René Crevel, L'Esprit contre la Raison

 


( La Révolution surréaliste, 15 décembre 1929. - Babylone, Pauvert, 1975.)

RÉPONSE

À UNE ENQUÊTE SUR L’AMOUR

 

Si une idée paraît avoir échappé jusqu’à ce jour à toute entreprise de réduction et, loin d’encourir leur fureur, avoir tenu tête aux plus grands pessimistes, nous pensons que c’est l’idée d’amour, seule capable de réconcilier tout homme, momentanément ou non, avec l’idée de vie.

Ce mot : amour, auquel les mauvais plaisants se sont ingéniés à faire subir toutes les généralisations, toutes les corruptions possibles (amour filial, amour divin, amour de la patrie, etc.), inutile de dire que nous le restituons ici à son sens strict et menaçant d’attachement total à un être humain, fondé sur la reconnaissance impérieuse de la vérité, de notre vérité " dans une âme et dans un corps " qui sont l’âme et le corps de cet être. Il s’agit, au cours de cette poursuite de la vérité qui est à la base de toute activité valable, du brusque abandon d’un système de recherches plus ou moins patientes à la faveur et au profit d’une évidence que nos travaux n’ont pas fait naître et qui, sous tels traits, mystérieusement, tel jour, s’est incarnée. Ce que nous en disons est, espérons-nous, pour dissuader de nous répondre les spécialistes du " plaisir ", les collectionneurs d’aventures, les fringants de la volupté, pour peu qu’ils soient portés à déguiser lyriquement leur manie, aussi bien que les contempteurs et " guérisseurs " du soi-disant amour-folie et que les perpétuels amoureux imaginaires.

C’est des autres, de ceux qui ont véritablement conscience du drame de l’amour (non au sens puérilement douloureux mais au sens pathétique du mot) que nous attendons une réponse à ces quelques phrases d’enquête :

I. Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ?

II. Comment envisagez-vous le passage de l’idée d’amour au fait d’aimer ? Feriez-vous à l’amour, volontiers ou non, le sacrifice de votre liberté ? L’avez-vous fait ? Le sacrifice d’une cause que jusqu’alors vous vous croyiez tenu de défendre, s’il le fallait, à vos yeux, pour ne pas démériter de l’amour y consentiriez-vous ? Accepteriez-vous de ne pas devenir celui que vous auriez pu être si c’est à ce prix que vous deviez de goûter pleinement la certitude d’aimer ? Comment jugeriez-vous un homme qui irait jusqu’à trahir ses convictions pour plaire à la femme qu’il aime ? Un pareil gage peut-il être demandé, être obtenu ?

III. Vous reconnaîtriez-vous le droit de vous priver quelque temps de la présence de l’être que vous aimez, sachant à quel point l’absence est exaltante pour l’amour, mais apercevant la médiocrité d’un tel calcul ?

IV. Croyez-vous à la victoire de l’amour admirable sur la vie sordide ou de la vie sordide sur l’amour admirable ?

RENÉ CREVEL :

Les jeux de sexe, qu’ils tournent plus ou moins bien, ne sauraient faire un sort à ceux qui s’y complaisent. L’amour, seul, peut redonner leur fatalité aux existences tirées à hue et à dia. Voilà deux vérités de la Palisse, mais dont j’avoue que j’ai dû, pour les éprouver, attendre le fait d’aimer. Je ne suis point passé de l’idée d’amour à ce fait d’aimer, mais il m’a fallu le fait d’aimer pour prendre notion de l’idée d’amour.

Dans l’amour je mets donc, non l’espoir, mais la conviction, la certitude joyeuse que, d’une vie éparpillée, il rassemble les bribes, les miettes.

En d’autres temps, sans doute, aurais-je mieux aimé ne pas faire figure de rubis reconstitué, mais, aujourd’hui, L’amour m’a rendu assez superbement égoïste pour ne plus penser à moi, au contraire de ces innombrables masturbateurs — dont j’avoue avoir été — qui passent une moitié de leur temps à mettre la personnalité en doute, et l’autre à écrire des livres qui débutent inexorablement par " je ".

Avec l’amour, finis les décrets de sensibleries, les raclures de minutes.

Sa nouvelle unité, au regard de l’être, fera précises toutes choses qui semblaient vagues à son brouillard antérieur. Mais non pour opposer à l’Amour le Devoir.

L’amour exaltant la liberté, et jusqu’à l’inconscience, je ne vois point comment il pourrait être jamais question de sacrifier cette liberté à l’amour.

J’entends aussi que, dès l’amour, un être ne saurait goûter la certitude d’aimer s’il n’était sûr de paraître à la créature aimée en passe de devenir, et le plus pleinement, celui qu’il peut, donc doit être.

S’aimer c’est d’abord avoir l’orgueil l’un de l’autre.

Je dis l’orgueil et non la vanité.

Dès lors, je ne vois point quelles raisons décideraient un homme à trahir ses convictions pour plaire à une femme.

Nulle femme ne saurait demander ce gage inadmissible sans démériter, et au plus haut point, de l’amour.

Incapable de composer, l’Amour qui selon moi s’oppose à tout marivaudage, à toute mise en scène (genre Liaisons dangereuses) s’il est contraint d’accepter une absence, ne saurait la calculer, ni en user pour ses effets d’éclairage.

Que l’amour admirable ait, ne serait-ce qu’une seconde, éclairé une existence, voilà qui me suffit pour déclarer sa victoire sur la vie sordide.

 

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