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La culture de l’auteur et la compétence du lecteur dans La Route des Flandres

 La culture de l’auteur et la compétence du lecteur dans La Route des Flandres de Claude Simon

“Un collègue de l’université Lomonossov, à Moscou, ne parvenant pas à se procurer cet article « La culture de l’auteur et la compétence du lecteur dans La Route des Flandres », Littératures contemporaines, n° 3, éd. Klincksieck, 1997, p. 207-227, j’imagine qu’il n’est pas le seul à rencontrer la même difficulté. Le voici donc, sous deux formats, à télécharger autant que de besoin. Certes, ma thèse est provocante. Nul ne l’a contestée ni démentie jusqu’à présent.”

Henri Béhar

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Truisme : La Route des Flandres est un roman difficile.

Cette évidence s’impose, pour plusieurs raisons : soit que l’œuvre heurte les habitudes du lecteur par sa technique singulière, soit que son contenu n’entre pas d’emblée dans ses catégories mentales, comme récit d’une expérience ou comme expérience du monde. Je sais ce que peut avoir d’arbitraire une telle distinction entre le fond et la forme. Pourtant, on ne peut y échapper lorsqu’on observe le comportement des lecteurs potentiels de Claude Simon et plus particulièrement, dans le cas présent, celui des élèves de seconde auxquels les agrégatifs sont supposés s’adresser.

Bien que cette question soit d’importance, je laisserai de côté, pour l’occasion, les problèmes liés à la réception d’une forme romanesque radicalement nouvelle, pour ne m[1]’intéresser qu’à la compétence réclamée du lecteur par un auteur qui passe pour singulièrement exigeant et de très haute culture. De cela témoigne un autre artiste de ses amis, lecteur averti, qui s’étonne :

Votre savoir dans des pratiques comme celles de l’artillerie ou de l’agronomie est ahurissant mais il est égal en tous autres domaines et à toutes échelles, de l’emballage des statues aux accouplements de libellules[i].

Il n’est pas question de dresser ici le catalogue des connaissances de l’auteur à partir, par exemple, des images qu’il nous procure dans La Route des Flandres[ii]. Je me bornerai à envisager les principaux traits culturels qui, faute d’être connus ou reconnus par le lecteur, suspendent sa lecture, arrêtent sa compréhension et, par conséquent, entravent sa coopération à l’élaboration du sens[iii].

Dans un souci pédagogique, je dégagerai les grandes lignes d’un substrat culturel commun, puis j’examinerai les références aux « humanités », toujours encodées d’une manière ou d’une autre. Enfin viendront les leçons que l’auteur tire de son expérience totale.

Culture implicite

Supposons un jeune lecteur de la classe de seconde, ne connaissant de la France qu’un état de paix. Comment percevra-t-il les cavaliers du roman ? Il y a fort à parier qu’il les situera durant la guerre de 1914-1918, ne serait-ce que par la présence des chevaux d’arme. À plus forte raison, que pensera-t-il de leur brève incursion en Belgique s’il ignore l’histoire de la France pendant la seconde guerre mondiale ? Par-delà les connaissances de base de tout lecteur, et comme tout romancier, Claude Simon suppose, sans le dire, qu’il n’a pas à préciser certaines données qui devraient être connues de tous. Avant même de désigner les « trous du texte », pour parler comme Wolfgang Iser[iv], je voudrais repérer les éléments culturels implicitement requis par l’auteur.

Une culture partagée

Celui-ci fait comme si tout lecteur avait la même éducation que lui ou, pour le dire vite, comme s’il avait une bonne connaissance du manuel d’instruction civique de l’époque, et surtout comme s’il avait la même expérience que lui du peuple français.

L’armée :

L’action (car il y en a une, quoi qu’on dise) se situe à une époque où la conscription était obligatoire, où la mobilisation avait rassemblé de jeunes recrues de vingt ans et des réservistes plus âgés (tel qu’Iglésia), encadrés par des professionnels. Pour une grande part issue de la noblesse, la hiérarchie militaire sortie des Grandes Écoles telles que Saumur pour la cavalerie, formait une caste, avec ses usages, ses principes, « les traditionnelles traditions[v] » (12) comme, pour le capitaine de Reixach, le réflexe de tirer son sabre, en un geste héréditaire, quand un sniper[vi] lui tire dessus.

Cette caste, qui avait trouvé dans l’armée un moyen de ne pas déroger, était particulièrement présente dans la cavalerie, de sorte que Georges évoquera tout naturellement, à travers les dires de Sabine sur l’ancêtre Conventionnel, les biens de la noblesse, ses meubles et immeubles, la galerie de portraits, les paperasses (53). La symétrie qu’il pose entre cet ancêtre et le capitaine lui fait alléguer un même code de l’honneur : Reixach, mari trompé, supporte et se tait ; il déguise son suicide en acte de bravoure (13). Ce même code entraînera le Général au suicide, pour des raisons plus professionnelles et non moins héréditaires (191).

Le lecteur postulé devra aussi avoir quelque teinture du manuel d’instruction des armées, être assez averti des conditions de la guerre de 1940 pour ne pas s’étonner qu’on envoie des cavaliers contre des éléments motorisés. Il lui faudra être aussi attentif pour reconnaître les deux armées ennemies à la couleur de leur tenue, kaki pour la française, verte pour l’allemande (154) et à la forme de leurs casques et de leurs véhicules, pour comprendre cette scène d’autant plus que l’ennemi n’est (à une exception près) jamais nommé :

arrivé derrière la femme et regardant par-dessus son épaule je vis disparaître la voiture grise curieusement carrossée comme une espèce de cercueil toute en pans coupés et quatre dos et quatre casques ronds et moi Bon Dieu mais ce sont… Bon Dieu mais vous (196)

Le peuple

À l’opposé de cette caste déchue, les simples soldats sont porteurs d’une culture populaire, non moins traditionnelle, dont Rabelais se fit autrefois l’interprète[vii]. Je mentionnerai, pour mémoire, leur parler trivial, ce que l’on dit être leur grossièreté, leur vocabulaire à double sens : « grimper », « monter », « sauter » (45) engendrant les bifurcations du récit. Et aussi les usages populaires, comme de conserver un drap pour en faire un linceul (66), l’enterrement à la campagne :

s’avançant au milieu des champs comme quelque mascarade sacrilège, crapuleuse et — comme toute mascarade — vaguement pédérastique, (75)

les décors aux têtes découpées pour la photographie (77) ; les graffiti dans les toilettes ou sur les murs des casernes (90, 260, 273) ; la Loi réprimant l’ivresse publique, affichée dans le bistrot (118). S’y ajoutent les images de l’enfance : jouets d’enfants, moules pour estamper de petits soldats (39-40), chevaux jupons à quoi sont comparés les chevaux de course (158) ; oranges dont, petit, on boit le jus par un trou pratiqué dans la peau (246).

Selon le point de vue où l’on se place, du côté des éleveurs ou des parieurs, les courses hippiques peuvent apparaître comme un divertissement aristocratique ou populaire. Pour un parisien de l’époque, le PMU[viii] fait partie des loisirs populaires.

L’enseignement scolaire

Cette connaissance du milieu hippique, que l’on acquiert par la pratique, est à la limite du savoir partagé, méritant, à ce titre, quelques explications. En revanche, l’auteur suppose que son lectorat n’ignore rien de ce que l’on enseigne à l’école[ix], dans l’enseignement primaire ou secondaire, laïc ou confessionnel. Ainsi, dans son système de comparaisons, la plupart des comparants relèvent de ce savoir, en vertu d’un principe pédagogique simple, par lequel, pour se faire comprendre d’un interlocuteur, il faut ramener l’inconnu au connu.

Leçon de choses

À dessein je reprends ici le titre d’un ouvrage de Claude Simon, désignant, dans l’enseignement élémentaire, les objets usuels, les productions naturelles, que les enfants apprennent à découvrir. Ainsi, dans La Route des Flandres, le froid extrême suscite une allusion aux expéditions polaires (30) et l’odeur de pourriture à des mammouths brusquement dégelés (30). Proviennent d’une autre leçon de sciences naturelles l’image du glacier qui se déplace (263) ou encore l’image finale de l’œil du cyclone, que l’on dit parfaitement calme (296). Le sexe féminin est comparé à des anémones de mer « ces organismes marins et carnivores » (39), et Corinne semble déclencher un réflexe chez Iglésia (46) semblable à celui du chien de Pavlov dont on étudiait le conditionnement en classe de troisième. Le cheval englouti est successivement comparé à des reptiles et des fossiles, sa position ressemblant à celle d’une mante religieuse (26). Dans le camp, les joueurs de cartes sont parés d’une aura de violence, à l’instar des seiches projetant leur encre (204). Dans le corps des amants épuisés, le sang reflue comme un mascaret, terme pris dans son sens premier, suffisamment spécialisé pour qu’il soit suivi de son explication, captieuse il est vrai : « toutes les rivières se mettant à couler en sens inverse remontant vers leurs sources » (250).

Histoire

Ici encore, je reprends à dessein le titre d’un récit de Claude Simon, emblématique des connaissances qu’il met en œuvre. Il n’est pas nécessaire d’avoir été un excellent élève des bons pères pour savoir que les cultes païens exigeaient le sacrifice des jeunes gens aux dieux (66), que les ermites se nourrissaient de glands (244) ou encore que, sur les tableaux anciens, les martyrs sont toujours impassibles (70). On veut croire que le fait de nommer la Méditerranée « cette vieille mare » (205) est le fait d’un latiniste averti, tant il n’est pas indispensable d’avoir été au théâtre, ni même d’avoir lu les pièces de Marivaux pour comprendre que les bosquets des jardins à la française sont propices aux :

rendez-vous d’amour pour marquis et marquises déguisés en bergers et bergères se cherchant à l’aveuglette cherchant trouvant l’amour la mort déguisée elle aussi en bergère dans le dédale des allées (74)

Depuis Ernest Lavisse, le fondateur de notre histoire nationale, tous les écoliers savent que Charles Martel (10) vainquit les Arabes à Poitiers en 732, de même qu’ils connaissent les sans-culottes révolutionnaires (80). Comme eux, Blum peut expliquer que l’ancêtre Conventionnel, fut deux fois traître : à sa caste en prenant le parti de la République ; à la révolution en optant pour Bonaparte, ce qui le conduit à évoquer Talleyrand à travers le portrait des « nobles marquis, évêques renégats ou ambassadeurs », pieds-bots de surcroît (266).

On peut donc affirmer que la culture sollicitée ici par Claude Simon relève au maximum de l’enseignement secondaire, pas davantage (ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas, pour lui-même, une culture bien plus vaste et supérieure).

Clichés

L’imaginaire des personnages (Georges, le narrateur, en faisant partie) colporte les lieux communs de la classe moyenne durant la guerre, nourri d’informations journalistiques, de cinéma, d’idées qui, pour être reçues, n’en sont pas moins caractéristiques d’une époque incertaine.

Clichés de presse, de feuilletons

Le défilé des stéréotypes commence lorsque Georges compare le noble suicide déguisé du capitaine à la sale autodestruction d’un banquier ou d’une bonne (13). Il se poursuit, non sans un humour machiste, avec la représentation de ces jeunes femmes à particule fréquentant les clubs hippiques, conservant toute leur vie l’empreinte des chevaux :

(jusqu’à ce qu’elles se muent brusquement — vers le milieu de la trentaine — en quelque chose d’un peu hommasse, un peu chevalin (non, pas des juments : des chevaux) fumant et parlant chasse ou concours hippique comme des hommes), et le bourdonnement léger des voix suspendu sous les lourds feuillages des marronniers, les voix (féminines ou d’hommes) capables de rester bienséantes, égales et parfaitement futiles tout en articulant les propos les plus raides ou même de corps de garde, discutant de saillies (bêtes et humains), d’argent ou de premières communions avec la même inconséquente, aimable et cavalière aisance, (18-19).

Les clichés se déploient au sujet de Corinne représentée comme une poule de luxe, qui, telle une Odette de Crécy, épouse, à dix-huit ans, un Reixach vieux et empressé, déférant à tous ses désirs, démissionnant pour elle de l’armée, achetant une grosse automobile noire, lui offrant une voiture de course (55-56). De là à ce que les deux prisonniers parlant d’elle l’imaginent, avec un grand luxe de détails, provocant le jockey de l’écurie qu’elle a fait acheter à son mari, pour essuyer ses assauts brutaux (45-49), il n’y a que la distance d’une botte de paille !

Pour surprenantes qu’elles soient, ces facilités s’expliquent : il faut se garder d’attribuer à l’auteur ce qui relève de l’imagination des personnages, trompant le temps dans leur chambrée, essayant de reconstruire le mundus muliebris d’avant-guerre en projetant mentalement les images des dessous féminins (45) et des revues de mode sur papier glacé dont Corinne devait s’inspirer pour sa toilette (130).

Clichés spectaculaires

Nourrie de représentations visuelles toutes faites, l’imagination des protagonistes les reproduit en série. Ainsi en est-il de la taverne où le capitaine a payé à boire aux cavaliers :

La cour de la vieille auberge avec les murs de brique rouge foncé aux joints clairs, et les fenêtres aux petits carreaux, le châssis peint en blanc, et la servante portant le pichet de cuivre et le groom en jambières de cuir jaune avec les languettes des boucles retroussées donnant à boire aux chevaux pendant que le groupe des cavaliers se tient dans la pose classique : les reins cambrés, l’une des jambes bottées en avant, un bras replié sur la hanche avec la cravache dans le poing tandis que l’autre élève une chope de bière dorée en direction d’une fenêtre du premier étage où l’on aperçoit, entrevoit à demi derrière le rideau un visage qui a l’air de sortir d’un pastel… (20)

À ceci près, comme le précise Georges, que ce n’était pas cela du tout : c’était plutôt une cour de ferme, les murs de brique étaient sales…

Le comble du cliché est évidemment le cinéma. La surprise est analogue à cette vieille dame qui se rend compte en examinant ses chaussures qu’elle a embauché le matin même son assassin (75). Blum se fait son cinéma, si je puis dire (lui-même parle plutôt de vaudeville, à la fin de cette séquence), lorsqu’il imagine le retour impromptu de l’Ancêtre (184-186), mais il est désavoué par Georges (187). Dans le même registre, nous avons un court scénario avec le soldat à mine de casier judiciaire (205), le vieux général à tête de pharaon ou l’enfant observant la bataille en Espagne (212-213), et la succession des deux armées renvoie aux courses-poursuites des films comiques (197).

À l’ère de la reproduction mécanique des œuvres d’art (pour parler comme Walter Benjamin), c’est tout naturellement à la technique cinématographique que le narrateur se reporte pour expliquer certains effets de vision des cavaliers. Ainsi il revoit le premier automne de la guerre comme une bande d’actualités (65), se réfère au truquage du cinéma pour rendre compte du mouvement sur une route (68) et, plus loin, de la manière dont il saisit Corinne pour la première fois :

(comme, au cinéma, les gens du balcon, près de la cabine de projection, agitent le bras, leurs mains, les cinq doigts ouverts s’interposant dans le rayon lumineux, projetant leurs ombres immenses et mouvantes sur l’écran comme pour posséder, atteindre, l’inaccessible rêve scintillant), (224)

Mentalités de 1940

Bien des indications éparses dans le roman renvoient à des traits spécifiques de la mentalité française à l’époque de la guerre. J’en distinguerai deux, concernant les Arabes et les Juifs.

Soit donc ce jeune lecteur né à une époque où la France n’a plus de colonies. Comment comprendra-t-il la présence de ces étranges prisonniers : « bistres ou olivâtres, énigmatiques méprisants avec leurs éblouissantes dents de loup leurs noms gutturaux et râpeux » (245) qui, de surcroît, mangent du chien ? Si ce dernier trait peut être mis au compte de la faim, il lui faudra, pour bien intégrer le phénomène, se remémorer les colonies françaises et apprendre dans quelles conditions l’armée avait pu faire appel à des troupes levées dans ces pays. Claude Simon est si conscient de l’ignorance du lecteur actuel qu’il explique, dans Le Jardin des plantes, que, « pour des raisons de propagande » (p. 245), les Allemands ont ramené ces prisonniers en France.

Au passage, cette indication nous apprend que la séquence montrant les Arabes à la cueillette de glands se situe près de Bordeaux et non en Saxe, de telle sorte que nous comprenons enfin l’évasion de Georges (et de Claude Simon par voie de conséquence).

Tout ce qui concerne les Juifs est encore plus daté, reflétant l’état d’esprit de l’époque. Observons d’abord que dans l’avant texte[x] la judéité caractérisant le personnage nommé Maurice était nettement plus prononcée, ainsi que l’antisémitisme des autres soldats, de telle sorte qu’en la circonstance, la peau d’un juif valait moins qu’un kilo de cheval. Il serait intéressant de savoir pour quelles raisons l’auteur s’est cru obligé d’atténuer en 1960 les propos qu’il faisait tenir à ses personnages en 1958 !

Dans le roman donc, Wack figure un de ces paysans de la France profonde, naturellement antisémite, que Blum incite à dire ouvertement ce qu’il pense de lui en reprenant ironiquement l’étiquette injurieuse du temps : « sale youpin » (62, 116), « youpin de la ville » (258). Mais Georges arrête systématiquement leurs querelles.

Au-delà de cette confrontation violente, il est certain que Claude Simon manifeste un intérêt personnel pour le fait culturel juif, voire une étrange fascination, lorsqu’il brosse ce personnage de maquereau pied-noir, qualifié de « juif royal » qui :

le jour du Yom Kippour, donc, en plein milieu d’un pays où on massacrait et brûlait les juifs par centaines de mille, se fit porter malade pour ne pas travailler, et non seulement resta toute la journée sans rien faire, rasé de près, sans manger ni toucher une allumette, mais encore fut assez fort pour obliger ses semblables (ceux de ce peuple où il eût autrefois été — était encore — roi) à l’imiter ; (207)

On peut s’interroger sur le comportement de ce curieux prisonnier, mais il est plus important encore de situer le contexte d’énonciation, le narrateur étant là indubitablement informé de la « solution finale ». Pouvait-il connaître, dans le stalag où il était en 1940-1941, le sort réservé aux juifs, ou bien en parle-t-il à Corinne dans la chambre d’hôtel où ils se retrouvent après la Libération ? L’incertain du récit complique, on s’en doute, son analyse idéologique.

L’amalgame

Si l’on en croit le narrateur, Reixach (dont on nous informe que l’Ancêtre avait abandonné la particule, récupérée par la suite) appartiendrait à la vieille noblesse française, liée, d’une certaine manière, à la religion, ce qui l’autoriserait, comme ses voisins, à parler de Sa Cousine la Vierge ; mais il aurait « quelque chose d’arabe en lui » qui l’apparenterait tout autant à Mahomet (10). Un tel croisement sanguin et religieux est bien l’emblème de l’amalgame des divers courants culturels auquel se livre le narrateur pour tout ce qui relève des humanités, je veux dire de ce qui, naguère, s’enseignait au lycée.

L’histoire sainte

Nombre de références relèvent d’une histoire sainte, qu’il est d’autant plus nécessaire de connaître que, souvent, le narrateur feint de l’avoir oubliée, ou plutôt qu’il confond avec des légendes d’autres origines.

La Bible

Même si nous ignorions que Claude Simon a suivi les cours d’une école religieuse[xi], on ne pourrait passer sous silence l’innutrition biblique de son texte. Ayant à traiter de l’incommunicabilité entre les êtres, il allègue aussitôt la tour de Babel, faisant référence au sens profond de l’image biblique :

babelesque criaillerie, comme sous le poids d’une malédiction, une parodie de ce langage qui, avec l’inflexible perfidie des choses créées ou asservies par l’homme, se retournent contre lui et se vengent avec d’autant plus de traîtrise et d’efficacité qu’elles semblent apparemment remplir docilement leur fonction : obstacle majeur, donc, à toute communication, toute compréhension, (56)

Devant la carcasse du cheval tué, la vision du sang répandu s’élargit à la dimension des légendes bibliques, « l’eau ou le vin jaillissant de la roche » (26), évoquant du même coup Moïse et Jésus. Le spectre de la guerre entraîne immanquablement l’évocation du cheval de l’apocalypse, et les quatre cavaliers, ceux de la révélation prophétique au dernier livre du Nouveau Testament.

Allusions complexes, gloses hardies

Au chapitre de l’intertextualité, Hubert de Phalèse[xii] a déjà signalé la présence importante du thème biblique, et particulièrement cette histoire d’os :

« Mais, comment est-ce déjà ? Une histoire d’os comptés, dénombrés… », pensant : « Ouais. J’y suis : ils ont numéroté mes abattis… En tout cas quelque chose dans ce genre-là. » (66)

comme les têtes des clous enfoncés dans mes paumes pensant Ils ont compté tous les os (247)

pour laquelle il renvoie aux Psaumes (XXII, 18), la deuxième citation référant doublement au Christ qui sur la croix prononça le début du psaume « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », et fut percé des clous de la crucifixion, auxquels Georges compare, faut-il dire de manière sacrilège, les tétons de Corinne. Mais on pourrait rapprocher ces fragments de la prédiction de Daniel annonçant à Balthazar (Dn V, 25) en son festin que ses jours étaient « pesés, comptés, divisés ». Tout cela est singulièrement et volontairement confus, comme l’est la mention des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, à propos des cavaliers venus de tous les horizons, associés à un nègre absent (159). Si la Bible ne dit rien de la race noire, deux traditions se télescopent, une interprétation médiévale de la Bible, assignant à Cham la paternité des noirs, et la légende des Rois Mages selon laquelle Balthazar serait un roi noir. Pour exprimer la longueur du combat, la mention de Josué arrêtant le soleil (199) appartient à la même veine biblique (Josué X, 12-13).

Certes, il n’est pas nécessaire d’avoir été baptisé ni d’avoir subi une importante éducation religieuse pour se référer à l’image de Josué, ou bien à une cérémonie d’ordination ou de prise de voile (247), ni même pour savoir que les chrétiens des catacombes se reconnaissaient au signe du poisson (274), symbole du Christ d’après l’acronyme grec de Jésus[xiii]. Mais l’association par Georges de son pénis au poisson mystique et cavernicole ne prend tout son sens que dans un contexte empreint de religion :

quelquefois je m’écartais le retirais complètement pouvant le voir au-dessous de moi sorti d’elle luisant mince à la base puis renflé comme un fuseau un poisson (on disait qu’ils se reconnaissaient en traçant sur les murs des villes et des catacombes le signe du poisson) (274)

Il en va de même, me semble-t-il, pour la comparaison du martyr que Corinne fait endurer à Reixach à la Marie-Madeleine du Christ (13).

La mythologie

Sans référer à un texte aussi déterminé que la Bible, la mythologie fait l’objet d’un traitement semblable. Dès l’origine du récit, la nouvelle « Le cheval », publiée en 1958, prend une dimension mythique et mythologique avec ces Atrides de village, cette obscure histoire d’inceste et ces pleureuses de l’antiquité que l’on retrouve, inchangés, dans La Route des Flandres (60, 115, 120). Le roman réfère, à deux reprises, aux Métamorphoses d’Ovide d’abord :

il me semble que j’ai lu quelque part une histoire comme ça, des types métamorphosés d’un coup de baguette en cochons ou en arbres ou en cailloux, le tout par le moyen de vers latins (94)

d’Apulée ensuite, avec « cet âne de la légende grecque » (268) et, plus nettement, « l’âne d’Apulée poussant sans trêve en elle » (275).

Plus troubles sont les allusions aux personnages de la mythologie. Danae fécondée par Zeus transformé en pluie d’or :

mais maintenant comme si le sol avait basculé, l’envoyant à la renverse, telle quelle, sur le dos, présentant maintenant non à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque tintante pluie d’or, ses fesses jumelles, cette nacre, ce buisson, […] (180)

Léda visitée par le même dieu métamorphosé en cygne, son image recouvrant à deux reprises celle du paon et d’Argus aux cent yeux :

tandis que quittant mon cou son autre bras semblait ramper le long d’elle-même comme un animal comme un col de cygne invertébré se faufilant le long de la hanche de Léda (ou quel autre oiseau symbolique de l’impudique de l’orgueilleuse oui le paon sur le rideau de filet retombé sa queue chamarrée d’yeux se balançant oscillant mystérieux) (248)

la queue du paon oscillait encore faiblement mais pas de Léda visible de qui donc le paon de quelle divinité est-il l’oiseau vaniteux fat stupide promenant solennel ses plumes multicolores sur les pelouses des châteaux et les coussins de concierges ? (274)

Tandis que le thème des Centaures, puis de la femme centaure (52-53) renvoie directement à la mythologie grecque, la chèvre-pied (243), comme l’a bien montré M. Riffaterre[xiv], est un rappel de cette mythologie par le biais de Marie de France et de Ronsard.

On pourrait croire tous ces échos fort savants. Ils témoignent de l’attention que les potaches ont, de tout temps, portée à ces passages scabreux de la littérature grecque et latine[xv], supposées connus de tous.

Ici une parenthèse s’impose sur les passages érotiques du livre. Certes, de bonnes âmes pourraient s’émouvoir si on le mettait au programme du lycée, mais, au niveau culturel où je me place, il me semble qu’aujourd’hui les lycéens ont, d’expérience, autant de connaissances dans ce domaine que le narrateur, ce qui me dispense d’en parler davantage.

Art et littérature

Dans La Route de Flandres, les références à la peinture et à la littérature sont fréquentes. Elles sont, le plus souvent, signalées par un adjectif démonstratif et marquées d’imprécision. L’auteur et l’œuvre ne sont pas désignés explicitement, comme s’ils étaient trop connus.

Lectures

Point n’est besoin de se reporter au texte d’Homère pour retrouver dans l’expression « l’aurore aux doigts de pétales » (199) une variation sur « l’aurore aux doigts de rose » ; ni à La Fontaine pour voir que Blum tourne en dérision la fable des deux pigeons (188) en supposant que Reixach s’est fait « pigeonner » ; non plus qu’à Molière pour décrypter le sens des antonomases relatives à Arnolphe et Agnès (183, 184) ou bien « la statue équestre du Commandeur pissant des jets de bière » (267). Ce dernier trait montre bien comment procède l’ironie de Blum, en associant une référence au Don Juan à une allusion au Manneken Pis de Jérôme Duquesnoy (1619) symbolisant l’irrévérence des Bruxellois à l’égard de leur gouverneur espagnol.

Ayant, comme tout lycéen de l’époque, appris par cœur des tirades entières de Racine, c’est tout naturellement que Georges glisse une expression, « les chiens dévorants » (9), méritant un retour au texte d’Athalie (v. 506).

Autant l’association de Rossinante et de Bucéphale (228), éponymes de deux chevaux antithétiques, relève du stéréotype, autant le passage suivant pose de problèmes au lecteur :

Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s’appelait-il philosophe qui a dit que l’homme ne connaissait que deux moyens de s’approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu’il choisissait en général tout d’abord le premier parce qu’il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second c’est-à-dire le commerce qui était un moyen non moins déloyal et brutal mais plus confortable, et qu’au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l’Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l’ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en réalité qu’une seule et même chose (33)

Cherchant le nom (et l’œuvre exacte) de ce philosophe, certains y ont vu la silhouette de Voltaire[xvi], d’autres de Rousseau[xvii], alors que la seule formulation identique se trouve dans l’essai De l’esprit de conquête (1813) de Benjamin Constant. C’est dire combien Simon opère un amalgame, brouillant les pistes, créant une figure de philosophe à partir d’éléments variés, un Suisse « effusionniste » (189) qui a tous les traits de Rousseau. En d’autres termes, Blum n’est pas loin de penser, comme Gavroche, que l’ancêtre est tombé dans le ruisseau par sa faute.

Je concède qu’il faut être particulièrement attentif au texte pour voir qu’Iglésia, comparé à un polichinelle, a les traits exacts du Pulcinella napolitain et non de son homologue français, ce qui autorise l’évocation des spadassins de la Renaissance (43) ; mais, d’une manière générale, toutes ces références faisaient partie du bagage ordinaire du lycéen qu’avait été Georges.

Peintures

La même observation vaut pour les peintures évoquées dans le roman. Si « l’Amant surpris, la Jeune Fille séduite » (81) ne peuvent être identifiés d’emblée[xviii] mais font songer à des gravures du XVIIIe siècle, les « nains difformes » (46) évoquent sans conteste Las Meñinas de Velasquez.

La description picturale suivante, véritable transposition d’art, procède elle aussi par amalgame :

c’était environ cent ans plus tard encore qu’un peintre officiel avait été chargé de la représenter, plaçant à la tête de soldats dépenaillés qui avaient l’air de figurants de cinéma un personnage allégorique, une femme vêtue d’une robe blanche qui dénudait un de ses seins, coiffée d’un bonnet phrygien, brandissant une épée et la bouche grande ouverte, debout dans la lumière jaune d’une journée ensoleillée, au milieu des écharpes d’une fumée glorieuse et bleuâtre, les gabions renversés et, au premier plan, le visage grimaçant et stupide d’un mort représenté en perspective, couché sur le dos, une jambe à demi repliée, les bras en croix et la tête en bas, regardant de ses yeux exorbités, les traits tordus dans une éternelle grimace, (202)

On commence par y voir La Liberté guidant le peuple de Delacroix, quand, petit à petit, émerge La Marseillaise de Rude, bas-relief et non plus peinture, à telle enseigne que tout le récit nous paraît dériver d’une semblable contamination.

Culture explicite : enseigner, renseigner

Ce dévoilement progressif des diverses strates culturelles du roman doit nous conduire à ce qui n’est plus écho, souvenir scolaire, mais à ce que l’auteur tient absolument à communiquer au lecteur, je dirais même instituer, enseigner, à tel point que, craignant de n’être pas suffisamment entendu, il le reprend, sous un autre angle il est vrai, d’un volume à l’autre[xix].

On dira que je sors ici du cadre initial, ne traitant plus de la culture nécessaire au lecteur, mais de celle que l’auteur, qui en est féru, veut lui faire appréhender. Sa seule compétence (au lecteur) serait alors de s’ouvrir à l’autre, par l’acte de lecture. Mais n’est-ce pas, très exactement, l’attitude de Jean Dubuffet dans le fragment de correspondance cité précédemment ? À ceci près qu’on ne parle plus de libellules mais d’un savoir très personnel, acquis parfois à son corps défendant, valant pour les générations à venir.

La guerre de 40

Je ne pense pas m’aventurer audacieusement dans les territoires de l’interprétation en disant que, s’il a consenti à accomplir son devoir de citoyen, Simon n’a jamais accepté d’avoir été conduit à un massacre délibéré, pas même assumé par de mauvais chefs. Alors que la « drôle de guerre » constitue le noyau primitif du récit, il ne nomme jamais (ni dans aucune autre œuvre) cette première phase du conflit. Chez lui, tous les épisodes se mêlent indistinctement, les combats, le séjour au camp de prisonniers, et même son évasion. Lui-même affirme avoir épuisé, pour l’occasion, tout le vocabulaire relatif au cheval et à l’équitation, de telle sorte qu’on a là un véritable traité sur l’art et la manière de monter à cheval, et de sauver sa peau[xx].

La « drôle de guerre »

À l’encontre d’un Zola ou d’un Barbusse, Simon n’est pas du genre à tenir des carnets de route, consignant les faits et les événements quotidiens, de nature à nous informer sur les mœurs des populations visitées. Cependant, à travers son récit, on peut se faire une idée du cantonnement des troupes et des disputes que leur logement entraînait chez l’habitant (61), des uniformes nouveaux (65) [car, contrairement à ce que l’on croit généralement, l’armée s’était préparée à la guerre, sur ce plan au moins], de la tenue des fermiers, avec leurs « bottes noires en caoutchouc constellées de rustines » (58), et surtout de la crainte qui régnait alors des espions, la fameuse 5ème colonne, laissant des messages pour l’ennemi sur les affiches de chicorée (290). Mieux qu’aucun traité militaire, La Route des Flandres dit le rapport de l’homme et du cheval dans cette armée en campagne.

Le désordre

Au delà de ce témoignage, on voit, de l’intérieur, le désordre résultant de l’attaque surprise, et surtout la déroute des chefs (15-16) : Reixach considérant qu’il n’a plus rien à faire comme capitaine dès lors que sa brigade a été anéantie, le général se suicidant. Un fuyard avertit : « y a plus de front » (104). C’est la pagaille, les estafettes ne parviennent pas à porter les ordres, soit qu’elles arrivent sur des positions déjà évacuées (192), soit qu’elles se fassent tuer (193). La rencontre de l’officier du Génie (197) est, à cet égard, éloquente. Sans ordres ni directives (283), les soldats abandonnent l’uniforme, pour revêtir des frusques civiles (105-109). Toute valeur humaine et morale a disparu (198-199).

On pourrait ainsi, comme l’a d’ailleurs fait, plus tard, Claude Simon[xxi], retracer sur une carte d’état-major le déplacement de l’armée française, son repli, le passage sur le pont de la Meuse (242), le retour par un chemin parallèle (280-81). Peu importe que, grâce à d’autres témoignages, on puisse nommer ces chefs ; l’essentiel est, comme l’avait bien vu Jean Ricardou, qu’on éprouve cette décomposition sur tous les plans, un peu comme ce soldat que le bombardement a rendu fou (249).

Le stalag

Sans être un témoignage inégalé sur l’univers de la réclusion, La Route des Flandres retrace avec précision « l’architecture sensorielle » du soldat qui, prisonnier dans un camp, s’efforce de résister à la déshumanisation. Passant sur les conditions matérielles, sur l’application dévoyée du principe marxiste selon lequel toute peine mérite salaire (208), on s’arrêtera sur deux scènes essentielles, celle du tripot (204) géré de telle façon par les pires individus que nul ne songerait à enfreindre leur loi ; celle où des prisonniers se faisant de misérables crêpes (161), sont comme cernés par des loups, leurs camarades affamés retombant à l’état de horde primitive (162-163).

Une philosophie du temps et de l’Histoire

De cette expérience profonde, personnelle, incomparable, se dégage une philosophie de l’Histoire, opposant les vraies valeurs à l’humanisme ambiant, déterminant la place de l’individu dans le temps.

Philosophie commune

Si, très classiquement dans ce roman, les rapports entre les individus sont des rapports de classe, à l’instar de la relation établie entre Reixach et Iglésia (288), s’il apparaît que les esclaves seront toujours et paradoxalement partisans de la force et de la hiérarchie (80), il semble, à en croire la relation de symétrie établie entre Reixach et l’ancêtre Conventionnel, que la condition humaine soit intégralement soumise au déterminisme, psychologique, historique, sociologique, comme si les choses devaient se répéter, inéluctablement.

Selon Georges, le métayer allant et venant sur son tracteur, représenterait, comme jadis le laboureur dans les romans champêtres de George Sand, l’image d’une activité humaine indéfiniment répétée,

comme si elle parcourait, éternelle, tremblotante et imperturbable, la ronde et éblouissante surface du monde… (33)

De la même façon, l’éducation que son père lui a donnée ne serait pas inutile, puisqu’elle lui aura servi à reconnaître l’identité de situations historiquement distantes, et même à en dire le texte en vers latins :

[…] Je lui dirai que j’avais déjà lu en latin ce qui m’est arrivé, ce qui fait que je n’ai pas été trop surpris et même dans une certaine mesure rassuré de savoir que ç’avait déjà été écrit, de sorte que tout l’argent qu’il a lui aussi dépensé pour me le faire apprendre n’aura pas été non plus complètement perdu. ça lui fera sans doute plaisir, oui. ça sera certainement pour lui une… (94-95)

Mais c’est sans compter avec l’ironie de l’Histoire et du narrateur (que ce soit Georges ou Blum), comprenant dès son transport vers le stalag que rien n’a aucun sens, que l’intuition de la durée s’est anéantie (19).

Les vraies valeurs

Déjà, face au cheval mort, les protagonistes ont évalué le prix de l’homme et de la bête (124). Ils savent, d’expérience, le besoin élémentaire de se nourrir et la certitude de mourir (123). Les combats, où il s’est senti pris au piège, tiré comme au jeu de massacre, ont fait voir à Georges le spectacle dérisoirement comique de la mort, celle de Wack par exemple (150). Il a pu mesurer le résultat d’une application mécanique des ordres sur une armée, quand ils ne sont pas tempérés par la durée (161). Que valaient, pour l’ancêtre de Reixach, sa foi dans les principes révolutionnaires de Raison et Vertu face aux insurgés espagnols (294) ?

Et voici que ne manque pas d’apparaître le trop fameux « sens de l’Histoire » (ou ses équivalents antérieurs, la Providence, l’Immaculée Conception), ce qu’il nomme « le vacuumcleaner ou plutôt le tout-à-l’égout de l’intelligence » (176) avec ses corrélats, le bonheur, le progrès économique. À travers ces propos de Blum (ou de Georges), on perçoit, anachroniquement, un écho des débats des années cinquante sur l’invasion des biens de consommation.

Leçons ?

L’Histoire ainsi vécue au fond de la misère humaine est-elle en mesure d’enseigner quoi que ce soit ? Peut-on, en quelque sorte, en tirer une leçon ? Il faudrait, ici, établir l’axiologie de Georges à travers ses remarques incidentes. Faute de place, je m’en tiendrai à la dernière. Il observe que la guerre accélère la décomposition de la matière comme de la société, et sa méditation s’achève sur ce beau finale :

le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps. (296)

Nature ou culture

En dépit de sa force et de sa beauté lyrique, cette fin ne saurait dissimuler le débat permanent que, par la voix de ses personnages, l’auteur instaure entre la nature et la culture. On s’attend que, fort de l’expérience concentrationnaire (à ne pas confondre avec les camps d’extermination), Georges plaidera pour un plus grand humanisme. Or, il en fait le procès le plus virulent, lui opposant paradoxalement un état de nature qu’il affectait de brocarder à travers Rousseau.

Ainsi, le « savoir appris par procuration » de son père, toute sa culture livresque, restent inutiles face à la brutalité des événements (35). De même ses vains graphismes, opposés à une nature redevenue paisible (219) à la fin, Georges, conditionné par son prénom, entonnant les nouvelles géorgiques (220). Pourtant, l’aporie est incontournable, l’auteur, ou Georges, par procuration, est bien obligé d’employer les mêmes armes, je veux dire les mêmes outils, les mêmes mots pour le dire !

À la « merveilleuse culture » voulue par son père, à la formation par l’École Normale Supérieure (209), à la tristesse qu’il déclare en apprenant le bombardement de la bibliothèque de Leipzig (210), Georges rétorque catégoriquement :

…à quoi j’ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. Suivait la liste détaillée des valeurs sûres, des objets de première nécessité dont nous avons beaucoup plus besoin ici que de tout le contenu de la célèbre bibliothèque de Leipzig, à savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserves, gal… (211)

Il faut souligner que c’est Georges qui parle ici, non pas Claude Simon, lequel est bien conscient d’écrire un livre qui viendra s’ajouter aux rayons de la bibliothèque reconstruite de Leipzig ou d’ailleurs.

Conclusion :

Si, à l’instar d’Alain Robbe-Grillet, Claude Simon constatait que le monde n’est « ni signifiant ni absurde, il est », son programme a bien été de le décrire, d’en consigner le mouvement chaotique et de trouver les mots justes pour le dire. À cet égard, il faut se défier d’une trop tentante assimilation de l’auteur à ses personnages. Il dit bien que Georges et Blum essaient de s’évader mentalement du stalag en rassemblant et combinant tout ce qu’ils peuvent trouver « connaissances vues, entendues, lues » (173), de sorte qu’en fin de compte tout ce qui est dit et montré se rapporte uniquement à ces deux individus, témoins particuliers d’une époque désarçonnée. Pour dire leur vision du monde, l’auteur s’est placé au même niveau qu’eux, en employant exactement leur langage, en s’imprégnant de leur culture. C’est pourquoi j’ai tendance à penser que la culture à l’œuvre dans La Route des Flandres, celle que le lecteur doit posséder pour y accéder pleinement, ne dépasse pas le niveau secondaire, du baccalauréat pour tout dire[xxii]. En d’autres termes, l’ouvrage, malgré certains clins d’œil ironiques, ne s’adresse peut-être pas aux masses populaires comme on disait naguère, aux petites gens, comme on dit à nouveau aujourd’hui, mais il n’exige pas une culture encyclopédique pour être abordé. Reste que la jouissance du texte ne peut intervenir que si l’on appréhende à la fois ses présupposés et ses jeux culturels explicites.

[1]

[i]. Jean Dubuffet et Claude Simon : Correspondance 1970-1984, L’Échoppe, 1994, Dubuffet, p. 30.

[ii]. Cela a été fait par Pascal Mougin dans sa thèse : L’Effet d’image dans quatre romans de Claude Simon : La Route des Flandres, Histoire, Les Géorgiques et L’Acacia, Université Paris III, 1995. Voir particulièrement l’annexe II, « Index thématique des comparaisons », p. 613-616.

[iii]. Pour une réflexion théorique, voir mon article « L’analyse culturelle des textes », dans L’Histoire littéraire aujourd’hui, sous la direction d’Henri Béhar et de Roger Fayolle, Armand Colin, 1990, pp. 151-161.

[iv]. De Wolfgang Iser on consultera L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985, 405 p.

[v]. Les chiffres entre parenthèses renvoient à La Route des Flandres, (1960), Éditions de Minuit, 1987, coll. Double.

[vi]. « Tireur isolé » : ce terme, absolument anachronique, est employé par Simon dans Le Jardin des plantes.

[vii]. Voir : Mikhail Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970, 476 p.

[viii]. Pari Mutuel Urbain, créé par les sociétés de courses en 1891 comme pari mutuel, devenu urbain en 1930.

[ix]. Voir, sur ce point, le manuel classique de Maurice Crubellier : Histoire culturelle de la France, XIXe-XXe siècles, Armand Colin, 1974, 454 p. coll. U.

[x]. Voir Claude Simon, « Le cheval », Les Lettres nouvelles, n° 57, février 1958, pp. 169-189 et n° 58, mars 1958, pp. 379-393, ainsi que la brève étude donnée par Hubert de Phalèse, Code de La Route des Flandres, Nizet, 1997, pp. 29-33. Pour la judéité, ibid., pp. 105-106.

[xi]. Claude Simon était interne au Collège Stanislas, qu’il se remémore dans plusieurs passages du Jardin des plantes, pp. 37, 40, 189, 224, 249.

[xii]. Hubert de Phalèse, Code de La Route des Flandres, Nizet, 1997, p. 42.

[xiii]. Le jeu de mots est aussi connu que celui faisant de Pierre le fondateur de l’Église. Ici, les initiales de  Iesus Christos Theou Yios Sautèr  forment “ IChThYS ”, poisson, en grec.

[xiv]. Michael Riffaterre, « Orion voyeur, l’écriture intertextuelle de Claude Simon », Modern Language Notes, n° 103-104, septembre 1988, pp. 711-735.

[xv]. Voir le développement sur les humanités et leur traitement licencieux dans mon essai, Les Cultures de Jarry, PUF, 1988, pp. 153-176.

[xvi]. Voir Didier Alexandre : « Du Tricheur à l’Herbe, tracer La Route des Flandres » in Claude Simon, La Route des Flandres, Ellipses, 1997, p. 29.

[xvii]. Hubert de Phalèse, op. cit. p. 41. Le même auteur donne la citation de B. Constant.

[xviii]. Voir cependant la note d’Hubert de Phalèse, op. cit. p. 113.

[xix]. Le jeu est trop facile avec Claude Simon : il suffit de recenser les épisodes identiques traités dans Le Jardin des plantes !

[xx]. Pour ces questions de vocabulaire, voir Hubert de Phalèse, op. cit. p. 43 sq.

[xxi]. Cf. Anthony Pugh, « Claude Simon et la route de la référence », Revue des Sciences Humaines, n° 220, octobre 1990, pp. 23-46.

[xxii]. « Je ne crois pas écrire des choses compliquées » déclarait Claude Simon à Jean-Claude Lamy, France-Soir, 26 septembre 1989.

CC

Duchamp s’invite chez Jarry

DUCHAMP S’INVITE CHEZ JARRY

(inédit, nov. 2014)

(À propos de l’adaptation du Surmâle par J.-C. Averty, 1980)

[Télécharger l’article en PDF]

Le Surmâle est, sans doute, l’œuvre de Jarry la plus connue après Ubu roi, et la plus éditée depuis son apparition en 1902. On conçoit facilement qu’après avoir mis en image quasiment tous les Ubus, Jean-Christophe Averty ait éprouvé le besoin de s’attaquer à cette œuvre, et de lui donner un équivalent pour le petit écran. D’autant plus que le sous-titre, « roman moderne », est bien fait pour titiller le maitre des images.

Dans ma thèse sur La Dramaturgie d’Alfred Jarry (1975), je faisais observer combien un certain nombre de ses œuvres narratives comportaient des séquences spectaculaires, vues par un homme de théâtre et même de cinéma, au moment précis où le septième art, après avoir diverti petits et grands, tendait à se constituer en art du mouvement et du vivant. Avec une couleur spécifique dans tous les cas, qui tenait à l’érotisme, constituant organique de toutes ses imaginations. Voici ce que j’écrivais alors :

Chez Jarry, en effet, l’acte sexuel — ou ce qui en tient lieu — apparaît à la fois comme une compétition sportive, un exercice physique absolu et un spectacle théâtral. Il n’est pas de roman dont un chapitre ne soit consacré aux jeux de l’amour : Faustroll dort près de Visité qui « ne survécut point à la fréquence de Priape » (Pl. I, 713) et une variante explicitait la comparaison meurtrière : « elle ne survécut point à la fréquence du glaive de Priape ». Les Jours et les nuits s’ouvre sur une partie carrée, où les deux équipes ont pris soin de se munir d’une ardoise pour y inscrire leurs records respectifs. Dans L’Amour absolu, au titre significatif, la compétition est sublimée par l’inceste, expression infinie de l’amour. Enfin Messaline et Le Surmâle, romans de structure identique, portent à son comble la thématique érotique de Jarry. Les deux héros sont, comme Emmanuel de L’Amour absolu, des dieux à leur manière ou, dans le vocabulaire jarryque, des monstres, ce qui revient au même : « Or c’est un monstre plus infâme et plus inassouvi et plus beau que la femelle de métal, qui retourne à sa tanière : la seule femme qui incarne absolument le mot que, bien avant la ville fondée, dès la première parole latine, on jette à la face des prostituées dans un crachat ou dans un baiser : Lupa, et cette abstraction vivante est un pire prodige que l’âme subitement infuse à une effigie sur un socle » (Pl. II, 76). Tous deux sont des comédiens déguisés. L’impératrice romaine en courtisane porte perruque blonde ; le châtelain de Lurance en Indien d’Amérique, la poitrine teinte en rouge, muni du calumet et du tomahawk. Si l’on s’interroge sur le besoin qu’ils éprouvent de se montrer en se dissimulant, de faire reconnaître leurs talents en les désavouant, il ne vient qu’une seule réponse, formulée à propos de Marcueil : « Pour vérifier si son masque tenait bien, sans doute… » (Pl. II, 253). « Tous deux prétendent atteindre des records inégalables, Messaline essuyant vingt-quatre assauts en une nuit, mais jamais satisfaite, Marcueil surpassant la fréquence de soixante-dix consommations en vingt-quatre heures. Chaque fois, le jeu auquel ils se livrent est un spectacle pour autrui. Inutile de redire, après Jean Genet, les qualités théâtrales du bordel où se rend Messaline ; la chambre de Marcueil semblerait plus intime, réservant l’incognito de la partenaire au masque de fourrure, mais il n’en est rien : elle est aménagée de telle sorte qu’un observateur (un savant il est vrai) puisse, sans être vu, enregistrer officiellement le succès, et comporte une petite fenêtre d’où les sept courtisanes pourront, au dernier moment, contempler la défaite de leur rivale. De sorte que l’épreuve sera épiée de deux lieux différents et donnera lieu à deux versions contradictoires. Enfin les deux héros trouvent dans la mort l’absolu de leur désir, Messaline avec le glaive, dieu phallique, Marcueil en rendant la machine amoureuse de l’homme, finissant couronné d’épines et crucifié. »

On me pardonnera cette trop longue citation, qui s’imposait pour montrer combien mon analyse anticipait la « lecture » proposée par Jean-Christophe Averty. À tel point que l’on peut se demander si le réalisateur ne s’en est pas inspiré, comme il nous dit l’avoir fait pour certaines œuvres de son corpus, dont il se plait à témoigner que l’idée de les monter lui en est venue à la lecture de mon Étude sur le théâtre dada et surréaliste (1967).

D’autres s’attacheront à étudier les propriétés de cette adaptation. Disons, pour tout simplifier, qu’elle est absolument fidèle, comme tous les travaux auxquels s’est exercé le vidéaste. Qu’il suffise de savoir que le roman comporte trois séquences essentielles, sur lesquelles le film est bâti.

  1. A) « L’amour est un acte sans importance ». Cette affirmation péremptoire est prononcée par le héros lui-même. Elle entraîne divers épisodes du roman, destiné à la mettre en valeur.
  2. B) La course des 10.000 miles ; compétition entre une quintuplette et un train ; mystérieux pédard (comme on disait au début du siècle dernier pour désigner un coureur cycliste).
  3. C) Le record de l’Indien. Expérience physique.

À ce point de l’exposé, il est indispensable de bien s’imprégner du téléfilm (ou de son DVD) produit par l’Institut National de l’Audiovisuel. Pour faire bref, lors de notre journée d’étude du 22 novembre 2014, j’ai montré la course des 10.000 miles et ensuite projeté une trentaine d’images d’un document PowerPoint, où l’on voyait comment un peintre, qui n’est jamais nommé, ni dans le texte, ni dans l’adaptation, faisait une apparition subreptice et déléguait ses principales productions, pourtant peu nombreuses, de telle sorte qu’elles orientaient notre vision et, plus généralement, la compréhension de l’œuvre.

Le livre reprenant les propos énoncés durant cette journée ne permet pas de reproduire toutes les images qui y furent projetées. Je me bornerai, par la force des choses, à fournir celles qui attestent la véracité de mon propos.

Tout d’abord, voici, surgissant de l’obscurité, Marcel Duchamp lui-même, en tenue de domestique, apportant le manteau de Marcueil qui s’apprête à sortir.

Fig 1-Marcueil

Fig. 1 : Marcel au service de Marcueil (Duchamp s’invite_1.jpg)

Nul n’ignore de nos jours la célèbre Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), autrement dénommée Le Grand Verre, de Marcel Duchamp. Pour mémoire, et dans un but strictement démonstratif, voici une image de la partie inférieure du tableau de verre :

Fig2-Mariee

Figure 2: Duchamp, La Mariée, partie inférieure (Mariée, bas.jpg)

Cette partie constitue le décor du premier tableau. Sans s’en rendre compte, les personnages se trouvent à l’intérieur de la machine conçue par le peintre des énigmes :

Fig3-Salon

Figure 3: l’intérieur de la machine (Le salon.jpg)

Ce serait un jeu fort divertissant que de rechercher tous les éléments qui de la mise en scène d’Averty fonctionnent comme des échos de l’œuvre complet de Marcel Duchamp. On se contentera d’en signaler quelques-uns, les plus objectifs. Voici que les protagonistes dissertent de la dénomination « dix mille milles » et de sa valeur numérique :

Fig4-etalonnage

Fig. 4: Étalonnage de la course [jpg]

Cet instantané n’est pas sans évoquer les calculs du peintre autour du maitre étalon, et notamment ce qu’il cherchait à prouver avec le « stoppage-étalon » dont voici une représentation :

Fig5-stoppage

Fig. 5 : Marcel Duchamp, Stoppage étalon

N’oublions pas que dans le récit, nous sommes, par anticipation, en 1920. Plus qu’un clin d’œil vers Duchamp, l’opération semble nous dire : voyez comme ces recherches apparemment inutiles et sans intérêt du plasticien secret devaient trouver leur champ d’application dans le futur, devenant pour nous un futur antérieur !

On trouve tout au long du film de multiples rappels de l’œuvre de Marcel ; jeux verbaux de Rrose Sélavy, roto-reliefs, décors empruntés à Anémic-cinémA, esquisses au tableau des « moules mâlics », ou bien, sans lien apparent, figuration des « témoins oculistes », et même, en guise d’intermède, le voile de la mariée, etc. Fugitivement, l’ombre d’un personnage montant l’escalier fait signe à son modèle inverse, le nu descendant l’escalier, etc.

Dans ce domaine, l’emprunt s’impose sur toute l’œuvre, y compris la moins divulguée.

Voici un bien singulier sofa, qui renvoie aussitôt à la couverture du catalogue de l’exposition surréaliste de 1947 :

sofa

Le sofa des gagneuses

Eros

Marcel Duchamp, exposition Éros

Duchamp, dont chaque geste était pensé et mesuré, s’était réservé la tâche de peindre lui-mêm le téton de chaque sein de mousse… Pour terminer, nous ferons un arrêt sur image au moment où le Surmâle, attaché sur la machine à inspirer l’amour tel un condamné à mort, parvient à inverser le courant en rendant ladite machine amoureuse de lui :

Fig8-Machine

Fig. 8 : La machine à inspirer l’amour

Si les fils électriques font songer aux illustrations traditionnelles dans la science-fiction, on perçoit néanmoins des allusions à Duchamp avec le porte-chapeau servant de rhéostat, une disposition des bobines semblable à la broyeuse de chocolat, et le cadre général rappelant la figure 2.

Il faut, par conséquent, admettre que Marcel Duchamp, le peintre des célibataires, même, a envahi la transposition télévisuelle du roman de Jarry, le structurant, lui donnant aussi bien son arrière-plan que ses motifs internes, mettant à nu les passages les plus obscurs. Pourtant, une question reste posée : pourquoi Jean-Christophe Averty a-t-il éprouvé le besoin d’opérer une telle confrontation ? Non qu’elle soit illégitime à nos yeux, d’autant que l’intrusion du plasticien est mentionnée dès le générique.

***

Tout cela provient, me semble-t-il, d’une simple lecture de l’essai de Michel Carrouges : Les Machines célibataires (Arcanes, 1954). On sait combien, malgré les débats à l’intérieur du surréalisme suscités par l’Affaire Carrouges-Pastoureau (celui-ci dénonçant les liens de celui-là avec les dominicains), l’essai sur de telles machines présentes chez les plus grands romanciers du temps a impressionné le lectorat de l’époque.

L’auteur y consacre un chapitre à Jarry, et plus précisément au Surmâle d’une part, aux Jours et les Nuits d’autre part. Pour faire bref, je ne m’intéresserais qu’au premier, où Carrouges distingue trois machines célibataires, dont il analyse le fonctionnement. J’en rappelle brièvement les motifs ci-après.

  1. La Course des dix mille miles :

La femme domine, dans le train, vivante et présente (à la différence de Duchamp et Kafka). Signes de défloration : la vitre couverte de roses se défait = ce que Duchamp appelle « le passage de la vierge à la mariée ». Son père ne joue pas le rôle familial que la société lui attribue normalement, il est l’inventeur du perpetual motion food.

Sur la route, la quintuplette, le nain, le surmâle constituent un ensemble de 7 célibataires mâles. Le responsable de toute l’affaire en est le corporal (linge catholique), etc. ; trois signaux de la mort conduisent au cimetière des uniformes en livrée.

Dans la compétition, une ombre = témoins oculistes, rayons de la bicyclette… Poteau final coiffé de roses rouges, on devine ce qu’il symbolise !

  1. La grande salle du château de Lurance :

Uniformes et livrées (gendarme, juge, garde-chasse, Indien …).

Théâtre, 3 organes de verre : hublot, galerie, monocle-phono.

Les 7 femmes vénales = 7 mariées oculistes. Ajouter le Docteur et le phono= cyclope = 3 témoins oculistes.

Acte = 82 fois, coïtus interruptus : « ils se souciaient d’eux seuls et ne voulaient point préparer d’autres vies ».

Mort apparente d’Ellen. Épuisement de l’Indien.

  1. Machine électromagnétique :

Machine à inspirer l’amour. Surprise : c’est l’Indien qui la charge et la fait éclater ! Mais il se heurte à la grille, électrocuté.

Reste le perpetual motion food, aliment indispensable, sans référence chez Duchamp.

Un autre chapitre est consacré à l’analyse conjointe de La Colonie pénitentiaire de Kafka, et du Grand Verre de Duchamp. Impossible de le suivre dans le détail, qui nous ferait sortir de notre propos, notamment par une lecture biblique qui n’a pas lieu d’être ici, malgré la culture religieuse de Jarry (voir mes Cultures de Jarry).

Au bilan, Carrouges démontre bien que tout cela participe d’un mythe nouveau, synthétisé par Duchamp dans l’œuvre plastique, par Jarry et d’autres dans la littérature. Les convergences entre l’analyse de Michel Carrouges et le scénario d’Averty sont telles qu’on ne peut croire que le cinéaste ne l’ait pas lu. Je ne dis pas qu’il se soit inspiré de ses réflexions la plume à la main. La consistance donnée au mythe nouveau postulé par André Breton, sous les espèces de la « machine célibataire », ne pouvait que le séduire et l’influencer à bas bruit.

***

Pour conclure, je crois pouvoir affirmer que, volontairement ou non, J.-C. Averty perçoit Jarry à travers l’œuvre d’un grand célibataire (au sens mythique du terme) : Marcel Duchamp. Peu importe que cela se vérifie ou non dans la réalité. Que Marcel se soit comporté en célibataire permanent ou qu’il se soit marié ne change rien aux structures de l’imaginaire qu’il met en place avec ses œuvres, lesquelles fonctionnent bien selon les principes dont Carrouges a su dégager les linéaments. Ce n’est pas pour nous surprendre puisque Jarry était un dieu pour Duchamp (que celui-ci ait été promu satrape du Collège de ’Pataphysique ne prouve rien, sinon une sympathie objective). La chaîne qui conduit à Jean-Christophe Averty n’a pas davantage de mystère. D’ailleurs celui-ci nous a confié, au cours des discussions qui ont suivi cet exposé, qu’il avait longuement rencontré Duchamp à Cadaquès, lequel l’avait orienté vers Le Surmâle, à tel point qu’il n’avait qu’une seule idée en tête lorsqu’il lui fut donné de l’adapter pour la télévision : y faire entrer Duchamp et son cortège de doublures.

Toutefois, il demeure un mystère à mes yeux. Alors que Marcel Duchamp est décédé en 1968, et que, par testament, l’œuvre secrètement élaborée pour le Musée de Philadelphie est visible un an après, Averty ne va pas jusqu’au bout de l’entrecroisement du Surmâle avec l’œuvre définitive de Duchamp : il semble ignorer Étant donnés… (1946-1966), révélée au public en 1969. Les signes ne manquent pas qui renvoient de l’installation au roman.

Henri BÉHAR

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Le lexique dans l’œuvre poétique d’Aragon : un poète bien de France

   « Le lexique dans l’œuvre poétique d’Aragon : un poète bien de France »,

dans Cécile Narjoux (coll.), La Langue d’Aragon, « une constellation de mots », Éditions universitaires de Dijon, 2011, p. 27-44.

Il y a une dizaine d’années, j’ai décidé, avec l’aide de mon frère Jacques, de numériser la totalité de l’œuvre poétique d’Aragon parue au Livre Club Diderot. Pour des raisons pratiques, nous avons dû nous arrêter à l’année 1952, ce que certains regretteront. J’ai ensuite confié notre travail à la banque de données FRANTEXT, qui n’en a traité, selon ses propres normes, que la première partie. Ayant connu divers changements de direction, elle a tout simplement rompu tout contact avec moi.

Néanmoins, le public peut bénéficier des traitements lexicaux offerts par le centre de Nancy, pour ce qui concerne le premier tome de l’œuvre poétique, jusqu’au Paysan de Paris inclus, outre certains romans et recueils postérieurs, tels Les Voyageurs de l’impériale (saisie fournie par le Centre de recherche Hubert de
Phalèse), Le Crève-cœur, Le Roman inachevé. Au total, il s’agit de 35.441 mots ou occurrences, tandis que j’en ai traité, pour ma part, un peu plus de 900.000.

Henri Béhar

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Le droit à l’insoumission. Le surréalisme et la guerre d’Algérie

« Le droit à l’insoumission. Le surréalisme et la guerre d’Algérie »,

AvantGarde Critical Studies, (Amsterdam), n° 22, Surréalisme et politique, Politique du surréalisme, 2007, p. 197-214.

Je me présente: Henri Béhar, classe 60. Ceux qui sont nés avant
l’abolition du service militaire me comprendront immédiatement. Pour
ceux qui appartiennent à cette classe (ou aux précédentes), la guerre
d’Algérie fut la grande affaire de leur vie, qu’ils aient servi dans
l’armée active ou non, tant se posait pour eux la question morale. Car
tout le monde savait que l’indépendance de la colonie était inéluctable,
et que la torture, dont on ne parlait qu’à voix basse, pourrissait la
jeunesse du pays…

…Pour l’heure, je reprendrai la question du surréalisme dans la
guerre d’Algérie d’un point de vue personnel…

Henri Béhar

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Portrait en creux de G. Bloess

Portrait en creux de G. Bloess

HBloess

(Dit à la soirée organisée à la librairie L’Harmattan, à l’occasion de la sortie de Métamorphoses allemandes et avant-gardes au XXe siècle. Hommage à Georges Bloess, sous la direction de Françoise Py.)

Quels rapports peut-il y avoir entre un germaniste, professeur d’arts plastiques, et un littéraire, un professeur de littérature française qui n’a jamais appris l’allemand et ne s’est, par définition, jamais exprimé sur la littérature de langue germanique ?

On peut toujours concevoir des rapports institutionnels, puisqu’ils font partie tous deux du corps enseignant, celui des professeurs d’université.

Sachant que le premier a mené des recherches sur l’expressionnisme, que le second a beaucoup écrit sur Jarry, Dada, le surréalisme, on peut concevoir qu’ils se soient interrogés l’un l’autre, moins sur les poètes de ces groupes respectifs que sur les peintres.

C’est en effet, à l’occasion d’un colloque sur Jean Arp, à Strasbourg, où nous intervenions tous deux, que je me suis laissé guider par toi, à la recherche d’un restaurant dans la Petite France. Et c’est ainsi, au cours d’un déjeuner, autour d’une carafe de gewurztraminer, que j’ai appris à connaître l’homme qui va devenir par nos soins, ce soir, un hommagé, toujours aussi juvénile si l’on écoute ses désarrois.

De fait, tu es d’un an plus jeune que moi, et nous avons pu observer un certain parallélisme de notre carrière (Bourdieu aurait dit « trajectoire ») respective.

La prépa d’Henri IV

Mon cher Georges, nous aurions pu nous rencontrer dans la khâgne du lycée Henri IV, où tu as débarqué de ta province extérieure. Ce fut un an après moi, comme il est logique. J’avais déjà quitté l’établissement pour me retrouver dans ce qu’on appelait alors, par pudeur, l’Université des neiges. Mais ce n’était pas si longtemps après mon bref passage dans ce prestigieux établissement qui ne s’est souvenu de moi que pour m’inviter à faire partie de l’amicale des anciens élèves, une fois que leur secrétaire a repéré mon nom dans le Who’s who !

Je n’ai pas connu le dortoir. Mais j’ai un souvenir précis de la miche et du zob d’hiver (ainsi étaient baptisés Laurent Michard, dont tu m’as longuement parlé lors de ce déjeuner, et il est bien vrai qu’il était mémorable quand l’inspiration venait le visiter dans sa classe, et le pitoyable Audibert, antisémite fieffé) ; du professeur de géographie, André Labaste, qui nous invitait à parcourir la France à vélo, tout au plus en Solex pour les plus faibles, de Méthivier, futur inspecteur général d’histoire, de R. Larrieu, professeur d’espagnol, qui me fit la grâce de me prêter sa Nouvelle Grammaire espagnole, et poussa le soin jusqu’à me la redemander en juin, au sana, sans craindre les microbes. Germaniste, tu n’as pu bénéficier de son attention.

Figure-toi que, à l’instar de Louis Guilloux, que j’allais connaître par la suite dans les couloirs de la NRF, nous aurions pu être les élèves d’un autre Cripure, Louis Guillermit, qui nous délivra ses Leçons sur la Critique de la raison pure de Kant avant de les publier chez Vrin. Évoquerai-je cet autre philosophe qui, à la fin d’une colle, me conseilla d’abandonner mes exemples populaires (Roger Vercel, Allain et Souvestre) au profit de Balzac ou de Proust ?

Plus intéressants étaient nos condisciples. Figure-toi qu’il y avait parmi eux des penta, collés 4 fois au concours, par conséquent, qui ne désespéraient pas de triompher un jour. Et je ne puis oublier cet apprenti philosophe qui dissertait si bien sur la nature d’un verre de vin (eh oui, on nous servait du vin à la cantine, sans supplément de frais) qu’il en oubliait de manger.

Je sais que certains, comme toi, se souviennent avec angoisse du bizutage, rituel de passage obligatoire. Pour moi, j’ai mémoire d’une bonne rigolade, puisque, nouveaux, nous avions réussi à retourner la situation à notre profit, et à faire exécuter les basses œuvres par les anciens ! Il faut reconnaître que les externes que nous étions s’accordaient tous les droits, jusqu’à celui de narguer le Censeur, la pipe au bec !

ENS Saint-Cloud

Obstiné, tu as donc intégré l’ENS Saint-Cloud trois ans après, tandis que je voyais s’éloigner de moi toute carrière académique, puisque j’avais bénéficié d’une maladie qui, à l’époque, m’interdisait la fonction publique. Ma revanche arriva en 1967-68, quand je fréquentai l’école au titre d’auditeur libre, ce qui lui permit de me compter au nombre de ses élèves devenus des agrégés de l’année terrible.

Vincennes 68-69

Par la suite, tu intègres l’université expérimentale de Vincennes dès sa fondation. Figure-toi que, là encore, nous aurions pu nous côtoyer, puisque j’y fus, brièvement, chargé de cours, en littérature française, bien entendu. Je n’ai jamais compris pourquoi le Doyen Las Vergnas, à qui je devais succéder à la tête de Paris III, qui avait été chargé par Edgar Faure de recruter les enseignants de cet établissement expérimental, ne voulut pas m’y nommer. Peut-être avais-je déplu à sa secrétaire, que j’allais faire trimer par la suite en souvenir de son désobligeant accueil.

Collaboration au sein du Centre, Mélusine

Il a donc fallu une quinzaine d’années, pour que se rencontrassent nos trajectoires. Ce fut par la grâce d’une fée qui inspira les poètes allemands autant et plus que les français, et surtout par la vertu d’un peintre et poète alsacien, Jean-Hans Arp, qui nous réunit en 1986. Ton intervention, « L’œuvre d’Arp après 1945 », se trouve dans Mélusine IX, Arp, poète plasticien, 1987.

Dès lors que tu figurais sur mon fichier, tu ne pouvais plus échapper à mes sollicitations obstinées. Au colloque de Strasbourg sur l’Europe surréaliste, tu nous confiais « Passages de Max Ernst et poétique de la rencontre », paru dans Mélusine XIV, L’Europe surréaliste, 1994.

Ensuite, tu intervins encore dans un dossier de notre revue sur un curieux peintre, que l’on classait autrefois parmi les fous : « Art de la folie ou folie de l’art ? Adolphe Wölffli, la fontaine des métamorphoses. », Mélusine XXVI, Métamorphoses, 2006.

Ensuite ce furent, avec Françoise Py, tes « Visions de la princesse Marsi », lors de ces matinées qu’elle organise pour notre association à la Halle Saint-Pierre. Ensuite, dans me même cadre, tu nous parlais de « Corps magiques, corps tragiques : la création destructrice d’Unica Zürn », disponible en ligne sur la page de Mélusine.

Pour finir, c’est bien à cause de ta lecture juvénile de Nietzsche que j’ai pu t’offrir cette lecture des poésies de Tzara, lui-même grand lecteur du philosophe dans sa jeunesse, à Zurich. Ce par quoi nous nous rencontrons vraiment, pour la première fois.

H.B. 11 octobre 2015

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La littérature par l’estomac

La littérature par l’estomac

Causerie faite au MAHJ le 17 janvier 2016

A table

Durant toute mon activité d’enseignant-chercheur, j’ai tenté de systématiser deux manières d’aborder le fait littéraire : la méthode Hubert de Phalèse, d’une part, qui repose sur un certain usage des outils numériques ; l’analyse culturelle des textes, d’autre part, qui, comme son nom l’indique, postule que tout texte convoque différentes cultures. Aujourd’hui, je voudrais les articuler toutes deux à propos de l’œuvre d’Albert Cohen, en montrant comment, partant de l’estomac, celui-ci en arrive à traiter de l’interdépendance de toutes les parties du corps, et donc, à l’instar de Rabelais, à la pensée.

***

La méthode Hubert de Phalèse fut mise au point, avec mes étudiants, à partir des années quatre-vingt du siècle passé. Elle comporte plusieurs phases successives, indispensables, à mes yeux, pour qui veut étudier un texte à la lettre.

En bref, il s’agit, aidé de l’outil informatique, et pourvu que l’œuvre soit entièrement numérisée, de rechercher systémati­quement les termes impliqués par ce vocabulaire, de prélever les occurrences dans leur contexte, de constituer une sorte de dictionnaire, sans omettre les nuances de chaque emploi.

Même si la démarche est automatisée, il n’y a rien de mécanique ici, puisque l’objectif final est bien d’interpréter un texte, d’en venir à une herméneutique intégrale de l’œuvre-vie d’Albert Cohen. J’ajoute que les citations prélevées exigent un va-et-vient : de la table à la bouche, de la nourriture au texte, et réciproquement.

***

De même que pour la méthode Hubert de Phalèse, j’ai, à plusieurs reprises, tenté de codifier la méthode d’analyse culturelle des textes. Le simple énoncé des termes dit comment il faut comprendre la chose.

Mais, direz-vous, dès lors qu’un texte est écrit en bon fiançais, comme l’est à première vue celui d’Albert Cohen, pourquoi parler d’analyse culturelle ? Cohen n’est-il pas, quelle que soit la nationalité inscrite sur son passeport, un digne représentant de notre littérature ?

Certes ! Toutefois, comme pour tout écrivain français ou francophone, son œuvre ne saurait se passer de nos analyses.

***

Ici, je dois vous faire part de la rage qui m’a pris à la lecture de certaines informations erronées trouvées sur Internet. Ainsi, une lectrice sensible à la beauté du Livre de ma mère prétend « interpréter » un passage, qu’elle cite tout du long, en lui adjoignant la recette de l’agneau à la grecque. Bon ça ! mais le malheur est que la recette mélange la viande et le fromage, ce que Madame Louise Cohen, qui n’ignorait aucun des préceptes de sa religion (qu’elle transmit oralement à son fils) n’eut jamais fait cela ! Est-ce trop demander que de souhaiter qu’une personne qui ajoute son grain de sel à l’admirable prose de l’écrivain, se renseigne un peu avant d’écrire, et surtout que, catholique, comme elle me l’a confessé, elle lise l’Ancien Testament, chose recommandée par le Pape lui-même, indispensable pour la compréhension de la littérature française !

Tel autre nous procure, de la même façon, la recette de la moussaka, en prétendant suivre celle de Mangeclous, mais en y ajoutant une sauce béchamel qui n’est pas dans le texte, qui n’a rien à y voir, toujours en raison des interdits alimentaires transmis de génération en génération par les femmes !

C’est dire qu’il ne suffit ni de bonne volonté, ni de diplômes universitaires, pour comprendre, aujourd’hui, ce que Cohen a voulu signifier, consciemment ou non. Voilà pourquoi je me suis senti obligé de recommander, à nouveau, une analyse culturelle des textes d’Albert Cohen, assistée par ordinateur, dont je donnerai ici une brève illustration.

***

Pour rester dans le délai qui m’est imparti, je me bornerai ici à l’étude de trois éléments : la culture biblique ; la fête ; la langue.

Une culture orientale et biblique

Mangeclous est le Panurge des temps modernes. Pour comprendre son comportement, pour goûter (c’est le cas de le dire) la nourriture qu’évoque Albert Cohen dans ses livres, il faut s’imprégner d’un minimum de la culture « israélite » (pour employer son vocabulaire, du temps de la IIIe République).

Héritier de la caste sacerdotale, comme son nom l’atteste, baigné de culture rabbinique par un père romaniote ; fortement attaché à sa mère, la gardienne de la Loi, il mentionne, comme en passant, ce qui conditionne l’appréhension du monde par ses personnages. Ainsi Saltiel le sage écrit-il à son neveu Solal qu’à Londres les autobus « ont la couleur de la viande saignante, abomination aimée des païens, et si tu te maries comme mon cœur le désire, recommande à ta délicieuse épouse de bien saler la viande et même de la laver avant de la cuire afin d’en ôter le sang qui pourrait y rester » (Val. 275). Cette sainte horreur du sang – la vie – est conforme aux règles du Lévitique (17.10-16), et à leurs conséquences pratiques consignées dans La Table dressée (Choulhan Aroukh), le code éthique élaboré à Safed au xvie siècle par Joseph Caro. C’est la raison pour laquelle Mangeclous, en étalant la nourriture pour le pique-nique, sort des « saucisses de bœuf garanties de stricte observance » (BDS, 559). De bœuf, donc, car ses amis ne sauraient manger du porc, interdit par la religion. Lui-même s’accorde bien « Quelques tranches de jambon, qui est la partie pure et israélite du porc » (BDS, 216), ou encore « Comment, tu manges du porc ? souffla Salomon épouvanté. – Le jambon est la partie juive du porc, dit Mangeclous » (Val.253), plutôt par provocation, geste d’un esprit fort !

À Londres même, Mangeclous et ses cousins ne consomment que des nourritures cacher, admises par la Loi. Il sort de deux couffins ce petit en-cas qu’il s’est procuré chez un juif levantin :

« Quatre paires de boutargues dont par droit léonin je me réserve la moitié ! Pas d’opposition ? Adopté ! Douze gros calmars frits et croustillants mais un peu résistants à la dent, ce qui en augmente le charme ! Huit pour moi car ils sont ma passion suprême ! œufs durs à volonté, cuits durant toute une journée dans de l’eau garnie d’huile et d’oignons frits afin que le goût traverse ! Ainsi m’assura le noble épicier traiteur et coreligionnaire, que Dieu le bénisse, amen ! … Allons, messieurs, à table ! Branle-bas de mangement ! » (BDS, 559)

Tous ces produits, venus du bassin méditerranéen, sont l’arrière-plan sur la table religieusement dressée par Albert Cohen, qui, cela mérite d’être noté, n’emploie aucun nom local pour les dénommer, à l’exception du loucoum, lui-même dans une graphie francisée (avec un C pour K). Portant barbe et calotte, voyez-les manger, ces cousins de Céphalonie, l’île mythique qui n’a évidemment rien à voir avec l’actuelle Corfou !

La Pâque, Le seder

En dépit de leur constante fantaisie, les Valeureux sont bien de leur époque. Ils louent le Dieu unique et sont naturellement religieux. Ainsi lorsque Solal évoque son enfance (tout comme le narrateur), c’est au premier soir de la fête commémorant la sortie d’Égypte qu’il songe, décrivant au style indirect libre chaque étape du repas rituel (lui-même conçu pour marquer chaque épisode du récit historique) y mêlant mot pour mot le texte sacré :

« …ô mon enfance à Céphalonie ô la Pâque le premier soir de la Pâque mon seigneur père remplissait la première coupe puis il disait la bénédiction, dans Ton amour pour nous Tu nous as donné cette Fête des Azymes anniversaire de notre délivrance souvenir de la Sortie d’Égypte sois béni Éternel qui sanctifie Israël,…j’admirais sa voix après c’était l’ablution des mains après c’était le cerfeuil trempé dans le vinaigre après c’était le partage du pain sans levain après c’était la narration mon seigneur père soulevait le plateau il disait voici le pain de misère que nos ancêtres ont mangé dans le pays d’Égypte quiconque a faim vienne manger avec nous que tout nécessiteux vienne célébrer la Pâque avec nous cette année nous sommes ici l’année prochaine dans le pays d’Israël cette année nous sommes esclaves l’année prochaine peuple libre, ensuite parce que j’étais le plus jeune je posais la question prescrite en quoi ce soir est-il différent des autres soirs pourquoi tous les autres soirs mangeons-nous du pain levé et ce soir du pain non levé j’étais ému de poser la question à mon seigneur père alors il découvrait les pains sans levain il commençait l’explication en me regardant et je rougissais de fierté il disait nous avons été esclaves de Pharaon en Égypte et l’Éternel notre Dieu nous en a fait sortir par Sa main puissante et Son bras étendu, » (BDS, XCIV, 753)

Je n’ai pas l’intention d’expliquer mot à mot ce morceau d’anthologie, non ponctué, ni de fournir une analyse sémiotique de la cérémonie. Cependant, le lecteur, faute d’avoir assisté à ce repas de fête, doit en connaître le substrat, un certain nombre d’indications relevant de ce que l’on peut, à bon droit, nommer la culture juive, à commencer par l’autre nom que les juifs donnent à cette cérémonie, la fête des Azymes (hag amatsot).

Tout d’abord, il faut savoir que la fête de Pâque commémore plusieurs événements en même temps : traditionnels d’une part, historiques de l’autre. Elle revêt une double signification, fête agreste à l’origine, elle est devenue fête commémorative de la sortie d’Égypte.

Ensuite, la table est mise. La mère a allumé les bougies, elle a disposé au centre un plateau contenant une côte d’agneau grillée, symbole de l’offrande pascale, l’holocauste, l’animal autrefois sacrifié, avant la destruction du Temple ; un œuf dur, symbole du deuil, en souvenir de la destruction du Temple ; les herbes amères (maror) rappelant les dures conditions de l’esclavage ; le harosset (mortier) représentant les travaux de construction auxquels les hébreux étaient soumis en Égypte ; trois matsot commémorant la sortie d’Égypte ; et quatre coupes de vin qui seront bues à différentes étapes de la soirée, les hommes étant accoudés sur le côté gauche, en signe de liberté.

N’ayons garde d’oublier la place vacante, réservée au prophète Élie, supposé devoir annoncer la venue du Messie. En cette attente, elle peut être occupée par un pauvre.

Les rabbins comptent 15 étapes dans le déroulement de la soirée. Solal n’en retient que la moitié. Permettez-moi de vous y renvoyer.

Tout en évoquant ses souvenirs d’enfance, avec tout ce qu’ils comportent d’affectif, Solal relève le caractère pédagogique de cette mise en scène commémorative. En même temps, il y célèbre la mémoire de son père, sa belle voix de cantor. La locution « le seigneur père » détone en français. C’est un calque du judéo-italien parlé par la mère, aussi bien que du judéo-espagnol majoritairement pratiqué par les colonies juives en Grèce.

Ce père majestueux n’est donc pas exactement celui de l’écrivain, mais on ne peut se dispenser d’y voir un hommage à celui qu’il a fort mal traité dans l’ensemble de son œuvre, au profit de la Mère.

Malgré la précision du souvenir, et le déroulement rigoureux de la cérémonie, le Narrateur en a omis un certain nombre de phases, notamment celle, tragique, qui nomme les dix plaies d’Égypte, dont les Hébreux furent épargnés. Les assistants détournent le visage de la table, le père, tout en lisant à haute voix, verse de l’eau d’une aiguière pour symboliser le miracle divin.

Les jours terribles (yamim Noraim)

Or, les deux livres précédemment invoqués ont paru après ce qu’on nomme la Shoah (anéantissement, en hébreu) ou encore le génocide. Après l’esclavage millénaire, le Narrateur écrit dans la mémoire de la destruction massive : « Soudain me hantent les horreurs allemandes, les millions d’immolés par la nation méchante, ceux de ma famille à Auschwitz, et leurs peurs, mon oncle et son fils arrêtés à Nice, gazés à Auschwitz » (Val.225).

C’est le même qui, dans un cauchemar, voit sa mère dans la France occupée, ramassant dans la rue de vieilles hardes pour les mettre dans une valise contenant une étoile jaune (LM, 114). Le même encore, qui se remémore la disparition de sa mère à Marseille, tandis qu’il était à Londres.

Impossible de rien comprendre aux sentiments et aux comportements des uns et des autres si l’on ne voit qu’ils se détachent sur un tel arrière-plan. Mais il y a plus, et sans doute plus intimement inscrit dans leur chair. C’est que, s’ils n’ont pas connu la persécution directe ni la Shoah (le mot est absent de Belle du Seigneur et des Valeureux), ils savent ce que furent les pogroms que subirent toutes les communautés juives de Russie, de Pologne ou de l’Empire ottoman. Par-delà ses risibles manies, c’est bien ce qui pousse Mangeclous et ses coreligionnaires à l’accumulation de nourritures :

« Les Juifs se hâtèrent de faire sceller des barreaux à leurs fenêtres et amassèrent, tout comme en temps de pogrome, force provisions : farine, pommes de terre, pains azymes, macaronis, pains de sucre, œufs, saucisses de bœuf, chaînes de piments, d’oignons et d’aulx, boulettes de tomates séchées au soleil et marinées dans l’huile, graisse d’oie et jarres d’eau, viandes fumées, purgatifs et médicaments. » (Mangeclous, 88)

En somme, l’œuvre carnavalesque ne s’explique que par son contraire, l’évocation de la mort programmée. Non point la mort naturelle de l’homme, mais celle qui a été décidée au nom d’on ne sait quelles aberrations de l’esprit, lors de la Conférence de Wannsee, le 22 janvier 1942.

La veillée de Pâque s’achève par des chants traditionnels, à valeur pédagogique et morale. L’un d’entre eux se nomme Had gadia. On voit quelle morale les enfants peuvent en tirer, et même les adultes, comprenant que nul n’occupe une place qui ne puisse lui être contestée par plus fort que lui, par le Tout-Puissant pour finir. L’ange de la mort est évoqué à plusieurs reprises par les Valeureux.

***

Et voici sur la table toutes les senteurs, toutes les saveurs, toutes les splendeurs de la cuisine judéo-balkanique qui vous pénètrent, répandant le plaisir, la joie de vivre, même dans les jours les plus noirs, car la leçon est toujours la même : « lehaim » à la vie, dit le père, levant symboliquement son verre de vin.

Lire toute l’œuvre d’Albert Cohen à partir des plats qu’il évoque, ce n’est pas seulement se déplacer dans son univers imaginaire, c’est aussi approcher son mode de création et caractériser de la même façon les individus auxquels il insuffle un relief, une vie spirituelle sans équivalent, tant la nourriture est consubstantielle à l’individu. Tel le Dieu unique qu’ils prient quotidiennement, pour eux, l’esprit et la matière ne font qu’un.

Ne nous y trompons pas : la langue d’Albert Cohen, savamment travaillée, est un français recherché, qui refuse la couleur locale. Ce n’est pas un guide touristique ni culinaire. Pas de tarama, pas de dolma, pas de fila ni de beureks, pas d’albondigas, pas de boyos ni de yaprakes, aucun de ces termes qui abondent dans les livres de cuisine ou même dans les mémoires des Séfarades. C’est pourquoi il faut se référer aux craquelins, aux feuilles de vigne (Val.249), aux boulettes et autres feuilletés, etc. De telle sorte qu’on se croirait à la table de La Reynière, tout surpris de découvrir une cuisine à l’huile où l’aubergine et la tomate sont reines. Exceptions notables : le raki offert par Aude à Saltiel (Solal, 233) ; le loucoum, la moussaka et le cascaval, peut-être parce qu’il s’agit là de noms et de produits d’origine turque ? Et enfin le halva, terme authentiquement turc, prononcé du bout des lèvres par Ariane, prémices de la discorde entre les amants (qui auraient mieux fait d’en consommer davantage !).

Outre ce souci, légitime, d’employer un français épuré, d’extension universelle, chez un auteur dont la langue maternelle, le judéo-vénitien nous dit-il, n’était pratiquée que par un millier de personnes à Corfou, à l’époque où il y naquit, il y a peut-être celui de renforcer le mythe des Valeureux de France, émancipés par la Révolution française, « faits citoyens français parfaits par l’effet du charmant décret de l’Assemblée nationale du vingt-sept septembre 1791 » selon Saltiel, fiers de le rester et d’entretenir « le doux parler » de notre pays.

En tout état de cause, l’absence remarquable du vocabulaire étranger, le refus de l’emprunt témoignent du souci d’assimilation, voire d’intégration, de la part d’Albert Cohen. Intégration réussie, non seulement par sa carrière de haut fonctionnaire international, mais encore comme écrivain français.

N’oublions pas qu’il est un immigré, juif de surcroit, ce qu’il ne risque pas d’oublier, comme en témoigne la scène du camelot antisémite, l’injuriant et le désignant à la vindicte publique le jour anniversaire de ses dix ans (Ô vous, frères humains, p. 38), scène indélébile, qui revient à plusieurs reprises et ne sera jamais oubliée puisqu’il en traitera encore passé ses 80 ans (Carnets 1978, p. 19). Scène fondatrice, symbolique, lui révélant l’impossibilité de toute assimilation. Ce n’est pas exactement la leçon qu’il en tire, de même que Swann évincé du clan des Verdurin ne croit pas un instant que son éviction puisse provenir de sa judéité, lui qui, parallèlement, est reçu et même réclamé par le Faubourg Saint-Germain. Tout lecteur de bonne foi, parvenu à la fin d’À la Recherche du temps perdu, c’est-à-dire au Temps retrouvé, ne manquera pas de s’en rendre compte. Reste que la question de l’assimilation ne manque pas d’être toujours actuelle, et que, par la contradiction qu’elle comporte en elle-même, elle confère une grande richesse à l’œuvre qui en est issue.

Henri BÉHAR

Psst ! un auditeur est intervenu pour me dire qu’il se souvenait de sa lecture des Valeureux, il y a 40 ans, et qu’il y avait rencontré le terme almodrote dans la lettre que Mangeclous adresse à la reine d’Angleterre.

Vérification faite, et bien faite, ce terme, désignant une sauce d’origine séfarade, encore employé en Espagne pour désigner diverses compositions, ne se trouve nulle part dans le texte d’Albert Cohen. Outre que cela me rassure sur l’attention que je porte à mon travail, et confirme ma théorie du texte, selon laquelle l’auteur, assimilé, se garde bien de mettre de la couleur locale dans son vocabulaire, il y a là un « témoignage de lecture », pour parler comme les théoriciens, fort révélateur.

Il y a quarante ans, donc, ce lecteur s’éclate en lisant la prose de Mangeclous. Il lit ce paragraphe :

« Avec de la viande hachée, achetée de bon matin, j’ai confectionné des boulettes par l’adjonction de pain azyme finement pilé, d’œufs battus, de persil, de sel et d’une grande quantité de poivre ! D’autre part, j’ai composé une délicieuse sauce en faisant mijoter des piments forts, des oignons et des tomates ! Mais le triple secret est d’employer de l’huile d’olive, de faire mijoter au moins cinq heures à petit feu, et d’ajouter un peu de sucre ! Excellente recette que Vous pourriez essayer ! Sa Majesté le Roi s’en lécherait les doigts ! Naturellement, n’oubliez pas de saler et mettez aussi un peu d’origan ! »

et cela lui rappelle la cuisine maternelle, les keftedes et la sauce d’accompagnement qu’elle nommait almodrote. Cette remémora­tion, associée à sa lecture, vient donc se superposer au texte de manière indélébile, à tel point qu’il pense ma lecture superficielle, pour ne pas dire erronée ! Je ne lui en suis pas moins reconnaissant d’avoir pris la parole pour confirmer, involontairement peut-être, l’importance que revêt la lecture de certains livres et les mouvements de l’esprit qui l’accompagnent.

CC

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Les Valeureux Pieds nickelés

Les Valeureux Pieds nickelés

par Henri Béhar

L’approche de la Pâque m’a soudain rappelé un article, écrit dans la hâte il y a trois ans exactement, en vue d’un numéro d’Europe en préparation sur Albert Cohen. Tous les articles étaient arrivés, il n’y manquait plus qu’un entretien, jugé indispensable, que le responsable du dossier se proposait de réaliser sans tarder. Nous attendons toujours.
Sans entrer dans le secret des délibérations, c’est de haute lutte que j’avais remporté, au Comité de la revue, le principe d’un numéro consacré à ce Magnifique romancier du XXe siècle. En ne remettant pas sa copie, ledit coordinateur me fout la honte, outre qu’il traite ses confrères par dessous la jambe!
Pas question que j’en prive mes lecteurs, ni les amateurs de la geste des Valeureux.
Fait à Céphalonie le 02/04/2015

“Aujourd’hui, c’est jeudi. Il n’y a pas d’école. Ce matin, je suis allé au Talmud Torah, écouter des épisodes du Pentateuque et apprendre (si peu) l’hébreu biblique. L’après-midi, on m’interdit de jouer avec les petits camarades dans la cour. Je suis supposé faire mes devoirs et avancer mon travail pour la fin de la semaine. On a poussé la table de la cuisine contre le mur. J’y travaille distraitement. Comme ma mère a le dos tourné et ne me surveille pas, j’ouvre une bande dessinée soigneusement recouverte de papier kraft que les copains de la communale m’ont prêtée. Pas question de se faire surprendre à lire de telles bêtises ! Cette fois-ci, ce sont Les Pieds nickelés en Amérique, mais la semaine dernière c’était un Bibi Fricotin. Les Tarzan, les bagarres dans la jungle me donnent la fièvre. Par-dessus tout, je préfère les aventures des Pieds nickelés.

Tel je revois, une cinquantaine d’années avant moi, le jeune Albert Cohen au retour du lycée, à Marseille. Ses parents, comme les miens, avaient quitté des rivages que le souvenir rendait perpétuellement heureux, oubliant les obscures raisons qui les avaient fait fuir, les menaces de pogroms, un régime autoritaire, des vexations sans fin.

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CC

Voeux 2015

Il est d’usage, paraît-il, de “tirer les rois” le premier dimanche suivant l’arrivée du nouvel an.
Est-il encore nécessaire de tirer sur des monarques déchus? Je ne le crois pas.
En revanche, n’ayant plus la capacité d’écrire, à la main, aux amis connus et inconnus, proches ou lointains, je leur offre ici un sac de vœux dans lesquels ils peuvent puiser au gré de leurs désirs: longue vie, bonheur, prospérité, ainsi qu’un éternel printemps.
En accompagnement, piochez dans le lot de livres offerts au téléchargement.

André Breton à Cerisy en 2016

Edith Heurgon m’a contacté récemment pour me dire qu’elle réservait la “décade” du 11 au 18 août 2016 pour une évocation d’André Breton cinquante ans après.
J’en ai accepté la direction, sous réserve que l’APRES, la bien nommée, m’assiste de toutes ses forces vives.
Dès aujourd’hui les personnes intéressées pour y prendre la parole peuvent me contacter.

PS: Pourquoi ai-je écrit d’abord Anne Heurgon, la mère plutôt que la fille, laissant l’erreur circuler, notamment sur la liste Mélusine pendant quelques heures? Vite, vite, un psychanalyste! à mon sens, c’est la preuve que je veux redonner à cette future décade le lustre du passé.