René Crevel, L'Esprit contre la Raison


( Philosophies, n° 5, 1925 - Paris : Pauvert, 1975.)

 

ANABASE

par Saint-John Perse (Nouvelle Revue Française)

 

... Et voici qu’il est bruit d’autres provinces à mon gré.

Dès sa première chanson le poète me force à louer l’orgueil du titre et à me rappeler la traduction d’Anabase qu’à mes treize ans éblouis du mystère d’Asie dont fut tenté Cyrus le Jeune, offrait un dictionnaire grec-français de couleur rose et que nous appelions le Gros Bailly. Or notre langue tristement exigeait bien des mots pour rendre un seul de la grecque, un seul somptueux et clair à la fois. ' définissait le gros Bailly : expédition dans l’intérieur d’un pays en s’éloignant des côtes. Et certes le jeu des symboles serait bien facile après le petit exercice d’hellénisme élémentaire (un des rares dont je demeure capable et ainsi d’autant moins digne d’excuse) mais si je veux me refuser à épiloguer davantage sur le titre choisi par Saint-John Perse, il me faut bien à la première note de son chant dire toute la grandeur de l’expédition à laquelle il nous convie. Poète ami du songe, et sans doute persuadé que son règne est d’un autre monde, au point de varier les pseudonymes qui le déroberont mieux à la petite gloire humaine et épisodique, dédaigneux des simulacres, il nous désigne de larges mouvements qui sont à la fois de la terre et de l’âme, et si nous devons aux images, aux musiques par lui domptées, des joies physiques comme en éveillent non seulement les spectacles, mais surtout le froid, le chaud, le clair, l’obscur, je veux lui vouer ma reconnaissance pour ce bruit de cuivre, cet écho qui n’est déjà plus un éclat de notre chair, mais du plus secret. Car la chanson ne demeure point chanson terrestre et ces collines qu’il nous désigne et dont il ne cherche pas une minute à faire l’élément de quelque pièce montée symbolique, ces collines dans quelle vie antérieure les avons-nous déjà vues ? La chanson ne demeure point chanson terrestre, déferle plus haut, plus loin que notre intelligence et notre peau, éveille ce qui est encore nous, ce qui est surtout nous mais qui ressemble si peu à tout ce dont notre paresse quotidienne prétend et peut hélas se bercer : Mon âme grande fille vous aviez nos façons qui ne sont pas les nôtres. Et voici que nous hante l’oasis, le pays vers quoi et pour quoi, Cyrus, tous ces conquérants, tous les poètes partirent des côtes trop faciles. Saint-John Perse s’interroge dès la naissance du jour, car le souvenir de Dieu, du rêve fuit l’homme éveillé : Aux ides pures du matin que savons-nous du songe notre aînesse. A cette anxiété répond la phrase que seul pouvait prononcer un homme grand d’une sécurité totale, extra-terrestre : Et le soleil n’est point nommé mais sa puissance est parmi nous.

Et le soleil n’est point nommé... Si des noms des objets, des créatures et d’autres idoles nous ont tentés chemin faisant, n’est-ce point que notre faiblesse éblouie d’un éclat que ne pouvaient décrire nos phrases d’hommes et dont aucune image n’était capable de donner un peu l’idée, n’est-ce point que notre faiblesse, après l’instant lumineux, acceptait quelque tutelle ?

Terre arable du songe ! Qui parle de bâtir ?- J’ai vu la terre distribuée en de vastes espaces et ma pensée n’est point distraite du navigateur.

 

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