René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres, n° 44, novembre-décembre 1926 - Détours, Pauvert, 1985.)

LE DÉMON IMPUR

par Maurice Betz (Émile Paul, éditeur)

Tempête sous un crâne et dans un édifice parlementaire. Une campagne de presse a ému l’opinion publique sur le sort que subissent les détenus mineurs dans leurs pénitenciers. Une des gloires de la Chambre, Alain Didier, dans un éloquent discours s’apitoie particulièrement sur le malheur d’un jeune garçon victime des caprices infâmes d’un geôlier, car ce Jean Clément qu’on vient d’assassiner dans sa cellule, était fils d’Arsène Clément, un pauvre bougre qu’Alain Didier, lui-même alors jeune avocat inexpérimenté, n’a pas su arracher à la prison que lui valut quelque infime peccadille. Le défenseur malhabile du père, aujourd’hui grand homme d’Etat, demandant justice au nom du fils, on voit à quels développements faciles pouvait prêter cet état de faits. Louons Maurice Betz de n’avoir point usé de cette commodité, mais puisque de propos délibéré, il avait choisi un tel ensemble de circonstances, je regrette qu’il ne nous ait pas permis d’assister de plus près au travail souterrain que cette sorte de paternité tragique allait éveiller chez le grand isolé Alain Didier. Autrement dit, la victoire parlementaire marquée par ce discours, il s’agissait, non de nous convier à constater quelle amertume, quel désarroi secret la doublaient, mais de nous montrer quelles forces mystérieuses à sa suite entraient en travail. Encore une fois, sans doute, s’agit-il de dénoncer les limites de notre culture analytique. Un romancier russe nous aurait montré cette germination louche, sans mettre les points sur les i. Un Français, quelque libre soit-il (et Maurice Betz dans son livre a témoigné d’une audace en tous points louable) se corsète de précisions, ignore les mille nuances, va aux extrêmes et jette ses personnages dans une folie arbitraire au lieu de les laisser vivre entre ciel et terre, terre et enfer, où évoluent nos plus angoissants fantômes.

Alain Didier est justement un être en train de rompre avec son réel ordinaire, et c’est pourquoi peu nous importe, par exemple, qu’il ait été invité à Marseille par un vieux camarade de collège, et à la suite de la séance à la Chambre quitte Paris pour aller le visiter. Les précautions prises par le romancier pour rendre vraisemblable le départ de son héros, diminuent d’autant sa fuite, lui enlèvent de son sens tragique.

À Marseille, dans le petit hôtel où il est descendu, regardant par le trou de la serrure, l’homme politique voit un couple exclusivement masculin en train de prendre ses ébats. Tête ébouriffée, chaussures à tiges trop claires, et les paupières lourdes, le nez obscène du vieil homme qui se grise de la chair toute fraîche d’un jeune voyou, Maurice Betz a évoqué avec bonheur la paresse rose et féline de ces petits hôtels où les truqueurs des ports mènent leurs clients sérieux. Ce spectacle donné à Alain Didier va hâter les choses. Descendu dans la rue, notre parlementaire rencontre, puis perd un marin après lequel, désormais, il va courir le reste de sa vie.

Alors, je repense au jeune détenu violé dans sa cellule que l’orateur décrivait à ses collègues et à la foule élégante des tribunes. Il y a de l’inceste dans cet élan vers la jeunesse. Paternité amoureuse qui peut décider aux plus belles choses aussi bien qu’aux plus laides, le héros de Maurice Betz pourrait être comparé à Vautrin, sauvant un jeune homme du suicide. Hélas, Alain Didier n’aura même point le bonheur de justifier par quelque acte méritoire une passion qui dément l’idéal de toute sa vie. Désormais son existence sera une course dans le désert. Et finalement il mourra fou.

Je transcris les dernières lignes du livre de Maurice Betz : Rares furent ceux qui comprirent que sa chute parachevait un destin plus humain que celui du héros populaire qu’il avait renoncé à être : le sort d’un homme qui, écœuré de sa propre grandeur se sent aspiré par le néant, et déçu par la gloire, fatigué de la raison, s’abandonne vicieusement à l’absurde.

L’ultime phrase par laquelle l’auteur semble vouloir juger son livre est-elle vraiment celle qui convient ?

La folie de Didier est la dea ex machina. Pour moi, je le vois plutôt, ce noble président du Conseil, finissant ses jours dans une de ces maisons hospitalières et de choix varié où nos pères conscrits ne craignent point de s’aventurer. Si je me trompe, et si Maurice Betz voit son héros plus lyrique, pourquoi nous l’a-t-il alourdi de tant de précautions positivistes ?

[Haut de page]