volupté. Cette veine transparaît, rivière souterraine de telle presqu’île. De l’une à l’autre jambe une plaine halète et s’élève tout à coup pour s’achever par une vallée de tendresse au milieu de l’indolence des monts si doucement nommés mamelles. Je n’aime pas le mot sein trop brusque pour les masses de langueur élastique glissant en pente vers l’isthme du cou. De cet isthme, mon subtil éventail, des fibres s’épanouissent à la fleur du plateau des épaules, des steppes du dos, des môles des mollets, des caps des coudes et des genoux, et ce sont des mystères semblables à ces courbes qui marquent sur les cartes le passage des paquebots. Rocher en bec d’aigle le menton assiste aux tempêtes. La bouche est le gouffre où chantent nos sirènes retrouvées, les yeux des lacs, les narines des cavernes, le front, une falaise qui support e la plus angoissante des forêts.

Et ce corps protégé par mon amour, par le dôme de mon amour comme une pendule d’albâtre par ce globe de verre qui ne manque jamais d’attendrir, comme les plus beaux pays par un ciel à l’arc bien tendu, ce corps je me le rappelle trop pour en aimer qui ne lui ressembleraient pas au moins un peu.

Vaches, chèvres, chiens, berger, bergère ? Déjà des nausées. La sensualité, la vraie sensualité ferait-elle tant de façons ? Je ne suis pas un sensuel. Un sentimental ? pourquoi pas ? Si je me croyais un sentimental je n’en conviendrais d’ailleurs pas. Mais au reste je sais trop à quoi m’en tenir. Je ne suis pas un sentimental.

Ni sentimental ni sensuel, et à la fois sensuel et sentimental. Quelle accumulation d’épithètes ne support erais-je point ? Je ne suis d’aucune catégorie, mais de toutes. D’une heure à l’autre, je ne me reconnais plus. Donc s’il m’arrive d’agir avec la volonté ou l’impression d’être défini et définitif, c’est l’erreur forcée. Il faut choisir : dispersion spontanée ou maladresse qui s’obstine à des gestes dont on croit qu’ils expriment le mieux l’esprit de catégorie choisie.

Oui, il y a des poteaux indicateurs. Poteaux indicateurs de la psychologie qui promettent un chemin trop facile pour ne mentir point.

 

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