Tous les articles par Henri Béhar

Henri Béhar est l’un des principaux promoteurs des études lexicales assistées par ordinateur. Il a fondé et dirigé le Centre de recherches Hubert de Phalèse, une équipe de recherche destinée à promouvoir les études littéraires assistées par ordinateur. Dans le domaine culturel, il a mis en avant l’importance de la mise en contexte des textes littéraires. Spécialiste des avant-gardes, Henri Béhar a fourni des études historiques, textuelles ou génétiques sur Dada ou Breton. Il a également fondé et dirige le Centre de recherches sur le surréalisme, qui coordonne les travaux sur ce sujet. En parallèle à ses activités de recherche, Henri Béhar a introduit l’informatique dans les cours prodigués à l’Université, en créant une banque de données d’histoire littéraire utilisable par les étudiants.

« Théorie d’ensembles », L’Etoile-absinthe, n° 25-28, 1985, pp. 5-8 (avec Brunella Eruli).

Je reproduis ici un article portant deux signatures car la regrettée Brunella Eruli (1943-2012) m’avait particulièrement aidé à réaliser ce colloque, dans des conditions difficiles (j’avais alors la charge de présider l’université Paris III), en dépit de l’accueil chaleureux des responsables du Théâtre National Populaire. Le lieu avait été choisi en raison de la représentation d’Ubu Roi dans une mise en scène d’Antoine Vitez du 3 mai au 15 juin 1985 au Grand théâtre. (Voir les archives du spectacle : https://francearchives.gouv.fr/fr/facomponent/03955a97766d9d616bd481558d3d02d433b9064c).

Il faut bien reconnaître que les membres de la Société des Amis d’Alfred Jarry ne cachaient pas leurs réserves à l’égard de cette interprétation, ce qui se sent dans certaines interventions.

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« Avant la lettre. Les manuscrits sont-ils de la littérature ? », dans : Alfred Jarry, du manuscrit à la typographie, actes du colloque international, université de Reims, 21-22 février 2014. Textes réunis et présentés par Henri Béhar et Julien Schuh, Etoile-Absinthe, n° 132-133, SAAJ et Du Lérot éd., p. 13-25.

Annonce du colloque : Alfred Jarry, du manuscrit à la typographie (fabula.org)

Exposition : 45702.pdf (univ-reims.fr)

Sommaire

Henri Béhar & Julien Schuh, « Présentation »… p. 7
« De par ceci qu’on écrit l’œuvre » : manuscrits et génétique
Henri Béhar, « Avant la lettre. Les manuscrits sont-ils de la littérature? »… p. 13
Yosuké Goda, « Jarry face à la censure théâtrale »… p. 27
Henri Bordillon, « Marcueil dans le texte »… p. 49
Diana Beaume, « Paroles dégelées. A propos du manuscrit de Pantagruel »… p. 61
Julien Schuh, « La Dragonne, un “répertoire de l’irréalisé actuel” »… p. 79
Paul Edwards, « Collections et crocodiles »… p. 103
Eric Walbecq, « Jarry en toute lettre »… p. 115
Matthieu Gosztola, « Corner les pages, l’acte par quoi se déploie entièrement la genèse des critiques littéraires, ou Le livre-source accaparé comme manuscrit »… p. 127
« Il n’y a que la lettre qui soit littérature » : l’imaginaire graphique 777
Michel Arrivé, « Lettre, sens, littérature »… p. 1
Marc Décimo, « Alfred Jarry face à un régent »… p. 147
Aurélie Briquet, « Silences de L’Amour absolu : blancs et ponctuation »… p. 167
 « Rapide il imprime, il imprime, l’imprimeur » : édition et typographie
Alain Chevrier, « La présentation typographique des poèmes de Jarry »… p. 181
Edouard Graham, « Jarry à l’épreuve du fac-similé »… p. 199
Armelle Hérisson, « Le projet mirlitonesque et les opus Sansot »… p. 217
Clément Dessy, « La littérature en artisan »… p. 235
Vincent Gogibu, « Remy de Gourmont & Alfred Jarry »… p. 257
« On ne fait pas grand, on laisse grandir » : postérité
JJill Fell, « Une trajectoire polonaise »… p. 273
Anna Rykunova, « Alfred Jarry, Les Paralipomènes d’Ubu (1896) »… p. 287
Hélène Campaignolle & Sophie Lesiewicz, « Ubu version LivrEsC »… p. 299
Linda Stillman, « De l’exposé à l’exposition : Collectionner Jarry »… p. 327

Annonce du volume sur Fabula : H. Béhar et J. Schuh (dir.), Alfred Jarry, du manuscrit à la typographie (fabula.org)

Texte intégral du volume accessible sur le site de la SAAJ : etoile_absinthe_132_133.pdf (alfredjarry.fr)

Bonnes pages : Bonnes_pages_EA132-133.pdf (alfredjarry.fr)

Alfred Jarry, du manuscrit à la typographie, Actes du Colloque international, Université de Reims Champagne-Ardenne, 21-22 février 2014, textes réunis par Henri Béhar et Julien Schuh,  SAAJ & Du Lérot éditeur, Paris & Tusson, 2014, EAN13 : 9782355480935. 344 pages.

Présentation par Henri Béhar & Julien Schuh

En réaction au livre de son époque, de plus en plus standardisé, reproduit à des milliers d’exemplaires identiques par des presses toujours plus perfectionnées, mais dont la qualité, pour faire baisser son coût, ne cesse de décroître, Jarry cherche à concevoir une forme de livre artistique, échappant à la reproductibilité absolue de la marchandise. La limitation des tirages, la création de gravures originales, l’utilisation de techniques archaïsantes et artisanales et le développement d’une esthétique de la synthèse sont destinés à rendre à ces objets une aura d’unicité et à promouvoir d’autres modèles de réception, fondés sur la suggestion, par refus d’une lecture standardisée. C’est cet intérêt pour l’aspect concret de l’expérience littéraire chez Jarry qui a servi de fil conducteur aux intervenants de ce colloque, organisé par la Société d’Alfred Jarry et le Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires (CRIMEL-EA3311) de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, dirigé par JeanLouis Haquette, et soutenu par la Ville de Reims. «De par ceci qu’on écrit l’œuvre » : manuscrits et génétique Le travail sur l’édition des Œuvres complètes de Jarry aux éditions Garnier Classiques a entraîné un retour aux manuscrits, dont certains n’avaient plus été exhumés depuis des décennies. On sait que Jarry gardait tous ses brouillons, de manière quasi maniaque, ce qui lui avait permis de constituer le recueil de textes de jeunesse Ontogénie, ou l’autorisait à piocher dans ses inédits pour compléter ses œuvres en cours. Après une mise au point d’Henri Béhar, qui s’interroge sur le statut de ces objets manuscrits dans notre tradition éditoriale, Yosuké Goda, Henri Bordillon, Diana Beaume et Julien Schuh Henri Béhar & Julien Schuh 8 analysent les dossiers de certains textes de Jarry (Pantagruel, La Dragonne…) dont les singularités remettent en cause les genres établis et les formes habituelles du livre. Ces questions touchent également sa pratique épistolaire, analysée par Paul Edwards, Éric Walbecq et Matthieu Gosztola, qui s’échappe souvent vers la création littéraire ou la critique. « Il n’y a que la lettre qui soit littérature » : l’imaginaire graphique Jarry invite son lecteur à voir la typographie plutôt qu’à lire le sens des phrases, en faisant par exemple du graphème X un élément central du recueil, un linéament symbolisant à la fois le sablier, le signe de l’infini (∞), la croix du Christ ou des tombeaux ou encore la forme d’une chouette effraie. Comme les gravures anciennes de L’Ymagier, comme ses propres dessins synthétiques qui se détachent sur fond obscur, les textes de Jarry sont destinés à être lus comme des emblèmes dont les lignes simplifiées sont susceptibles de plusieurs interprétations. Les jeux entre la lettre et le sens font l’objet des interventions de Michel Arrivé, qui compare les théories de Jarry et de Saussure, et de Marc Décimo, qui présente la biographie d’un de ces rénovateurs de l’orthographe qui fit les délices de Jarry chroniqueur, Jean-Marie Chappaz; Aurélie Briquet, quant à elle, explore plus largement les relations d’un texte comme L’Amour absolu à sa mise en page. «Dépliant et expliquant, décerveleur, / Rapide il imprime, il imprime, l’imprimeur »  : édition et typographie L’intérêt de Jarry pour la typographie se révèle très tôt. En juin 1894, il envoie une lettre à Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France, à propos de la mise en page de «Haldernablou», première œuvre de fiction acceptée dans les colonnes de la revue : «À propos des épreuves, j’ai comparé avec effroi la longueur des vers des Chœurs avec le format du Mercure. Je crois qu’il faudra du sept romain, et au surplus j’aime mieux vous laisser carte blanche pour les caractères, je reconnais que je suis encore d’une assez grande inexpérience typographique.» Remy de Gourmont, qui l’introduit dans le Mercure et lui sert de mentor, est lui-même adepte des expérimentations typographiques. Ensemble, ils publient à partir de 1894 la revue L’Ymagier, qui reproduit souvent des fac-similés de pages de livres anciens pour la beauté de leurs caractères. Jarry s’inspire des livres de Gourmont dans la composition des pages de titres des Minutes de sable mémorial et de César-Antechrist. Les deux écrivains se brouillent en 1895; Jarry crée en janvier 1896 une revue d’estampes concurrente de L’Ymagier, Perhinderion, pour laquelle il fait fondre spécialement une police de caractère inspirée de celles de la Renaissance : «On a retrouvé pour nous les poinçons des beaux caractères du quinzième siècle, avec les lettres abréviées, dont nous ne donnons qu’un exemple imparfait avec Présentation 9 nos deux chapitres de Sébastien Munster, mais qui seront fondus avec le plus grand soin et serviront spécialement à nos textes à partir du fascicule II» («Premier son de la messe», Perhinderion, n° 1, mars 1896, n. p.). Jarry a commandé ces caractères d’imprimerie Mazarin à Renaudie, l’imprimeur du Mercure de France, en mars 1896. Il pouvait se permettre ce genre de dépenses, venant de toucher son héritage paternel; cette fonte ne servira que pour l’impression du deuxième et dernier numéro de Perhinderion, et pour Ubu roi, dont l’achevé d’imprimer du 11 juin 1896 précise qu’il a été composé « avec les caractères du Perhinderion». Endetté, Jarry vendit ces caractères à Renaudie peu de temps après; on les retrouve dans certaines publications de l’époque. La plaquette de Paul Fort, Louis XI, curieux homme, parue la même année, utilise également ces caractères; la troisième page de l’ouvrage précise : «Imprimé avec les caractères du Perhinderion». L’Intermède pastoral de Ferdinand Herold (Paris, Le Centaure, 1896) utilise aussi le Mazarin de Jarry. Les caractères du titre d’Ubu roi, réutilisés en 1897 en couverture du Vieux Roi de Gourmont, ne sont pas ceux du Perhinderion, comme on l’écrit parfois; on les trouve déjà, dans différents corps, dans Le Livre d’Art, dès le premier numéro de mars 1896. Cette attention à la typographie oriente les investigations d’Alain Chevrier sur la manière dont les poèmes de Jarry ont été remis en page depuis leur première édition; d’Édouard Graham, qui replace dans le contexte de l’époque l’édition autographique de L’Amour absolu ; et d’Armelle Hérisson, qui analyse les dossiers des opuscules de la collection mirlitonesque chez Sansot que Jarry n’a pas finalisés. Clément Dessy et Vincent Gogibu explorent de leurs côtés les relations de Jarry avec deux autres amoureux de la chair des livres : Max Elskamp et Remy de Gourmont. «On ne fait pas grand, on laisse grandir » : postérité Les expérimentations typographiques de Jarry inspirent écrivains et artisans du livre tout au long du siècle qui suit sa mort («On ne fait pas grand, on laisse grandir», déclare-t-il dans Le Surmâle). Ses dessins et gravures volontairement synthétiques font l’objet de réappropriation par des artistes comme Miró ou Picasso ; les attributs d’Ubu sont réimaginés par ses illustrateurs, et les typographes traduisent dans la forme même des livres leurs interprétations de son esthétique. Jill Fell décrit la tragique histoire des passeurs polonais d’Ubu roi. C’est une expérience d’illustration et de livre d’artiste beaucoup plus récente, celle de Serge Chamchinov, qu’analyse Anna Rykunova. Du livre à la bibliothèque numérique, Hélène Campaignolle et Sophie Lesiewicz présentent la place de Jarry dans la base de données LivrEsC, consacrée au livre comme espace de création. Enfin, Linda Stillman livre le point de vue d’une collectionneuse passionnée par Jarry dans le récit de la constitution de sa collection de manuscrits et d’éditions originales placée sous le signe de la gidouille.

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Ci-dessous, l’article en plein texte :

Avant la lettre
Les manuscrits sont-ils de la littérature ?

Henri Béhar

L’expression « avant la lettre » s’emploie généralement pour désigner une lithographie tirée sans sa légende. Ayant la redoutable charge de parler le premier, avant tous les spécialistes du manuscrit, de la lettre, de la chose imprimée, je me situerai donc un peu en avant, posant la question de l’innocent qui ne comprend pas pourquoi les amateurs se livrent à d’impitoyables enchères, visant à acquérir qui une page manuscrite autographe, qui une édition princeps, qui un livre illustré avec des gravures originales.

À force de scruter les brouillons et les moindres notes des écrivains, j’en viens à me demander quelle nécrophilie nous pousse à exhumer ce qu’en règle générale et pour tout autre artisanat on éloigne d’un balai négligent vers la corbeille à papiers.

À plusieurs reprises des éditeurs m’ont demandé de leur désigner le plus beau manuscrit français du XXe siècle. Je n’ai jamais hésité depuis que je l’ai vu dans l’atelier de son auteur et entre les mains de sa destinataire : c’était, pour moi, le manuscrit d’Arcane 17, soigneusement ordonné par André Breton et depuis lors conservé par Elisa. C’était bien le manuscrit de premier jet, comme on dit, et non pas une copie plus ou moins remaniée pour l’imprimeur. Je fis en sorte de trouver un éditeur aussi fou que moi pour partager mon opinion et livrer au public un fac-similé intégral de l’ouvrage, accompagné de sa transcription non moins intégrale. Et puis, devant la difficulté que j’avais eue à déchiffrer des mots rayés et surchargés qui, immanquablement, me ramenaient à l’écrit initial, autrement dit pour un gain intellectuellement quasi nul, je jurai qu’on ne m’y reprendrait plus. Pour moi, le plus beau manuscrit du XXe siècle serait le dernier que j’aurai publié.

En préparant la nouvelle édition des Œuvres complètes d’Alfred Jarry pour les Classiques Garnier, nous nous étions fixé, mes collaborateurs et moi, l’ambition de fournir l’équivalent du Corneille par Marty-Lavaux, du Racine par Paul Mesnard, voire de Mme de Staël par la comtesse Jean de Pange, dans la collection Les Grands Écrivains de la France, dont j’ai constaté, au passage, qu’elle était actuellement disponible sous forme numérique. Et voilà que l’épreuve recommençait, sous une forme différente certes, mais dans la même intention, comme s’il y avait un mystère à découvrir sous les mots des manuscrits autographes ! Comme si la chaîne éditoriale était organisée de façon à perdre ce qui faisait tout le prix d’un manuscrit et comme si nous, pauvres tâcherons des lettres, n’avions pas mieux à faire que de rassembler les poussières d’un trésor enfoui !

J’ai donc pensé qu’il valait la peine de marquer une pause et de s’interroger sur une pratique plus que séculaire, afin d’en examiner la pertinence actuelle.

Rappel : objectif du colloque

Contrairement à la loi d’entropie généralisée, qui touche aussi bien l’écriture autographe, plus le temps passe et plus les manuscrits d’Alfred Jarry remontent à la surface. La nouvelle édition des Œuvres complètes d’Alfred Jarry, à laquelle je me réfère, nous a conduits à y recourir systématiquement pour l’établissement du texte et des variantes. Il convient d’aller plus loin, et de montrer Alfred Jarry à l’œuvre, devant la page blanche, et ensuite face aux épreuves (je parle ici du texte imprimé tel qu’il sort de la composition), enfin dans ses choix typographiques.

Le retour vers les éditions originales, qui sont souvent des ouvrages d’art, dont le papier, les illustrations et la disposition typographique, choisis avec soin, ne sont pas maintenus dans les éditions ultérieures, demande, lui aussi, une réflexion, voire l’établissement d’une stratégie et même d’une charte collective. À cet égard, la Bibliothèque Municipale de Laval a joué un rôle central par une politique constante d’acquisition de manuscrits et d’éditions originales, et une numérisation systématique de ses achats :

http://alfredjarry.fr/oeuvresnumerisees/index.php

S’y ajoute le catalogue des Archives départementales : Alfred Jarry, Autour d’un testament. Catalogue d’archives par Joël Surcouf, Laval, Archives départementales de la Mayenne, 2007 ; ainsi que le volume du précédent colloque de notre Société, Jarry et les Arts disponible en ligne :

http://alfredjarry.fr/amisjarry/fichiers_ea/etoile_absinthe_115_116reduit.pdf

et plus largement la collection de la revue l’Etoile-Absinthe, source de nombreux documents : http://alfredjarry.fr/amisjarry/saaj/etoileabsinthe.htm

Le protocole d’édition

Les collaborateurs pressentis par les éditions Classiques Garnier ont reçu un protocole consignant les principes devant guider leur travail.

Sans divulguer ici des secrets industriels, je crois pouvoir dévoiler les règles perpé- tuées par une maison d’édition pluriséculaire.

Des éditions scientifiques qui font date

L’éditeur entend ne publier que des ouvrages d’érudition de la plus haute tenue scientifique. Ce caractère est justifié tant par l’établissement du texte que par l’annotation.

Ces deux traits relèvent d’une tradition dite philologique, qui remonte, nous le verrons, aux perspectives tracées par la Nouvelle Sorbonne, au début des années 1900.

Choix du texte

Par définition, l’éditeur ne publie que des œuvres « classiques », celles qu’on enseignera, à quelque niveau que ce soit du système éducatif. Tel est bien le cas pour l’œuvre de Jarry qui, quoi qu’on en dise, figure bien au programme du Collège de ’Pataphysique et, depuis 1985 dans les Petits Classiques Larousse, sans parler du Livre de Poche et de la Bibliothèque de la Pléiade.

Il doit s’agir d’un texte approuvé et revu par l’auteur avant son décès.

L’usage veut que l’on choisisse comme point de départ la dernière version approuvée par l’auteur. Toutefois, ce n’est qu’un usage, et il est tout à fait possible de partir d’une autre version, pourvu que le choix en soit justifié.

Pour ce qui concerne notre auteur, le problème ne se pose que très peu, puisqu’il n’a laissé que peu de manuscrits inachevés et inédits, à l’exception de La Dragonne, dont un chapitre parut en revue de son vivant. Toutefois, des choix doivent être explicités dans le cas des œuvres posthumes : Jarry a projeté un regroupement d’articles déjà parus en revue (La Chandelle verte).

Établissement du texte

Résolument moderne dans son respect de la tradition, notre éditeur préconise deux éditions simultanées pour le même ouvrage. L’une virtuelle, l’autre sur papier.

1. Pour la version électronique : l’établissement sera rigoureusement diplomatique, seul moyen d’étudier ultérieurement des pratiques d’atelier, des évolutions orthographiques, etc.

Rappelons qu’on nomme « diplomatique » la reproduction la plus fidèle possible d’un texte. Et quoi de plus fidèle que le cliché de chaque page (on parle aujourd’hui de scan) accompagné d’une transcription typographique ?

Dans ce cas on corrigera les coquilles d’imprimeur, en l’indiquant dans les notes.

2. Pour l’édition imprimée, l’éditeur distingue les œuvres antérieures au XVIIe siècle des suivantes. Les premières ont leur modèle canonique : les règles appliquées par Paul Laumonier (1867-1949) dans son édition des Œuvres complètes de Ronsard, ce qui nous renvoie explicitement à Lanson et à son école.

À partir du XVIIe siècle, il suggère d’adopter une graphie moderne, notamment pour l’accentuation et la ponctuation, tout en respectant l’usage ancien pour les capitales ainsi que l’orthographe originale à la rime, au cas où la modernisation produirait une rime fausse.

Les changements systématiques ou ponctuels seront évidemment signalés en note.

Une attention particulière est accordée aux variantes, numérotées alphabétiquement pour chaque page, mais placées à la fin du texte lui-même. Cette disposition typographique est sans doute la plus discutable, dans la mesure où elle oblige le lecteur à une petite gymnastique manuelle et intellectuelle. Mais elle sera compensée par l’image, dans l’édition numérique.

C’est pourtant, semble-t-il, ce qui confère à l’édition son caractère absolument scientifique, dès lors que toutes les publications classiques, y compris au format de poche, sont désormais abondamment annotées.

Les consignes concernant l’annotation sont des plus précises. La paraphrase, ou ce qui lui ressemble, est rigoureusement proscrite. En revanche, la place n’est pas mesurée aux notes de type historique, linguistique et référentiel.

D’expérience, je dirai qu’il ne faut pas écraser le texte de Jarry sous l’érudition, ni éloigner le lecteur par de longues citations allogènes. Seules des considérations pratiques doivent nous guider, par exemple lorsque le texte auquel on fait référence n’est plus accessible.

Enfin, pour en terminer avec ces consignes, il est recommandé d’offrir au lecteur un glossaire et un index des noms propres, voire topographique, le cas échéant. Inutile dans l’édition numérique, puisque la machine recherche tout mot à la vitesse de la lumière, l’index s’impose évidemment pour la version papier. En revanche, l’établissement d’un glossaire jarryque ne nous a pas paru indispensable, au stade où nous en sommes, puisque les mots singuliers sont expliqués et commentés dans les notes, avec des renvois d’une occurrence à l’autre.

Dans plusieurs cas, notamment pour les articles de la Chandelle verte, s’est posée la question des annexes et des appendices. Là encore, ces documents méritent d’être reproduits s’ils ne sont plus accessibles, dans la mesure où ils sont nécessaires à la compréhension de l’environnement ou des sources de l’œuvre.

Quelle justification ?

Un observateur venu d’ailleurs, étranger à nos travaux, serait en droit de dire qu’à l’exception de quelques mentions du numérique, un tel protocole ne diffère en rien de ce qui pouvait commander les éditions savantes du XIXe siècle.

Or, ils sont nombreux ceux qui, comme nous, ont souscrit un tel protocole dans le souci de produire des éditions scientifiques des auteurs modernes et contemporains. Est-ce à dire que rien n’aurait changé depuis la fondation de notre science de la littérature ?

Nous allons voir que, sans renier le passé, il s’agit ici de dépasser les méthodes traditionnelles dans le double but de servir les auteurs et le public d’aujourd’hui.

Les manuscrits comme documents

Pour les pères fondateurs de ce type d’éditions, il convenait de distinguer la « masse de documents – manuscrits ou imprimés – qui ne sont que documents » des œuvres littéraires elles-mêmes1.[1 Gustave Lanson, Essais de méthode de critique et d’histoire littéraire rassemblés et présentés par Henri Peyre, Hachette, 1965. L’article auquel je me réfère, « La méthode de l’histoire littéraire », a paru dans la Revue du mois le 10-10-1910.]

Celles-ci se définissent selon le public d’une part ; selon leur caractère intrinsèque d’autre part. En d’autres termes, ce qui fait la littérature pour Lanson, c’est la littérarité. Et si, d’un bond, je me porte à la lecture de Roman Jakobson, je retombe sur la même aporie.

Alors voyons ce que sont ces documents qui ne sont que documents. Comment s’articulent-ils avec la littérature ? Ne seraient-ils qu’objet de la science littéraire ?

Pour connaître un texte, Gustave Lanson énumère neuf questions auxquelles le professionnel doit pouvoir répondre. Il serait fastidieux de les citer tout du long. Retenons qu’elles concernent l’authenticité du texte, sa pureté et son intégrité, sa datation, ses transformations depuis l’édition originale, son élaboration, son sens littéral, puis litté- raire, les modalités de son élaboration, sa fortune (aujourd’hui transformée en réception critique), pour finir.

Tel est le travail assigné à l’éditeur scientifique, qui doit aussi pouvoir répondre à un dixième objectif : établir les rapports de la littérature à la vie, à la société.

La tâche est ardue. Elle ne concerne pas les seuls professionnels de la littérature puisque ceux-ci travaillent pour le public, pour la nation même, dirai-je, en reprenant les termes de Lanson.

Pour illustrer cet aspect du travail d’édition critique que nul ne conteste jusqu’à présent, je prendrai l’exemple canonique des deux manuscrits des Gestes et opinions du Dr Faustroll. Loin de relever de la seule érudition, le relevé des variantes et leur comparaison permet de mesurer les variations du goût du Docteur (et par voie de conséquence de l’auteur) pour tel ou tel livre pair et, dans chaque livre, pour des images hétéroclites, constitutives désormais de son univers mental. Il en va de même pour les changements de dédicaces ou de dédicataires, thermomètres de ses affections. Inutile d’en dire davantage : sur le plan de la fabrique du texte, le lecteur trouvera toute satisfaction dans les diverses éditions de ce « roman néo-scientifique », au format de poche ou in 8°, dont la dernière récapitule tous les acquis précédents, ajoutant de nouvelles perspectives, comme il se doit.

Nos documents

Le mythique manuscrit d’Ubu roi, que Paul Fort prétendait avoir sauvé du feu, n’est toujours pas apparu2. [2. Paul Fort, Mes mémoires, Flammarion, 1944, p. 52. Il laisse entendre que Jarry hostile à l’édition d’Ubu, allait brûler le manuscrit que ses amis avaient mis en ordre, et se le fit arracher après un violent combat.]

Cependant, notre équipe éditoriale a pu consulter, pour le plus grand profit des lecteurs, une belle moisson de manuscrits d’Alfred Jarry, de premier jet, qui n’avaient pas été montrés à l’Expojarrysition du Collège de ’Pataphysique, en 1953. Peu soucieux d’établir un palmarès, je me contenterai, ici, d’évoquer les lieux où se trouvent les plus intéressants documents autographes.

À tout seigneur, tout honneur. Je citerai en premier les trésors jarryques conservés par la Bibliothèque municipale de Laval, qui n’est sans doute pas la première ni la plus riche en ce domaine, mais qui a la volonté de capitaliser, dans la mesure de ses moyens, toute la documentation de première main relative à son illustre concitoyen, comme l’a prouvé, par exemple, le colloque réuni en ce même lieu pour le centenaire de son décès. En outre, elle a adopté une politique d’ouverture internationale en faisant numériser tout ce qu’elle détient, et qui est donc accessible par le réseau.

Cette bibliothèque a donc acquis les manuscrits suivants, que l’on peut consulter sur le réseau au format PDF :

Albert Samain, 1905. La Dragonne, 1906. Spéculations, Ms avant 1907.

Ubu sur la butte, Ms rédigé sur un exemplaire imprimé d’Ubu-Roi, 1901. Ubu Roi, addition à la scène finale arrangée pour Guignol, Ms, 1901. L’Objet aimé, Théâtre mirlitonesque, 1903.

Messaline Roman de l’ancienne Rome. Ms avant 1901. Le Surmâle, Ms avant 1902.

C’est dire que le lecteur désireux d’identifier la graphie de Jarry, ou de voir l’allure que prenait une page des Spéculations, la réécriture d’un texte, l’occupation de la page, la dynamique de l’écriture, en somme, peut satisfaire sa curiosité.

Toutefois, notre travail ne saurait s’arrêter là, et notre équipe a dû et pu consulter les manuscrits se trouvant dans les autres bibliothèques publiques de France.

Au total, c’est une centaine de documents autographes de Jarry ou relatifs à son œuvre. Ils se trouvent aux Archives départementales de Quimper ; à la Bibliothèque Municipale de Reims, et surtout à la BLJD avec le Faustroll ayant appartenu à Tristan Tzara, la Conférence sur les Pantins, le Projet de réunion des 3 Ubus, sans compter la correspondance à Rachilde, Vallette et tous les compagnons du Mercure de France ; la précieuse « Inscription mise sur la grande histoire de la vieille dame », « La bataille de Morsang » destinée à La Dragonne, la première partie de La Papesse Jeanne, un fragment de Léda, et les inattendues notes prises au cours de Bergson par Jarry lui-même.

À côté de ces richesses, les rares documents manuscrits autographes conservés à la BnF font pâle figure. Outre la correspondance, ils se rapportent à L’Amour absolu et Les Jours et les Nuits.

Enfin, le Musée Picasso détient une lettre de Jarry au jeune Maître.

Le commerce du document manuscrit et, plus précisément, l’absence de politique nationale en ce domaine, a fait qu’un bon nombre de pages écrites par Jarry se retrouvent désormais aux USA.

On en trouvera le catalogue exhaustif en appendice. Pour ne pas lasser l’auditoire, citons les plus belles pièces : Ontogénie, Léda, La Dragonne, acquis par Carlton Lake, accessibles au Harry Ransom Center de l’Université d’Austin, au Texas.

L’université de Yale, quant à elle, s’est distinguée par l’achat de la bibliothèque de F.T. Marinetti et de ses relations. C’est ainsi que, outre des lettres de Jarry au directeur de Poesia, on y trouve des épreuves du théâtre mirlitonesque et des pages désormais recueillies dans La Chandelle verte.

Pour des raisons que je ne m’explique pas, un certain nombre de collectionneurs, en France ou ailleurs, tiennent à conserver l’anonymat. Ainsi n’est-il possible de consulter qu’en photocopie les manuscrits de Faustroll, Ubu cocu, Les Jours et les Nuits… Leurs variations ont néanmoins été exploitées.

Comment et pourquoi les manuscrits autographes nous parviennent-ils ?

Le truisme a été maintes fois relevé : tout travail d’établissement des textes à partir des manuscrits ne peut s’effectuer que dans la mesure où quelqu’un (l’auteur en particulier, mais pas seulement lui) a pris soin de conserver différents états du manuscrit, allant du brouillon, de la première idée jetée sur le papier, tout ce qu’à la suite de Jean Bellemin-Noël on nomme « avant-texte » d’une part, jusqu’au manuscrit définitif, puis aux épreuves corrigées, enfin au « texte » proprement dit, garanti authentique par le BAT (Bon à tirer) de l’auteur, sans parler des copies postérieures à l’impression réalisées par l’auteur lui-même à diverses fins, et, bien entendu, les multiples rééditions.

À l’ère de Gutenberg, l’idée de conserver un manuscrit antérieur à l’édition originale ne pouvait avoir qu’une valeur esthétique, sentimentale ou symbolique.

Avec l’âge, la mémoire ne conserve que les mauvais souvenirs, et je me souviens très exactement des platitudes que me servit un illustre sorbonicole quand, en présentant une étude littéraire du poème Adonis de La Fontaine pour l’agrégation, je fis observer que l’auteur l’avait fait calligraphier par… Nicolas Jarry pour l’offrir à Fouquet en 1658.

Certes, le manuscrit calligraphié n’est pas l’autographe, et il relève d’une certaine tradition esthétique. Cependant, il n’en témoigne pas moins de la valeur symbolique que son commanditaire, qui se trouve être l’auteur lui-même, accorde à la copie de son propre manuscrit, ainsi qu’à la reliure qui va lui servir de protection et d’écrin pour les siècles futurs.

En dépit de ce léger déplacement, retenons cette date, au mitan du XVIIe siècle : elle marque, globalement, le moment où le manuscrit prend une valeur autonome et va faire l’objet d’appréciations diverses, ouvrant la voie à une fonction spécifique de la librairie. Encore le poète, par modestie me semble-t-il, considérait que sa propre écriture ne méritait pas de passer à la postérité.

La valeur marchande du manuscrit, qui n’a fait que croitre avec le temps, fera l’objet de plusieurs communications, qui ne sont pas sans rapport, évidemment, avec la qualité attribuée à l’œuvre elle-même.

Encore qu’ils n’aient pu y échapper pour leurs propres travaux, cet aspect muséal et commercial de la chose littéraire ne venait pas à l’esprit des vertueux pères fondateurs de la IIIe République des Lettres. Pour eux, l’avant-texte était d’abord et avant toute chose, la marque d’un travail qui, comme tout travail manuel, méritait le respect, voire une certaine sacralisation : la reproduction mécanique pouvait multiplier les erreurs à l’infini, seul le manuscrit, issu de la volonté contrôlée de l’auteur, faisait foi. Mis à part l’aspect juridique de la démarche (ce qu’on nomme critique d’attribution, qui peut s’exercer dans le cas du Théâtre mirlitonesque de Jarry, par exemple), on voit l’idée prédominante qui fait de l’auteur l’autorité suprême (en le rendant par là-même seul responsable devant la loi) et qui, surtout, cherche à retracer la démarche par laquelle on atteint au chef d’œuvre. Au manuscrit comme objet d’art, pièce de collection, succède le manuscrit comme témoin du progrès artistique. En 1923, Gustave Rudler résumait ainsi les principes de l’édition critique : « éclairer les procédés d’invention, la marche de la pensée, le mouvement du style, en un mot la genèse de l’œuvre. » (Techniques, p. 81) Il parle bien de genèse, ouvrant la voie à tout un pan de la critique actuelle, la génétique, pour tout dire. En vérité, élève de Lanson, il s’en tiendra aux règles d’établisse

ment des textes telles que je les ai rappelées précédemment, consignées dans le contrat évoqué, dont on peut dire, sans choquer personne, qu’elles relèvent d’une idéologie positiviste. S’il faut accompagner l’édition scientifique d’un texte avec des notes de caractère encyclopédique d’une part (appelées par un chiffre) et un relevé des variantes (appelé par une lettre en exposant) d’autre part, c’est pour aider à la compréhension de l’ouvrage, bien entendu, mais aussi à l’appréciation esthétique. Le travail du texte ne peut que viser à la perfection en tenant compte des règles établies (accord des temps, des genres, du nombre) ou implicites, notamment pour ce qui concerne l’euphonie, le rythme. En somme, en ramenant au jour la version initiale d’une phrase, d’un segment, le critique agit en admirateur de la belle ouvrage. On en a même vu, appartenant à la même école lansonienne, tirer de ces relevés de variantes des recommandations en matière de beau langage (voir Albalat).

Ce temps est révolu. De même, la critique savante, de nos jours, n’accorde plus une valeur suprême au dernier texte publié ou révisé par l’auteur de son vivant, dans la mesure où seule la mort cérébrale de l’individu atteste la fin des retouches. Certains éditeurs scientifiques en viennent parfois à inverser la règle en publiant in extenso un état primitif de l’œuvre, comme il nous est arrivé avec Ubu cocu. Non que cet état fût meilleur que d’autres, mais parce qu’il témoignait plus précisément de l’écriture juvénile, et parce qu’on évitait au lecteur d’avancer en regardant constamment dans le rétroviseur ou, plus précisément, en se référant aux pages finales où sont malencontreusement placées les variantes.

En tout état de cause, le matériel fourni dans ces variantes est utile au généticien, comme un fragment d’ADN pour le biologiste. Mais il n’est en rien l’ADN intégral que réclament les études génétiques.

Perspectives génétiques

À en croire l’état présent de la recherche littéraire en France, il semblerait que, de toutes les méthodologies pratiquées naguère ne restent plus que la sociologie littéraire et la critique génétique, bien vivante celle-là, avec ses revues, ses collections, ses instituts. À la différence de la traditionnelle critique textuelle – à laquelle elle se réfère au besoin –, celle-ci se présente comme une dynamique, en relation par conséquent avec les approches statiques antérieures.

À l’exception de quelques articles ponctuels, signalés dans la bibliographie préparatoire de ce colloque, ce n’est pourtant pas le cas pour ce qui concerne l’œuvre de Jarry, prise dans son ensemble ou même à l’unité. Raison de plus pour le provoquer, en dépit des difficultés rencontrées. Et je ne cacherai pas ma satisfaction d’avoir vu apparaitre les propositions d’intervention qui constituent, sans aller plus loin, la présente matinée.

Diana Beaume traitera d’un texte inachevé, infini ; Yosuké Goda nous proposera une relecture génétique d’Ubu sur la butte, et Julien Schuh cherchera à sortir par le haut de sa lecture du manuscrit de La Dragonne.

Les manuscrits comme littérature

Quelle que soit la façon dont nous sont parvenus ses manuscrits, il est clair que Jarry les tenait pour des objets ou, mieux, des faits littéraires.

D’une part, son travail relève de ce que les généticiens nomment « l’écriture à déclenchement rédactionnel », sans plan préconçu, sans brouillons, quasiment sans retouches. Chacun ici connait par cœur la manière de faire attribuée à un personnage de Les Jours et les Nuits dont les traits réfèrent à l’auteur lui-même : « Sengle construisait ses littératures, curieusement et précisément équilibrées, par des sommeils d’une quinzaine de bonnes heures, après manger et boire ; et éjaculait en une écriture de quelque méchante demi-heure le résultat. » Paradoxalement, mais cela ne peut surprendre les lecteurs de Faustroll, s’y retrouvent les principes d’une écriture à programme, qui, par principe refuserait tout programme autre qu’une construction stable et symétrique.

D’autre part, et c’est de ma part un simple constat, nous avons pu dresser la liste d’un millier de pages d’états du texte antérieurs à l’impression, allant du brouillon véritable au manuscrit autographe fourni à l’imprimeur. Et cela dans tous les genres pratiques par Jarry : théâtre, roman ou récit, recensions et articles spéculatifs. Certains textes intégraux (Les Jours et les Nuits, Gestes et opinions du Docteur Faustroll), retrouvés chez des collectionneurs, ont pu faire l’objet d’une transaction financière. D’autres sont restés entre les mains d’un ami, d’un éditeur, ou simplement abandonnés dans les bureaux de la revue qui les avait publiés.

Un dossier en particulier sollicite l’attention du lecteur et, par voie de conséquence, du généticien. C’est celui sur lequel Jarry a porté, de sa main d’adulte, le vocable Ontogénie, le faisant suivre de cette mention : « Pièces antérieures aux Minutes, quelques-unes postérieures à Ubu roi, et qu’il est plus honorable de ne pas publier. » Tous les éditeurs qui ont eu affaire à cet ensemble ont su apprécier la démarche du bonimenteur alléchant le public en lui montrant des documents inédits, susceptibles d’éclairer les deux versants de l’œuvre et en lui refusant la lecture. Ils ont tous conclu de la même façon, en publiant cet ouvrage posthume qui renvoie à la théorie de Haeckel, selon qui « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse », ou, en d’autres termes, que le développement individuel d’un organe reproduit les étapes de l’évolution de certains de ses ancêtres. Ce qui, soit dit en passant, autorise à l’avance toutes les spéculations génétiques !

Cette posture, caractéristique du dandysme littéraire, confirme ce qu’on n’osait exprimer ouvertement : Jarry est un écrivain qui refuse d’être qualifié comme tel, qui se refuse le droit de le paraitre, et qui fera tout pour que le produit de son travail relève de la littérature.

À cet égard, il convient de s’attarder particulièrement sur un manuscrit que nul n’a jamais vu, en dehors des personnages de fiction qui apparaissent dans Faustroll. Je veux parler du 28e livre pair, confié par le Docteur Faustroll à l’Huissier Panmuphle : « … voici un livre, par moi manuscrit, que vous pouvez saisir vingt-huitième et lire, afin non seulement de prendre patience, mais de plus probablement me comprendre au cours de ce voyage sur la nécessité duquel je ne demande pas votre avis. » (CGarnier, t. III, 66) Double fonction du manuscrit : distraire, comme tout récit ; établir un lien de sympathie, de compréhension, entre ces deux êtres de fiction. Tandis que le premier dénombre ses livres pairs, le second « …commençait de lire le manuscrit de Faustroll dans une obscurité profonde, évoquant l’encre inapparente de sulfate de quinine aux invisibles rayons infrarouges d’un spectre enfermé quant à ses autres couleurs dans une boîte opaque ; jusqu’à ce qu’il fût interrompu par la présentation du troisième voyageur. » (p.72) Mise en abyme si profonde qu’on n’y voit goutte, puisque le manuscrit est écrit à l’encre sympathique, et qu’on tente de le lire dans l’obscurité ! Mais mise en abyme partielle, puisque ledit texte n’est pas, comme À la recherche du temps perdu, la totalité du roman que nous tenons entre les mains, mais seulement les éléments de pataphysique mentionnés au chapitre VIII du livre II.

Dans ce cas, le manuscrit semble bien avoir été préservé, comme bien des matériaux passés entre les mains de Jarry, à des fins de réutilisation, celui-ci pratiquant la politique des restes.

Conclure

D’un manuscrit l’autre, d’un usage à l’autre, de la collectionnite à l’exigence scientifique, je me rends compte que je n’ai toujours pas défini le concept de littérature avec lequel le manuscrit prétendrait rivaliser.

Outre le fait que j’ai déjà tenu cette gageure en 10.000 signes pour une encyclopédie semée à tous vents, désormais épuisée (on en trouvera le texte in extenso sur ma page personnelle : http://henri.behar.pagesperso-orange.fr/Documents/Editions. htm), on voudra bien considérer l’évolution du statut du manuscrit, sacralisé tant par les marchands que par les auteurs eux-mêmes. Les premiers, parce que tout fait vente ou ventre ; les seconds parce qu’ils tiennent à préserver le seul bien matériel sur lequel ils ont encore prise, parce qu’il est propriété privée, trace unique de l’intime. C’est Apollinaire qui disait : « Il faut tout publier. » Ce qui revient à dire que tout est littérature. À ceci près qu’on assiste, au cours du temps, à un changement d’instances : c’est désormais le propriétaire du texte qui décide de sa nature littéraire ou non, mais il faut que l’auteur soit connu pour qu’un éditeur (ou un marchand d’autographes) prenne le document en considération. Tel est le tourniquet dans lequel nous nous trouvons enfermés.

238. « Compter les Minutes », L’Étoile-absinthe, n° 126-127, 2011, p. 176-196.

L’Étoile-absinthe – tournée 126-127 – commentaire pour servir à la lecture des Minutes de sable mémorial

Sommaire :

Présentation
Blason
Alain Chevrier: « Un monogramme caché dans le blason des Minutes »
Linteau
Diana Beaume: « Quelques remarques sur le “Linteau” des Minutes de sable mémorial et les “bordures” du chaos régulier »
Lieds funèbres
Diana Beaume: « Les revers du jeu macabre dans les “Lieds funèbres” »
Les trois meubles du mage
Yosuké Goda: « Du vampirisme littéraire »
Guignol
Diana Beaume: « “L’Autoclète” : Résonnances esthétiques de la magie de l’espace feuilleté »
Julien Schuh: « “Phonographe” : Des vertus musicales de l’éguisier »
Berceuse du mort
Yosuké Goda: « Le jeu mystique »
L ’opium
Aurélie Briquet: « Au pays de l’Opium »
La régularité de la châsse
Alain Chevrier: « Les Énervés de Jumièges au fil des Minutes de sable mémorial »
Tapisseries
Matthieu Gosztola: « Tapisseries »
Le sablier
Henri Béhar: « Compter les Minutes»

[Télécharger l’article PDF ]

Lire : Alfred Jarry, Œuvres complètes, t. II, Classiques Garnier, texte établi, présenté et annoté par Paul Edwards :

https://classiques-garnier.com/jarry-alfred-oeuvres-completes-tome-ii-les-minutes-de-sable-memorial.html?displaymode=full

« Présentation d’inédits de Tristan Tzara », Europe, Juillet-Août 1975. pp. 58-94.

Depuis la publication de ce dossier d’Europe, les inédits mentionnés ci-dessus figurent désormais dans les Œuvres complètes de Tristan Tzara publiées par mes soins aux éditions Flammarion en six volumes (1975-1991). Ceux-ci se trouvent en bibliothèque et chez l’éditeur. A défaut, on peut se procurer ses Poésies complètes, dépourvues de ses essais.

Accueil > Mille et une pages > Poésies complètes

Poésies complètes

  • 1758 pages – 139 x 199 mm 
  • Broché 
  • EAN : 9782081250598 
  • ISBN : 9782081250598

« Jarry et les arts de la rue », dans Alfred Jarry et les arts, actes du colloque de Laval, L’Étoile-Absinthe, 2007, n° 115-116, p. 211-222.

Cet article fut présenté au cours du colloque du centenaire du décès de Jarry organisé Laval. Le volume qui en est sorti fut réalisé par les soins de l’association. D’où la présentation ci-dessous :

JARRY ET LES ARTS DE LA RUE
Henri Béhar

JANVIER 1902 , Alfred Jarry, collaborateur régulier de La Revue
blanche, y crée une rubrique « Gestes ». Dans ce cadre, sa première
contribution formule un programme rigoureux qu’il s’efforcera de tenir jusqu’à la disparition de cette publication. Il y définit, avant la lettre, une
problématique des arts de la rue. Posant que l’expression musculaire vaut bien celle du cerveau, il annonce devoir accorder la même attention à un spectacle de cirque qu’à la Comédie Française, à un mariage mondain qu’à une saillie dans un haras, à une course automobile qu’à une procession religieuse. Le titre de la rubrique, Patrick Besnier l’a signalé, fait écho aux Gestes et opinions du Docteur Faustroll pataphysicien (qui, je le rappelle, ne paraîtra qu’en 1911) et le programme sonne comme un manifeste anti-intellectuel.
Dérivant des jeux du cirque, son esthétique englobe divers tableaux animés de la nature et de la rue. A partir des articles consacrés au cirque, au mime, au carnaval, aux accidents urbains comme à la course cycliste et à la guerre que se livrent les apaches parisiens, nous verrons que cette perception du monde anime toute sa littérature, depuis les poèmes de Saint-Brieuc des Choux jusqu’à La Dragonne, étoffant une perception du monde qu’il nomme Pataphysique. […]

« Le surréalisme à l’université », Mélusine, n° I. pp. 283-301 (en collaboration avec Christine Pouget).

Il n’y a plus, désormais, qu’une seule thèse pour toutes les disciplines universitaires. Mais il peut être intéressant de voir ce qui se passait avant 1984,date officielle de la suppression de la thèse d’État. C’st ce que l’on peut voir dans la documentation fournie par le premier volume de Mélusine, notamment par comparaison avec la situation aux USA. Aujourd’hui, tout cela est accessible sur le fichier national des thèses : theses.fr, explorer les 1198 thèses pour “Surréalisme”

[Télécharger le PDF (intégral)]

ou lire la version textuelle :

V

DOCUMENTATION
LE SURRÉALISME A L’UNIVERSITÉ
HENRI BEHAR — CHRISTINE POUGET
INVENTAIRE DES THÈSES SUR LE SURRÉALISME
SOUTENUES OU EN PREPARATION (1970-1978)

Nous commençons ici la publication des sujets de thèses enregistrés dans les établissements d’enseignement supérieur français du premier janvier 1970 au premier octobre 1978, ainsi qu’aux Etats-Unis d’Amérique. Cet inventaire sera poursuivi et mis à jour dans nos prochains cahiers.

Ces documents ont été établis grâce à l’active collaboration des responsables du Fichier Central des Thèses (Université Paris X, Nanterre) et, pour la section américaine, de Renée-Riese Hubert, que nous remercions vivement.

La première section fournit l’ensemble des travaux de recherche (Doctorat d’Etat, d’Université, de 3′ cycle) présentés en France avec l’indication du directeur de recherche, le lieu et la date de la soutenance. Les trois doctorats d’État (Marguerite Bonnet, Marie-Claire Dumas, Raymond Jean) sont connus et ont donné lieu à publication ; il n’en va pas de même pour les Doctorats d’Université ou de Troisième cycle, dont nous nous efforçons de donner une analyse dans Recherches sur le Surréalisme (Amsterdam).

Pour la seconde section, qui concerne les Doctorats d’État en préparation, on ne s’est pas contenté de relever et d’ordonner les indications fournies par le Répertoire raisonné des Doctorats d’Etat Lettres et Sciences Humaines (Paris, 1977) car celui-ci, s’appuyant sur la législation en vigueur, ne mentionne que les sujets déposés ou renouvelés depuis moins de cinq ans (ils figurent ici avec leur numéro d’ordre dans le Répertoire). Or il nous est apparu, dans plusieurs cas, que ces sujets n’étaient nullement abandonnés par les candidats, malgré leur négligence. D’autre part, leur libellé fournit une indication intéressante sur les tendances de la recherche avant 1972 et depuis que ce répertoire a paru, car nous l’avons complété autant qu’il se pouvait (en reportant, bien entendu, sur la première liste les travaux achevés). Enfin, leur insertion permet d’harmoniser l’ensemble de la documentation dont nous faisons état.

Compte tenu du grand nombre de thèses d’Université et de 3e cycle en préparation, il a fallu leur consacrer une section spéciale. Il va de soi que les doctorats de 3′ cycle — nouveau régime — entrepris l’an dernier n’y figurent pas, puisque le candidat doit avoir obtenu son D.E.A. avant de pouvoir enregistrer son sujet.

Il apparaît que certains sujets ont été abandonnés depuis 1970, que d’autres ont été transformés en thèse d’État, que d’autres, enfin, figurent plusieurs fois au fichier sous un titre légèrement différent. Des travaux ont été soutenus sans que le fichier central en ait été averti. Nous avons essayé d’y remédier, dans la mesure de nos connaissances.

Enfin, la section IV n’appelle pas de remarque particulière si ce n’est que, dans l’avenir, elle devra s’étendre à tous les pays qui voudront bien nous communiquer leurs inventaires.

L’établissement de ces listes ne va pas sans quelques difficultés, accrues par le fait qu’on ne connaît qu’un libellé succinct (et souvent provisoire) des travaux entrepris.

Pour les auteurs qui ont seulement traversé le surréalisme, n’ont été retenus que les sujets envisageant nettement leur passage dans le mouvement. Ainsi ont été écartés les sujets sur « Aragon journaliste de l’Humanité aux Lettres Françaises » ou sur le « militant communiste ». Mais la sélection est rarement aussi simple : en l’absence de données précises, on a préféré accroître la liste plutôt que de commettre une élimination abusive.

Certains auteurs dant les noms sont mentionnés, soit directement, soit « en marge » auraient hurlé de se trouver ainsi classés. Qu’on n’y voie aucune tentative d’annexion : Delteil, Reverdy, Schehadé, Césaire gardent toute leur indépendance. Mais les documents dont nous nous sommes servis n’étant pas d’accès public, il nous a paru utile d’en faire état, ne serait-ce qu’à titre d’information et pour, éventuellement, susciter la réflexion. Rappelons que dans l’état actuel de notre travail le seul critère d’appartenance au surréalisme est un critère externe. Reste qu’il est intéressant, voire même éloquent dans une perspective d’étude de la réception critique, de savoir combien de travaux sont consacrés à Breton, et, dans le même temps, à Bataille ou Roussel, qui n’ont jamais été surréalistes ; combien examinent Artaud ou Char dans une saisie globale intégrant leur passage dans le surréalisme — du moins dans l’énoncé du sujet.

Le classement auquel nous avons procédé à l’intérieur de chaque liste est fonction du nombre d’entrées. On a le plus souvent adopté une bipartition Auteurs-Matières (lesquelles ne reprennent pas les indications relatives à l’étude particulière de chaque auteur). Dans un cas, on a réservé une section pour les travaux concernant plusieurs auteurs, ceci indiquant une orientation comparatiste de la recherche. Mais tout autre classement a sa logique et son intérêt, comme le montre la liste des thèses américaines, établie chronologiquement.

Outre l’information du lecteur, ceci doit servir de matériau premier pour une image du surréalisme dans l’institution universitaire. On se bornera à quelques remarques, suggérées par les tableaux suivants :

Travaux soutenus En préparation

D.E. D.U.-3° U.S.A.’ D.E. D.U.-3° U.S.A.

ARAGON 0 0 1 4 7 1

ARTAUD 0 6 3 4 33 2

BATAILLE 0 7 0 1 16 0

BRETON 1 5 4 9 20 3

CREVEL 0 0 1 2 5 0

DESNOS 1 0 1 1 7 1

CRACQ 0 6 1 3 17 1

SOUPAULT 0 0 0 0 0 0

TZARA 0 0 0 0 2 0

Aux yeux des chercheurs, Artaud et Bataille ont sensiblement la même importance que Breton, mais l’Aragon surréaliste jouit de peu de faveur, Tzara est bien délaissé ; quant à Soupault, il est tout simplement ignoré, de même que Jacques Baron, Joyce Mansour, Malcolm de Chazal, Jean-Pierre Duprey, Kurt Seligmann, pour ne citer que quelques noms. D’autre part, on constate une certaine désaffection envers le Doctorat d’Etat, tandis que le doctorat de 3e cycle paraît un titre fort recherché, dans la mesure peut-être où il implique une investigation circonscrite à des aspects précis d’une oeuvre.

Le tableau des thèmes et des matières reflétant un certain état de la critique contemporaine nous fournit également des renseignements intéressants :

Travaux soutenus En préparation Total D.E. D.U.-3èC. U.S.A. D.E. D.U.-3èC. U.S.A.

Poésie 1 3 7 12 22 1 46

Poétique 3 2 2 13 1 21

Langage poét. 1 2 7 11 1 20

Théâtre 4 1 4 4 10

Roman 1 1 5 3 7

Esthétique 3 2 3 3 10

Révolte 1 2 5 7 13

Révolution 1 0 2 3 11

Libération 1 0 2 4 6

Rebelle 1 1 3 6

Liberté 1 1 4 6

Parapsychologie 0 2 4 6

Alchimie 0 2 4 6

Occultisme 2 4 6

Esotérisme 2 4 6

Sacré 3 2 4

Amour 1 0 4

Sexualité 2 0 3

Erotisme 0 2 3

Femme 0 0

Etudes locales 0

Politique 0

Mythe

Merveilleux

Fantastique

Surréel

Etrangeté

Corps

Œil

Regard

Suicide

Folie

Mort

Nature-eau

Minéralité

Forêt

Perception-Sons

Couleurs-Obscur

Lumineux

Villes

Presse

Rêve-Rêverie

Orient

Ecriture autom.

Hasard objectif

Psychanalyse

A titre indicatif, signalons que le nombre d’occurrences ne correspond pas au nombre de thèses. Nous avons en effet jugé utile lorsque l’intitulé d’une thèse donnait plusieurs indications de les compter dans chacune des rubriques. Ainsi « Mythe et réalité chez Julien Gracq » a été indexé dans deux rubriques différentes. D’autre part, il était bien entendu impossible de classer tous les thèmes, aussi en avons-nous choisi certains qui nous semblaient significatifs.

Ces remarques faites, la simple lecture de ce tableau des motifs est révélatrice. On ne s’étonnera pas de voir que la poétique vienne en tête des préoccupations, que le discours surréaliste sur la folie, la liberté, les mythes personnels soit examiné sous plusieurs angles, de même que son traitement du langage ou sa mise en relief de l’amour, du merveilleux, etc. Le thème de la femme à lui seul se trouve cité 13 fois dans le libellé des thèses, ce qui marque la fréquence la plus élevée. Cet intérêt s’explique par l’acualité des préoccupations féminines et féministes comme par la découverte d’un champ de recherche orginal. Cette impression de lecteur est confirmée par le fait qu’aucun doctorat d’Etat ou de 3° cycle n’est soutenu sur ce sujet en France mais que par contre 10 doctorats sont entrepris dans ce domaine. Cependant deux sont achevés aux Etats-Unis, ce qui indique un intérêt pour les questions féminines certainement plus ancien.

La fréquence des thèses sur le thème de la révolte n’est guère étonnante. Il suffit de penser aux titres des revues du groupe pour comprendre le sens et la valeur de cette notion aux yeux des surréalistes.

Cependant l’absence de travaux concernant l’écriture automatique ou le marxisme par exemple est surprenante. Certes le libellé des sujets ne permet pas d’appréhender la totalité des contenus. Il est bien certain qu’une thèse sur la parapsychologie évoquera le problème de l’écriture automatique, tout comme une thèse sur la politique abordera la position des surréalistes au sujet du marxisme. Mais il est symptomatique que ces thèmes pourtant d’un intérêt capital ne fassent pas l’objet d’études spécifiques. Cette lacune viendrait-elle de la nécessité d’une formation très spécialisée pour traiter de pareils sujets ? L’interdisciplinarité est un principe reconnu dans l’université, mais non un fait.

D’autre part, les méthodes d’examen ne peuvent guère s’inférer à partir d’un intitulé nécessairement bref. Si l’étude de « l’homme et l’oeuvre » tend à disparaître, émergent en revanche quelques analyses qui s’affichent structurales, psychanalytiques ou marxistes. Les études de thèmes, les recherches historico-littéraires ne semblent pas abandonnées.

Songeant qu’une décennie s’est écoulée depuis la promulgation de la loi d’orientation en matière d’enseignement supérieur, on peut chercher à savoir si l’autonomie de principe dont jouit chaque université détermine une orientation spécifique des recherches relatives à notre sujet qui y sont menées. Au vrai, les choix semblent refléter davantage la personnalité des candidats et des maîtres auxquels ils s’adressent que les options intellectuelles de leurs universités. On ne voit guère se profiler de recherches collectives et peu d’approches interdisciplinaires. Ce qui, en un sens, nous conforte dans les options exposées en tête de ce recueil, et laisse le champ libre à toutes sortes d’études de sociologie, d’esthétique générale…

Le nombre des thèses inscrites, l’amplitude des recherches entreprises, marquent un processus d’intégration culturelle significatif, ne pouvant que servir le surréalisme en répandant ses aspirations, ses dégoûts, les valeurs morales 1 dont il était porteur. Cependant le fait que six doctorats d’Etat relatifs à Breton n’aient pas conduit à soutenance (ou à un renouvellement) dans les délais — pour trois officiellement enregistrés — témoigne d’une lassitude, d’un découragement devant le « tout est déjà dit », heureusement combattu par la fréquence et la vigueur des doctorats de 3° cycle.

Ce bref bilan établi jusqu’en octobre 1978 sera sans nul doute démenti par les nouveaux sujets déposés depuis lors. En tout état de cause, cette recherche demeure cependant la première étape d’une étude approfondie de l’image du surréalisme au sein de l’université. [Voir les tableaux nominatifs sur le PDF]

« Ouvertures », Mélusine, n° 1, 1980, pp. 9-23.

Comme l’indique son titre, cet article avait pour fonction d’ouvrir le premier volume de la revue Mélusine, en indiquant le travail affecté au Centre de recherche sur le surréalisme, et en accueillant les collaborations des chercheurs les plus qualifiés dans ce domaine, dans tous les pays. Pour moi, dès l’origine, il s’agissait de publier un fort volume chaque année, reflétant les activités de ce centre. Après divers échecs, tant auprès des institutions que des éditeurs,je me revois un dimanche matin, au Café de la mairie, Place St Sulpice, à Paris, prenant un café avec Vladimir Dimitrijevic, le fondateur des éditions l’Age d’Homme à Lausanne, qui m’y avait donné rendez-vous. Selon la coutume orientale, il avait sur sa table un express, accompagné d’un grand verre d’eau. C’est là qu’il recevait ses auteurs, ne disposant pas encore d’une librairie parisienne. Parcourant rapidement mon dossier, il m’avait donné son accord pour la publication d’une revue savante. Il m’avait fait savoir, d’emblée, qu’il n’avait aucun goût pour les ouvrags surréalistes, mais il se montrait particulièrement ouvert à la recherche sur le sujet. Ni l’un ni l’autre ne pensait que notre engagement durerait près de quarante ans…

« Dada : une internationale sans institutions ? » dans : Les Avant-gardes nationales et internationales. Libération de la pensée, de l’âme et des instincts par l’avant-garde. Textes réunis par Judit Karafiath et Gyorgy Tverdota. Budapest, Argumentum, 1992, pp. 55-61.

Tables des matières :

[Télécharger le PDF Dada internationale]

Des éléments de cette intervention figurent dans : Henri Béhar & Catherine Dufour, Dada circuit total, Dossiers H, L’Age d’Homme, Lausanne, 2005, pp. 7-14 ; ainsi que dans Henri Béhar, Ondes de choc, L’Age d’Homme, Lausanne, 2010.

Voir : HB : « Dada comme phénomène européen  https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=931

Prolongements : Revue des études françaises, n° hors-série, 2019 : Les relations littéraires entre la France et la Hongrie au XXe siècle

https://core.ac.uk/download/pdf/232264805.pdf

Dada est partout, vive Dada !: https://www.telerama.fr/scenes/dada-est-partout-vive-dada,137882.php

Dada : contre tout et tous contre : https://information.tv5monde.com/culture/dada-contre-tout-et-tous-contre-24340

« Jarry à l’épreuve [Note pour une édition critique de Les Jours et les nuits »], L’étoile-absinthe, n° 9-12, 1981, pp. 119-125.

Touts les numéros de L’étoile-absinthe sont désormais accessibles sur le site de la Société des Amis d’Alfred Jarry (SAAJ) jusqu’à l’année actuelle moins cinq ans :

[Télécharger le pdf de ce numéro]

Voir :  Alfred Jarry du manuscrit à la typographie, L’Étoile-Absinthe, tournées 132-133 SAAJ & Du Lérot éditeur Paris & Tusson MMXIV Actes du Colloque international Université de Reims Champagne-Ardenne 21-22 février 2014 .

Texte numérisé accessible sur le site de la SAAJ :
https://alfredjarry.fr/amisjarry/saaj/Bonnes_pages_EA132-133.pdf

Lire en particulier : Édouard Graham, « Jarry à l’épreuve du fac-similé », p.199. 

https://alfredjarry.fr/amisjarry/fichiers_ea/etoile_absinthe_132_133.pdf

Par ailleurs, les œuvres complètes d’Alfred Jarry ont été publiées sous notre direction par les Classiques Garnier, avec, pour chaque œuvre, une analyse des manuscrits et des épreuves. Voir en particulier Les Jours et Les Nuits, texte établie, annoté et présenté par Henri Béhar :
https://classiques-garnier.com/litterature-francaise.html

« Jarry, l’almanach et le fleuve oral », L’Etoile-absinthe, n° 19-20, oct. 1984, pp. 31-39.

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Jarry, L ‘Almanach et le fleuve oral

Du même mouvement qui le conduit, plus ou moins implicitement, à demander à la littérature de prendre en charge les faits de culture potachique, Jarry se préoccupe de rassembler les traces de la culture populaire déclinant à la fin du XIXe siècle. L a diffusion du livre et de la presse, l’industrialisation des moyens d’impression, les effets de l’instruction publique obligatoire conduisaient à la disparition de la littérature de colportage, des mythes, des légendes, des images qu’elle répandait dans les hameaux les plus reculés. Bientôt le gramophone ne tarderait pas à remplacer, dans les campagnes, la voix de la fileuse ou de la bergère, d’autant plus que celles-ci, privées d’emploi, n’auraient plus q u ‘ à gagner l’atelier. Quand il s’associe à Rémy de Goumont pour publier cette luxueuse revue d’estampes qu’est L’Ymagier, Jarry n’a pas seulement l’intention de ressusciter l’imagerie populaire, de réveiller les ateliers somnolents d’Epinal. A l’amateurisme et à l’archéologie, il tente de substituer le concept de greffe nourricière, au moyen du collage. Ainsi de vieille gravures illustrant Joachim de Flore lui serviront, remaniées, à orner l’édition mercuriale de César Antéchrist. Et Gourmont de déclarer : « A côté et au-dessous de la littérature imprimée court le fleuve oral, contes, légendes, chansons populaires. » (1). Mais on sait que pour l’auteur d’Ubu Roi, il n’y a pas de hiérarchie des genres. Littérature imprimée et fleuve oral sont équivalents. Mieux, il doivent s’aider l’un l’autre à édifier ce qu’on nomme littérature, sans autre qualificatif.

Les Almanachs du Père Ubu autant que les fragments de chansons traditionnelles insérées dans l’œuvre narrative, procèdent de la même intention. Ils reviennent à montrer la continuité de certains motifs dans l’imaginaire collectif, quelle que soit la forme d’expression retenue. En d’autres termes, la littérature la plus élaborée, celle que Jarry défend et illustre avec ses compagnons du Mercure de France, ne saurait entériner le clivage établi, depuis des lustres, entre la culture savante, seule digne des élites, et la culture populaire, tout juste bonne, comme son nom l’indique, à divertir le populaire !

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Cette assertion paraîtra pour le moins paradoxale à qui connaît le mépris de Jarry pour les foules. Tout porte à croire, cependant, que son œuvre, postulant dès l’origine l’identité des contraires, ne saurait avancer si elle n’entretissait la veine populaire et la veine savante, absolument complémentaires.

A u delà des motifs conjoncturels, d’ordre financier, c’est bien la raison fondamentale qui le conduit à publier en 1899 et 1901 les Almanachs du Père Ubu , illustrés par Pierre Bonnard, sur le modèle du Grand Kalendrier et compost des bergiers, composé par le bergier de

la grant montagne de l’Almanach journalier /…/supputé par Maître

Matthieu Laensberg ou du Messager boiteux. Ces ouvrages éponymes de la culture populaire, extrêmement répandus dans les provinces de France depuis le X V I e siècle tant par l’atelier Oudot de Troyes que par ceux de Liège et de Bâle avaient cessé de circuler à la fin de la Royauté, pour faire place à des volumes épurés de tout vaticination et de toute conjecture astrologique, conditionnés et industrialisés, tel l’Almanach Hachette (2). Jarry en reprend la tradition à son compte, attribuant le texte à un personnage aussi légendaire, désormais, que le Grand Berger ou le Messager Boiteux, aussi savant que Matthieu Laensberg puisque capable de « disserter de omni re scibili » (Pl. 1211) : Le Père Ubu.

La structure de l’almanach trimestriel pour 1899 comme de l’annuel pour 1901 reprend, en gros, celle des ouvrages précédents : au calendrier (aussi fantaisiste soit-il pour 1901) et aux indications météorologiques viennent s’adjoindre des conseils pratiques, diverses instruction morales, et une revue des événements les plus notables de l’année écoulée. A la différence de l’Almanach journalier, Le Père Ubu ne communique pas la date des principales foires. Il s’en justifie par une rabelaisienne explication : « Eh ! de par ma chandelle verte, mon Almanach la donne aux lecteurs à force de rire. Encore une économie de médecin » (Pl. 537). Son Exhortation au lecteur (Pl. 535-36) pastiche les prologues de Rabelais à Gargantua et Pantagruel. Quant aux «connaissances utiles recueillies par le Père Ubu spécialement pour l’année 1899 d’après les secrets de son savant ami le révérend seigneur Alexis, Piémontais » (Pl. 533-34) elles sont, comme l’indique explicitement la mention, un collage des articles para ou pseudo-scientifiques de ce Ruscelli, médecin italien, traduit en français dès le XVIe siècle et constamment repris dans les almanachs. Des quatre recettes consignées par Jarry, seule la première est de lui. Parodiant de très près son

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modèle, elle associe les câpres verts à le teinture des cheveux de même couleur. Parmi les anecdotes répandues à son sujet, on conte qu’un jour Jarry voulut étonner ses amis en se rendant au café, les cheveux teints d’une belle couleur d’émeraude. Ceux-ci, mis dans la confidence par un compagnon indiscret, ne s’étonnèrent de rien et l’humoriste eu fut pour ses frais.

Quant aux trois autres recettes, elles proviennent textuellement du recueil d’Alexis Piemontais (3). Le lecteur de [‘‘Etoile-Absinthe en jugera par la reproduction ci-jointe. Seules la graphie et la ponctuation sont modernisées par le copiste, à qui il arrive, accessoirement, de répéter un mot, de donner son équivalent actuel ou de passer du singulier au pluriel.

Il faut noter que si le choix de Jarry révèle quelques-unes de ses obsessions supposées et témoignent de son goût pour l’étrangeté, celui-ci aurait pu sélectionner bien d’autres conseils pour guérir les maladies vénériennes, la dessication des couillons ou bien des recettes de confitures et de pâtes de senteur, aux vertus les plus prodigieuses.

Recueils de bon conseil et guides pratiques de la vie quotidienne, les Almanachs populaires avaient aussi une fonction de divertissement, que le Père Ubu ne manque pas d’assumer en dénombrant homériquement le peuple artiste (Pl. 560-63) et en lui conférant une nomination dans l’Ordre de la grande gigouille (Pl.597-98), en communiquant ses inventions nouvelles (empruntées pour partie à Alphonse Allais, Pl. 594-96), et en publiant une « chanson pour faire rougir les nègres » : « Tatane » (Pl. 618-19).

L’évoquation des événements remarquables, les commentaires d’actualité concernant : l’Affaire Dreyfus, que Jarry traite sous forme de sketch où le capitaine injustement condamné revêt l’apparence de Bordure ; la mort de Mallarmé, à qui il consacre une page émouvante en reprenant un passage de Faustroll (Pl. 564-65) ; divers sujets de préoccupations bien françaises comme le début du X X e siè- cle, l’Exposition Universelle, la réforme de l’orthographe etc. (Pl. 581-93).

Une fois de plus, Jarry, en recourant à une tradition disparue, se montre plus attaché qu’il ne paraît à la tradition populaire dont il prétend maintenir la présence en la modernisant et en l’actualisant. Il ne fallait pas de grands dons de prophétie pour savoir que cette reprise n’aurait pas grand succès et n’intéresserait qu’un cercle restreint d’amis.

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S’il s’est jamais fait des illusions à ce sujet, Jarry a très vite compris qu’il n’atteindrait pas les tirages de ses prédécesseurs. Non que la formule fût absolument caduque, ni qu’il ne sût approcher de l’actualité, mais parce qu’il en traitait en des termes bien trop détachés et par trop éloignés du style des opuscules imités. Reste qu’il témoigne de la curiosité des intellectuels de son temps envers le patrimoine de la littérature populaire.

Un mouvement identique entraînerait les animateurs de L’Ymagier à publier, dans chaque livraison, une chanson populaire ancienne : ronde, ballade… (4) Jarry traite, dans ses écrits, le courant oral de la même façon que l’imagerie et les almanachs. Pour lui, le « cor merveilleux » est objet d’admiration, d’agrément et aussi matière textuelle, digne d’être travaillée et tissée dans l’écriture du récit. Il en parcourt tout la gamme, de la ronde enfantine à la chanson de marche, à l’hymne bachique et à la chanson de salle de garde.

Le texte des chansons traditionnelles intervient tout d’abord à titre de citation, non sans produire des effets variés d’appui ou de contraste. Dans Haldernablou, une vieille, gardienne de W . C . se met à chanter le couplet suivant :

La belle dit à l’amant :

Entrez, entrez, bergerette ;

Noire la langue muette,

Baiser de bouche qui ment ;

Et des morts dans la brouette. » (Pl. 221).

Et trois scènes après, c’est le chœur qui entonne cette ronde effrayante paraissant provenir du trésor populaire des provinces de l’Ouest :

« La rôde, la rôde Qui n’a ni pieds ni piaudes, Qui n’a qu’une dent

Et qui mange tous les petits enfants. » (Pl. 223).

Il ne m’étonnerait pas que Jarry en ait copié le texte dans un recueil savant, comme il fit, à la fin de sa vie, pour la Chanson des corporeaux, marche du X V I e siècle qui devait figurer dans La Dragonne, qu’il transcrivit à la Bibliothèque Nationale dans le Chansonnier, manuscrit de Maurepas, en modernisant l’orthographe et en ajoutant la signification de certains mots disparus de l’usage. (5) En voici le premier et le dernier couplet :

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« Un corporeau fait ses préparatifs Pour se trouver des derniers à la guerre, S’il en eût eu, il eût vendu sa terre, Mais il vendit une botte d’oignon. Viragon vignette sur vignon.

Un corporeau devant Dieu protesta Que pour la peur qu’il avait de combattre Il aimait mieux chez lui se faire battre Que de chercher si loin les horions. Viragon Vignette sur vignon. »

On ne sait pas ce que serait devenue cette marche du temps des guerres de religion dans l’état définitif de La Dragonne. En revanche, on trouve, dans le volume édité sous la responsabilité de Jean Saltas, alternant avec une marche militaire des plus grossières, ces trois couplet délicats :

« L a fille, la fille ! attends encor trois jours ?

— Trois jours n’attendrai guère, Trois jours n’attendrai pas !

L a fille, la fille ! attends encor deux jours ?

— Deux jours n’attendrai guère, Deux jours n’attendrai pas !

••••

L a fille, la fille ! attends encor un jour ?

— U n jour n’attendrai guère,

Un jour n’attendrai pas

(La Dragonne, pp. 85-86)

Ils se trouvent dans un passage qui, sur le manuscrit, est de la main de Charlotte, mais la suite montre bien qu’elle a seulement servi de copiste, sans rien ajouter de son cru. Là encore, le texte intervient comme citation anonyme. Les traits de la chanson populaire sont assez caractéristiques sans qu’on puisse, dans l’état actuel de nos connaissances, préciser davantage la nature du texte.

Interrogée par nos soins, l’excellente exégète de la chanson qu’est France V E R N I L L A T nous répond à ce propos : « A u sujet de ces citations, je peux vous répondre, sans avoir beaucoup de chance

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de me tromper qu’elles n’appartiennent pas au fond traditionnel fran- çais. Le style en est faussement populaire : ce sont des pastiches adroits de thèmes traditionnels. C’est une mode qui s’est beaucoup portée parmi les littérateurs, depuis que Nerval, Mérimée, ou George Sand avaient remis les chansons folkloriques à la mode. G . Sand a donné l’exemple, dans « les Maîtres sonneurs », en recomposant une chanson célè- bre du Berry « Les Trois fendeux », à tel point que l’on ne sait plus quelle est la véritable ! D’autres écrivains ont « retapé » en bon fran- çais des chansons qui, à leur sens, prenaient trop de libertés avec la syntaxe…»

Le traitement des chants militaires, largement répandus, ne prête pour sa part à aucune contestation : ils sont là pour ponctuer la vie du soldat. Le Réveil, cité au début du chapitre « Le chant du coq » dans Les Jours et les nuits (PL. 780) et dans La Dragonne, Jeanne Sabrenas prenant la place du clairon de garde pour jouer l’Appel, A u Rapport, Aux Lettres, La Visite du médecin (D. 140-142).

De toutes les chansons paillardes, qu’au dire de ses contemporains, Jarry connaissait bien, celle qu’il préfère et cite à plusieurs reprises est Le Pou et l’araignée. Elle intervient, avec l’r épenthétique, dans la geste rennaise, contrastant avec la complainte de Malborough que chantonne le savetier:

« On entend sous l’ormeau

Battre la merdre, battre la merdre ; On entend sous l’ormeau

Battre la merdre à coups de marteau !

(Pl. 482)

Les vertus frivoles conviées par le Surmâle font allusion au pénible métier de l’araignée et aux prouesses de leur héros en attendant la visite promise (S. 99). Il passe un écho de ce même couplet dans « le Chœur des fidèles constipés » que Jarry insère dans Le Moutardier du Pape :

« Et nous attendons sous l’ormeau Nous attendons sous les murailles La délivranc’ de nos entrailles. »

Une allusion du même ordre est faite à la bienveillante « Thé-

rèse, qui rit quand on l’embrasse ! (La rime était autre) » lors de la mémorable soirée du Café Biosse, au début de La Dragonne (D. 26). Bien qu’il s’agisse d’opérettes, et non plus de chansons tradi-

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tionnelles, on peut classer dans la même catégorie les citations d’Offenbach « Ce tonneau qui s’avance, neau qui s’avance, neau qui s’avance, c’est le Père Ubu » (Pl. 505) ou de ses parodistes :

« Décochons, décochons, décochons

Des traits Et détrui, et détrui Détruisons l’ennemi.

C’est pour sau, c’est pour sau ‘• C’est pour sau-ver la pa-tri-e ! »

(Pl. 765)(6)

De la citation, plus ou moins fidèle, à la transformation du texte pour des raisons narratives, se situe une forme intermédiaire qu’on pourrait nommer la citation dramatisée. Dans L’Amour en visites, le héros d’une nuit de mai rend visite à sa Muse, Allégorique croquemitaine, effrayante, et devant laquelle il chante pour la narguer « ainsi qu’on chante devant la mort », une complainte de fileuse :

« Trois grenouilles passèrent le gué M a mie Olaine

Avec des aiguilles et un dé Du fil de laine

Le roi n’est plus, le roi est mort, M a mie Olaine

Et nous partagerons son sort : Cassez la laine. »

(Pl. 889-90)

Ce lui est l’occasion de monologuer sur la nécessité d’inventer de nouveau rythmes, qui demandent l’Apocalypse, en attendant que la Muse lui apparaisse, aveugle, en beauté Modem’ Style l’implorant à genoux

« Le roi n’est plus, le roi est mort ! M a mie Olaine

Et je viens partager son sort :

Cassez la laine ! »

(Pl. 893)

L’enchâssement devient sertissure et prend l’allure de la tragédie dans le chapitre : « O Beau rossignolet » où Ellen et le Surmàle exécutent au propre les figures de cette « chanson fort connue et impri-

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mée dans plusieurs recueils de folklore » que débite le phonographe. Jusqu’à la fin qui fait coïncider les actes et les paroles, Ellen mourant d’excès de jouissance.

« A u troisième tour de danse L a belle tombe mo-or-te, O beau rossignolet !

A u troisième tour de danse L a belle tombe mor… »

(S. 130)

La chanson était si bien connue que L’Ymagier n° 6 l’avait publiée, sous son titre traditionnel : « L a triste noce. » L a ballade populaire contre la navrante aventure de deux amants qui ont fait l’amour sept ans sans en rien dire. Mais au bout de ce temps, le galant se marie, il convie la belle à ses noces. Elle tombe morte en cours de danse. Certaines versions ajoutent que l’amant se tua aussitôt. Jarry interprète le texte en lui donnant un sens précisément erotique, alors qu’il n’est qu’implicite, le chant du rossignol euphémisant, depuis le Moyen Age, l’acte sexuel.

A u lieu d’interpréter, il abrège « pour une cause pudique » lorsqu’il met en scène, littéralement, une marche militaire, dans La Dragonne, qui suppose la rencontre de Jeanne et du brave Taupin, dont le nom est issu de la chanson elle-même (D. 79-82).

A l’inverse, le sparloes du Dies irae viennent se superposer à l’air que joue le clairon (D. 142) annonçant ainsi la fin tragique de la pucelle de Morsang.

Enfin, la chanson populaire, la scie d’atelier, est le prétexte à variations ou transformations. Frère Jacques devient :

« Père Pouilloux Dormez-vous ? Sonnez les matines Videz les latrines, Je suis soûl ».

(Pl. 485)

Tandis que la célèbre Valse des pruneaux, paroles de Villemer et Lormel musique de Pourny, fournit son air à La Chanson du décervelage avant de devenir, en quelque sorte, l’hymne national du Mercure de France.

Avouons que nous ne sommes pas capable d’identifier l’ori-

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gine de quatre des chansons ici alléguées (La belle dit à l’amant ; L a rôde, la rôde ; L a fille attends encore trois jours ; Trois grenouilles passèrent le gué). Puissent nos lecteurs nous aider à prouver que Jarry, loin d’imiter la tradition, s’en est au contraire inspiré de façon très pré- cise, pour donner vie aux voix de son enfance. Chez lui, la chanson populaire vaut aussi bien pour elle-même que par sa mélodie, sa poé- sie naïve ou grivoise, qu’en tant que matériau permettant l’affabulation, la dramatisation du récit (7). Que ce soit en reprenant la structure des almanachs populaires réinsérés dans l’actualité, ou en puisant dans le fleuve oral de la poésie, il se joue du temps, ramenant le plus lointain passé dans le présent, projetant le présent dans l’intemporel. Henri Behar.

NOTES

1. Remy de Gourmont : « L’Ymagier », L’Ymagier n° 1, oct. 1894 p. 6

2. Pour ce qui concerne l’histoire et la structure de ces recueils, voir : Geneviève Bollème : Les Almanachs populaires au XVII et XVIIIe siècles. Essai d’histoire sociale. ParisLa Haye. Mouton et Cie, 1969, p. 152.

3. Voir : Ruscelli, Les Secrets du Seigneur Alexis Piemontais et d’autres auteurs bien expérimentés et approuvés… A Anvers chez Christofle Plantin, imprimeur 1544, 559 p. Respectivement : pour faire choir les dents (p. 123) ; A faire que le vin vienne en dégoût à quelque ivrogne (p. 232) ; Pour affiner l’or avec les Salamandres (p. 477).

4. L’Ymagier publie ainsi : n° 2 « Au bois de Toulouse, ronde populaire inédite » ; n° 3 « La Belle s’en est allée, chanson dans le goût ancien » ; n° 4 « La Légende de Saint Nicolas, chanson populaire » ; n° 5 « Chanson pour la Toussaint » ; n° 6 «La Triste noce, ballade populaire. »

5. Publié par Maurice Saillet dans le « Dossier de La Dragonne », DCP n° 27 pp. 31-34, ce texte devait faire l’objet du chapitre « La Marche ».

6. A propos de ce chant de Les Jours et les nuits, André Lebois écrit : « Mais par quelle bévue, Henri Parisot a-t-il cru devoir faire figurer dans les Œuvres poétiques complètes de Jarry (Gallimard, 1945), le « poème » suivant / . . . / La Gazette des lettres proposa même de mettre ce poème en exergue à toute l’œuvre de Jarry. Il s’agit d’une scie extraite d’une parodie d’Offendach sur Guillaume Tell, un chœur de chasseurs qu’il est aisé d’ailleurs de poursuivre indéfiniment… » (Jarry l’irremplaçable, 1950, pp. 101-2)

7. Par une investigation raffinée, Henri Berdillon a pu montrer qu’une simple allusion au cabinet particulier « avec des écrevisses » dans L’Amour absolu (Pl. 939) référait à une « chanson 1900 », Les Ecrevisses de Jacques Normand. Voir « En marge de l’Amour absolu », L’Etoile Absinthe n° 13-14, 1982 pp. 37-40.

Voir :dans Les Cultures de Jarry, P.U.F., Paris, 1988, « La culture populaire», p. 115-148.

Télécharger et lire la version numérisée sur ma page personnelle :
Les Cultures de Jarry | Henri Béhar (melusine-surrealisme.fr)

Prolongements :

L’Étoile-Absinthe, tournées 121-122 : L’élaboration de l’Almanach illustré.

« Commentaires pour servir à la lecture de l’Almanach du Père Ubu, illustré, 1899 ». Par Henri Béhar, Marieke Dubbelboer, Jean-Paul Morel : https://www.academia.edu/4351454/Commentaires_pour_servir_%C3%A0_la_lecture_de_l_Almanach_du_P%C3%A8re_Ubu_illustr%C3%A9_1899_Par_Henri_B%C3%A9har_Marieke_Dubbelboer_Jean_Paul_Morel

« La culture potachique à l’assaut du symbolisme », L’étoile-absinthe, n° 3, 1981, pp. 32-47.

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Même texte :

« La culture potachique à l’assaut du symbolisme », Europe, n° 623-24, mars-avril 1981, pp. 17-33.

Article repris dans : 

Henri Béhar, « La culture potachique à l’assaut du symbolisme. Le cas Jarry. » – Romanica Wratislaviensia XIX, 43-61. – Wroctaw, 1982.

et dans : Henri Béhar, Les Cultures de Jarry, Paris, P.U.F., 1988, 310 p.

Lire la version numérisée du volume : https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?cat=42

Une étude des différentes sources culturelles auxquelles Alfred Jarry a puisé pour bâtir l’ensemble de son œuvre. La familiarisation avec ces cultures souvent très singulières et éloignées est ici présentée comme le préalable indispensable à la lecture de Jarry. , texte numérisé :

Compléments :
Julien Schuh : « Alfred Jarry à l’assaut du mouvement symboliste », Histoires littéraires, 2006, n° 28, p. 7-24. https://hal.science/hal-00983954/document

« Portes battantes », Mélusine, n° IV, 1983, pp. 339-341.

A la veille du centenaire du surréalisme, et avant l’ouverture de l’exposition mémorielle du Centre Pompidou, il me plaît de rappeler ici le travail accompli par le Centre de recherche sur le surréalisme, outre le colloque international qui s’est tenu à la Sorbonne (dont les acte figurent dans le volume IV de la revue Mélusine), sous la forme d’une brève exposition de livres et d’illustrations surréalistes, au sein de la Bibliothèque publique d’information de Beaubourg, du 11 au 13 juin 1981, organisée par mes collaborateurs. Leurs noms figurent à la fin du catalogue ici reproduit.

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