Charlot – Dada

                                Henri BÉHAR

22/12/2019

Cet article a paru dans le catalogue de l’exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes au Musée d’Arts de Nantes du 18 octobre 2019 au 3 février 2020

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Puisque nous sommes dans l’univers cinématographique, le lecteur me permettra un long travelling arrière pour commencer. En effet, je ne parlerai ici que de Charlot, de son nom français (totalement inusité dans le monde anglo-saxon), dans la mesure où il s’agit d’un personnage populaire, ancré depuis des siècles dans notre culture. Huit cents ans, environ, que les Français se réjouissent des ripostes de Charlot.

Je veux parler de « Charlot le Juif, qui chia en la pel dou lièvre » : une figure de la tradition comique, à qui notre Rutebeuf médiéval consacra un fabliau vers 1265, repris dans ses Œuvres complètes au xixe siècle[1]. Il n’est certes pas aussi connu que la complainte dédiée par le poète à ses amis disparus : « Que sont mes amis devenus/Que j’avais de si près tenus/Et tant aimés/Ils ont été trop clairsemés/Je crois le vent les a ôtés/L’amour est morte », mais il marque une étape remarquable dans notre littérature, par son aspect moral et son contenu scatologique. Le titre, à lui seul, indique le propos : un ménestrel nommé Charlot le Juif a su se faire payer de belle manière par le seigneur, employé du comte de Poitiers, qui pensait pouvoir l’abuser. Était-il juif ? Peu importe : un second poème consacré au même personnage, la disputation de Charlot avec le Barbier, nous dit : « Charles tu es à toutes les lois/Tu es juys et chrestiens à la fois […]. » Comme l’impose le genre, le texte expose le sujet, qui est une morale : il n’est pas utile de vouloir tromper un ménestrel, car celui-ci saura toujours s’en venger. Suit l’exposé des faits. Première étape : un certain Guillaume part à la chasse au lièvre, à cheval, du côté de Vincennes. Le gibier est pris, après tant de détours que le cheval attrape la fièvre et en meurt. L’animal est soigneusement dépecé, tandis que Guillaume est furieux. Deuxième scène : une noce où Charlot intervient avec les ménestrels. À la fin de la fête, les chanteurs et comédiens sont récompensés, les uns par de l’argent, les autres par une recommandation pour un patron. Notre Charlot se trouve envoyé sous les ordres de Guillaume, qui le reçoit fort aimablement et lui remet la peau du lièvre qui ne vaut plus un sou, bien qu’elle lui ait coûté la vie d’un cheval. Mécontent, il l’accepte cependant et pense à sa vengeance. Il revient avec le même cadeau soigneusement enveloppé qu’il tend à Guillaume qui pense qu’il s’agit d’un présent pour sa femme. Il commence par y mettre la main dedans… Ainsi, la morale est démontrée et le comédien vengé.

Miracle ! J’aurais trouvé la première occurrence d’une figure bien connue, mise en images par Charlie Chaplin, celle du misérable acteur, continuellement exploité, constamment méprisé, mais qui, pour finir, met toujours les rieurs de son côté.

Qu’on me comprenne bien : je n’entends pas dire par là qu’en 1914 un réalisateur de cinéma s’est inspiré d’un fabliau médiéval qui lui a fourni le modèle de son personnage désormais dénommé Charlot. Je veux simplement signaler qu’il y a là un trait de notre culture populaire, demeuré à travers les siècles, évoqué consciemment ou non.

Or, et c’est là que je veux en venir, la poésie moderne, au début du xxe siècle, en dépit de son allure savante, se veut populaire avant tout. Aussi bien avec Apollinaire qui reprend l’air d’une chanson de toile[2] pour célébrer Paris et son pont Mirabeau, que chez Tristan Tzara qui, à Zurich, lit des fragments des Centuries de Nostradamus au cabaret Voltaire, ricanant des références obscènes qu’il croit pouvoir y découvrir.

Pour l’heure, je laisse de côté la supposée judéité du jongleur que le patron pense rouler, et que l’on attribuait à Charlie Chaplin à la naissance de son héros. Il n’empêche qu’elle est une constante d’autant plus troublante que les Juifs n’étaient guère nombreux en France à l’époque de Rutebeuf, entre deux croisades, entre deux massacres collectifs, entre deux expulsions…

Ayant déjà signalé les Centuries, ces poèmes prophétiques, à Zurich, dans les poésies Dada, pendant la guerre de 1914-1918, il me faut maintenant en venir à la participation de Charlot dans l’expérience de Tristan Tzara. Celui-ci aimait suffisamment le septième art pour intituler l’un de ses recueils les plus personnels Cinéma calendrier du cœur abstrait Maisons avec dix-neuf gravures sur bois d’Hans Arp (1920). Dans ses Entretiens radiophoniques avec Georges Ribemont-Dessaignes[3], il se remémore sa jeunesse en Suisse et l’éclatement de l’art accompagnant Dada lors de son apparition : « Je crois que la civilisation a fait un pas en avant à ce moment-là : tout arrivait en même temps, pensez-y, le jazz, les films de Charlot. Le premier film de Charlot à Zurich, en 1918 ! C’était extraordinaire » (TZR, OC V, 450). On comprend, dans ces conditions, qu’il se soit référé à ce nouveau héros de sa jeunesse lorsqu’il organisa une manifestation du Mouvement qu’il avait importé lui-même à Paris. Pour en fixer le souvenir, il déclare, toujours au même intervieweur : « Pour la manifestation du Salon des Indépendants [5 février 1920], nous avions annoncé la participation de Charlie Chaplin qui, disions-nous, venait d’adhérer au mouvement Dada. Une foule considérable envahit la salle du Grand-Palais. Quant à Charlie Chaplin, il était loin de se douter de notre mystification. La séance se déroula, si l’on peut dire, dans la plus grande confusion. Mais c’est surtout la presse qui prit fort mal l’affaire. Venus en grand nombre, les journalistes voulaient voir Charlot. On en dirigea quelques-uns sur des pistes fantaisistes. Ils ne nous l’ont jamais pardonné » (TZR, OC V, 404).

À première vue, l’appel à Charlot signifiait que Dada et la vedette avaient les mêmes objectifs de distraction et de revendication, le héros sachant se tirer d’affaire chaque fois qu’il se trouvait dans une situation pénible. On songe en particulier à Charlot soldat (1918) qui avait ce pouvoir inouï de faire rire des situations les plus éprouvantes. En fait, Tzara usa de la célébrité immédiatement acquise par le cinéaste, alors que ses œuvres étaient interdites dans de nombreux pays. À cet égard, il aurait pu, tout aussi bien, se servir du bébé Cadum, qui tenait la tête en matière de publicité depuis la fin de la guerre, à ceci près qu’il n’avait qu’un but commercial. Auparavant, la revue Dada 4-5, publiée à Zurich,indiquait : « Charlot Chaplin nous a annoncé son adhésion au Mouvement Dada » (p. 31). Assez crédule de nature et prêtant toutes les audaces à son nouveau correspondant, André Breton lui écrit le 12 juin 1919 : « Cet écho sur Charlie Chaplin me surprend délicieusement. Mais bien sûr, ce n’est pas vrai ? » Une telle interrogation représente assez clairement l’attitude générale du public devant les plaisanteries de Tzara : et si c’était vrai ? Inversement, elle indique que Charlot pourrait bien occuper une place moralement sérieuse, recueillant la majorité des suffrages.

La question de Breton se justifie par le fait que, durant son service militaire à Nantes, il avait beaucoup fréquenté les salles de cinéma en compagnie de Jacques Vaché, ce jeune patient dont il s’était occupé à l’hôpital militaire. Sanglé dans des uniformes aussi variés que fantaisistes, Vaché promène sa coiffure flamboyante, son monocle et ses taches de rousseur au passage Pommeraye. Dans les bouges du quai de La Fosse, il entraîne Breton qu’il présente comme le poète André Salmon, pour mystifier le bourgeois, et aussi son compagnon, trop conformiste à ses yeux. Le 14 novembre 1918, il lui écrit : « […] je sortirai de la guerre doucement gâteux, peut-être bien, à la manière de ces splendides idiots de village (et je le souhaite), ou bien… ou bien… quel film je jouerai ! – Avec des automobiles folles, savez-vous bien, des ponts qui cèdent, et des mains majuscules qui rampent sur l’écran vers quel document !… Inutile et inappréciable ! – Avec des colloques si tragiques, en habit de soirée, derrière le palmier qui écoute ! – Et puis Charlie, naturellement, qui rictusse, les prunelles paisibles. Le Policeman qui est oublié dans la malle ! ! »      

Ensemble, ils vont au cinéma voir le dernier Picratt, Les Vampires, les premiers Charlot, ou encore les bandes comiques de Mack Sennett. Le dimanche après-midi, ils entrent dans les salles obscures, sans même s’enquérir de ce qu’on y joue, et n’en ressortent qu’à l’approche de la nuit. Parfois, ils apportent de quoi déjeuner, se passant tour à tour le fromage et le vin, discutant à haute voix, comme à table, au grand effroi des autres spectateurs, venus pour le film, eux ! « Nous fûmes ces gais terroristes, sentimentaux à peine plus qu’il était de raison, des garnements qui promettent », relate Breton en magnifiant cette époque par le souvenir. À ce moment de la guerre, il n’était plus question d’écrire ni de penser. Il fallait d’abord se saouler de vie, pour noyer l’angoisse et la crainte de la mort.

Chose remarquable : dans la revue Cannibale, publiée par Francis Picabia entre deux livraisons de 391, Paul Éluard, le « fou allié Dada », dresse la liste de ses complices, et désigne ainsi celui avec lequel il composera L’Immaculée Conception, livre écrit automatiquement et supposé relancer le surréalisme en 1930 : « Breton, Charlot tragique, Breton onze petits morts. Sûr de ne jamais en finir avec ce cœur, le bouton de sa porte. »

Si la place ne m’était limitée à ce point, j’observerais la contribution de chacun des poètes dadaïstes à la figure de Charlot, en contrepartie de celle que dressent les peintres, leurs amis, leurs frères. Je montrerais aussi comment, le Mouvement étant de nature internationale, les mêmes processus s’étendirent à Berlin en 1920, et jusqu’à Moscou avec Valentin Parnak… Je ne puis fermer l’objectif sans citer Tzara une dernière fois, à propos du Charlot de la deuxième période, et au sujet d’Apollinaire : « Déjà, si l’on sait bien écouter la voix de Charlot dans Limelight, on s’aperçoit que les mots y sont introduits avec la malice de la clandestinité. Cela se passe dans un pays dont les gouvernants ne peuvent plus supporter d’entendre le mot de progrès sans voir rouge. À ce stade où décline la dignité de l’homme, tout redevient possible, le crime, l’assassinat. C’est le devoir des poètes – et de ceux qui croient à la poésie – de tirer la conclusion, la véritable, de l’enseignement que nous a légué le Poète assassiné, l’enseignement qui, pour avoir illustré sa mort, ne soutiendra pas moins le courage des vivants » (TZR, OC, V, 163, sur G. Apollinaire).


[1]. Unique manuscrit : L, Paris, Bibl. nat., fr. 1635, fol. 62b-63b.

[2]. Les amateurs de poésie moderne doivent savoir qu’une des constantes de la modernité est qu’elle contient toujours des éléments anciens. Ainsi, Apollinaire adopte la structure rythmique d’une chanson que les ouvrières reprenaient en chœur lorsqu’elles tissaient la toile. Pour « Le pont Mirabeau », il s’agit de « Gaiete et Oriour », histoire de deux sœurs qui subissent un destin opposé, que le poète a pu lire dans la Chrestomathie du Moyen Âge des éditions Hachette (1897).

[3]. Ces entretiens ont été diffusés par la Chaîne Nationale (l’ancêtre de France Culture) en mai 1950. Ils avaient la particularité de fixer, pour la première fois, avec la voix même des protagonistes, les souvenirs de Tristan Tzara, le principal promoteur de Dada à Zurich (1916-1919), puis à Paris (1920-1023), interrogé par un ancien dadaïste, qui avait fort bien compris le rôle de ce mouvement dans l’aventure intellectuelle du temps.