René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Aventure, n° 2, décembre 1921.- Détours, Pauvert, 1985.)

LETTRE POUR ARABELLE

 

Sous prétexte de camaraderie, nous nous étions condamnés à ne jamais désirer l’amour entre nous, et pourtant, Arabelle, nous étions jeunes tous deux. Votre nom — ridicule selon certains profanes — m’eût facilement induit en de sentimentales rêveries ; vos yeux étaient verts ainsi que les yeux des séductrices américaines dans les romans ; de votre corps se dégageait un charme de saine jeunesse, et si j’avais confessé un trouble par vous mis en moi, sans doute ne m’eussiez-vous pas repoussé. Alors nous aurions été des amants satisfaits d’un moyen bonheur, mais en ma puérilité, je croyais supérieures aux joies des totales possessions, ces furtives caresses d’âme, auxquelles orgueilleusement nous réservions le nom de franche amitié. Quoique heureux à l’ordinaire de tirer profit d’avantages physiques, je m’efforçais à venir vers vous sans coquetterie. Je voulais que cette " franche amitié " vous fût offerte sans mélange. Aux heures de rencontre, lorsqu’en la mienne votre main se confiait fraîche de vie, je m’évertuais à ne pas tomber en des pensées précises et troubles à la fois, qualifiées tentations d’après l’intransigeance de notre toute cérébrale amitié.

Ainsi étais-je envers vous ; ainsi voulais-je demeurer.

Mais vous, au fait ? Souvent je me suis demandé, si d’écouter les longues phrases dont vous usiez pour exprimer votre méfiance de l’amour et aussi un peu votre mépris, je n’avais pas été dupe de certaine perverse petite comédie. Pourquoi me prendre si étroitement le bras, lorsque vous juriez ne vouloir entre nous qu’une intime communion d’esprit ? pourquoi la liberté de certains gestes ?

Je ne sais plus maintenant s’ils étaient chez vous spontanéité ou coquetterie. Bien des souvenirs me viennent.

N’ai-je pas eu tort d’éviter volontairement un amour si naturel entre nous et contre lequel, peut-être, j’étais le seul à lutter ?

Maintenant nous sommes séparés, mon amie. Tant que les absents ne m’ont pas assuré un retour indéniable, je considère l’éloignement où ils sont comme éternel. Alors mis en franchise par cette momentanée certitude, pourquoi ne point parler, Arabelle ? À votre retour — si le hasard veut que vous reveniez — nous nous entendrons pour un mutuel oubli des lettres trop franches, écrites quand nous nous estimions libérés de nécessaires simulacres. Arabelle, je vais avouer pourquoi en vérité j’ai tant voulu ne pas vous aimer.

Il vous souvient, n’est-ce pas, de certaine après-midi que nous avons passé ensemble. Assis près de vous sur le grand divan — l’inévitable divan — de votre boudoir bleu et or, très sage en mes gestes, j’avais permis d’aventureuses folies à ma pensée ; je m’étais fait jeu de ne vous en celer aucune. Vous m’aviez écouté avec une patience en laquelle ma fatuité ne voulut voir que de l’intérêt. Au reste j’avais mis tant de recherche à m’exalter moi-même, que pas un instant je ne pus croire mes paroles indifférentes. Avec le crépuscule, la pièce imprécise de la fumée de nos cigarettes me devint un illusoire paradis, où la seule réalité demeurait celle de votre présence. Petit sphinx, vous acceptiez quelque encens impondérable. J’aimais votre visage. Je vous le dis, Arabelle. Je crus au pouvoir de certains mots. Idole métallique il y eut un sourire sur vos lèvres. Vers elles qui ne la repoussèrent point ma bouche se tendit. Cédant à l’habituel désir, j’avais fait le premier geste d’amour. J’eus foi en mon bonheur, et lentement, très lentement, je quittai vos lèvres croyant y laisser de plus douces promesses. Je ne sais si, dès le début, vous aviez voulu me narguer, mais ce dont vous vous souvenez, c’est que vous vous êtes levée en éclatant de rire, et à confesser le vrai, ce vrai que je vous ai promis aujourd’hui, si j’ai définitivement renoncé à vous aimer, suivant la loi commune et douloureuse des autres hommes, c’est peut-être, quoi que j’en aie antérieurement affirmé, à cause de ce rire dont vous avez déchiré les vapeurs d’un monde où, pour un soir, j’avais cru trouver la joie.

 

[Haut de page]