Jarry, Rousseau et le populaire

Jarry, Rousseau et le populaire

C’est en 1984, du 14 septembre au 7 janvier de l’année suivante, que fut présentée, dans les Galeries nationales du Grand Palais, la plus importante rétrospectives des œuvres de Rousseau. Le catalogue de l’exposition contenait seulement quatre articles de fond, dont celui-ci, qui me semble fréquenter l’oubli.
Il est peut-être temps de le donner à lire aux masses voraces.

Henri_Rousseau_la_Guerre

Depuis qu’Henri Rousseau est devenu, dans la conscience artistique contemporaine, l’une de nos gloires nationales, chacun sait – ou croit savoir – qu’Alfred Jarry en fut le découvreur ou, mieux, l’inventeur. Et l’on ne cesse de répéter, à leur sujet, des anecdotes plus ou moins controuvées qu’Apollinaire s’est plu à rapporter.
Mais on oublie généralement de dire que lorsque Jarry écrit ses premières lignes en faveur de Rousseau, il vient d’atteindre sa majorité et il est encore candidat, pour la quatrième fois, au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure qu’il a préparé dans la khâgne du lycée Henri IV. De là à penser que l’éloge du Douanier relève d’une plaisanterie de normalien, d’une sorte de rituel khâgneux, il n’y a qu’un pas que je me refuse à franchir. Non
seulement parce que les relations de l’écrivain débutant et du peintre semblent tenir à des liens familiaux (tous deux originaires de Laval, leurs familles se rendaient de menus services comme de témoigner pour les actes officiels, et le père de Jarry fut le condisciple de Rousseau), mais surtout parce que la peinture de Rousseau représente la solution picturale que Jarry cherche au
cours de ses tâtonnements esthétiques. Non que les poésies et les drames qu’il tente de faire éditer au même moment aient la simplicité des propositions rousseauistes – bien au contraire ! – mais parce qu’ils essaient de donner une représentation équivalente de l’espace-temps en prenant en charge une certaine tradition populaire. C’est ainsi qu’Ubu Roi apparaîtra comme la transposition pour un public adulte d’une pièce de marionnettes se voulant intemporelle, c’est-à-dire située d’emblée dans l’éternité et l’utopie (La Pologne Nulle-part). Le décor que souhaitait Jarry pour l’esthétique scénique qu’il défendait est bien celui du Douanier Rousseau : « Le décor par celui qui ne sait pas peindre approche plus
du décor abstrait, n’en donnant que la substance ; comme aussi le décor qu’on saurait simplifier en choisirait les utiles accidents. » (« De l’inutilité du théâtre au théâtre », Mercure de
France
, sept. 1896).

Mais Jarry ne se contente pas de vanter les mérites de certaines solutions artistiques, inspirées de la simplicité populaire ou de son mépris des canons classiques, il s’associe avec Remy de Gourmont pour créer une revue d’estampes originales, L’Ymagier,
destinée aux riches amateurs pour leur rappeler les trésors de l’art populaire et inciter les artistes nouveaux à reprendre à leur compte la tradition des bois gravés et de la lithographie. Cette continuité artistique est indiquée dès le premier numéro de L’Ymagier par Gourmont : « … À côté et au-dessous de la littérature imprimée
court le fleuve oral, contes, légendes, chansons populaires. Il y a aussi l’imagerie populaire aujourd’hui synthétisée dans la fabrique d’Épinal, hier florissant en trente villes, mais surtout à Troyes. Cette imagerie, feuilles volantes ou pages de livrets, est connue d’archéologues et de quelques amateurs : elle est, primordialement, notre sujet même, et tout le reste, dans L’Ymagier ne viendra que par surcroît, ornement, source, objet d’étude ou de comparaison.

“Ici donc nous ferons la leçon de la vieille imagerie et nous dirons, par des traits, la joie de ceux qui, pour un sou rogné, ornaient leur ruelle d’archangéliques confidences, – et la joie d’un paysan, encore Breton, qui trouve dans la hotte du colporteur, les rudes faces taillées par Georgin, et les cœurs symboliques et poignants, les Christs dont la douleur purifie nos douleurs, les miraculeuses vierges et aussi les mystérieux cavaliers qui apportent, messagers du Roi, la nouvelle d’une joie, – et aussi les légendaires Genevièves et les puissants Saints mitrés, plus grands que les clochers.” (Oct. 1894).

Lorsqu’après la cinquième livraison, Jarry se sépare de Gourmont (pour des raisons extra-littéraires) et fonde sa propre revue d’art Perhinderion (deux numéros, mars et juin 1896), il ne dira pas autre chose en guise de prélude : “Comme sur les places entourées d’un talus, au pied des sanctuaires, les colporteurs viennent à des dates, aux doigts appendues les images rares, six fois l’an en Perhinderion
ressusciteront les anciennes ou naîtront les nouvelles estampes…”

L’art de Rousseau n’est-il pas la réponse immédiate à une telle préoccupation ? Toutes proportions gardées, pourquoi ne serait-il pas, aux yeux du jeune esthète, le Georgin de cette fin de siècle ? De même qu’il passe accord avec l’imagerie Pèlerin d’Épinal pour insérer de nouveaux tirages du graveur de la légende napoléonienne, il incite Gourmont à passer commande d’une lithographie de La Guerre à Rousseau. Il avait remarqué le tableau au Salon des Indépendants de 1894, et en avait rendu compte à deux reprises, en des termes sacrifiant au symbolisme de rigueur, qui n’en disent pas moins sa profonde impression : “De H. Rousseau, surtout la Guerre (Elle passe effrayante…). De ses comme péroniers le cheval tend dans le prolongement effaré du cou sa tête de danseuse, les feuilles noires peuplent les nuages mauves et les décombres courent comme des pommes de pin, parmi les cadavres aux bords translucides d’axolotls, étiquetés de corbeaux au bec clair.” (Essais d’art fibre, juin-juillet 1894).

De ce moment date la mise en chantier du portrait de Jarry par Rousseau, qui sera exposé au onzième Salon des Indépendants, même s’il n’a pas porté à ce tableau tout le soin qu’on attendait de la part d’un admirateur du Douanier, il ne fait pas de doute que Jarry aimait la manière du peintre, ses aplats, ses disproportions volontaires, son mépris de la perspective, son invention du “portrait-paysage”, très dans le goût symboliste associant microcosme et macrocosme. De sorte que le rapprochement artistique se transforma en camaraderie – au sens étymologique du mot – puisque Rousseau accepta d’héberger son jeune ami dans son unique chambre de l’avenue du Maine d’août à novembre 1897.

C’est vers le même temps qu’en rédigeant le manuscrit des Gestes et
opinions du docteur Faustroll, pataphysicien
, Jarry affecte à “M. Henri Rousseau, artiste peintre décorateur, dit le Douanier, mentionné et médaillé” à la direction d’une machine à peindre destinée à transformer les hideurs du Magasin national, autrement nommé Musée du Luxembourg. Ce faisant, il lui accola un surnom approximatif qui dure encore.

Rousseau était donc l’ymagier idéal que rêvait un jeune littérateur soucieux de ressusciter un art populaire déclinant ou, plus exactement, de l’associer à la création vivante, favorisant la résurgence de ce fleuve souterrain dont parlait Gourmont à propos de la tradition orale. Or il se trouve que Rousseau, par ses légendes ou quatrains accompagnant ses tableaux incarnait à son tour la même tradition. De la même façon que L’Ymagier publiait des chansons anciennes (Au bois de Toulouse, La Belle s’en est allée, La légende de Saint-Nicolas, Chanson pour la Toussaint, La Triste noce…) Jarry mêlait des cantilènes populaires à ses vers les plus chantournés, dramatisait ses romans avec de vieilles ballades (ainsi la Triste noce dans Le Surmâle) et surtout ne cessait de cultiver ce qu’on a nommé l’esthétique du mirliton dans son théâtre justement baptisé par lui “théâtre mirlitonesque”. Lui qui se plaisait à remémorer les chants du peuple :

Trois grenouilles passèrent
le gué, Ma mie Blaine.
Avec des aiguilles et un dé,
Du fil de laine…

peut-on croire qu’il est resté insensible à la légende composée par Rousseau pour Un Centenaire de l’Indépendance : “Le peuple danse autour des deux républiques, celle de 1792 et celle de 1892, se donnant la main sur l’air de Auprès de ma blonde qu’il fait bon fait bon dormir. » ?

De même, la transposition d’art à laquelle il se livre au sujet du tableau La Guerre montre qu’il en a retenu la légende : “La guerre (elle passe effrayante, laissant partout le désespoir, les pleurs et la ruine).”

N’en doutons pas, il était sincèrement ému par la sensibilité authentique du Douanier, par son caractère bon et charitable, qui le fera le qualifier de “peintre philanthrope bien connu” au cours d’une de ses spéculations de La Revue Blanche (15 juin 1901) où il évoque un hôte, moins délicat que lui, qui non content d’avoir été vêtu, logé et nourri par Rousseau pendant deux mois se cramponna à son sauveur en l’accusant de l’avoir séquestré.

Pourquoi ne pas croire que le quatrain accompagnant le portrait de Jarry soit du peintre lui-même ?

Muses dont le front de rêve est un triangle lapidaire,
Ornez ses yeux de votre image, afin qu’il puisse toujours plaire, Aux lecteurs, cherchant dans un esprit sincère
À goûter agréablement ce qui donne la lumière.

Il donne une assez haute opinion du jeune écrivain que l’artiste honorait de sa cordiale amitié. Certes, le style en est plus complexe que celui des autres poèmes ornant les tableaux de Rousseau, mais il conserve la même élévation de pensée. Ainsi Le Passé et le présent s’accompagne de cette note allégorique :

Étant séparés l’un de l’autre
De ceux qu’ils avaient aimés, Tous
deux s’unissent de nouveau Restant fidèles à leur pensée.

Et le portrait perdu d’un Philosophe (1896) s’accompagnait de la légende suivante, tout à fait digne des écrits anonymes soulignant les images d’Épinal auxquelles elle fait allusion :

à l’instar du grand philosophe Diogène
Quoique ne vivant pas dans un
tonneau,
Je suis comme le Juif-Errant sur la terre,
Ne craignant ni la bourrasque
ni l’eau
Trottinant tout en fumant ma
vieille pipe
Bravant avec fierté la
foudre, le tonnerre.
Pour gagner une somme modique
Malgré la pluie qui mouille
la terre
Je porte sur mon dos et sans
réplique L’annonce du journal indépendant L’Éclair.

Il y a, certes, une grande distance entre ces vers irréguliers sans apprêt, ignorant la prosodie, et les poèmes plus que savants des Minutes de sable mémorial. Mais sont-ils si loin des pièces rimées du Moutardier du pape, de Pantagruel, de L’Objet aimé ou de Par la taille dont voici la conclusion :

La petite pendule
À sonné jusqu’au fond de mon
ouïe incrédule
Six heures. six heures du
soir !
Je vais arriver à mon
ministère
Retardataire
Ô désespoir !

Nul ne sait si, durant son séjour chez Rousseau, Jarry a lu ses pièces, L’Étudiant en goguette, La Vengeance de l’orpheline russe et Une
visite à l’exposition de 1889
. Outre les solutions techniques qu’il apportait au problème de la simultanéité d’action et de la successivité des faits (qu’on retrouve semblablement dans le cycle ubuesque, sans qu’on puisse parler à ce propos d’influence, compte tenu de l’origine respective de ces œuvres),
Rousseau y faisait montre d’une bonté morale et d’une simplicité de trait que Jarry n’a cessé d’identifier dans son théâtre mirlitonesque.

La fraîcheur d’imagination du peintre autodidacte, la vision d’enfant qu’il a su préserver dans toutes ses œuvres (écrites ou peintes) sont des valeurs que Jarry a su percevoir d’emblée, lui qui, dans le même temps, cherchait à porter à la scène l’œuvre intacte du génie adolescent qu’est Ubu et se tournait vers le trésor de la tradition
populaire pour édifier ses concrétions verbales. C’est sur ce terrain, à n’en pas douter, que s’effectua la rencontre de Jarry et du gentil Rousseau, que l’écrivain voulut rendre populaire.

Henri BÉHAR

 Article publié dans le catalogue de l’exposition aux Galeries nationales du Grand Palais, septembre 1984.

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