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Catherine Lawton-Lévy, Du colportage à l’édition. Bifur et les Éditions du Carrefour. Pierre Lévy, un éditeur au temps des avant-gardes. Genève, éditions Métropolis, 2004, 384 p.

 

Par Henri BÉHAR

 

Les curieux de surréalisme connaissent bien la revue Bifur, cette « remarquable poubelle », comme la qualifiait André Breton dans le Second Manifeste du surréalisme, un jour de grande déprime. J’ai toujours pensé que ces mots injustes, écrits au sujet de Georges Ribemont-Dessaignes et surtout de Robert Desnos, provenaient du dépit de voir des individus de grand talent s’écarter de lui pour trouver accueil dans un organe ouvert aux quatre vents de l’esprit, et surtout à l’abri des difficultés financières. Il fallait en effet une certaine aisance pour songer à publier une telle revue après le krach de Wall Street et la crise qui en découla en Europe ! Au vrai, Bifur, qui aurait dû sortir régulièrement tous les deux mois, ne tint que huit numéros, du 25 mai 1929 au 10 juin 1931, avec de moins en moins de régularité.

On retient que, fondée par Pierre Lévy, le patron des Éditions du Carrefour, elle eut pour rédacteur en chef GRD, ancien gérant de plusieurs publications dadaïstes, assisté de Nino Frank qui lui-même apportait son expérience de la revue italienne 900. On mentionne surtout les prestigieuses collaborations qu’elle sut réunir très tôt, de Malraux à Giono en passant par Michaux, Sartre et Kafka. GRD y avait rameuté ses amis du Grand Jeu, et il était entouré (au moins virtuellement) de prestigieux conseiller étrangers : Barilli, Benn, Gomez de la Serna, Joyce, Pilniak, William C. Williams. Une place de choix était réservée à l’illustration, avec notamment des photos de Pierre Tabard, André Kertesz, Claude Cahun.

De l’éditeur, parfois considéré comme un simple commanditaire, on sait peu de choses, si ce n’est qu’il avait des opinions révolutionnaires, et l’on oublie qu’il publia lui-même les collages de Max Ernst (La Femme 100 têtes, Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel), Frontières humaines de GRD, Hebdomeros de Chirico, Aveux non avenus de C. Cahun, Un certain Plume de Michaux, etc.

Fort heureusement, sa fille, Catherine Lawton-Lévy, vient remettre les pendules à l’heure. Je veux dire ma surprise et mon plaisir de voir un proche témoin prendre les choses de haut, avec le sérieux et la compétence de l’historienne, en puisant aux meilleures sources. Elle nous informe d’abord sur les origines alsaciennes de la famille, condamnée au métier de colporteur, sur son émigration en Suisse, où elle passe du colportage à la fabrication des montres. Ainsi se bâtit une fortune dont le jeune Pierre Lévy (1894-1945) saura tirer parti en satisfaisant ses goûts littéraires. Informé de l’anarchie par les horlogers de la Fédération Jurassienne, se frottant aux dadaïstes lors de ses études à Zurich, il s’installe à Paris en 1921, se constitue un bon réseau de relations, fréquente particulièrement Jean Lurçat et l’Alsacienne Jeanne Bucher qui vont l’aider à créer les éditions du Carrefour, l’une en lui prêtant sa galerie, l’autre en dessinant le logo de la revue qu’il ne tarde pas à lancer, en toute indépendance. Grâce à ses conseillers étrangers, il parvient à publier Isaac Babel, Boris Pilniak, Kafka, et le premier texte d’Heidegger en France.

Arrive un brillant Normalien, Paul Nizan, qui évince Nino Frank et, une fois dans la maison, pense tirer les marrons du feu pour la plus grande gloire de son Parti, en vain. Cependant la revue ne faisant pas ses frais, force est de trouver des capitaux à l’extérieur. Ils arrivent en 1933 en la personne de Willi Münzenberg, le magnat de la presse communiste allemande, qui a réussi à quitter l’Allemagne la veille de l’accession d’Hitler au pouvoir. Il se propose de racheter la maison, tout en laissant le propriétaire en place, et lui fait publier le célèbre Livre brun démontrant les complicités nazies dans l’incendie du Reichstag. Ensuite, quasiment évincé, Pierre Lévy séjourne sur la Côte d’azur, s’embarque avec sa fille dans un long voyage maritime, écourté par la déclaration de guerre. Citoyen suisse, il reste dans la zone sud, où il agit pour la Résistance. Sa famille menacée, il regagne son pays natal. Quand il revient à Paris, dès le débarquement allié, c’est pour trouver son appartement saccagé par les Allemands, sa comptabilité et toutes ses archives emportées. Il décède prématurément des suites d’un accident cérébral.

On ne peut que regretter la disparition de ces archives, qui nous eussent éclairés davantage sur le fonctionnement d’une telle structure éditoriale au service de l’avant-garde littéraire, surtout dans ses rapports avec le Parti communiste. À défaut, l’auteur aurait pu explorer certaines bibliothèques, ne serait-ce que celle ayant acquis les archives de Nino Frank. Peut-être aurait-elle pu à cette occasion rétablir le lien unissant le titre de la revue (et son graphisme) avec celui d’une police typographique élaborée au début de 1929 par le célèbre affichiste Cassandre. Reste qu’on a rarement lu un ouvrage sur un éditeur aussi vivant, passionnant et savamment conduit.