René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Les Feuilles libres, n° 43, mi-juin 1926 - Détours, Pauvert, 1985.)

SOUS LE SOLEIL DE SATAN

 par Georges Bernanos (Le Roseau d’Or, chez Plon et Nourrit)

 

Et tout d’abord, il faut dire du Soleil de Satan qu’il est une surprise. J’entends que cette œuvre, pour qui y est entré de plain-pied, sans jamais avoir auparavant entendu parler de son architecte M. Georges Bernanos, est une découverte telle que l’on douterait a priori qu’en puissent naître de semblables d’une simple lecture. Il nous éclaire un étrange pays, ce soleil de Satan, et la banale campagne française où l’auteur a fait vivre ses héros, retrouve tout son mystère, le vrai mystère qui ne s’accroche point aux angles des objets bizarres, ni ne se cache dans les plis des vêtements inusuels, mais toujours se retrouve là où la simple apparence n’abuse plus.

Dès le seuil, nous voyons que M. Georges Bernanos nous offre une maison qui tient à la fois de la cathédrale, du vieux château, de la salle d’opération, de la cabane de cantonnier, de la ferme, du paradis et de l’enfer. L’éclairage tour à tour tragique, champêtre, sanglant et religieux, nous vaut la tache du plus beau soleil et des ombres aux irritants scrupules. Après la grandeur surnaturelle de certaines pages, je ne puis m’empêcher de regretter de n’avoir pas pris un intérêt plus vif aux discussions d’ecclésiastiques. En fait, ces discussions me semblent des notes en marge. Non que je veuille reprocher à M. Bernanos son mépris d’un ordre facile. La manière même dont est construite son œuvre est à louer. Les bonds qu’il nous oblige à faire à sa suite, ces coups de balançoire qui nous arrachent à la terre, et, après un éblouissement surnaturel, nous ramènent au sol, les plus grands seuls nous en donnent les possibilités. Qu’il y ait des allées, des fourrés, autres que ceux aperçus de l’avenue principale, voilà qui nous prouve l’abondance, la richesse. Qui reprocherait à Dostoïevski (dont soit dit en passant M. Bernanos ne s’est pas inspiré, et ainsi, au contraire de tant d’autres n’a pas eu à subir une influence qui a joué déjà si grand nombre de mauvais tours) la complication de ses intrigues ? Mais, par contre, dans Les Frères Karamazov, si les pages sur le tsar nous intéressent, c’est à titre historique, documentaire. Ce que disent du dogme, de ceci et de cela, les curés de M. Bernanos, pour moi, qui ai dès l’enfance entendu les propos de cette farine, n’a plus d’intérêt qu’historique, documentaire. Ceci dit, n’en faisons pas querelle à M. Bernanos.

Les quatre-vingts premières pages du livre, Histoire de Mouchette, sont splendides. Petite paysanne, qui se damne avec une telle simplicité frénétique, pour se suicider finalement au milieu du livre et mourir sanglante et repentie, cette Mouchette est, comme disent les critiques sérieux, une des plus étonnantes figures de notre galerie littéraire. De même le récit où un prêtre, emporté par le tourbillon de sa foi, essaie de ressusciter un petit garçon mort, offre des minutes d’une grandeur hallucinante, qui rappellent les meilleurs moments de Marcel Jouhandeau.

Livre touffu, livre dont on ne fait pas les honneurs comme d’un jardin anglais, Sous le Soleil de Satan nous a révélé un homme qui a le sens de la grandeur. Qu’il pense comme X ou Y, que son œuvre soit orthodoxe ou non, voilà qui ne nous chaut guère.

Sa voix a la puissance des voix sincères. Il est impossible de se refuser au prestige tour à tour infernal et céleste de cette voix.

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