Archives par mot-clé : Jarry

« Jarry et les arts de la rue », dans Alfred Jarry et les arts, actes du colloque de Laval, L’Étoile-Absinthe, 2007, n° 115-116, p. 211-222.

Cet article fut présenté au cours du colloque du centenaire du décès de Jarry organisé Laval. Le volume qui en est sorti fut réalisé par les soins de l’association. D’où la présentation ci-dessous :

JARRY ET LES ARTS DE LA RUE
Henri Béhar

JANVIER 1902 , Alfred Jarry, collaborateur régulier de La Revue
blanche, y crée une rubrique « Gestes ». Dans ce cadre, sa première
contribution formule un programme rigoureux qu’il s’efforcera de tenir jusqu’à la disparition de cette publication. Il y définit, avant la lettre, une
problématique des arts de la rue. Posant que l’expression musculaire vaut bien celle du cerveau, il annonce devoir accorder la même attention à un spectacle de cirque qu’à la Comédie Française, à un mariage mondain qu’à une saillie dans un haras, à une course automobile qu’à une procession religieuse. Le titre de la rubrique, Patrick Besnier l’a signalé, fait écho aux Gestes et opinions du Docteur Faustroll pataphysicien (qui, je le rappelle, ne paraîtra qu’en 1911) et le programme sonne comme un manifeste anti-intellectuel.
Dérivant des jeux du cirque, son esthétique englobe divers tableaux animés de la nature et de la rue. A partir des articles consacrés au cirque, au mime, au carnaval, aux accidents urbains comme à la course cycliste et à la guerre que se livrent les apaches parisiens, nous verrons que cette perception du monde anime toute sa littérature, depuis les poèmes de Saint-Brieuc des Choux jusqu’à La Dragonne, étoffant une perception du monde qu’il nomme Pataphysique. […]

« Jarry, l’almanach et le fleuve oral », L’Etoile-absinthe, n° 19-20, oct. 1984, pp. 31-39.

[Télécharger l’article en PDF]

Jarry, L ‘Almanach et le fleuve oral

Du même mouvement qui le conduit, plus ou moins implicitement, à demander à la littérature de prendre en charge les faits de culture potachique, Jarry se préoccupe de rassembler les traces de la culture populaire déclinant à la fin du XIXe siècle. L a diffusion du livre et de la presse, l’industrialisation des moyens d’impression, les effets de l’instruction publique obligatoire conduisaient à la disparition de la littérature de colportage, des mythes, des légendes, des images qu’elle répandait dans les hameaux les plus reculés. Bientôt le gramophone ne tarderait pas à remplacer, dans les campagnes, la voix de la fileuse ou de la bergère, d’autant plus que celles-ci, privées d’emploi, n’auraient plus q u ‘ à gagner l’atelier. Quand il s’associe à Rémy de Goumont pour publier cette luxueuse revue d’estampes qu’est L’Ymagier, Jarry n’a pas seulement l’intention de ressusciter l’imagerie populaire, de réveiller les ateliers somnolents d’Epinal. A l’amateurisme et à l’archéologie, il tente de substituer le concept de greffe nourricière, au moyen du collage. Ainsi de vieille gravures illustrant Joachim de Flore lui serviront, remaniées, à orner l’édition mercuriale de César Antéchrist. Et Gourmont de déclarer : « A côté et au-dessous de la littérature imprimée court le fleuve oral, contes, légendes, chansons populaires. » (1). Mais on sait que pour l’auteur d’Ubu Roi, il n’y a pas de hiérarchie des genres. Littérature imprimée et fleuve oral sont équivalents. Mieux, il doivent s’aider l’un l’autre à édifier ce qu’on nomme littérature, sans autre qualificatif.

Les Almanachs du Père Ubu autant que les fragments de chansons traditionnelles insérées dans l’œuvre narrative, procèdent de la même intention. Ils reviennent à montrer la continuité de certains motifs dans l’imaginaire collectif, quelle que soit la forme d’expression retenue. En d’autres termes, la littérature la plus élaborée, celle que Jarry défend et illustre avec ses compagnons du Mercure de France, ne saurait entériner le clivage établi, depuis des lustres, entre la culture savante, seule digne des élites, et la culture populaire, tout juste bonne, comme son nom l’indique, à divertir le populaire !

31 —

Cette assertion paraîtra pour le moins paradoxale à qui connaît le mépris de Jarry pour les foules. Tout porte à croire, cependant, que son œuvre, postulant dès l’origine l’identité des contraires, ne saurait avancer si elle n’entretissait la veine populaire et la veine savante, absolument complémentaires.

A u delà des motifs conjoncturels, d’ordre financier, c’est bien la raison fondamentale qui le conduit à publier en 1899 et 1901 les Almanachs du Père Ubu , illustrés par Pierre Bonnard, sur le modèle du Grand Kalendrier et compost des bergiers, composé par le bergier de

la grant montagne de l’Almanach journalier /…/supputé par Maître

Matthieu Laensberg ou du Messager boiteux. Ces ouvrages éponymes de la culture populaire, extrêmement répandus dans les provinces de France depuis le X V I e siècle tant par l’atelier Oudot de Troyes que par ceux de Liège et de Bâle avaient cessé de circuler à la fin de la Royauté, pour faire place à des volumes épurés de tout vaticination et de toute conjecture astrologique, conditionnés et industrialisés, tel l’Almanach Hachette (2). Jarry en reprend la tradition à son compte, attribuant le texte à un personnage aussi légendaire, désormais, que le Grand Berger ou le Messager Boiteux, aussi savant que Matthieu Laensberg puisque capable de « disserter de omni re scibili » (Pl. 1211) : Le Père Ubu.

La structure de l’almanach trimestriel pour 1899 comme de l’annuel pour 1901 reprend, en gros, celle des ouvrages précédents : au calendrier (aussi fantaisiste soit-il pour 1901) et aux indications météorologiques viennent s’adjoindre des conseils pratiques, diverses instruction morales, et une revue des événements les plus notables de l’année écoulée. A la différence de l’Almanach journalier, Le Père Ubu ne communique pas la date des principales foires. Il s’en justifie par une rabelaisienne explication : « Eh ! de par ma chandelle verte, mon Almanach la donne aux lecteurs à force de rire. Encore une économie de médecin » (Pl. 537). Son Exhortation au lecteur (Pl. 535-36) pastiche les prologues de Rabelais à Gargantua et Pantagruel. Quant aux «connaissances utiles recueillies par le Père Ubu spécialement pour l’année 1899 d’après les secrets de son savant ami le révérend seigneur Alexis, Piémontais » (Pl. 533-34) elles sont, comme l’indique explicitement la mention, un collage des articles para ou pseudo-scientifiques de ce Ruscelli, médecin italien, traduit en français dès le XVIe siècle et constamment repris dans les almanachs. Des quatre recettes consignées par Jarry, seule la première est de lui. Parodiant de très près son

— 32 —

modèle, elle associe les câpres verts à le teinture des cheveux de même couleur. Parmi les anecdotes répandues à son sujet, on conte qu’un jour Jarry voulut étonner ses amis en se rendant au café, les cheveux teints d’une belle couleur d’émeraude. Ceux-ci, mis dans la confidence par un compagnon indiscret, ne s’étonnèrent de rien et l’humoriste eu fut pour ses frais.

Quant aux trois autres recettes, elles proviennent textuellement du recueil d’Alexis Piemontais (3). Le lecteur de [‘‘Etoile-Absinthe en jugera par la reproduction ci-jointe. Seules la graphie et la ponctuation sont modernisées par le copiste, à qui il arrive, accessoirement, de répéter un mot, de donner son équivalent actuel ou de passer du singulier au pluriel.

Il faut noter que si le choix de Jarry révèle quelques-unes de ses obsessions supposées et témoignent de son goût pour l’étrangeté, celui-ci aurait pu sélectionner bien d’autres conseils pour guérir les maladies vénériennes, la dessication des couillons ou bien des recettes de confitures et de pâtes de senteur, aux vertus les plus prodigieuses.

Recueils de bon conseil et guides pratiques de la vie quotidienne, les Almanachs populaires avaient aussi une fonction de divertissement, que le Père Ubu ne manque pas d’assumer en dénombrant homériquement le peuple artiste (Pl. 560-63) et en lui conférant une nomination dans l’Ordre de la grande gigouille (Pl.597-98), en communiquant ses inventions nouvelles (empruntées pour partie à Alphonse Allais, Pl. 594-96), et en publiant une « chanson pour faire rougir les nègres » : « Tatane » (Pl. 618-19).

L’évoquation des événements remarquables, les commentaires d’actualité concernant : l’Affaire Dreyfus, que Jarry traite sous forme de sketch où le capitaine injustement condamné revêt l’apparence de Bordure ; la mort de Mallarmé, à qui il consacre une page émouvante en reprenant un passage de Faustroll (Pl. 564-65) ; divers sujets de préoccupations bien françaises comme le début du X X e siè- cle, l’Exposition Universelle, la réforme de l’orthographe etc. (Pl. 581-93).

Une fois de plus, Jarry, en recourant à une tradition disparue, se montre plus attaché qu’il ne paraît à la tradition populaire dont il prétend maintenir la présence en la modernisant et en l’actualisant. Il ne fallait pas de grands dons de prophétie pour savoir que cette reprise n’aurait pas grand succès et n’intéresserait qu’un cercle restreint d’amis.

33 —

S’il s’est jamais fait des illusions à ce sujet, Jarry a très vite compris qu’il n’atteindrait pas les tirages de ses prédécesseurs. Non que la formule fût absolument caduque, ni qu’il ne sût approcher de l’actualité, mais parce qu’il en traitait en des termes bien trop détachés et par trop éloignés du style des opuscules imités. Reste qu’il témoigne de la curiosité des intellectuels de son temps envers le patrimoine de la littérature populaire.

Un mouvement identique entraînerait les animateurs de L’Ymagier à publier, dans chaque livraison, une chanson populaire ancienne : ronde, ballade… (4) Jarry traite, dans ses écrits, le courant oral de la même façon que l’imagerie et les almanachs. Pour lui, le « cor merveilleux » est objet d’admiration, d’agrément et aussi matière textuelle, digne d’être travaillée et tissée dans l’écriture du récit. Il en parcourt tout la gamme, de la ronde enfantine à la chanson de marche, à l’hymne bachique et à la chanson de salle de garde.

Le texte des chansons traditionnelles intervient tout d’abord à titre de citation, non sans produire des effets variés d’appui ou de contraste. Dans Haldernablou, une vieille, gardienne de W . C . se met à chanter le couplet suivant :

La belle dit à l’amant :

Entrez, entrez, bergerette ;

Noire la langue muette,

Baiser de bouche qui ment ;

Et des morts dans la brouette. » (Pl. 221).

Et trois scènes après, c’est le chœur qui entonne cette ronde effrayante paraissant provenir du trésor populaire des provinces de l’Ouest :

« La rôde, la rôde Qui n’a ni pieds ni piaudes, Qui n’a qu’une dent

Et qui mange tous les petits enfants. » (Pl. 223).

Il ne m’étonnerait pas que Jarry en ait copié le texte dans un recueil savant, comme il fit, à la fin de sa vie, pour la Chanson des corporeaux, marche du X V I e siècle qui devait figurer dans La Dragonne, qu’il transcrivit à la Bibliothèque Nationale dans le Chansonnier, manuscrit de Maurepas, en modernisant l’orthographe et en ajoutant la signification de certains mots disparus de l’usage. (5) En voici le premier et le dernier couplet :

34 —

« Un corporeau fait ses préparatifs Pour se trouver des derniers à la guerre, S’il en eût eu, il eût vendu sa terre, Mais il vendit une botte d’oignon. Viragon vignette sur vignon.

Un corporeau devant Dieu protesta Que pour la peur qu’il avait de combattre Il aimait mieux chez lui se faire battre Que de chercher si loin les horions. Viragon Vignette sur vignon. »

On ne sait pas ce que serait devenue cette marche du temps des guerres de religion dans l’état définitif de La Dragonne. En revanche, on trouve, dans le volume édité sous la responsabilité de Jean Saltas, alternant avec une marche militaire des plus grossières, ces trois couplet délicats :

« L a fille, la fille ! attends encor trois jours ?

— Trois jours n’attendrai guère, Trois jours n’attendrai pas !

L a fille, la fille ! attends encor deux jours ?

— Deux jours n’attendrai guère, Deux jours n’attendrai pas !

••••

L a fille, la fille ! attends encor un jour ?

— U n jour n’attendrai guère,

Un jour n’attendrai pas

(La Dragonne, pp. 85-86)

Ils se trouvent dans un passage qui, sur le manuscrit, est de la main de Charlotte, mais la suite montre bien qu’elle a seulement servi de copiste, sans rien ajouter de son cru. Là encore, le texte intervient comme citation anonyme. Les traits de la chanson populaire sont assez caractéristiques sans qu’on puisse, dans l’état actuel de nos connaissances, préciser davantage la nature du texte.

Interrogée par nos soins, l’excellente exégète de la chanson qu’est France V E R N I L L A T nous répond à ce propos : « A u sujet de ces citations, je peux vous répondre, sans avoir beaucoup de chance

— 35 —

de me tromper qu’elles n’appartiennent pas au fond traditionnel fran- çais. Le style en est faussement populaire : ce sont des pastiches adroits de thèmes traditionnels. C’est une mode qui s’est beaucoup portée parmi les littérateurs, depuis que Nerval, Mérimée, ou George Sand avaient remis les chansons folkloriques à la mode. G . Sand a donné l’exemple, dans « les Maîtres sonneurs », en recomposant une chanson célè- bre du Berry « Les Trois fendeux », à tel point que l’on ne sait plus quelle est la véritable ! D’autres écrivains ont « retapé » en bon fran- çais des chansons qui, à leur sens, prenaient trop de libertés avec la syntaxe…»

Le traitement des chants militaires, largement répandus, ne prête pour sa part à aucune contestation : ils sont là pour ponctuer la vie du soldat. Le Réveil, cité au début du chapitre « Le chant du coq » dans Les Jours et les nuits (PL. 780) et dans La Dragonne, Jeanne Sabrenas prenant la place du clairon de garde pour jouer l’Appel, A u Rapport, Aux Lettres, La Visite du médecin (D. 140-142).

De toutes les chansons paillardes, qu’au dire de ses contemporains, Jarry connaissait bien, celle qu’il préfère et cite à plusieurs reprises est Le Pou et l’araignée. Elle intervient, avec l’r épenthétique, dans la geste rennaise, contrastant avec la complainte de Malborough que chantonne le savetier:

« On entend sous l’ormeau

Battre la merdre, battre la merdre ; On entend sous l’ormeau

Battre la merdre à coups de marteau !

(Pl. 482)

Les vertus frivoles conviées par le Surmâle font allusion au pénible métier de l’araignée et aux prouesses de leur héros en attendant la visite promise (S. 99). Il passe un écho de ce même couplet dans « le Chœur des fidèles constipés » que Jarry insère dans Le Moutardier du Pape :

« Et nous attendons sous l’ormeau Nous attendons sous les murailles La délivranc’ de nos entrailles. »

Une allusion du même ordre est faite à la bienveillante « Thé-

rèse, qui rit quand on l’embrasse ! (La rime était autre) » lors de la mémorable soirée du Café Biosse, au début de La Dragonne (D. 26). Bien qu’il s’agisse d’opérettes, et non plus de chansons tradi-

36 —

tionnelles, on peut classer dans la même catégorie les citations d’Offenbach « Ce tonneau qui s’avance, neau qui s’avance, neau qui s’avance, c’est le Père Ubu » (Pl. 505) ou de ses parodistes :

« Décochons, décochons, décochons

Des traits Et détrui, et détrui Détruisons l’ennemi.

C’est pour sau, c’est pour sau ‘• C’est pour sau-ver la pa-tri-e ! »

(Pl. 765)(6)

De la citation, plus ou moins fidèle, à la transformation du texte pour des raisons narratives, se situe une forme intermédiaire qu’on pourrait nommer la citation dramatisée. Dans L’Amour en visites, le héros d’une nuit de mai rend visite à sa Muse, Allégorique croquemitaine, effrayante, et devant laquelle il chante pour la narguer « ainsi qu’on chante devant la mort », une complainte de fileuse :

« Trois grenouilles passèrent le gué M a mie Olaine

Avec des aiguilles et un dé Du fil de laine

Le roi n’est plus, le roi est mort, M a mie Olaine

Et nous partagerons son sort : Cassez la laine. »

(Pl. 889-90)

Ce lui est l’occasion de monologuer sur la nécessité d’inventer de nouveau rythmes, qui demandent l’Apocalypse, en attendant que la Muse lui apparaisse, aveugle, en beauté Modem’ Style l’implorant à genoux

« Le roi n’est plus, le roi est mort ! M a mie Olaine

Et je viens partager son sort :

Cassez la laine ! »

(Pl. 893)

L’enchâssement devient sertissure et prend l’allure de la tragédie dans le chapitre : « O Beau rossignolet » où Ellen et le Surmàle exécutent au propre les figures de cette « chanson fort connue et impri-

37 —

mée dans plusieurs recueils de folklore » que débite le phonographe. Jusqu’à la fin qui fait coïncider les actes et les paroles, Ellen mourant d’excès de jouissance.

« A u troisième tour de danse L a belle tombe mo-or-te, O beau rossignolet !

A u troisième tour de danse L a belle tombe mor… »

(S. 130)

La chanson était si bien connue que L’Ymagier n° 6 l’avait publiée, sous son titre traditionnel : « L a triste noce. » L a ballade populaire contre la navrante aventure de deux amants qui ont fait l’amour sept ans sans en rien dire. Mais au bout de ce temps, le galant se marie, il convie la belle à ses noces. Elle tombe morte en cours de danse. Certaines versions ajoutent que l’amant se tua aussitôt. Jarry interprète le texte en lui donnant un sens précisément erotique, alors qu’il n’est qu’implicite, le chant du rossignol euphémisant, depuis le Moyen Age, l’acte sexuel.

A u lieu d’interpréter, il abrège « pour une cause pudique » lorsqu’il met en scène, littéralement, une marche militaire, dans La Dragonne, qui suppose la rencontre de Jeanne et du brave Taupin, dont le nom est issu de la chanson elle-même (D. 79-82).

A l’inverse, le sparloes du Dies irae viennent se superposer à l’air que joue le clairon (D. 142) annonçant ainsi la fin tragique de la pucelle de Morsang.

Enfin, la chanson populaire, la scie d’atelier, est le prétexte à variations ou transformations. Frère Jacques devient :

« Père Pouilloux Dormez-vous ? Sonnez les matines Videz les latrines, Je suis soûl ».

(Pl. 485)

Tandis que la célèbre Valse des pruneaux, paroles de Villemer et Lormel musique de Pourny, fournit son air à La Chanson du décervelage avant de devenir, en quelque sorte, l’hymne national du Mercure de France.

Avouons que nous ne sommes pas capable d’identifier l’ori-

38 —

gine de quatre des chansons ici alléguées (La belle dit à l’amant ; L a rôde, la rôde ; L a fille attends encore trois jours ; Trois grenouilles passèrent le gué). Puissent nos lecteurs nous aider à prouver que Jarry, loin d’imiter la tradition, s’en est au contraire inspiré de façon très pré- cise, pour donner vie aux voix de son enfance. Chez lui, la chanson populaire vaut aussi bien pour elle-même que par sa mélodie, sa poé- sie naïve ou grivoise, qu’en tant que matériau permettant l’affabulation, la dramatisation du récit (7). Que ce soit en reprenant la structure des almanachs populaires réinsérés dans l’actualité, ou en puisant dans le fleuve oral de la poésie, il se joue du temps, ramenant le plus lointain passé dans le présent, projetant le présent dans l’intemporel. Henri Behar.

NOTES

1. Remy de Gourmont : « L’Ymagier », L’Ymagier n° 1, oct. 1894 p. 6

2. Pour ce qui concerne l’histoire et la structure de ces recueils, voir : Geneviève Bollème : Les Almanachs populaires au XVII et XVIIIe siècles. Essai d’histoire sociale. ParisLa Haye. Mouton et Cie, 1969, p. 152.

3. Voir : Ruscelli, Les Secrets du Seigneur Alexis Piemontais et d’autres auteurs bien expérimentés et approuvés… A Anvers chez Christofle Plantin, imprimeur 1544, 559 p. Respectivement : pour faire choir les dents (p. 123) ; A faire que le vin vienne en dégoût à quelque ivrogne (p. 232) ; Pour affiner l’or avec les Salamandres (p. 477).

4. L’Ymagier publie ainsi : n° 2 « Au bois de Toulouse, ronde populaire inédite » ; n° 3 « La Belle s’en est allée, chanson dans le goût ancien » ; n° 4 « La Légende de Saint Nicolas, chanson populaire » ; n° 5 « Chanson pour la Toussaint » ; n° 6 «La Triste noce, ballade populaire. »

5. Publié par Maurice Saillet dans le « Dossier de La Dragonne », DCP n° 27 pp. 31-34, ce texte devait faire l’objet du chapitre « La Marche ».

6. A propos de ce chant de Les Jours et les nuits, André Lebois écrit : « Mais par quelle bévue, Henri Parisot a-t-il cru devoir faire figurer dans les Œuvres poétiques complètes de Jarry (Gallimard, 1945), le « poème » suivant / . . . / La Gazette des lettres proposa même de mettre ce poème en exergue à toute l’œuvre de Jarry. Il s’agit d’une scie extraite d’une parodie d’Offendach sur Guillaume Tell, un chœur de chasseurs qu’il est aisé d’ailleurs de poursuivre indéfiniment… » (Jarry l’irremplaçable, 1950, pp. 101-2)

7. Par une investigation raffinée, Henri Berdillon a pu montrer qu’une simple allusion au cabinet particulier « avec des écrevisses » dans L’Amour absolu (Pl. 939) référait à une « chanson 1900 », Les Ecrevisses de Jacques Normand. Voir « En marge de l’Amour absolu », L’Etoile Absinthe n° 13-14, 1982 pp. 37-40.

Voir :dans Les Cultures de Jarry, P.U.F., Paris, 1988, « La culture populaire», p. 115-148.

Télécharger et lire la version numérisée sur ma page personnelle :
Les Cultures de Jarry | Henri Béhar (melusine-surrealisme.fr)

Prolongements :

L’Étoile-Absinthe, tournées 121-122 : L’élaboration de l’Almanach illustré.

« Commentaires pour servir à la lecture de l’Almanach du Père Ubu, illustré, 1899 ». Par Henri Béhar, Marieke Dubbelboer, Jean-Paul Morel : https://www.academia.edu/4351454/Commentaires_pour_servir_%C3%A0_la_lecture_de_l_Almanach_du_P%C3%A8re_Ubu_illustr%C3%A9_1899_Par_Henri_B%C3%A9har_Marieke_Dubbelboer_Jean_Paul_Morel

« Avant la lettre. Les manuscrits sont-ils de la littérature ? », dans : Alfred Jarry, du manuscrit à la typographie, actes du colloque international, université de Reims, 21-22 février 2014. Textes réunis et présentés par Henri Béhar et Julien Schuh, Etoile-Absinthe, n° 132-133, SAAJ et Du Lérot éd., p. 13-25.

Annonce du colloque : Alfred Jarry, du manuscrit à la typographie (fabula.org)

Exposition : 45702.pdf (univ-reims.fr)

annonce du volume sur Fabula : H. Béhar et J. Schuh (dir.), Alfred Jarry, du manuscrit à la typographie (fabula.org)

Alfred Jarry, du manuscrit à la typographie, Actes du Colloque international, Université de Reims Champagne-Ardenne, 21-22 février 2014, textes réunis par Henri Béhar et Julien Schuh,  SAAJ & Du Lérot éditeur, Paris & Tusson, 2014, EAN13 : 9782355480935. 344 pages.

En réaction au livre de son époque, de plus en plus standardisé, reproduit à des milliers d’exemplaires identiques par des presses toujours plus perfectionnées, mais dont la qualité, pour faire baisser son coût, ne cesse de décroître, Jarry cherche à concevoir une forme de livre artistique, échappant à la reproductibilité absolue de la marchandise. La limitation des tirages, la création de gravures originales, l’utilisation de techniques archaïsantes et artisanales et le développement d’une esthétique de la synthèse sont destinés à rendre à ces objets une aura d’unicité et à promouvoir d’autres modèles de réception, fondés sur la suggestion, par refus d’une lecture standardisée.

 C’est cet intérêt pour l’aspect concret de l’expérience littéraire chez Jarry qui a servi de fil conducteur aux intervenants de ce colloque, organisé par la Société d’Alfred Jarry et le Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires (CRIMEL-EA3311) de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, dirigé par Jean-Louis Haquette, et soutenu par la Ville de Reims.

 Sommaire

Henri Béhar & Julien Schuh, « Présentation »… p. 7

« De par ceci qu’on écrit l’œuvre » : manuscrits et génétique

 Henri Béhar, « Avant la lettre. Les manuscrits sont-ils de la littérature? »… p. 13
Yosuké Goda, « Jarry face à la censure théâtrale »… p. 27
Henri Bordillon, « Marcueil dans le texte »… p. 49
Diana Beaume, « Paroles dégelées. A propos du manuscrit de Pantagruel »… p. 61
Julien Schuh, « La Dragonne, un “répertoire de l’irréalisé actuel” »… p. 79
Paul Edwards, « Collections et crocodiles »… p. 103
Eric Walbecq, « Jarry en toute lettre »… p. 115
Matthieu Gosztola, « Corner les pages, l’acte par quoi se déploie entièrement la genèse des critiques littéraires, ou Le livre-source accaparé comme manuscrit »… p. 127

 « Il n’y a que la lettre qui soit littérature » : l’imaginaire graphique

Michel Arrivé, « Lettre, sens, littérature »… p. 1
Marc Décimo, « Alfred Jarry face à un régent »… p. 147
Aurélie Briquet, « Silences de L’Amour absolu : blancs et ponctuation »… p. 167

 « Rapide il imprime, il imprime, l’imprimeur » : édition et typographie

 Alain Chevrier, « La présentation typographique des poèmes de Jarry »… p. 181
Edouard Graham, « Jarry à l’épreuve du fac-similé »… p. 199
Armelle Hérisson, « Le projet mirlitonesque et les opus Sansot »… p. 217
Clément Dessy, « La littérature en artisan »… p. 235
Vincent Gogibu, « Remy de Gourmont & Alfred Jarry »… p. 257

 « On ne fait pas grand, on laisse grandir » : postérité

JJill Fell, « Une trajectoire polonaise »… p. 273
Anna Rykunova, « Alfred Jarry, Les Paralipomènes d’Ubu (1896) »… p. 287
Hélène Campaignolle & Sophie Lesiewicz, « Ubu version LivrEsC »… p. 299
Linda Stillman, « De l’exposé à l’exposition : Collectionner Jarry »… p. 327

Texte intégral du volume accessible sur le site de la SAAJ : etoile_absinthe_132_133.pdf (alfredjarry.fr)

Bonnes pages : Bonnes_pages_EA132-133.pdf (alfredjarry.fr)

Présentation par Henri Béhar & Julien Schuh

En réaction au livre de son époque, de plus en plus standardisé, reproduit à des milliers d’exemplaires identiques par des presses toujours plus perfectionnées, mais dont la qualité, pour faire baisser son coût, ne cesse de décroître, Jarry cherche à concevoir une forme de livre artistique, échappant à la reproductibilité absolue de la marchandise. La limitation des tirages, la création de gravures originales, l’utilisation de techniques archaïsantes et artisanales et le développement d’une esthétique de la synthèse sont destinés à rendre à ces objets une aura d’unicité et à promouvoir d’autres modèles de réception, fondés sur la suggestion, par refus d’une lecture standardisée. C’est cet intérêt pour l’aspect concret de l’expérience littéraire chez Jarry qui a servi de fil conducteur aux intervenants de ce colloque, organisé par la Société d’Alfred Jarry et le Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires (CRIMEL-EA3311) de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, dirigé par JeanLouis Haquette, et soutenu par la Ville de Reims. «De par ceci qu’on écrit l’œuvre » : manuscrits et génétique Le travail sur l’édition des Œuvres complètes de Jarry aux éditions Garnier Classiques a entraîné un retour aux manuscrits, dont certains n’avaient plus été exhumés depuis des décennies. On sait que Jarry gardait tous ses brouillons, de manière quasi maniaque, ce qui lui avait permis de constituer le recueil de textes de jeunesse Ontogénie, ou l’autorisait à piocher dans ses inédits pour compléter ses œuvres en cours. Après une mise au point d’Henri Béhar, qui s’interroge sur le statut de ces objets manuscrits dans notre tradition éditoriale, Yosuké Goda, Henri Bordillon, Diana Beaume et Julien Schuh Henri Béhar & Julien Schuh 8 analysent les dossiers de certains textes de Jarry (Pantagruel, La Dragonne…) dont les singularités remettent en cause les genres établis et les formes habituelles du livre. Ces questions touchent également sa pratique épistolaire, analysée par Paul Edwards, Éric Walbecq et Matthieu Gosztola, qui s’échappe souvent vers la création littéraire ou la critique. « Il n’y a que la lettre qui soit littérature » : l’imaginaire graphique Jarry invite son lecteur à voir la typographie plutôt qu’à lire le sens des phrases, en faisant par exemple du graphème X un élément central du recueil, un linéament symbolisant à la fois le sablier, le signe de l’infini (∞), la croix du Christ ou des tombeaux ou encore la forme d’une chouette effraie. Comme les gravures anciennes de L’Ymagier, comme ses propres dessins synthétiques qui se détachent sur fond obscur, les textes de Jarry sont destinés à être lus comme des emblèmes dont les lignes simplifiées sont susceptibles de plusieurs interprétations. Les jeux entre la lettre et le sens font l’objet des interventions de Michel Arrivé, qui compare les théories de Jarry et de Saussure, et de Marc Décimo, qui présente la biographie d’un de ces rénovateurs de l’orthographe qui fit les délices de Jarry chroniqueur, Jean-Marie Chappaz; Aurélie Briquet, quant à elle, explore plus largement les relations d’un texte comme L’Amour absolu à sa mise en page. «Dépliant et expliquant, décerveleur, / Rapide il imprime, il imprime, l’imprimeur »  : édition et typographie L’intérêt de Jarry pour la typographie se révèle très tôt. En juin 1894, il envoie une lettre à Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France, à propos de la mise en page de «Haldernablou», première œuvre de fiction acceptée dans les colonnes de la revue : «À propos des épreuves, j’ai comparé avec effroi la longueur des vers des Chœurs avec le format du Mercure. Je crois qu’il faudra du sept romain, et au surplus j’aime mieux vous laisser carte blanche pour les caractères, je reconnais que je suis encore d’une assez grande inexpérience typographique.» Remy de Gourmont, qui l’introduit dans le Mercure et lui sert de mentor, est lui-même adepte des expérimentations typographiques. Ensemble, ils publient à partir de 1894 la revue L’Ymagier, qui reproduit souvent des fac-similés de pages de livres anciens pour la beauté de leurs caractères. Jarry s’inspire des livres de Gourmont dans la composition des pages de titres des Minutes de sable mémorial et de César-Antechrist. Les deux écrivains se brouillent en 1895; Jarry crée en janvier 1896 une revue d’estampes concurrente de L’Ymagier, Perhinderion, pour laquelle il fait fondre spécialement une police de caractère inspirée de celles de la Renaissance : «On a retrouvé pour nous les poinçons des beaux caractères du quinzième siècle, avec les lettres abréviées, dont nous ne donnons qu’un exemple imparfait avec Présentation 9 nos deux chapitres de Sébastien Munster, mais qui seront fondus avec le plus grand soin et serviront spécialement à nos textes à partir du fascicule II» («Premier son de la messe», Perhinderion, n° 1, mars 1896, n. p.). Jarry a commandé ces caractères d’imprimerie Mazarin à Renaudie, l’imprimeur du Mercure de France, en mars 1896. Il pouvait se permettre ce genre de dépenses, venant de toucher son héritage paternel; cette fonte ne servira que pour l’impression du deuxième et dernier numéro de Perhinderion, et pour Ubu roi, dont l’achevé d’imprimer du 11 juin 1896 précise qu’il a été composé « avec les caractères du Perhinderion». Endetté, Jarry vendit ces caractères à Renaudie peu de temps après; on les retrouve dans certaines publications de l’époque. La plaquette de Paul Fort, Louis XI, curieux homme, parue la même année, utilise également ces caractères; la troisième page de l’ouvrage précise : «Imprimé avec les caractères du Perhinderion». L’Intermède pastoral de Ferdinand Herold (Paris, Le Centaure, 1896) utilise aussi le Mazarin de Jarry. Les caractères du titre d’Ubu roi, réutilisés en 1897 en couverture du Vieux Roi de Gourmont, ne sont pas ceux du Perhinderion, comme on l’écrit parfois; on les trouve déjà, dans différents corps, dans Le Livre d’Art, dès le premier numéro de mars 1896. Cette attention à la typographie oriente les investigations d’Alain Chevrier sur la manière dont les poèmes de Jarry ont été remis en page depuis leur première édition; d’Édouard Graham, qui replace dans le contexte de l’époque l’édition autographique de L’Amour absolu ; et d’Armelle Hérisson, qui analyse les dossiers des opuscules de la collection mirlitonesque chez Sansot que Jarry n’a pas finalisés. Clément Dessy et Vincent Gogibu explorent de leurs côtés les relations de Jarry avec deux autres amoureux de la chair des livres : Max Elskamp et Remy de Gourmont. «On ne fait pas grand, on laisse grandir » : postérité Les expérimentations typographiques de Jarry inspirent écrivains et artisans du livre tout au long du siècle qui suit sa mort («On ne fait pas grand, on laisse grandir», déclare-t-il dans Le Surmâle). Ses dessins et gravures volontairement synthétiques font l’objet de réappropriation par des artistes comme Miró ou Picasso ; les attributs d’Ubu sont réimaginés par ses illustrateurs, et les typographes traduisent dans la forme même des livres leurs interprétations de son esthétique. Jill Fell décrit la tragique histoire des passeurs polonais d’Ubu roi. C’est une expérience d’illustration et de livre d’artiste beaucoup plus récente, celle de Serge Chamchinov, qu’analyse Anna Rykunova. Du livre à la bibliothèque numérique, Hélène Campaignolle et Sophie Lesiewicz présentent la place de Jarry dans la base de données LivrEsC, consacrée au livre comme espace de création. Enfin, Linda Stillman livre le point de vue d’une collectionneuse passionnée par Jarry dans le récit de la constitution de sa collection de manuscrits et d’éditions originales placée sous le signe de la gidouille.

[Téléchargez l’article d’Henri Béhar PDF ]


Avant la lettre
Les manuscrits sont-ils de la littérature ?

Henri Béhar

« Pourquoi le Théâtre Alfred-Jarry ? », Antonin Artaud 2, Artaud et les avant-gardes théâtrales, Minard, 2005, pp. 9-24.

[Télécharger l’article d’Henri Béhar en PDF]

La Revue des lettres modernesArtaud et les avant-gardes théâtrales

  • Type de publication : Collectif
  • Directeur d’ouvrage : Penot-Lacassagne (Olivier)
  • Résumé : Fondée par Michel Minard en 1954, « La Revue des Lettres modernes » est une collection de séries monographiques et thématiques consacrées aux écrivains modernes et contemporains.
  • Nombre de pages : 193
  • Parution : 28/06/2023
  • Réimpression de l’édition de : 2005
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Antonin Artaud, n° 2

Autres informations ⮟

  • Thème CLIL : 4027 — SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES — Lettres et Sciences du langage — Lettres — Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406148210
  • ISBN : 978-2-406-14821-0
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14822-7
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/06/2023
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français Mot-clé : Théâtre de la Cruauté, Living Theater, Orient, Mexique, René Daumal, Peter Brook, Jerzy Grotowski, Eugenio Barba, Ariane Mnouchkine, Japon

Voir comptes rendus : https://www.fabula.org/acta/document995.php

http://srhlf.free.fr/PDF/Artaud_et_avant_gardes_theatrales.pdf

https://journals.openedition.org/studifrancesi/33607

Artaud et les avant-gardes théâtrales | French Studies | Oxford Academic (oup.com)

Voir https://www.regietheatrale.com/index/index/thematiques/auteurs/vitrac/roger-vitrac-3.html

Voir aussi : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k856920z/f17

Lire en version numérique : Le théâtre et son double/Texte entier – Wikisource

Article reproduit dans : Henri Béhar, Ondes de choc, nouveaux essais sur l’avant-garde, Lausanne, L’Age d’Homme, 2010, p. 117-128.

Trois points communs et simultanés caractérisent les différents courants de l’avant-garde désormais dite « historique » : la rupture, la constitution d’une communauté, enfin une détermination politique. Ayant établi que toute avant-garde est nécessairement politique, Henri Béhar n’élude pas le délicat problème de l’engagement du critique et de l’historien.
Regroupant un choix de communications et d’essais publiés en revue, ce volume s’ordonne en trois parties.
La première regroupe des recherches ayant trait aux éclats de la bombe Dada que Max Ernst se refusait à rassembler : le rôle de Tristan Tzara dans la diffusion du Futurisme, sa découverte de la poésie nègre, son amitié productrice avec Hans Arp ; le facteur politique à l’œuvre dans le mouvement, et sa découverte de l’inconscient.
La seconde partie examine les lames de fond qui se produisirent, en général, sur les planches, tant par le traitement de scénarios shakespeariens que par la fondation du Théâtre Alfred-Jarry, l’irruption du rire d’Artaud, les mises en scène surréalistes de Sylvain Itkine avec le Diable écarlate, le rôle généralement ignoré de Roger Vitrac au cinéma et enfin un examen global de la provocation comme catégorie dramaturgique.
Par analogie avec le langage des géologues qui désigne ainsi la zone du Pacifique où se produisent 75 % des séismes terrestres, la troisième partie se prend à analyser la ceinture de feu surréaliste à travers des figures ou des moments singuliers : la relation Paulhan-Breton, les rapports avec le Grand Jeu, la critique littéraire à l’œuvre dans les revues surréalistes, le rôle éminent joué par Dali, de la scatologie à l’eschatologie, les rapports du mouvement avec le politique et, pour finir, son rôle dans l’élaboration du Manifeste des 121.
L’ensemble est précédé d’un large panorama, jetant un regard lucide et amusé sur une cinquantaine d’années de travaux personnels sur la question.

« Sur une page autographe de Jarry », Histoires littéraires, Hommage à Jean-Jacques Lefrère, juil.-sept. 2015, vol. XVI, n° 63, p. 4-9.

Henri Béhar, 2015, HL63, Sur une page autobiographique de Jarry, Hommage à Jean-Jacques Lefrère.

Numéro coordonné par Jean-Paul Goujon
Henri Béhar – Patrick Besnier – Chantal Bigot – Julien Bogousslavsky – Anne Borrel – Philippe Chauvelot – Alain Chevrier – Bertrand David – Sylvain-Christian David – Jean-Louis Debauve – Catherine Delons – Philippe Didion – Jacques Duprilot – René Fayt – Patrick Fréchet – Jean-Paul Goujon – Roger Grenier – Jean-Marc Hovasse – Maurice Imbert – Nelly Kaplan – Jean-Pierre Lassalle – Claude Makowski – Bertrand Marchal – Jean-Louis Meunier – Laure Murat – Steve Murphy – Eric Nicolas – Benoît Noël – Jean de Palacio – Marie-France de Palacio – Gilles Picq – Michel Pierssens – Olivier Roussel – Claude Schopp – William Théry – Daniel Zinszner

Illustration de couverture : Jean-Jacques Lefrère par Bertrand David

Sur une page autographe de Jarry

En m’annonçant la création d’Histoires littéraires, Jean-Jacques Lefrère me demanda de lui adresser quelque inédit surréaliste ou de même farine. Je n’en avais pas sous la main. Chaque fois que nous nous rencontrions, il renouvelait sa demande, toujours insatisfaite, hélas pour nous deux.

Pour me faire pardonner, s’il est encore possible, voici ce qu’à proprement parler on ne peut nommer un inédit, puisque le texte en a été imprimé de longue date, en 1902 exactement, mais le fac-similé d’une page manuscrite de premier jet de : Le Surmâle, roman moderne d’Alfred Jarry. L’existence de ce manuscrit avait été portée à la connaissance du public lors de l’Expojarrysition, à Paris, en mai-juin 1953. Il était ainsi décrit :

« Ce manuscrit relié, en parfait état de conservation, comprend 337 feuillets format 20 X 15. Signé. La numérotation des pages a été modifiée au moins deux fois par Jarry lui-même (chiffres au crayon bleu et rouge). Visiblement plusieurs feuillets ont été ajoutés après une première élaboration. Jarry prend soin de signaler à la page 163 (devenue 181) puis à la table des matières : « Il y a 324 pages de manuscrit (il y a 7 bis à partir de la page 161). » En réalité finalement, c’est bien 337 feuillets qu’on y trouve, se suivant dans l’ordre. Le texte est ainsi tout à fait complet. »

Suivait la mention « Coll. Bérès », ce qui signifie que ce manuscrit était alors la proprété du libraire-collectionneur-bibliophike Pierre Bérès.

Heureux les visiteurs de cette historique exposition, à la galerie Jean Loize à Paris, qui purent admirer ce manuscrit directement utilisé par l’imprimeur, comme l’attestent le nom de l’ouvrier chargé de la composition, à chaque changement de typographe, et des marques au crayon bleu et rouge d’imprimerie !

Frustrés les visiteurs de cette exposition historique, comme d’ailleurs de toute exposition livresque, puisqu’ils devaient se contenter de contempler une reliure placée sous verre ou, au mieux, une double page inamovible !

Frustrés les amateurs de Jarry, et surtout ses éditeurs successifs, qui espéraient tenir ce document entre leurs mains, sans y parvenir.

Pourtant, je ne crois pas que Pierre Bérès le leur eut refusé, s’ils avaient argumenté. Au vrai, il s’en défit le 25 mars 1991, lors d’une vente à Drouot, où la bibliothèque de Laval s’était portée acquéreur. C’est donc dès cette année-là que les amateurs auraient pu prendre connaissance du contenu, s’ilis s’étaient rendus dans la ville de naissance de Jarry. Un peu plus tard, ils n’avaient même plus besoin de se déplacer, puisque la totalité de ce document était numérisée et installée sur le serveur de la ville, lui-même accessible par le réseau1.

On connaît, en gros, le propos de ce roman. Après avoir prouvé dans Messaline, par des références historiques incontestables, que le désir humain ne fait que croitre à chaque fois que l’on pratique l’acte sexuel, ne pouvant s’éteindre que par la mort du sujet, Jarry veut opérer la même démonstration, située dans le futur, à propos d’un homme. Comme son qualificatif le laisse entendre, le Surmâle est capable de dépasser « l’Indien tant célébré par Théophraste », dont nous entretient Rabelais, et qui le faisait 70 fois en 24 heures.

Magnanime, j’ai choisi de reproduire le folio 276 de cet ensemble qui en comporte 337. Il fait partie du chapitre XII, intitulé « O beau rossignolet ». C’est le moment où les sept femmes, mobilisées pour l’expérience, et enfermées par l’héroïne qui s’est substituée à elles, ont enfin pu se libérer. Persuadées que rien ne s’est passé entre les deux amants avant leur propre irruption, elles assistent, en guise de mise en bouche (si je puis dire), à une scène de fellation.

Voici donc la page manuscrite, suivie de sa transcription diplomatique, telle du moins que nous l’autorisent nos actuels traitements de texte :

216

Comme une m Majesté ouvrirait
avec orgueil l’écrin unique des
diamants royaux, elle elle repoussa
de l’Indien détacha les bras de
puis hors du lit à genoux
devant l’homme elle ravala un orgueil
de souverains

les bras
l’Indien, qui, l’enlaçant, cachaient
demi corps
un peu de ses épaules.
Puis hors du lit à genoux 
devant l’homme elle ravala son orgueil
et noblement Puis elle fit le geste
qui n’est permis qu’aux souveraines,
elle se mit à genoux devant
l’homme.

Il n’y a que les filles, nées
servantes, qui se croient obligées
de racheter leurs services par
un supplément de tarif.
Ellen caressait Marcueil avec
qui mordait,
emportement. Sa bouche, en voulait
ne
à l’homme de n’être pas encore


Quels sont les enseignements d’un tel document ?

D’abord, et ce n’est pas inutile quand on connait les ragots qui ont couru sur les rapports de Jarry avec Rachilde, l’auteure de Monsieur Vénus (1884), celle-là même qui le qualifiera de Surmâle de lettres (1928). Ne disait-on pas qu’outre ce petit service qu’elle lui rendait à la demande, elle se substituait à lui pour rédiger des passages entiers de ses romans, afin de lui montrer comment « écrire comme tout le monde » ? Or, il n’y a pas de doute sur l’authenticité de la graphie, du moins pour ceux qui ont lu des centaines de pages manuscrites de l’auteur ou ses papiers officiels.

Ensuite, mais ce n’est pas nécessairement dans l’ordre chronologique, on voit Jarry à l’œuvre, comme si l’on assistait à une cinétique de l’écriture. Tel mot, telle proposition, à peine posés, sont effacés, pour être recopiés à l’identique quelques lignes plus loin, et cela non pas lors d’une relecture, mais bien dans le mouvement même de la rédaction.

Contrairement à ce que l’on imagine en lisant un passage scabreux, les biffures ne dissimulent aucune énormité, aucun terme que la morale réprouve et que l’auteur serait tenu de supprimer en vue de la publication.

En conclusion, cette page donne une représentation visuelle de Jarry au travail, de son contrôle du texte, de sa rapidité d’écriture.

Dès lors que la totalité du manuscrit est disponible sur Internet, qu’il est possible à tout un chacun de le comparer au texte imprimé, convient-il encore de le publier en fac-similé intégral, comme cela a pu se faire, avec des moyens classiques, pour d’autres œuvres2 ?

C’est évidemment indispensable pour l’amateur, et même l’érudit, qui se réjouira de pouvoir tenir en mains un document semblable au manuscrit de travail original, avec ses dimensions vraies, sa texture, ses taches et ses ratures, et, en supplément au programme, ss transcription littérale.

Hélas ! ce l’est moins pour le grand public, qui n’est pas habitué à manipuler de tels documents. Non qu’il faille créer une hiérarchie des manuscrits, en fonction de la qualité du texte final, de sa réputation, de son classement dans l’opinion publique, ou même de la difficulté relative que présente chaque manuscrit autographe, mais, plus simplement, parce que l’étude d’ensemble de celui-ci, qui se révèle fort intéressante pour l’attitude de Jarry au travail, ne laisse espérer aucune révélation, aucun repentir autre que ce qu’en avaient pu relever l’auteur du catalogue et, plus récemment, Henri Bordillon3 à propos du changement de papier, des deux écritures, de l’attention particulière portée au titre des chapitres, de la prolitérisation du nom de Marcueil.

En somme, le lectorat actuel s’en remet aux conclusions des savants, et ne demande pas à y aller voir par lui-même. Attitude regrettable, pourtant fort compréhensible. De même, il demande un robot de bonne qualité, sûr, obéissant aux injonctions humaines, et ne se soucie pas de se procurer les bleus des ingénieurs ou les rapports des différents essais pour savoir comment il a été conçu.

On s’en tiendra donc, aujourd’hui, à ce complexe : édition originale (ou reproduite à l’identique) +numérisation du manuscrit +édition critique contenant un examen des variantes.

De même que nos aînés, au XIXe siècle, ont mis des années à nous habituer au protocole d’édition qu’ils avaient fixé, il nous en faudra autant pour intégrer les moyens que nous donnent les progrès technologiques.

Voir le texte intégral des Gestes et opinions du Docteur Faustroll patapphysicien, établi et annoté par Alain Chevrier dans les Œuvres complètes d’Alfred Jarry, Classiques Garnier, tome III, p. 45-212.

****

Jean-Jacques Lefrère, co-fondateur de la revues Histoires Littéraires , biographe de Lautréamont, Rimbaud, Laforgue, etc., est mort le 16 avril 2015.
La revue qu’il dirigeait de main de maître entend lui consacrer un numéro d’hommage.
En attendant sa parution prochaine, j’ai retrouvé cette recension de son Arthur Rimbaud, Fayard, 2001. Destiné à la revue Europe, qui me l’avait commandé, il ne parut point, pour d’obscures raisons tenant à la localisation de la maison Rimbaud à Aden. Et Jean-Jacques, qui l’avait lu, en fut attristé. Le voici tel qu’il fut composé, sans aucune modification, en personnel hommage à ce bouillant défenseur des Lettres.”

Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, 1248 p. ; Rimbaud à Aden, photographies Jean-Hugues Barrou, textes Jean-Jacques Lefrère et Pierre Leroy, Fayard, 2001, 168 p.

Bien entendu, le lecteur commencera par feuilleter l’album photographique supposé montrer Rimbaud à Aden, tant est puissante l’attraction de la photographie. Les auteurs sont sûrs d’y reconnaître le poète parmi les hôtes d’Hassan Ali à Sheick-Othman. Est-ce Rimbaud ce jeune homme raide, au cuir tanné, au cheveu court, vêtements de coutil blanc, appuyé sur son fusil la crosse au pied ? Supposons-le et contemplons Aden du temps qu’il y était commerçant, grâce à cet ensemble de photos prises vers 1880, confrontées, à quelque distance, à la même vue prise aujourd’hui, en noir et blanc pour rester dans le ton. On n’y voit plus de chameaux, les constructions s’étendent anarchiquement, dominées par quelques minarets, la maison de César Tian (qui fut le premier commerçant français à s’implanter là en 1869) est à l’abandon, et celle de Bardey, qui employa Rimbaud, a disparu, remplacée par un immeuble anonyme, agrémenté de quelques climatiseurs disparates. Et l’ex Centre culturel français ouvert sur les lieux mêmes où Rimbaud demeura, est devenu le « Rambow Tourist Hotel ». Photos à l’appui, Lefrère établit qu’on s’est trompé de quelques dizaines de mètres en inaugurant avec de grands effets médiatiques cette éphémère Maison Arthur Rimbaud, pour le centenaire de sa mort, en 1991. Quoi qu’il en soit, la tristesse domine, et l’on comprend l’exclamation du jeune homme écrivant aux siens : « Il faut être bien forcé de travailler pour son pain, pour s’employer dans des enfers pareils ! ».

Mais ce jeune homme que je dis est-il le même que le poète ? Oui, affirme Lefrère sans hésiter dans le deuxième ouvrage qui se veut une biographie strictement factuelle, conduite dans l’ordre chronologique, avec le moins possible d’anticipations. C’en est fini du système d’oppositions duelles concer­nant Rimbaud : voyant ou voyou, poète maudit ou mystique à l’état sau­vage, esclavagiste ou saint martyr, système solaire ou trou noir. Comme le préconisait cet autre poète de la révolte, Tristan Tzara, pour le centenaire de sa naissance, c’est l’unité d’une vie que Lefrère considère, sans rien gom­mer des oppositions et des renoncements.

Un constat, tout d’abord : de son vivant, Rimbaud n’a pu­blié ou laissé publier que six écrits (« Les Étrennes des or­phelins » dans La Revue pour tous, janv. 1870 ; « Trois bai­sers », dans La Charge, août 1870 ; « Les Corbeaux », dans La Renaissance littéraire et artistique, sept. 1872 ; le recueil Une saison en enfer imprimé à ses frais en Belgique, octobre 1873 ; le rapport sur l’Ogadine, dans les Comptes rendus des séances de la Société de Géographie, février 1884, des notes sur une expédition au Choa dans Le Bosphore égyptien en août 1887). Par ailleurs, il a marqué de son dédain la publication de certaines Illuminations et de « Vers nouveaux » dans La Vogue en 1886, réunis en plaquette la même année par Verlaine. C’est dire d’emblée son ambivalence à l’égard de la chose littéraire : il veut être publié, que ce soit comme poète ou comme explo­rateur, puis se désintéresse de son œuvre, comme si, étant allé jusqu’au bout d’une expérience, il laissait à d’autres le soin d’en tirer la conclusion pour l’avenir.

Rimbaud n’a pratiquement pas connu son père, capitaine d’infanterie, ancien chef du bureau arabe de Sebdou (Algérie), qui abandon­nera le foyer conjugal vers 1860, à la naissance de son qua­trième enfant, Isabelle. Son absence semble avoir donné lieu à une idéalisation, de la part du fils, et à une identification partielle, au moins par la quête des pays désertiques et la connaissance des peuples orientaux. Sa mère, Vitalie Cuif, drapée dans une dignité bourgeoise, manifestera une très grande autorité sur ses enfants. Mais, contrairement à l’image simpliste répandue à son sujet, elle est toujours restée très proche d’Arthur, tolérant tous ses écarts, pour incompréhen­sibles qu’ils fussent à ses yeux.

Dès l’âge scolaire, Arthur se montre un écolier doué de grandes facilités. Comme tous ses semblables de même condition sociale au même âge (voir Flaubert ou Jarry) ses productions personnelles illustrent parfaitement la cul­ture potachique, compromis entre la culture classique des parents et de l’école, et la culture populaire des milieux fréquentés durant les vacances.

Rimbaud saute la classe de 5ème. Virtuose en vers latins, il adresse une lettre au Prince impérial à l’occasion de sa pre­mière communion ; il obtient le premier prix au concours aca­démique en 1869, et ses chefs d’œuvre sont régulièrement pu­bliés dans le Bulletin de l’Académie de Douai. Ses compositions scolaires montrent chez lui une très grande facilité mais aussi une certaine originalité, ses goûts, ses ambitions, ses désirs s’exprimant à travers le jeu convention­nel des vers.

En 1870, en classe de Rhétorique, la rencontre d’un jeune professeur suppléant de Lettres, Georges Izambard, l’amène à la littéra­ture la plus moderne et le conduit à vouloir acquérir une gloire littéraire. En se vieillissant un peu, il écrit à Théo­dore de Banville, le chef de file de l’École parnassienne, et lui envoie trois poèmes de facture parfaite, dont la teneur est faite pour convenir au Parnasse contemporain où il espère, vainement, être publié.

Première fugue : à seize ans, en pleine guerre franco-prussienne, Rim­baud se rend à Paris par le train. Sans billet, il est arrêté et jeté en prison à Mazas le 31 du mois d’août. Izambard le fait libérer et l’accueille à Douai. C’est là qu’il recopie pour un jeune poète local, Paul Demeny, ses premiers poèmes, en vue, là encore, d’une prompte publication. Une semaine après son retour au do­micile maternel, deuxième fugue : il reprend la route, à pied, jusqu’à Bruxelles. Revenu à Douai, il complète le cahier De­meny avec des sonnets réguliers composés en chemin : « La Ma­line », « Au Cabaret-vert », « Ma bohème », qui disent sur un ton familier « l’aise » de ce vagabondage automnal, la poésie de la marche, toujours plus avant, le cœur plein de cette nature qui le pénètre par tous les sens.

L’occupation prussienne est cause de vacances prolongées pour les écoliers. Rimbaud fait de longues promenades en forêt avec son ami Ernest Delahaye, auquel il aurait dessiné une société future : « Toute vallée sera comblée, toute colline abaissée, les chemins tortueux deviendront droits et les raboteux seront aplanis. On rasera les fortunes et l’on abattra les orgueils individuels. Un homme ne pourra plus dire “Je suis plus puis­sant, plus riche”. On remplacera l’envie amère et l’admiration stupide… par la paisible concorde, l’égalité, le travail de tous pour tous ». Puis, c’est sa troisième fugue, il séjourne à Paris, du 25 février au 10 mars 1871, dans des conditions misérables, se présentant à des journalistes. Il est de retour à Charleville avant la proclamation de la Com­mune de Paris, pour laquelle il prend aussitôt parti.

Rien ne dit qu’il soit retourné à Paris s’engager dans les corps-francs. Du moins, ses contempo­rains le croyaient-ils. Tout en citant l’abondante littérature relative à cette prétendue quatrième fugue, Jean-Jacques Lefrère en doute, dans la mesure où Rimbaud lui-même n’en a soufflé mot (p. 247).

En tout cas, il est à Charleville lors de la Semaine sanglante (21-28 mai). Outre un hypothétique projet de Constitution communiste, il y écrit coup sur coup, à Georges Izambard le 13 mai, à Paul Demeny le 15, les lettres désormais connues sous le nom de « lettres du Voyant », qui énoncent sa poétique nouvelle, accompagnées des poèmes « Le Cœur supplicié », « Chant de guerre parisien », « Mes petites amoureuses » et « Accroupissements », à titre d’illustration. Comme traversé par une soudaine illumination, Rimbaud s’exprime dans la hâte, de façon désordonnée, suivant les mouvements de son cœur et de son âme, pour dire la fonction du poète à venir, chargé, par élection, de cultiver ce don inné qu’est l’inspiration. La seconde de ces lettres précise : « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connais­sance, entière […] Le Poète se fait voyant par un long, im­mense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Il faut com­prendre que le poète se considère comme « le suprême Savant », celui qui explore méthodiquement l’inconnu, par des voies ir­rationnelles. Après avoir été moyen d’expression, la poésie est donc activité de l’esprit et ins­trument de connaissance, projection en avant, marche au pro­grès. Et Rimbaud annonce un langage universel, qui serait com­préhensible par tous : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfum, sons, couleurs, de la pensée accrochant de la pensée et tirant ». À la femme il prédit un rôle éminent, lorsqu’elle sera émancipée, et distingue quelques uns de ses prédécesseurs qui furent de vrais voyants : Baudelaire et Verlaine.

Il écrit à Demeny le 10 juin 1871, lui demandant de brûler tous les vers qu’il lui a confiés auparavant : « brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort… » Tel Max Brod, soumis à une pa­reille injonction de Kafka, celui-ci n’en a rien fait, et c’est grâce à lui que nous pouvons lire le premier Rimbaud.

Celui qui « travaille à se faire voyant » n’a pas renoncé à l’idée d’être un poète reconnu. Il adresse à Banville un nou­veau poème ironique où les lys sont des « clystères d’extases », : Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs, signé d’un pseu­donyme plaisant, et dès septembre, par l’intermédiaire de Charles Bretagne (p. 309), prend contact avec Verlaine à qui il adresse ses dernières productions. Enthousiaste, ce dernier lui répond : « Venez, chère grande âme, on vous ap­pelle, on vous attend », et propose de le loger chez lui. Rim­baud vient à Paris avec, en poche, divers poèmes qui vont as­surer sa réputation, notamment « Le Bateau ivre », et peut-être le sonnet « Voyelles » qui par sa perfection formelle et le mystère de ce qu’il désigne a suscité bien des interpréta­tions contradictoires. Lefrère les élude en énumérant les précurseurs de la vision colorée (p. 433).

Dès lors, Rimbaud est vite intégré au groupe des poètes nouveaux, baptisés les Vilains Bonshommes, devenus, pour la plupart d’entre eux, les Zutistes. Il les étonne par sa facilité, ses excès en tout. Ses contributions à l’Album Zu­tique, révélées depuis 1943, montrent sa virtuosité dans le parodique, les « vieux-Coppée », le graveleux et l’obscène. Citons quelques titres : « Conneries », « État de siège ? », « Les Remembrances du vieillard idiot », le « Sonnet du trou du cul » composé avec Verlaine, « Nos fesses ne sont pas les leurs… ». N’exagérons pas leur importance : ils confirment la précocité de Rimbaud et l’étendue de sa pa­lette mais ils n’étaient pas destinés à la publication, pas plus que les autres, constitués en recueil malgré lui. Plus certainement, c’est de son séjour au local des Zutistes que date son ascendant sur Verlaine et sa mauvaise réputation d’homosexuel. Les excès de Rimbaud et de Verlaine scandalisent leur fa­mille et leurs amis, même les poètes, d’autant plus que Verlaine est marié et qu’il vient d’avoir un enfant. Les deux amants connaîtront deux années de vie commune et d’errances, entrecoupées de séparations et de repentirs. Au chapitre intitulé « le repas des communards », Lefrère consacre un long développement au Coin de table, tableau de Fantin-Latour sur lequel ils figurent tous deux, immortalisant à la fois le peintre et ses modèles.

Au printemps de 1872, Rimbaud retourne à Charleville après un détour par Arras, sur lequel le biographe reste ignorant (p. 456). Il fréquente la bibliothèque municipale où il lit toutes sortes de livres : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs », écrira-t-il. Il compose des « Études néantes », qu’il recopie en mai, durant un nouveau séjour, relativement secret, à Paris. Lefrère nous apprend que Verlaine a logé son « giton des Ardennes » (p. 468, l’expression passe mal aux oreilles de certains rimbaldiens) rue Monsieur-le-Prince. Si on a pu recueillir l’ensemble que les éditeurs intitulent « Derniers vers » ou « Vers nouveaux », divers textes semblent à jamais disparus : son Cahier d’expressions dont parlait Richepin, des poèmes en prose, et La Chasse spirituelle objet d’une théâtrale mystification en 1949.

Le 7 juillet 1872, Rimbaud et Verlaine fuient en Belgique, où ils demeurent deux mois, puis « le drôle de ménage » séjourne à Londres, parmi les émigrés de la Com­mune, sur qui le biographe est intarissable.

Au printemps de l’année suivante, Rimbaud se replie dans la ferme familiale de Roche, rencontrant le dimanche Verlaine et Delahaye près de la frontière belge. Il compose encore des vers, et les pre­miers textes de ce qui deviendra Une saison en enfer qu’il nomme un « Livre païen » ou « Livre nègre ». C’est peut-être de cette époque aussi qu’il faut dater deux ébauches en prose : « Les Déserts de l’amour », relation onirique des expériences précédentes, et une suite évangélique, ou proses johanniques, réécrivant le Nouveau Testament, ou plutôt en comblant les silences.

Dès le 28 mai, les deux compères, passés par la Belgique, se retrouvent à Londres, où ils essaient de survivre en donnant des leçons de français. Après une violente querelle, Verlaine s’enfuit pour Bruxelles, puis il demande à Rimbaud de le rejoindre, annonçant à tous qu’il va se suicider. Le 10 juillet, il tire un coup de revol­ver sur son ami, le blessant à la main. L’affaire de Bruxelles, « est un des faits divers les plus fameux de l’histoire littéraire » (p. 595) dit Lefrère qui retourne aux archives policières pour la conter et l’interpréter par le menu : on lira l’effarant rapport d’experts sur l’examen corporel de Verlaine (p. 617). Celui-ci sera condamné à deux ans de prison, bien que Rimbaud ait retiré toute plainte. Le jeune homme revit son « pitoyable frère » à sa sortie de prison, et l’aurait rossé de la belle façon (mais Lefrère n’en croit rien) au cours d’une promenade à Stuttgart, où il apprenait l’allemand, ce qui signe leur rupture définitive à la fin février. Pourtant Verlaine, qui l’avait introduit dans le monde littéraire, et aimé dans le déchire­ment, ne cessera de se préoccuper de son oeuvre, présentant « Voyelles » et « Le Bateau ivre » dans la revue Lutèce en 1883, lui consacrant une part importante dans son étude sur Les Poètes maudits en 1884, rédigeant la notice des Illuminations (dont Rimbaud lui avait confié le manuscrit en Allemagne) deux ans après, puis la préface aux Poésies complètes en 1895, chez Vanier, l’éditeur des Décadents.

De retour à Roche, Rimbaud y achève en un mois, dans la fureur et l’exaltation, le recueil de poèmes en prose, Une saison en enfer, qu’il fait imprimer en Belgique, ayant convaincu sa mère d’avancer les frais d’édition. « Mon sort dé­pend de ce livre… », écrit-il à l’ami Delahaye, dans la pers­pective d’une carrière littéraire à laquelle il n’a pas re­noncé. Il retire les exemplaires d’auteur, qu’il distribue à quelques amis parisiens. Mais, par manque d’argent, l’ensemble du tirage reste en dépôt chez l’imprimeur Jacques Poot, à Bruxelles, où un collectionneur le découvrira au début du vingtième siècle.

À l’époque où Rimbaud est supposé avoir achevé les Illumi­nations, il se trouve en Angleterre avec le poète Germain Nou­veau qui l’aide à recopier certains de ses poèmes. Il vivote de leçons de français et cherche un emploi de précepteur. À la fin de 1874, il rentre à Charleville. À partir de là commence une ère d’errances et de vagabondages, qui a intrigué tous ses admirateurs, y compris Verlaine qui le désigne comme « l’homme aux semelles de vent », par allusion à ses qualités de marcheur infatigable. Mais surtout, il se détourne définitivement de la poésie, pour devenir un homme d’action, déclarant à un compa­gnon qui l’informait de la publication de ses poèmes dans La Vogue, en 1886, qu’il ne voulait plus entendre parler de ces « rinçures » !

Avec la même passion qu’il a vouée à la poésie, Rimbaud veut se consacrer à l’industrie. En 1875, il envisagera de passer le baccalauréat es sciences en candidat libre (p. 728). Il apprend les langues étrangères. Après l’Allemagne, il séjourne un mois à Milan. Frappé d’insolation sur la route de Livourne à Sienne, il est rapatrié à Marseille, où il aurait tenté de s’engager dans les troupes carlistes et de passer en Espagne. Et le voilà de retour à Charleville où il se place comme répétiteur et envisage de devenir Frère des Écoles chrétiennes, pour enseigner en Extrême-Orient ! La mort de sa jeune sœur Vitalie l’affecte : à son enter­rement, il paraît le crâne rasé. Puis il repart pour Vienne, où il se fait voler. Retour à Charleville, départ vers la Hol­lande. Il s’y engage dans l’armée coloniale, va jusqu’à Suma­tra, déserte, s’embarque sous un nom d’emprunt sur un navire écossais qui le mène à Liverpool en passant par l’Irlande. En décembre 1876, il est de retour à Charleville. Dès les beaux jours, il repart à l’étranger. Agent recruteur pour les Hol­landais, employé de cirque en Suède et en Norvège. À l’automne, il s’embarque à Marseille pour l’Égypte. La maladie l’oblige à débarquer en Italie. Il passe à nouveau l’hiver chez les siens. Puis second départ vers l’Orient à partir de Gênes afin, croit-il, d’économiser sur le transport. Franchis­sant à pied le Saint-Gothard, un jour de tempête de neige ; il s’embauche comme contremaître dans une carrière de marbre à Larnaca (Chypre). Disputes avec les ouvriers, fièvre typhoïde, il est contraint de se rapatrier à Roche où il passe l’été. Nouvelle tentative de départ en automne, nouvel accès de fièvre à Mar­seille, nouveau repli à Roche pour l’hiver. En mars 1880, il regagne Chypre où il est engagé comme chef de travaux pour la construction du palais du gouverneur. En juillet, il démis­sionne, peut-être à la suite du meurtre d’un ouvrier, qu’il aurait commis dans un mouvement de colère. Cet épisode, revisité par Lefrère (p. 778), reste toujours aussi hypothétique. C’est alors qu’il s’embarque pour l’Arabie.

Aden, port sur la mer Rouge, le voit employé par la maison Bardey, comptoir d’import-export. De là, il est envoyé tenir l’agence d’Harar, en Abyssinie. Il y restera dix années sur lesquelles on est surpris d’avoir tant de détails, entrecoupées de séjours à Aden, et d’explorations dans les territoires alors peu connus de l’Ogadine et du Choa. Assoiffé de connaissances, il apprend les langues vernacu­laires, se fait envoyer des livres techniques et scientifiques les plus récents, un outillage de photographe très perfec­tionné dont il apprend seul le maniement. Il veut toujours être le meilleur en tout, et particulièrement dans les tech­niques modernes. Mais, tel Bouvard et Pécuchet réunis, rien de ce qu’il entreprend ne peut réussir. La poisse. En 1884, il vit maritalement avec une femme d’Abyssinie dans une maison d’Aden. Un jour, à la fin de 1885, il flaire la bonne affaire en revendant un lot de fusils hors d’âge au roi Ménélik qui dispute à son su­zerain le trône du Négus. Son associé meurt prématurément ; le gouvernement français, soucieux de se ménager de bons rapports avec les Anglais, refuse l’exportation d’armes, et finit par l’accorder. Rimbaud tente seul l’aventure. Il court après Mé­nélik qui lui prend sa livraison à bas prix et le condamne à payer les dettes de son associé… Après de vaines tentatives de départ en Extrême-Orient, il retourne à Harar installer une agence commerciale. « Je m’ennuie beaucoup, toujours ; je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi » écrit-il aux siens. En 1891, il souffre du genou droit. Obligé de s’aliter, il dirige ses affaires de sa terrasse. Dur à la peine, il se résout enfin à se faire soigner à Aden. En douze jours, sous des pluies torrentielles, à travers trois cents kilomètres de désert, une équipe de porteurs mène sa litière au port de Zeilah où il s’embarque pour Aden. Le médecin bri­tannique suspecte un cancer du genou. Il arrive à Mar­seille, hôpital de la Conception où, le 27 juin, il est amputé. De retour à Roche pour sa convalescence, son état ne fait qu’empirer. Il retourne à Marseille en compagnie de sa sœur Isabelle. Dès le lendemain, il doit être hospitalisé. Entièrement paralysé, il dicte une lettre délirante au directeur des Messageries maritimes, où il demande à être porté à bord du prochain navire en partance pour Aden. Il s’éteint quinze jours après s’être confessé, pour faire plaisir à sa sœur, pense Lefrère (p. 1165).

Ironie du sort, à l’heure de sa mort paraît Reliquaire. Poésies de Rimbaud, édition procurée par Rodolphe Darzens, re­tirée du commerce à la suite d’un conflit avec l’éditeur et la famille de Rimbaud. S’étant détourné de la poésie quinze ans auparavant, avait-il pour autant renoncé à l’écriture ? Il ne semble pas, comme le prouvent les nombreuses lettres qu’il adresse à sa famille, où il annonce à mainte reprise son désir de relater, en vue d’une publication, ses expéditions dans les contrées inconnues. « Car je vais faire un ouvrage pour la So­ciété de géographie, avec des cartes et des gravures, sur le Harar et le pays des Gallas » écrit-il le 18 janvier 1882. Cette intention se concrétisera par un rapport publié deux ans après, et une suite de notes dans un journal égyptien. En d’autres termes, de son vivant, Rimbaud se fait autant connaître comme explorateur que comme poète. Pas plus, pas moins. Il appartiendra à d’autres de recueillir ses poésies et de les publier, de la même façon qu’on trouvera dans sa cor­respondance personnelle tous les éléments d’une aventure où « la réalité rugueuse » est notée avec concision et précision, sans littérature, si l’on ose dire, dans un but de connais­sance. Mais, dans les deux cas, ne s’agit-il pas de la même volonté exprimée dans les lettres du Voyant ?

Unité de Rimbaud, donc, ce qui ne veut pas dire simplicité. Le suivant pas à pas, sans idée préconçue, Jean-Jacques Lefrère en montre toute l’ambivalence. On appréciera la scrupuleuse démarche du biographe fournissant toutes les pièces du dossier, les replaçant dans leur contexte en les analysant, rectifiant les légendes, rétablissant les lieux exacts avec une faconde jaculatoire. Faisant fi des théories du texte, il revient à l’histoire littéraire positive. Mais au fait, Rimbaud n’était-il pas poète ?

Henri BÉHAR
26/07/2001




1 Voir le document fourni par la Société des Amis d’Alfred Jarry:

http://alfredjarry.fr/oeuvresnumerisees/PDFJarry/Jarry_BM_Laval_51754.pdf

2 Pensons, par exemple, à la beauté du cahier autographe d’Arcane 17 offert par André Breton à sa femme, Elisa, publié par mes soins chez Biro éditeur, en 2012.

3 “Marcueil dans le texte”, L’Étoile-absinthe, n° 132-133, 2015.

« Faustroll ou l’hétéro gêne », dans L’hétérogène dans les littératures de langue française, textes réunis et présentés par Isabelle Chol et Wafa Ghorbel. L’Harmattan, 2015, p. 213-222.

Cet ouvrage interroge la pertinence du concept d’hétérogénéité dans l’étude de la littérature francophone. Le mot « hétérogène » est entendu comme ce qui donne à voir une relation dynamique avec ce que la langue et la société instituent comme homogène. . L’auteur rend ainsi compte de la façon dont le texte littéraire participe d’une pensée critique qui met en question les discours dominants, tant au niveau des représentations sociales que des formes esthétiques, et qui interroge de ce fait nos propres outils d’analyse.

Date de publication : 1 novembre 2015

Broché – format : 15,5 x 24 cm • 296 pages
ISBN : 978-2-343-07386-6
EAN13 : 9782343073866
EAN PDF : 9782336395036


Faustroll ou l’hétéro gêne1

S’agissant de l’’hétérogène dans la littérature, on pense immédiatement à Jarry autant qu’à Bataille, et, par conséquent, à la communication d’Helga Finter sur « Ubu hétérologue » prononcée lors du colloque international du TNP, en mai 1985. L’article consignant sa pensée reste malheureusement peu connu car il fut publié dans un ouvrage un peu confidentiel, les cahiers de l’Association des Amis d’Alfred Jarry2. Son sous-titre, « remarques sur la littérature et le mal » indiquait d’emblée qu’elle se plaçait sous l’égide de Georges Bataille, puisqu’elle considérait qu’Ubu roi en son entier marque le retour du refoulé de l’enfance. Ubu est l’hétérogène, autrement dit la merde ; celui qui prétend tout à la fois la répandre et l’éliminer. Cependant, à mon sens, les personnages y nomment la merdRe, production phantasmatique, et non l’excrément lui-même, ce qui invalide une bonne partie du propos. Je ne le discuterai pas ici, et porterai plutôt mon attention sur une œuvre explicitement revendiquée par Alfred Jarry, qui répond exactement aux objectifs de cet ouvrage.

Il me semble, en effet, que l’hétérogène se manifeste encore plus violemment, de manière éclatante et avec moins d’ambiguïté, dans Les Gestes et opinions du Dr Faustroll, pataphysicien, du même auteur. Précisons qu’Ubu et Faustroll sont des confrères, étant tous deux docteurs en ’pataphysique. En outre, la paternité de ce roman « néo-scientifique » y est totalement reconnue et assumée, mais différée puisque, écrit et achevé en 1898, le volume n’est pas publié du vivant de Jarry par sa décision souveraine et son entière volonté.

Je me propose donc de montrer comment ce texte, évidemment complexe, est hétérogène sur au moins trois plans : au niveau spatio-temporel ; au niveau narratif ; au niveau culturel enfin. Cette complexité, l’incapacité du lecteur à la dominer, expliquant la relative ignorance où il se maintient depuis sa première édition en 1911 chez Fasquelle.

Un espace feuilleté

J’ai déjà mentionné ce fait, assez rare dans la production littéraire, que le volume a paru, posthume, parce que l’auteur, peut-être mécontent de deux refus successifs de ses éditeurs, l’a différé jusqu’après sa mort, par la note finale qu’il apposa sur le manuscrit vendu à Louis Lormel en 1898: « Ce livre ne sera publié intégralement que quand l’auteur aura acquis assez d’expérience pour en savourer toutes les beautés3 ». L’adverbe « intégralement » se rapporte au fait que certains chapitres en ont paru en revue avant son décès. On m’objectera l’exemple de Kafka, de dix ans plus jeune que Jarry, dont la quasi-totalité de l’œuvre est posthume. Mais il y a une très grande différence entre le fait de demander, par testament, la destruction totale de ses manuscrits (même si l’exécuteur testamentaire n’en a pas tenu compte), et celui de reporter une publication post-mortem !

Prenons donc l’ouvrage tel qu’il nous est parvenu. Dès la page de titre, il se présente comme un hapax, un cas unique dans la littérature française, par sa qualification générique, jamais reprise. Quels traits définitoires peut-on donner d’un genre qui n’a qu’une seule occurrence ? On connait, à la même époque, le roman scientifique promu par l’éditeur Hetzel, mais point de néo. Ici, l’imagination prend son vol.

De fait, chaque mot du titre pose un problème. Si l’on présume la signification du terme « gestes » ou du substantif « opinions », l’alliance de mots « Gestes et opinions » constitue encore un hapax, pour relater les actions et les pensées d’un personnage, le Docteur Faustroll, dont le nom est lui-même un composé du Dr Faust+Troll, autrement dit deux êtres de légende, avant le détournement du dernier par Internet ! Or, nous apprendrons que le héros est né et mort à la même date, puisqu’il est dit à la fin du chapitre XXXV : « Ainsi fit le geste de mourir le docteur Faustroll, à l’âge de soixante-trois ans. » Ce qui suppose que l’acte de mourir est aussi un geste déterminé par sa propre volonté !

Pour connaître la spécialité dudit docteur, il faut donc ouvrir le livre et y rechercher les définitions de cette science, ou bien se souvenir qu’Ubu s’est déjà qualifié de la même façon dans une œuvre antérieure de Jarry : « M. Ubu. – Ceci vous plaît à dire, monsieur, mais vous parlez à un grand pataphysicien. » (Ubu intime, L’Autoclète, 1893).

Si l’on voulait étudier, à la manière de M. Bakhtine, le chronotope de l’œuvre4, ce que je n’ai pas loisir de faire ici, on mesurerait bien vite une autre étrangeté : c’est que l’espace ne se contente pas d’être discontinu, feuilleté comme un livre, mais qu’il ouvre d’emblée sur la troisième dimension (le volume), et je dirais même qu’il tend vers la quatrième dimension, l’espace-temps qui est exactement la définition du chronotope dans l’esprit du critique russe. Je cite :

A travers l’espace feuilleté des vingt-sept pairs, Faustroll évoqua vers la troisième dimension :
De Baudelaire, le Silence d’Edgar Poe, en ayant soin de retraduire en grec la traduction de Baudelaire.
De Bergerac, l’arbre précieux auquel se métamorphosèrent, au pays du Soleil, le rossignol-roi et ses sujets.
De Luc, le Calomniateur qui porta le Christ sur un lieu élevé… (chap. VII)

Par un prélèvement discret dans les textes du passé, Faustroll fait revivre les beautés de l’imaginaire individuel de ses prédécesseurs, constituant, en quelque sorte, un florilège de ces citations qui aident à vivre et à occuper pleinement l’espace-temps. Encore faudrait-il connaitre chacun des livres constituant la bibliothèque du Docteur !

Par un simple regard porté sur la page de titre du volume et quelque plongée rapide dans le texte, surgissent les difficultés de compréhension, tant il est hétérogène. Il n’est que temps d’entrer dans le récit et, là encore, d’en marquer l’étrangeté.

II. Un récit hétéro-textuel

Les actions et pensées que nous avons vues annoncées au seuil de l’ouvrage sont contées par un narrateur et sous une forme exceptionnelle, puisqu’il s’agit d’un exploit d’huissier, c’est-à-dire, selon la définition du Littré, un « acte que l’huissier dresse et signifie pour assigner, notifier, saisir ». D’où la création de René-Isidore Panmuphle, huissier de justice près le Tribunal civil de la Seine. Son patronyme donne à entendre qu’il incarne le Mufle5, c’est-à-dire le Bourgeois, en sa totalité. Et c’est bien son procès-verbal qui nous est donné à lire, sur papier timbré d’abord (Jarry a pris soin de dessiner le timbre à la main sur son manuscrit), puis sur papier libre, pour éviter, écrit-il, les trop grands frais qu’entraineraient de telles écritures légales, contenant un bon nombre d’énumérations et de listes. L’exploit s’arrête à la fin du livre VII, le reste du roman étant constitué de lettres reproduites et de fragments, vraisemblablement trouvés dans la chambre de Faustroll.

Autre particularité, qui éloigne le héros des grands voyages de la littérature, depuis l’Odyssée jusqu’à Pantagruel, le voyage qu’effectue Faustroll en compagnie de l’huissier et du singe papion Bosse-de-nage est strictement immobile :

L’as n’est pas seulement mû par des pelles d’avirons mais par des ventouses au bout de leviers à ressort. Et sa quille roule sur trois galets d’acier dans le même plan. Je suis d’autant mieux persuadé de l’excellence de mes calculs et de son insubmersibilité, que, selon mon habitude invariable, nous ne naviguerons point sur l’eau, mais sur la terre ferme.

Les îles auxquelles ils abordent sont des livres, ainsi, au chapitre XII, intitulé : « DE LA MER D’HABUNDES, DU PHARE OLFACTIF, ET DE L’ÎLE DE BRAN OÙ NOUS NE BÛMES POINT », qui indique clairement son contenu scatologique. Une lecture savante mettra en évidence le nom du dédicataire, pris ici comme cible, car il est bien affirmé que ce « n’est pas seulement une île, mais un homme ». Le chapitre suivant, et donc l’escale suivante, est au « PAYS DE DENTELLES », transposant littérairement l’art d’Aubrey Beardsley, dont Jarry s’est enthousiasmé, se plaisant à évoquer les gravures par des mots « le paradoxe de jour mineur se levait d’Ali-Baba hurlant dans l’huile impitoyable et l’opacité de la jarre »

Ce faisant, nous avons abordé, implicitement du moins, le goût des images chez Jarry, et sa pratique de la transposition d’art ou, plus précisément de l’ekphrasis, ce qui, en soi, n’a rien d’original, à commencer par le bouclier d’Achille chez Homère, mais qui revêt ici un caractère incongru, dans la bouche d’un huissier. L’usage excessif qu’il en fait confine à l’étrangeté : nous sommes alors bien au-delà du symbolisme. Ainsi de cette carte confiée par l’habitant d’une des îles visitée, qui

représentait au naturel, figurée en tapisserie, la forêt où s’adossait la place triangulaire : les frondaisons incarnates au-dessus de l’herbe d’azur uniforme, et les groupes de femmes, la vague de chaque groupe, avec sa crête de bonnets blancs, se brisant sans fracas au sol, dans un cercle excentrique d’ombre aurore. (chap. XIV)

dont il est aisé de comprendre qu’il s’agit d’une peinture d’Émile Bernard à Pont-Aven, représentant le Bois d’amour, porté en titre du chapitre. Il faudrait poursuivre avec les autres chapitres, qui ne se bornent pas à la transposition visuelle, traitant aussi des sons et des odeurs. Et je ne résiste pas au plaisir de citer ceci, où tout le monde aura reconnu le Gauguin des Marquises :

Hors de l’entrelacs des seins jeunes et des croupes, des sibylles constatent la formule du bonheur qui est double : Soyez amoureuses, et Soyez mystérieuses. (chap. XVII)

Nous atteignons ainsi à un univers baudelairien, à la différence qu’ici la Nature est devenue le Livre ! À se demander si la ’Pataphysique dont se réclame le Dr Faustroll n’est pas, tout simplement, le produit d’une rêverie prolongée devant une œuvre d’art !

L’énoncé que l’on trouve au Livre II, et qui est apparemment de l’auteur lui-même, le laisse entendre :

DÉFINITON: La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité. (chap. VIII)

Et, plus loin dans le même chapitre :

la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoiqu’on dise qu’il n’y a de science que du général.

Encore qu’il y ait beaucoup à en dire, mon propos n’est pas ici d’expliquer (autant que faire se pourrait) cette science d’origine potachique qui envahit le théâtre par les soins du Père Ubu6, mais bien de pointer une pataphysique en actes (ou en gestes, si l’on préfère), tel ce trait de Faustroll relevé par son huissier attitré :

Ce matin-là, il prit son sponge-bath quotidien, qui fut d’un papier peint en deux tons par Maurice Denis, des trains rampant le long de spirales; dès longtemps il avait substitué à l’eau une tapisserie de saison, de mode ou de son caprice. (chap. II)

Où il est patent que l’amour de l’art a conduit le savant docteur à se contenter du papier peint en deux tons par Maurice Denis !

Dans le même ordre d’idées, je mentionnerai l’un des nombreux collages, cette pratique littéraire née des manipulations picturales, consistant à intégrer un fragment textuel dans son œuvre, pour le faire sien, et lui conférer toutes les vertus qu’on voudra. En voici un exemple, parmi tant d’autres, qui convoque la lettre de Pierre Loti, que Jarry détestait :

est-ce la dernière fois que le regret de tante Claire se produira en moi avec cette intensité et sous cette forme spéciale qui amène les larmes, puisque tout s’apaise, puisque tout devient coutume, s’oublie, et qu’il ya un voile, …
Loti, Le Livre de la pitié
que le regret de Latente Obscure se produira en moi avec cette intensité et sous cette forme spéciale qui amène les larmes, puisque tout s’apaise, puisque tout devient coutume, s’oublie et qu’il y a un voile… Jarry, Faustroll, XXX.

Peut-être convient-il maintenant de revenir à la première partie du roman, et de donner le portrait du personnage dressé par son homme de loi ?

A cet âge-là, lequel il conserva toute sa vie, le docteur Faustroll était un homme de taille moyenne, soit, pour être exactement véridique, de (8 x 1010 + 109 + 4 x 108 + 5 x 106) diamètres d’atomes; de peau jaune d’or, au visage glabre, sauf une moustaches vert de mer, telles que les portait le roi Saleh; les cheveux alternativement, poil par poil, blond cendré et très noir, ambiguïté auburnienne changeante avec l’heure du soleil; les yeux, deux capsules de simple encre à écrire, préparée comme l’eau-de-vie de Dantzick, avec des spermatozoïdes d’or dedans. (chap. II)

S’il voulait que ce fragment soit compris du lecteur actuel, le commentateur devrait expliquer chacun des traits pour le moins hétérogènes notés ici. Ainsi, Faustroll est né adulte, tout comme le P.H. (modèle du Père Ubu), mais il meurt l’année même de sa naissance. De fait, il apparaît sur terre avec sa création par le livre. Sa taille, calculée à partir du diamètre d’un atome isotope, est évalué à 1,1.10-10m ; on peut en juger à la mesure de son lit, « long de douze mètres » (chap. IV). D’autres commentateurs concluent qu’il aurait la taille de Jarry lui-même, soit 1,61 m. Trace des usages juridiques, l’huissier écrit bien « unes moustaches », avec l’article indéfini pluriel, en usage dans le français classique pour ce qui va par paire. Il porte moustache à la façon du Roi de la mer figurant dans les Mille et une nuits (531 et 549e nuits). Quant à « l’ambigüité auburnienne », elle ne réfère pas à la couleur des cheveux mais à l’alternance des poils, à l’instar du régime pénitentiaire du même nom, alternant le travail collectif et le séjour en cellule. Enfin, l’encre simple à écrire se distingue de l’encre de Chine et des encres d’imprimerie. Les capsules fournies par le droguiste sont semblables à l’Eau-de-vie de Dantzig, obtenue par « infusion d’écorces de citrons et de macis dans l’eau-de-vie ordinaire, avec addition de feuilles-d’or », selon Pierre Larousse ; mais point de spermatozoïdes !

Pourtant, comme je l’ai supposé dans mes Cultures de Jarry (PUF, 1984), il n’est pas certain qu’une explication de chacun des mots inusités, rares ou difficiles, puisse faire saisir l’étrangeté de ce portrait, qui mêle le langage scientifique au vocabulaire technique du droit et à la fantaisie poétique, à l’aide d’associations multiples, pour dire simplement que Faustroll est un homme ordinaire fixé à l’âge de 63 ans sous la plume de son mémorialiste. Ainsi, l’hétérogénéité du récit, la variété des voix narratives, qui devrait lui donner les lumières du diamant, aboutit à une sorte d’incompréhension, par quoi l’hétéro gêne toujours.

En somme, je postule que pour goûter toute la saveur de cette œuvre extrêmement élaborée et portant à l’extrême la quête de l’originalité symboliste, il faut, non seulement s’imprégner des ouvrages contemporains, s’informer de l’état de la science et de la connaissance à l’époque de son écriture, mais encore savoir faire jouer entre eux tous ces niveaux de culture.

III. Un ensemble hétéro-culturel

Cette approche culturelle des textes est d’autant plus compliquée ici que le lecteur se trouve aux prises avec un grand nombre de cultures s’entrelaçant de telle sorte qu’on a du mal à les identifier.

Pour la clarté de l’exposé, je distinguerai, dans l’ordre, un niveau de culture populaire, sinon traditionnelle, du moins telle qu’une certaine catégorie d’intellectuels voulait la promouvoir et la revaloriser à la fin du xixe siècle ; puis ce qui relève des humanités, ce qui s’enseignait à la même époque et constituait le bagage culturel des hommes instruits, dans quelque discipline que ce soit ; enfin ce qui ressortit de la science, entendue dans sa plus grande extension.

De la première relève, par exemple, l’image d’Épinal, ou son équivalent, consignée par l’huissier dénombrant les illustrations saisies dans la chambre de Faustroll : « une vieille image, laquelle nous a paru sans valeur, saint Cado, de l’imprimerie Oberthür de Rennes » (chap. IV). Image naïve et populaire d’autant plus intéressante aux yeux de Jarry qu’elle donnait dans ses marges une légende bretonne, selon laquelle le saint ici honoré aurait trompé le diable pour construire un pont reliant l’île à la terre ferme1. Il y a des années, j’avais émis l’hypothèse que les « Treize Images » ou Clinamen, une série de fresques produites par la Machine à Peindre manœuvrée par le Douanier Rousseau provenaient d’une collection d’images d’Épinal que nous n’avons pas encore identifiées, illustrant des passages de l’Histoire Sainte : « Nabuchodonosor changé en bête », « Le Bouffon », « Sortant de sa félicité, Dieu crée les mondes », etc. (Clinamen chap. XXXIV). On peut aussi penser à une Bible historiée du moyen-âge, et encore à des peintures de Paolo Uccello ou Lucas Cranach pour de telles séquences, ou encore lorsque « Dieu défend à Adam et Ève de toucher à l’arbre du bien et du mal ». Il est vrai que les artistes en question sont rien moins que populaires, mais leurs œuvres, copiées, maintes fois reproduites, apparaissent désormais comme des œuvres populaires. (Dernièrement, on a proposé d’y voir un écho des films muets nouvellement conçus par Georges Méliès.)

C’est pourquoi je mettrai dans la même catégorie L’évêque marin Mensonger : « Sa mitre était d’écailles et sa crosse comme le corymbe d’un tentacule recourbé; sa chasuble, que je touchai, tout incrustée de pierres des abîmes, se levait aisément devant et derrière mais par la pudique adhérence du derme assez peu par-delà le surgenou » (chap. XXV), tout droit sorti du livre sur les poissons du savant de la Renaissance, Ulysse Aldrovandi, dont les planches ont suscité l’admiration collective (Bologne, 1613), de même que la Bête marine provient de la Cosmographie de Sébastien Munster (1544), d’où Jarry avait aussi tiré la reproduction de l’hippopotame dans Perhinderion.

S’il est vrai que ces savants de la Renaissance ne font pas partie intégrante de la culture populaire, certaines parties de leurs œuvres ont été fort répandues depuis, par divers opuscules, des almanachs, au point qu’elles font partie intégrante des croyances du peuple. Plus complexe, puisque directement issue de la culture populaire, l’œuvre de Rabelais relève de la même catégorie, bien qu’elle fasse partie, au temps de Jarry déjà, des programmes scolaires. Rabelais lui fournit ses épigraphes des chapitres XVI : « S’enquestant quelz gens sçavans estoient pour lors en la ville, et quel vin on y beuvoit. » Gargantua, et XXXI : « Comment as-tu nom ? – Maschemerde », répondit Panurge, Pantagruel, livre III. Le vin d’une part, la scatologie d’autre part, ne sont-ce pas là des motifs courants dans la culture populaire ?

La forme seule, et la grande distance temporelle entre la publication des ouvrages de Rabelais et leur utilisation par Jarry, les déporte vers l’enseignement secondaire, ce qu’en gros on nommait les « humanités », autrement dit les classes de lettres.

C’est du temps du lycée que date, chez Jarry, l’excellente habitude de se référer directement au dictionnaire encyclopédique, et même d’intégrer ses données à son propre texte. Ainsi de l’un des sens du mot « ha ha » emprunté à la Métromanie de Piron cité par le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse, et même la suite :

C’est à dessein que nous avons omis de dire, ces sens étant fort connus, que ha ha est une ouverture dans un mur au niveau de l’allée d’un jardin, un trou-de-loup ou puits militaire destiné à faire écrouler les ponts en acier chromé, et que AA se peut encore lire sur les médailles frappées à Metz. Si l’as de Faustroll eût un beaupré, ha ha eût désigné la voile particulière placée sous le bout-dehors. (chap. X)

La pratique scolaire se complique lorsque le narrateur aligne une série de quarante-deux citations en grec prélevées chez Platon, qui toutes sont des appuis du discours, du genre « Sûr !, Mais encore », etc.

Cette forme de culture savante, d’origine scolaire, imprègne la totalité de l’ouvrage, quelle que soit la voix qui s’exprime. Elle est complétée par des éléments scientifiques, de ceux que l’on apprend dans les cours de mathématiques et de physique-chimie, Jarry en retenant plutôt les curiosités, les expériences divertissantes. Ainsi de la formule de l’encre sympathique avec laquelle est prétendument écrit le manuscrit de Faustroll :

Panmuphle, huissier, commençait de lire le manuscrit de Faustroll dans une obscurité profonde, évoquant l’encre inapparente de sulfate de quinine aux invisibles rayons infrarouges d’un spectre enfermé quant à ses autres couleurs dans une boîte opaque. (chap.VII)

En l’occurrence, ce n’est pas ici un souvenir scolaire, mais un emprunt à Lord Kelvin, lequel écrit exactement ceci :

Le phénomène se produit d’une manière très belle avec le sulfate de quinine. Une expérience intéressante consiste à écrire sur un écran de papier blanc avec le doigt, ou un pinceau, trempé dans une dissolution de sulfate de quinine. Les traits sont tout à fait invisibles dans la lumière ordinaire ; mais si l’on projette sur l’écran un spectre dont la portion ultra-violette invisible couvre la région sur laquelle on a écrit avec le sulfate de quinine, les caractères apparaissent, émettent une lumière bleuâtre, l’obscurité régnant autour d’eux2.

Visiblement attiré par ce qu’on dirait la physique amusante, qui n’en est pas moins très sérieuse et à l’origine de bien des découvertes, Jarry s’intéresse aussi aux recherches d’un savant peu ordinaire sur les phénomènes de capillarité :

Il est vraisemblable que vous n’avez aucune notion, Panmuphle, huissier porteur de pièces, de la capillarité, de la tension superficielle, ni des membranes sans pesanteur, hyperboles équilatères, surfaces de nulle courbure, non plus généralement que la pellicule élastique qui est l’épiderme de l’eau. (Chap. VI)

Ce Charles Vernon Boys (1855-1944), dédicataire dudit chapitre, avait publié ses conférences, traduites en français3 chez le même éditeur scientifique que Kelvin, Henry Gautier-Villars, qui se trouvait être une relation de Jarry et le fournissait en livres attrayants.

De telles sources savantes peuvent échapper au lecteur, qui n’en perçoit pas moins l’application qu’en fait Jarry à des inventions textuelles originales. La vérité est que les commentateurs ont toujours été mis sur la piste de l’élément déclencheur par Jarry lui-même, qui place un indice dans son texte, une sorte d’encodage indiquant ce qu’il faut rechercher, par exemple le nom du savant comme dédicataire du chapitre. Mais le lecteur, qui ne serait pas au fait de telles pratiques, en reste désorienté, incapable qu’il est de faire la différence entre la pure invention et le véritable raisonnement scientifique.

Pour conclure, il convient d’indiquer un élément omniprésent dans Faustroll, contribuant fortement à l’hétérogénéité du texte, qui ne relève d’aucune de ces cultures en particulier et pourtant les englobe toutes. Je veux parler de l’érotique – ce qui nous rapproche de Bataille – qui investit l’ensemble narratif, et que Jarry résume magnifiquement dans un prétendu fragment emprunté à Ibicrate le géomètre sous la formule suivante :

Éros étant fils d’Aphrodite, ses armes héréditaires furent ostentatrices de la femme. Et contradictoirement l’Égypte érigea ses stèles et obélisques perpendiculaires à l’horizon crucifère et se distinguant par le signe Plus, qui est mâle. (Chap. XXXIX)

Il renvoie implicitement à l’une de ses premières œuvres publiée par Jarry, à César-Antechrist, « où se trouve la seule démonstration pratique, par l’engin mécanique dit bâton à physique, de l’identité des contraires », le féminin et le masculin, les signes − et +, n’étant que la représentation symbolique de ladite unité. Le dernier chapitre de Faustroll, affirme le principe d’équivalence cher à Hermès Trismégiste et aux alchimistes (avant de devenir un dogme essentiel du surréalisme) par lequel les contraires s’identifient et fusionnent entre eux. Suit alors, et c’est bien là que tendait toute la démonstration de Jarry – et la mienne par conséquent – un savant calcul de la surface de Dieu, répondant par avance (pataphysiquement dira-t-on) aux inquiétudes métaphysiques de Bataille, à la définition suivante : « Dieu est le plus court chemin de zéro à l’infini ».



1. Voir une reproduction intégrale en couleurs dans Jarry en ymages, Paris, Le Promeneur, 2012, p. 35.

2. Voir William Thompson (Lord Kelvin), Conférences scientifiques et allocutions, Paris, Gauthier-Villars, 1893, n. 1, p. 136.

3. Bulles de savon, quatre conférences sur la capillarité faites devant un jeune auditoire, traduit par Ch. Ed. Guillaume, Paris, Gauthier-Villars, 1892, 144 p.

1. Pour le colloque de Gafsa, le 5 avril 2012, j’ai présenté et commenté, sous le même titre, un ensemble d’une quarantaine de diapositives organisées sous le logiciel Powerpoint. Il n’était pas question de les reproduire ici. D’où cette transposition, sans aucune illustration, reprenant mon propos initial à la lettre.

2. Helga Finter, « Ubu hétérologue : remarques sur la littérature et le mal », L’Étoile absinthe, actes du colloque du TNP réunis par Henri Béhar et Brunella Eruli, Tournées n° 25-28 1985, p. 31-41.

3. Mention manuscrite autographe figurant sur le Ms L (Lormel). Par la suite, nous renvoyons à l’édition numérique procurée par nos soins à l’adresse suivante : http://www.alfredjarry.fr/amisjarry/documents/Textes%20en%20ligne/faustroll.htm

4. Voir : Maikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978.

5. On se référera utilement à Henri Béhar, « Du mufle et de l’algolisme chez Jarry », Romantisme, 1977, n°17-18. Le bourgeois. p. 185-201.

6. Je l’ai fait ailleurs, dans mon Jarry dramaturge, Paris, Nizet, 1980, édition revue et augmentée sous le titre La Dramaturgie d’Alfred Jarry, Paris, Honoré Champion, 2004.

Stephen Chauvet, « Les Derniers jours d’Alfred Jarry », avant-lire d’Henri Béhar, Bobbomorto editore, 2020, 22 p. 

Même édition en italien.

[Télécharger l’avant-lire d’Henri Béhar]

[Télécharger la bibliographie d’Henri Béhar]


Dr Stephen Chauvet (1885-1950)

Dr Stéphen-Chauvet, Les derniers jours d’Alfred Jarry, Mercure de France, 15 novembre 1933.

Cf. reproduction dans L’Etoile Absinthe, 67e-68e tournées, 1999, p. 25-34 : version numérisée : http://alfredjarry.fr/amisjarry/fichiers_ea/etoile_absinthe_067_68reduit.pdf

Version numérisée du Mercure:

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k202172d/f212.item

« Duchamp s’invite chez Jarry. À propos de l’adaptation du Surmâle par J.-C. Averty », L’Etoile-absinthe, tournées 140-141, 2022, p. 57-66.

par Henri Béhar

Éditions Du Lérot. Co-édition avec la Société des Amis d’Alfred Jarry
Textes réunis par Caroline Barbier de Reulle. Parution mai 2023.

Présentation

Dominique Remande, Jean-Christophe Averty : souvenirs de sa venue à Laval en mai-juin 1995 à l’occasion du tournage de son vidéogramme documentaire « Alfred Jarry », réalisé pour la collection Un siècle d’écrivains de François Jost, Du renoncement à la couleur à une esthétique et à une éthique du noir et blanc. Averty dans ses œuvres
Patrick Besnier, « De et d’après Alfred Jarry ». Le Surmâle de Jean-Christophe Averty
Henri Béhar, “Duchamp s’invite chez Jarry. À propos de l’adaptation du Surmâle par J.-C. Averty, 1980″.
Caroline Barbier de Reulle, Averty/Jarry. “Ubuquité sur la butte dans Ubu plus à l’œil”. 88 pages abondamment illustrées

[Télécharger l’article publié ]

NB : ici, on trouvera la version la plus proche de la communication, avec davantage d’illustrations, téléchargeable en PDF melusine-surrealisme.fr

Duchamp s’invite chez Jarry

DUCHAMP S’INVITE CHEZ JARRY

(inédit, nov. 2014)

(À propos de l’adaptation du Surmâle par J.-C. Averty, 1980)

[Télécharger l’article en PDF]

Le Surmâle est, sans doute, l’œuvre de Jarry la plus connue après Ubu roi, et la plus éditée depuis son apparition en 1902. On conçoit facilement qu’après avoir mis en image quasiment tous les Ubus, Jean-Christophe Averty ait éprouvé le besoin de s’attaquer à cette œuvre, et de lui donner un équivalent pour le petit écran. D’autant plus que le sous-titre, « roman moderne », est bien fait pour titiller le maitre des images.

Dans ma thèse sur La Dramaturgie d’Alfred Jarry (1975), je faisais observer combien un certain nombre de ses œuvres narratives comportaient des séquences spectaculaires, vues par un homme de théâtre et même de cinéma, au moment précis où le septième art, après avoir diverti petits et grands, tendait à se constituer en art du mouvement et du vivant. Avec une couleur spécifique dans tous les cas, qui tenait à l’érotisme, constituant organique de toutes ses imaginations. Voici ce que j’écrivais alors :

Chez Jarry, en effet, l’acte sexuel — ou ce qui en tient lieu — apparaît à la fois comme une compétition sportive, un exercice physique absolu et un spectacle théâtral. Il n’est pas de roman dont un chapitre ne soit consacré aux jeux de l’amour : Faustroll dort près de Visité qui « ne survécut point à la fréquence de Priape » (Pl. I, 713) et une variante explicitait la comparaison meurtrière : « elle ne survécut point à la fréquence du glaive de Priape ». Les Jours et les nuits s’ouvre sur une partie carrée, où les deux équipes ont pris soin de se munir d’une ardoise pour y inscrire leurs records respectifs. Dans L’Amour absolu, au titre significatif, la compétition est sublimée par l’inceste, expression infinie de l’amour. Enfin Messaline et Le Surmâle, romans de structure identique, portent à son comble la thématique érotique de Jarry. Les deux héros sont, comme Emmanuel de L’Amour absolu, des dieux à leur manière ou, dans le vocabulaire jarryque, des monstres, ce qui revient au même : « Or c’est un monstre plus infâme et plus inassouvi et plus beau que la femelle de métal, qui retourne à sa tanière : la seule femme qui incarne absolument le mot que, bien avant la ville fondée, dès la première parole latine, on jette à la face des prostituées dans un crachat ou dans un baiser : Lupa, et cette abstraction vivante est un pire prodige que l’âme subitement infuse à une effigie sur un socle » (Pl. II, 76). Tous deux sont des comédiens déguisés. L’impératrice romaine en courtisane porte perruque blonde ; le châtelain de Lurance en Indien d’Amérique, la poitrine teinte en rouge, muni du calumet et du tomahawk. Si l’on s’interroge sur le besoin qu’ils éprouvent de se montrer en se dissimulant, de faire reconnaître leurs talents en les désavouant, il ne vient qu’une seule réponse, formulée à propos de Marcueil : « Pour vérifier si son masque tenait bien, sans doute… » (Pl. II, 253). « Tous deux prétendent atteindre des records inégalables, Messaline essuyant vingt-quatre assauts en une nuit, mais jamais satisfaite, Marcueil surpassant la fréquence de soixante-dix consommations en vingt-quatre heures. Chaque fois, le jeu auquel ils se livrent est un spectacle pour autrui. Inutile de redire, après Jean Genet, les qualités théâtrales du bordel où se rend Messaline ; la chambre de Marcueil semblerait plus intime, réservant l’incognito de la partenaire au masque de fourrure, mais il n’en est rien : elle est aménagée de telle sorte qu’un observateur (un savant il est vrai) puisse, sans être vu, enregistrer officiellement le succès, et comporte une petite fenêtre d’où les sept courtisanes pourront, au dernier moment, contempler la défaite de leur rivale. De sorte que l’épreuve sera épiée de deux lieux différents et donnera lieu à deux versions contradictoires. Enfin les deux héros trouvent dans la mort l’absolu de leur désir, Messaline avec le glaive, dieu phallique, Marcueil en rendant la machine amoureuse de l’homme, finissant couronné d’épines et crucifié. »

On me pardonnera cette trop longue citation, qui s’imposait pour montrer combien mon analyse anticipait la « lecture » proposée par Jean-Christophe Averty. À tel point que l’on peut se demander si le réalisateur ne s’en est pas inspiré, comme il nous dit l’avoir fait pour certaines œuvres de son corpus, dont il se plait à témoigner que l’idée de les monter lui en est venue à la lecture de mon Étude sur le théâtre dada et surréaliste (1967).

D’autres s’attacheront à étudier les propriétés de cette adaptation. Disons, pour tout simplifier, qu’elle est absolument fidèle, comme tous les travaux auxquels s’est exercé le vidéaste. Qu’il suffise de savoir que le roman comporte trois séquences essentielles, sur lesquelles le film est bâti.

  1. A) « L’amour est un acte sans importance ». Cette affirmation péremptoire est prononcée par le héros lui-même. Elle entraîne divers épisodes du roman, destiné à la mettre en valeur.
  2. B) La course des 10.000 miles ; compétition entre une quintuplette et un train ; mystérieux pédard (comme on disait au début du siècle dernier pour désigner un coureur cycliste).
  3. C) Le record de l’Indien. Expérience physique.

À ce point de l’exposé, il est indispensable de bien s’imprégner du téléfilm (ou de son DVD) produit par l’Institut National de l’Audiovisuel. Pour faire bref, lors de notre journée d’étude du 22 novembre 2014, j’ai montré la course des 10.000 miles et ensuite projeté une trentaine d’images d’un document PowerPoint, où l’on voyait comment un peintre, qui n’est jamais nommé, ni dans le texte, ni dans l’adaptation, faisait une apparition subreptice et déléguait ses principales productions, pourtant peu nombreuses, de telle sorte qu’elles orientaient notre vision et, plus généralement, la compréhension de l’œuvre.

Le livre reprenant les propos énoncés durant cette journée ne permet pas de reproduire toutes les images qui y furent projetées. Je me bornerai, par la force des choses, à fournir celles qui attestent la véracité de mon propos.

Tout d’abord, voici, surgissant de l’obscurité, Marcel Duchamp lui-même, en tenue de domestique, apportant le manteau de Marcueil qui s’apprête à sortir.

Fig 1-Marcueil

Fig. 1 : Marcel au service de Marcueil (Duchamp s’invite_1.jpg)

Nul n’ignore de nos jours la célèbre Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), autrement dénommée Le Grand Verre, de Marcel Duchamp. Pour mémoire, et dans un but strictement démonstratif, voici une image de la partie inférieure du tableau de verre :

Fig2-Mariee

Figure 2: Duchamp, La Mariée, partie inférieure (Mariée, bas.jpg)

Cette partie constitue le décor du premier tableau. Sans s’en rendre compte, les personnages se trouvent à l’intérieur de la machine conçue par le peintre des énigmes :

Fig3-Salon

Figure 3: l’intérieur de la machine (Le salon.jpg)

Ce serait un jeu fort divertissant que de rechercher tous les éléments qui de la mise en scène d’Averty fonctionnent comme des échos de l’œuvre complet de Marcel Duchamp. On se contentera d’en signaler quelques-uns, les plus objectifs. Voici que les protagonistes dissertent de la dénomination « dix mille milles » et de sa valeur numérique :

Fig4-etalonnage

Fig. 4: Étalonnage de la course [jpg]

Cet instantané n’est pas sans évoquer les calculs du peintre autour du maitre étalon, et notamment ce qu’il cherchait à prouver avec le « stoppage-étalon » dont voici une représentation :

Fig5-stoppage

Fig. 5 : Marcel Duchamp, Stoppage étalon

N’oublions pas que dans le récit, nous sommes, par anticipation, en 1920. Plus qu’un clin d’œil vers Duchamp, l’opération semble nous dire : voyez comme ces recherches apparemment inutiles et sans intérêt du plasticien secret devaient trouver leur champ d’application dans le futur, devenant pour nous un futur antérieur !

On trouve tout au long du film de multiples rappels de l’œuvre de Marcel ; jeux verbaux de Rrose Sélavy, roto-reliefs, décors empruntés à Anémic-cinémA, esquisses au tableau des « moules mâlics », ou bien, sans lien apparent, figuration des « témoins oculistes », et même, en guise d’intermède, le voile de la mariée, etc. Fugitivement, l’ombre d’un personnage montant l’escalier fait signe à son modèle inverse, le nu descendant l’escalier, etc.

Dans ce domaine, l’emprunt s’impose sur toute l’œuvre, y compris la moins divulguée.

Voici un bien singulier sofa, qui renvoie aussitôt à la couverture du catalogue de l’exposition surréaliste de 1947 :

sofa

Le sofa des gagneuses

Eros

Marcel Duchamp, exposition Éros

Duchamp, dont chaque geste était pensé et mesuré, s’était réservé la tâche de peindre lui-mêm le téton de chaque sein de mousse… Pour terminer, nous ferons un arrêt sur image au moment où le Surmâle, attaché sur la machine à inspirer l’amour tel un condamné à mort, parvient à inverser le courant en rendant ladite machine amoureuse de lui :

Fig8-Machine

Fig. 8 : La machine à inspirer l’amour

Si les fils électriques font songer aux illustrations traditionnelles dans la science-fiction, on perçoit néanmoins des allusions à Duchamp avec le porte-chapeau servant de rhéostat, une disposition des bobines semblable à la broyeuse de chocolat, et le cadre général rappelant la figure 2.

Il faut, par conséquent, admettre que Marcel Duchamp, le peintre des célibataires, même, a envahi la transposition télévisuelle du roman de Jarry, le structurant, lui donnant aussi bien son arrière-plan que ses motifs internes, mettant à nu les passages les plus obscurs. Pourtant, une question reste posée : pourquoi Jean-Christophe Averty a-t-il éprouvé le besoin d’opérer une telle confrontation ? Non qu’elle soit illégitime à nos yeux, d’autant que l’intrusion du plasticien est mentionnée dès le générique.

***

Tout cela provient, me semble-t-il, d’une simple lecture de l’essai de Michel Carrouges : Les Machines célibataires (Arcanes, 1954). On sait combien, malgré les débats à l’intérieur du surréalisme suscités par l’Affaire Carrouges-Pastoureau (celui-ci dénonçant les liens de celui-là avec les dominicains), l’essai sur de telles machines présentes chez les plus grands romanciers du temps a impressionné le lectorat de l’époque.

L’auteur y consacre un chapitre à Jarry, et plus précisément au Surmâle d’une part, aux Jours et les Nuits d’autre part. Pour faire bref, je ne m’intéresserais qu’au premier, où Carrouges distingue trois machines célibataires, dont il analyse le fonctionnement. J’en rappelle brièvement les motifs ci-après.

  1. La Course des dix mille miles :

La femme domine, dans le train, vivante et présente (à la différence de Duchamp et Kafka). Signes de défloration : la vitre couverte de roses se défait = ce que Duchamp appelle « le passage de la vierge à la mariée ». Son père ne joue pas le rôle familial que la société lui attribue normalement, il est l’inventeur du perpetual motion food.

Sur la route, la quintuplette, le nain, le surmâle constituent un ensemble de 7 célibataires mâles. Le responsable de toute l’affaire en est le corporal (linge catholique), etc. ; trois signaux de la mort conduisent au cimetière des uniformes en livrée.

Dans la compétition, une ombre = témoins oculistes, rayons de la bicyclette… Poteau final coiffé de roses rouges, on devine ce qu’il symbolise !

  1. La grande salle du château de Lurance :

Uniformes et livrées (gendarme, juge, garde-chasse, Indien …).

Théâtre, 3 organes de verre : hublot, galerie, monocle-phono.

Les 7 femmes vénales = 7 mariées oculistes. Ajouter le Docteur et le phono= cyclope = 3 témoins oculistes.

Acte = 82 fois, coïtus interruptus : « ils se souciaient d’eux seuls et ne voulaient point préparer d’autres vies ».

Mort apparente d’Ellen. Épuisement de l’Indien.

  1. Machine électromagnétique :

Machine à inspirer l’amour. Surprise : c’est l’Indien qui la charge et la fait éclater ! Mais il se heurte à la grille, électrocuté.

Reste le perpetual motion food, aliment indispensable, sans référence chez Duchamp.

Un autre chapitre est consacré à l’analyse conjointe de La Colonie pénitentiaire de Kafka, et du Grand Verre de Duchamp. Impossible de le suivre dans le détail, qui nous ferait sortir de notre propos, notamment par une lecture biblique qui n’a pas lieu d’être ici, malgré la culture religieuse de Jarry (voir mes Cultures de Jarry).

Au bilan, Carrouges démontre bien que tout cela participe d’un mythe nouveau, synthétisé par Duchamp dans l’œuvre plastique, par Jarry et d’autres dans la littérature. Les convergences entre l’analyse de Michel Carrouges et le scénario d’Averty sont telles qu’on ne peut croire que le cinéaste ne l’ait pas lu. Je ne dis pas qu’il se soit inspiré de ses réflexions la plume à la main. La consistance donnée au mythe nouveau postulé par André Breton, sous les espèces de la « machine célibataire », ne pouvait que le séduire et l’influencer à bas bruit.

***

Pour conclure, je crois pouvoir affirmer que, volontairement ou non, J.-C. Averty perçoit Jarry à travers l’œuvre d’un grand célibataire (au sens mythique du terme) : Marcel Duchamp. Peu importe que cela se vérifie ou non dans la réalité. Que Marcel se soit comporté en célibataire permanent ou qu’il se soit marié ne change rien aux structures de l’imaginaire qu’il met en place avec ses œuvres, lesquelles fonctionnent bien selon les principes dont Carrouges a su dégager les linéaments. Ce n’est pas pour nous surprendre puisque Jarry était un dieu pour Duchamp (que celui-ci ait été promu satrape du Collège de ’Pataphysique ne prouve rien, sinon une sympathie objective). La chaîne qui conduit à Jean-Christophe Averty n’a pas davantage de mystère. D’ailleurs celui-ci nous a confié, au cours des discussions qui ont suivi cet exposé, qu’il avait longuement rencontré Duchamp à Cadaquès, lequel l’avait orienté vers Le Surmâle, à tel point qu’il n’avait qu’une seule idée en tête lorsqu’il lui fut donné de l’adapter pour la télévision : y faire entrer Duchamp et son cortège de doublures.

Toutefois, il demeure un mystère à mes yeux. Alors que Marcel Duchamp est décédé en 1968, et que, par testament, l’œuvre secrètement élaborée pour le Musée de Philadelphie est visible un an après, Averty ne va pas jusqu’au bout de l’entrecroisement du Surmâle avec l’œuvre définitive de Duchamp : il semble ignorer Étant donnés… (1946-1966), révélée au public en 1969. Les signes ne manquent pas qui renvoient de l’installation au roman.

Henri BÉHAR

CC