René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Cahiers idéalistes , n° 14 juin 1926- Babylone, Pauvert, 1975.)  

 

REPONSE A L’ENQUETE

SUR L’ANTI-POESIE

 

Raison, art, fantaisie, trois mots qui aident à la confusion et favorisent, dans ce qu’il y a de plus lâchement quotidien, l’espoir, cette méfiance de l’être à l’égard des prévisions de son esprit, selon la phrase de Paul Valéry.

Raison. Entre les murs qu’il a construits pour s’abriter, l’individu voudrait bien enchaîner les vents de l’esprit.

Art. Les plis d’une pseudo-antiquité trop longtemps ont caché le soleil de soufre et d’amour qui ne peut manquer de finir par éclater, là-bas, très loin, plus loin que l’horizon et l’habitude. J’appelle poésie cette explosion, et poésie encore, ce bouquet des plus lourdes pierres en plein ciel que des geysers inattendus ont, en jaillissant, arraché du sol.

Fantaisie. Les arabesques sont des trompe-temps, des trompe-l’oeil, des trompe-coeur, des trompe-tout. Pascal était bien indulgent qui, après les mensonges précieux, l’escroquerie au classicisme, se contentait de comparer aux brodeurs les soi-disant poètes de son temps.

Il n’est pas inoffensif le jeu des gens de rime, qui, du sein même de leur frivolité sournoise, se réclament des principes supérieurs, et ne soulèvent des questions de forme que pour ne point poser les problèmes essentiels. Rien de plus sale que la notion d’une poésie-divertissement à quoi ont abouti des siècles de nationalo-positivisme. Nous savons comment les plus peureux, pour donner le change, tâchent de faire prendre certaines excentricités extérieures pour la liberté elle-même. Cocardes aux détails et aux couleurs inusuels. L’orchidée d’Oscar Wilde, et plus récemment le boulon au revers de Francis Picabia, et encore, avec un mensonge esthétique plus habile, la décomposition mauve qui séduisit, au soir de son adolescence, Barrès ennuyé déjà de vivre parce que décidé à se laisser tromper, du haut des remparts de carton-pâte d’Aigues-Mortes, par un parfum de mort précieuse. Le symbole le perdit. Ivre de fleurs fatiguées, avant même la Chambre des Députés, la Ligue des Patriotes, il est traître à soi-même. Et certes comment osa-t-il parler même d’un culte du moi, puisque son esprit insuffisant à ses grands desseins se rattrapait à des facilités antipoétiques.

Qu’il s’agisse d’Aigues-Mortes ou de la forteresse individualiste, derrière le papier mâché des plus vieilles métaphores où ils se réfugient eux et leurs vieux troupeaux, comment nos partisans d’ordre à tout prix comprendraient-ils que la poésie est un risque ? Ce ne sont ni les effets du costume ou de l’attitude, ni le romantisme du geste, ni les draperies qui nous touchent chez les plus hautains fantômes. Comme le disait le professeur Curtius, de Louis Aragon, dans un récent article, ils ont renoncé à la beauté, ce prétexte, en faveur de la poésie. Et c’est pourquoi nous les avons suivis jusqu’au plan où Max Ernst nous apprend qu’au-dessus des nuages marche la minuit. Au-dessus de la minuit plane l’oiseau invisible du jour. Un peu plus haut que l’oiseau, L’éther pousse. Les murs et les toits flottent.

Poésie, risque, amour. Un visage se répète en bouquets.

Visage perceur de murailles , constate le poète Paul Eluard, et de la planète minuscule, c’est un départ pour des pays sans limite.

Des oiseaux, alors, s’allument en plein ciel. La Terre tremble et la mer invente des chansons nouvelles. Le cheval du rêve galope sur les nuages. La flore et la faune se métamorphosent. Le rideau du sommeil, tout à l’heure tombé sur l’ennui du vieux monde, se relève pour des surprises d’astre et de sable. Et nous regardons, vengés enfin des minutes lentes, des coeurs tièdes, des mains raisonnables.

Ainsi André Breton a-t-il justement rapporté dans son Manifeste du Surréalisme que Saint-Pol Roux avait écrit sur la porte de sa chambre à dormir, de sa chambre à rêver : Le poète travaille.

Exploration de l’esprit, aventure qui nous vaut d’aller plus loin, plus haut que le Réel, nous savons trop bien qu’un jeu de syllabes est indifférent. La poésie qui nous délivre des symboles plante la liberté elle-même, et finalement ne se soucie pas des sons, des couleurs par quoi elle s’exprime. Plage de rêve, forêts de mains, animaux d’âme, toutes ces histoires naturelles de la surréalité, aussi évidentes que les leçons de choses, où, enfants, nous essayions d’apprendre à connaître l’économie du monde, la marche du temps, les mystères des trois règnes, nous avons, grâce à des voix très simples, écouté des récits plus émouvants que le chant légendaire des sirènes. Nous étions loin du travail minutieux des spécialistes des rimes. Et en réponse aux Philistins nous pouvons toujours nous rappeler cette phrase de Lautréamont que Paul Eluard aime à citer : La poésie n’est pas le fait d’un seul, mais de tous.

 

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