René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Sélection, n° 7, 1924 - Mon Corps et moi, Pauvert, 1979.)  

LA MINUTE QUI S’ARRÊTE

ou le bienfait de Giorgio de Chirico

De la ville où il arrive, de l’être dont il fait connaissance, l’homme n’a pas une impression susceptible de se trouver confondue avec celle qui deviendra plus tard habituelle et se répétera chaque jour assez fidèlement pour qu’il l’estime juste, conforme à son objet. Or si l’on peut dire que la tonalité de l’état d’âme courant résulte de la multitude des chocs affectifs, il faut noter que de tous les points qui figurent ces chocs, le plus " responsable " demeure le premier en date.

Dans un ensemble dont les bords s’estompent et se vont perdre parmi les gris, la " première impression " garde un éclat qui rayonne jusqu’à la minute où il lui faut se disperser trop pour être encore. Apparaissent alors l’indifférence, l’ennui. La sagesse des nations pour une fois a eu l’audace de leur préférer la surprise initiale. Elle affirme : " la première impression " est toujours la meilleure. On pourrait jouer sur ces mots à l’infini, mais sans égrener le chapelet des dictons et proverbes, comment ne pas rappeler au moins cette phrase : " l’ennui naquit un jour de l’uniformité ". Voilà une vérité, une évidence même. Et c’est pain béni. Trop souvent de l’uniformité, notre paresse a voulu faire l’expression du bien et du vrai. Pour la masse des opportunistes le principal est de tirer parti des apparences, de simplifier et de juger tout parfait pour que rien ne soit à contrôler. Ainsi s’abandonnent les chances de renouvellement qui sont pour notre intelligence les seules chances de salut, ainsi sans cesse se trouvent comparés des êtres et des objets différents par essence, et confondues les valeurs. La sagesse des nations éparpille les préjugés, coussins dociles à son sommeil. Elle déclare : " la première impression est toujours la meilleure "; et aussi pour une fois, espère triompher de cette béatitude morose dont les êtres sans courage se déclarent satisfaits parce qu’ils subirent les malheurs, les chocs (aussi bien que les joies d’ailleurs) sans en prendre une conscience précise ; or, seule est de quelque bienfait révélateur la rencontre qui surprend et prend d’un même coup, pour y mettre la lumière et le feu, l’intelligence et le coeur, aussi cette substance palpable et trouble, notre chair. Découverte spontanée, découverte qui s’impose ; la surprise vibre. La surprise gagne les coins les plus secrets.

Petite secousse ? grande secousse ? choc ? trauma ?

Hélas, si de la ville où il arrive, de l’être qu’il voit pour la première fois, l’individu perçoit d’intuition le mystère, il faut reconnaître que ce mystère, la ville, l’être essaieront par la suite de le couvrir, de le dérober sous des apparences quotidiennes, et pour ce useront de mille subterfuges et de toutes leurs grâces. Seuls certains êtres, certaines villes auront assez de grandeur pour ne point celer, pour ne point vouloir celer leur mystère ; ce seront des exceptions dans un univers où tout et tous cherchent des mensonges relatifs pour faire contrepoids aux trop lourdes vérités. Et pourtant, quelle œuvre peut prendre vie si son auteur n’écoute point l’indéfinissable mais indéniable révélation qui chante en lui et dont on peut dire qu’elle est le meilleur, le seul levain. Un tel levain, glauque en couleur, unique en intensité, définitif, fait des tableaux de Chirico les rues de quelque cité nouménale. Cette cité n’accueille pas plus les nervosités cachottières, les agitations vaines que le repos et les bonheurs trop paisibles. Elle appelle la mort dont nous voulons croire que la promesse (pour les forts), la crainte (pour les faibles) sont celles de l’absolu. Parce qu’il est homme à la conscience orgueilleuse, le peintre assombrit l’horizon d’une menace verte.

On a dû respirer le même air dans les villes dont la perfection méritait l’ensevelissement qui les fit immortelles.

Sans avoir recours à l’horrible mot, sans parler de dynamisme et de statisme, sans opposer l’un à l’autre dans des discours théoriques, comment, à regarder les grandes toiles d’inquiétude, de silence et d’immobilité de Chirico, comment ne pas comprendre que le mouvement n’est en somme qu’une piètre excuse, l’excuse trop volontiers admise par notre lâcheté.

Il faut se l’avouer une fois pour toutes : l’agitation est un mensonge que nous nous répétons à nous-mêmes. Mais l’enchevêtrement des gestes n’a jamais raison de l’angoisse foncière. L’énervement, les trépidations ne peuvent donner l’oubli du mal de vivre. Ils réussissent tout juste à faire d’une belle, d’une grande inquiétude un assez lamentable ennui. Simple et grotesque maquillage, la lâcheté seule nous pousse à nous dérober aux tentations destructives, dont les plus courageux appellent le triomphe. Pourtant ce goût de la mort nous n’avons point à rougir qu’il ait séduit notre sensualité d’âme, puisque (croyons-nous) le néant où chaque minute se penche avec un vertige qui méprise irrémédiablement le " plancher des vaches ", le néant est le nom que donnent nos jours de plus viril désespoir à ce que les matins faibles, les matins au ciel trop bleu, à l’air trop tendre baptisent bonheur et souhaitent l’éternité.

Chirico choisit une minute de pensée saisissante et la fixe avec des couleurs. Ce peintre, dont l’audace il échappe aux définitions et je le félicite de nous en donner la haine, lui qui fait passer des petits chemins de fer, au fond, bien au fond de la toile sans être tenté par quelque esthétique aussi stupide que l’esthétique de la machine. Masques antiques, locomotives, gants, voitures de déménagement sont les mouvements d’une intelligence qui dédaigne les périphrases ; ils ne sont jamais des procédés décoratifs. La question d’art ne se pose plus. Il s’agit de la photographie la plus exacte, la plus précise, la plus objective d’un paysage intérieur. Le mot d’Amiel peut se retourner comme un bonnet de coton : " Paysage, état d’âme ; état d’âme, paysage. " Le clair-obscur, les contre-jours, le jeu du brouillard ne peuvent satisfaire que les esprits trop peu exigeants. Chirico a déchiré tous les mensonges des tulles et ses mains orgueilleuses ont bâti des arcades impérissables. Il préfère la menace de son ciel à la douceur fondante des poisons trop clairs. Mais qu’on n’aille point parler de mythologie nouvelle ; le peintre nous enseigne que son panthéisme est à la vérité le plus terrible des athéismes. Quant aux moyens dont l’ensemble forme ce qu’on appelle un art, je le répète, ils lui sont bien indifférents ; il n’est pas de ceux qui confondent moyens et buts, ou plutôt confondent les uns et les autres gratuitement, malhonnêtement. Chirico avait quelque chose à dire, il l’a dit avec ses pinceaux : " En d’autres temps, confiait-il à M. Paul Guillaume qui m’a rapporté ce propos, en d’autres temps j’aurais peut-être été un philosophe. "

Pour nous il ne s’agit point d’essayer quelque union sacrée, mais qu’un peintre accepte ainsi de n’être point seulement un spécialiste de la couleur, voilà qui nous venge de la médiocrité des petits maîtres.

Hélas ! ceux qui veulent avoir l’air grave font semblant de prendre au sérieux les travaux de la plus vaine érudition ; les autres cherchent des plaisirs futiles et justifient la plus belle injure que Pascal adressait aux frivoles et aux mondains de son temps et des autres en comparant leur poésie aux travaux des brodeurs.

De tels brodeurs font souvent, ont fait souvent illusion. Je pense à la fois à des peintres, poètes ou romanciers. L’indulgence ne dure qu’une saison, et, après une complaisance coupable, vient l’heure où la mode n’excusant plus, ces " minores " en dépit de quelque excentricité trop combinée, sont partout déplacés.

Rêves sincères, rêves dépouillés, les tableaux de Chirico, où des arcades abritent des pensées les plus profondes, sont des tableaux directs, saisissants.

On voudrait s’y promener, sans doute est-ce parce qu’on sait que rien n’y peut changer, que leur ordre est immuable. Et encore une fois leur immobilité leur donne cette grandeur définitive, absolue.

L’audace n’est point dans quelque fascisme intellectuel, dans la menace d’une terreur.

L’audace est dans le silence qui écoute, dans l’attention assise. Ainsi rien ne me semble plus courageux que ce vers de Baudelaire : " Je hais le mouvement qui déplace les lignes. "

Assez de grimace.
Assez de poings tendus.
Assez de rondes opportunistes.

Les lauriers sont coupés ; il faut aller vers la ville d’inquiétude, la ville d’éternité dans laquelle un jour se réalisera notre âme parfaite. J’admire Chirico parce qu’il nous a donné l’idée, parce qu’il a revivifié notre espérance de la ville d’éternité à laquelle peut-être nous n’atteindrons jamais. En des heures où l’illusion (nécessaire parce qu’elle seule peut nous donner le courage de nous espérer supérieurs au vulgum pecus) mourait, seul il put lui rendre la vie. Il a arrêté l’épisode, tué l’anecdote inutile, triomphé du mensonge des gestes, arraché tous les masques et projeté sur un plan supérieur l’instant dont il a su deviner la réalité essentielle.

 

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