René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Le Disque vert, 1924 - Babylone, Pauvert, 1975.)

BONJOUR, CHARLOT

Lorsque tu es né, ou plutôt — ce qui d’ailleurs revient au même — lorsqu’on s’est aperçu que tu existais, on avait vraiment besoin de toi ; mais on a ri de ton accoutrement avant de rire de ton visage ; puis les clairvoyants ont compris leur cruauté : c’est ta tristesse, en effet, qui divertit.

Charlot, avec la nostalgie de quel impossible paradis, ta canne à la main, vas-tu si pressé ? Au réveil chaque matin les barreaux du lit te rappellent ceux de la cage dont tu crus t’évader la veille au soir.

Charlot s’évade ? Non. Charlot ne s’évade pas, ne peut pas s’évader. C’est toujours la même chose, mon pauvre vieux. Tu es prisonnier des femmes, des paysages, de tes vêtements, de ta mélancolie, de ta pitié, de ton art de faire rire.

L’art de faire rire ? Tu as surtout la volonté de faire rire et tu es très intelligent. Tu veux avoir raison des êtres et des choses dont tu es l’esclave, et pour être sûr d’en rire, tu ris de toi, tu fais rire de toi ; c’est pourquoi l’on parle de ton humour. Somme toute, tu n’es pas trop à plaindre ; l’humour est à la mode.

On fait des enquêtes : qu’est-ce que l’humour ? Un parti pris comme un autre, un parti pris comme ta silhouette, tes chaussures, ton pantalon, ton melon ; oui, vois-tu, ceux qui savent à quoi s’en tenir parlent de l’humour de Charlot ; jamais ils ne parlent de Charlot tout court.

On énumère Lautréamont, Jarry, Rimbaud. Viens avec eux, tu feras la quatrième roue du carrosse, et fouette cocher.

— Tu dis que nous sommes injustes ? Tu n’as pas tort, mais, vois-tu, l’époque aime trop les idées claires pour ne pas saluer les individus. Ton humour, comme toutes les pièces de ton costume, sert à t’imaginer mieux. Si tu te dévêtais, si tu jouais tout nu, sans accessoire ? Personne ne te reconnaîtrait, mais moi je dirais au vrai Charlot que j’ignore encore : Bonjour, Charlot.

 

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