René Crevel, L'Esprit contre la Raison


LES ESTHÈTES DE 1929

(Der Querschnitt (Berlin) IX. Jahrgang, Heft 9, septembre 1929

L’Esprit contre la raison…, Pauvert, 1986.)

" Le rein ressemble à un haricot ", explique l’homme de science. Supposons qu’il s’adresse à un élève qui ne connaît pas ce légume. L’élève demande donc : " Et le haricot, c’est quoi ? " " Le haricot ressemble à un rein " : voilà la réponse qu’on lui donne. S’il ne se laisse pas éblouir par pareille algèbre équative, notre élève notera à la craie blanche sur le tableau noir de l’illusion intellectuelle :

rein = haricot

haricot = rein

rein = rein

Pourtant on n’a guère besoin d’étudier la nature et ses mystères pour rendre compte de l’identité de tout être, de tout objet, avec lui-même. À quoi donc cela peut-il servir de passer du rein au haricot pour en tirer des conclusions concernant le rein ? Il en irait de même de quelqu’un qui abandonnerait indigné les sciences naturelles au profit de quelque autre science, dans l’espoir que cette dernière ait un caractère plus marqué d’anormalité.

Celui qui ferait ce saut en viendrait vite à se reconnaître dans telle ou telle avant-garde de cinéphiles passionnés qui, ne reculant pas devant les plus extrêmes paradoxes, mettent le cercle infernal à la place du nombril du monde et ne laissent pas le globe tourner tranquillement avant d’avoir photographié tête-bêche une minuscule fourmi en vêtement cubique ou le plus misérable des phanérogames (plantes à fleurs dont les organes de reproduction sont visibles).

C’est dans cette aimable secte qu’on voue un morceau de sucre en train de fondre à représenter à tout prix la fin d’un monde et qu’une simple poussière de quartz est censée au moment requis redonner vie à un soleil éteint. Brins de paille, tire-bouchons, clés… rien n’échappe à l’esthétisme de 1929. Il va de soi qu’il ne porte pas d’orchidée à sa boutonnière, ni d’azalée au doigt — ridicule style 1900, né de la fumée d’une cigarette —, et il crache sur les hortensias. Cet esprit libre ne saurait s’asseoir que dans des sièges ésotériques et ne fait l’amour que dans des coussins synthétiques.

Jeune homme, il s’efforce, par la pratique de tous les sports, de se bâtir un corps dur comme le fer, des muscles d’acier. Une fois adulte, c’est-à-dire ayant un peu perdu le goût du mouvement, il attend des paravents en aluminium de son atelier l’illusion d’un âge du métal. Sa grand-mère, la dame à la tournure élégante, a décoré ses vêtements d’intérieur avec des volants de mousseline. Il préférerait que son lit ait des draps de zinc, et la mieux avisée de ses soeurs a, dans sa propre salle à manger, remplacé le buffet par une table d’opération. Au train où vont les choses, c’est bientôt dans les plus petites-bourgeoises des familles qu’on ne mangera plus les sardines, mais les boîtes où l’on conserve leurs innocents cadavres.

Les rétros, ceux qui sont fermés au miracle du nickel, objecteront qu’ils n’ont pas l’estomac assez robuste. Piètre échappatoire !

L’oeil n’a-t-il pas déjà cette fraîcheur qui lui permet de support er sans sourciller les phares des voitures. Une moderne journaliste a la hardiesse d’écrire la louange d’un jeune couple up to date qui fête sa lune de miel dans un petit salon à la lumière des phares d’une automobile plutôt que sous un abat-jour à l’ancienne. Chaque époque savait trouver le mot qui autorisait son mauvais usage artistique, intellectuel et moral. Ainsi la seconde moitié du XIXe siècle n’a-t-elle eu cesse d’évoquer le " réalisme "; aujourd’hui, les représentants de la modernité n’ont que le mot " abstrait " à la bouche. Lors d’une exposition en Californie, le rédacteur du catalogue a trouvé pour cet " abstrait " l’aimable définition qui suit : " De même qu’il y a, d’une part, la musique de tous les temps, de tous les pays : opéras, sonates, chants, danses, etc., et, d’autre part, le " tralala " (expression en espéranto, qui fait l’objet d’une unanimité spontanée) qui consiste en ce que chacun se surprenne à chantonner une fois ou l’autre, de même il y a d’un côté la grande majorité des toiles : historiques et mythologiques dans les musées, paysagesques chez les particuliers, des assemblées de cardinaux autour d’une bouteille de vin rouge rubis, des représentations de forêts et de collines couvertes de bruyère au-dessus de pianos revêtus de jupons, des natures mortes brunes dans des intérieurs bourgeois, des roses dans des chambres de jeunes filles et des bégonias, oui ces bégonias à propos desquels une dame à l’imposante poitrine prétendait récemment dans la salle d’attente d’un médecin que la perfection en était telle qu’elle ne pourrait être atteinte que le jour où le même artiste, vaillant chevalier du pinceau, s’attaquerait à des archevêques… de même donc qu’il y a la musique et le tralala, il y a la peinture et la peinture, d’un côté la figurative et de l’autre, celle des toiles dites " abstraites " : cette dernière est à la peinture figurative ce que le tralala est à la musique. "

Qui, après une telle explication, aurait peur d’aller voir un film abstrait, un film tralala, dont l’héroïne est belle comme une fleur dans un vase ? Cette fleur en vase qui, elle-même, est belle comme une diva ! C’est toujours la même histoire du rein et du haricot ! Et pour que la fleur en vase retourne dans ses vases métaphysiques, dans son poulailler, les journalistes en viennent à un exercice d’un autre genre, ils font un autre film et constatent sur l’écran qu’un hangar de dirigeables est beau comme une cathédrale, ce qui fait que la plus décrépite des cathédrales s’autorise à se comparer aux plus stables des hangars. Et du coup, on ne sait plus que faire de tels compliments, car être beau signifie être beau comme rien, comme personne.

L’esthétisme est en quête de recettes, de formules. L’émotion sensible, qui seule est créatrice, n’en veut rien savoir. Au lieu de " Affichage interdit ", on devrait désormais écrire sur les murs : " L’emploi du mot " comme " est interdit. " On échapperait ainsi une fois pour toutes à la torture des " gramophones gothiques ", des " ascenseurs Louis XVI " et des palais de la bourse abaissés au rang de temples grecs. Le style est un destin, une exigence impérieuse. Il ne s’invente pas de propos délibéré. Celui qui écrit à propos des métropoles le fait toujours à ses dépens. Les maisons jaillies du sol ont privé ce même sol de sa force et ne sauraient le lui rendre. Comme la terre agricole, celle des constructions urbaines a besoin de ses périodes de jachère. Des forêts englouties, des maisons mortes sont comme des déserts au coeur de toutes les métropoles…

Esthètes de 1929, vous ne pouvez pas ridiculiser notre Paris, précieux Paris, vieille cité émouvante, " Paris, mon village ", comme le nomme la chanson des faubourgs, Paris avec ses rues trop étroites pour ses autobus, Paris qui a créé le seul style capable de donner à ses rues, ses boulevards, ses avenues, cet air de famille, le style des petits édifices, des maisons privatives, bref, un style dont l’invention justifie qu’on ait immortalisé l’empereur Vespasien.

 

[Haut de page]