LE LIVRE OBJET PERPÉTUEL : LA ROSE ET LE CHIEN (1958)

Le livre objet perpétuel : La Rose et le chien (1958)

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À ceux qui n’ont pas eu la chance de tenir entre leurs mains l’un des livres les plus coûteux de la bibliophilie française, j’offre cette rapide présentation, soutenue par une illustration plus étoffée sous Power Point, lors du séminaire « Livre/Poésie/Typographie », séance du 11 avril 2013 : « Inventions et recréations du livre post-dada et surréaliste ».

En mars 1958, Pierre André Benoit, l’éditeur d’Alès spécialiste des livres rares à tirage limité, propose aux amateurs un ouvrage destiné à une réputation mythique. Il s’agit de La Rose et le chien, poème perpétuel de Tristan Tzara, illustré par Picasso. Il se présente sous la forme d’une plaquette de 28,7 x 20 cm en feuilles, avec une couverture de parchemin rempliée, premier plat imprimé. Le colophon indique : « La Rose et le chien a été tiré à 22 exemplaires à Alès en mars 1958, les planches ont été rayées après tirage ». Chaque exemplaire porte au crayon la signature de chacun des auteurs et les initiales de l’éditeur. Imprimé sur vergé à la main, l’ouvrage comprend trois gravures originales de Picasso et le poème perpétuel imprimé sur des rosaces mobiles au centre fixe orné par une gravure de Picasso. Celle-ci cache un « avis secret » dissimulé, imprimé sur 5 lignes au milieu du 3e disque du poème.

Telle est, du moins, la notice descriptive qu’on peut lire au tome IV des Œuvres complètes de Tristan Tzara, paru aux éditions Flammarion en 1980, présenté par mes soins.

Le catalogue de PAB propose une notice apparemment plus technique quant aux gravures et au système utilisé, mais reste muet sur le secret : « Poème perpétuel de Tristan Tzara, Alès, mars 1958, 27,5 X 19 cm. Une gravure pleine page en frontispice, une gravure pleine page sur laquelle est fixé un système tournant composé de deux disques mobiles imprimés et à fenêtres au centre duquel se trouve une petite gravure ronde fixe, une gravure ronde à la page du justificatif, tirées en noir. 22 exemplaires sur Montval, couverture en parchemin, signés par l’artiste, l’auteur et l’imprimeur, numérotés de 1 à 22. (Quelques exemplaires contiennent une suite de planches rayées sur Auvergne). Quelques exemplaires avec couverture en papier, non signés. »

Le catalogue de la bibliothèque de Tristan Tzara, vendue le 4 mars 1989 sous le marteau de Me Guy Loudmer à l’hôtel Drouot, à Paris, reprend en quelque sorte la notice des Œuvres complètes, et mentionne « l’avis secret », tout en faisant référence au catalogue de Bloch (livres n° 86).

Je laisse de côté, pour un futur développement, cette problématique secrète, qui n’est mentionnée dans aucune des notices publiques auxquelles le lecteur peut accéder. Il convient d’ailleurs de préciser que la Bibliothèque nationale de France n’a acquis un exemplaire qu’en 1997, et que celui de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet provient du legs Michel Leiris, mort, on le sait, en 1990. Il convient de faire état d’un luxueux exemplaire, provenant de l’ancienne collection Daniel Filipacchi, vendu aux enchères par Christie’s à Paris le 20 avril 2004. Il est enrichi d’une suite en rouge des quatre gravures de Picasso, ainsi que d’une seconde épreuve du frontispice en noir.

Figure 1 : une page de La Rose et le chien

La présente reproduction d’une des pages ne donne qu’une faible idée de l’objet que l’auteur doit manipuler à sa guise, en tournant chaque volvelle dans un sens ou dans l’autre.

L’idée de remettre en usage ces disques concentriques utilisés par les navigateurs des temps médiévaux pour calculer leur position est venue à Tzara en contemplant des livres de cosmographie à la vitrine d’une librairie scientifique de la rue Saint-André des Arts, au témoignage de son ami, le peintre Camille Bryen[1]. C’était à l’époque où les disques de stationnement n’avaient pas encore été institués à Paris. Fabriqués par milliers, ces disques horaires donnent une bonne idée du fonctionnement de ce que Tzara nommait un « objet perpétuel » en ce sens qu’on n’a jamais fini de produire des vers. Sans doute avait-il aussi en tête les disques de Marcel Duchamp, peintre qu’il connaissait depuis les années vingt, et avec qui il jouait encore aux échecs.

Il conçut donc un poème de telle sorte qu’en changeant la position d’un vers (ou d’un fragment de vers), dans un sens ou dans un autre, la lecture du texte en était modifiée, sans pour autant devenir absurde. Chaque permutation produit par conséquent une nouvelle lecture portant un sens nouveau.

Poème automatique, si l’on veut, mais pas dans le sens qu’André Breton donnait à ce terme. Si les variations infinies du texte empêchent d’en prévoir toutes les réalisations à l’avance, les mots ne proviennent pas de l’inconscient, puisqu’ils ont été gravés auparavant. Seul le discours poétique en est changé. Mais le plus important est le recyclage, dans un contexte poétique, de la volvelle médiévale, dans le but de mettre en œuvre une combinatoire de la poésie.

L’éditeur PAB a donc réalisé l’objet dont Tzara fut assez satisfait pour entraîner son ami Picasso dans l’aventure. Il aurait pu s’en tenir à cette production unique, génératrice d’une lecture infinie. En effet, une page comporte 3 volvelles de 7/5/3 vers soit 15 vers chacune, ce qui donne 105 possibilités de lecture par page, soit 105 ! (factorielle de 105), soit en gros 10 puissance 50  soit 10 suivi de 50 zéros, ce qui est suffisamment impressionnant en soi. Sans compter que si on estime permutables les 105 vers initiaux, il faudrait encore multiplier ce nombre astronomique par 35×3 !, le tout pouvant encore être porté au carré, en fonction du sens de rotation. Mais nul ne s’avisera de reproduire le résultat, qui dépasse les capacités humaines de lecture. C’est dire combien l’invention linéaire de Queneau, quelques années après, avec ses Mille milliards de poèmes (Gallimard, 1961), est un jeu d’enfant comparé à cet objet apparemment innocent.

Tristan Tzara était si conscient de l’intérêt de sa découverte appliquée à la poésie, qu’il en confia quelques réalisations à Pierre Seghers et Alain Bosquet, lesquels les publièrent dans leur anthologie Les Poèmes de l’année 1959 (éd. Séghers). Dans l’impossibilité où nous sommes, ici, de reproduire ces disques rotatifs, j’ai pris le parti de réimprimer ces pages, tant pour les Œuvres complètes que pour les Poésies complètes, parues chez le même éditeur en 2011.

rose

Figure 2 : une page imprimée ordinaire

Revenons un instant sur cette combinatoire de la poésie. L’idée n’en est certes pas nouvelle, mais elle a été peu pratiquée dans notre littérature, et surtout pas avec une telle productivité, pour la raison qu’on achoppe rapidement sur une question de syntaxe et de cohérence du texte. Tant que la signification du poème a primé, il n’était pas envisageable d’aller au-delà de trois ou quatre permutations par œuvre. Or, en pratiquant, depuis ses débuts dadaïstes, une sorte de poésie détachée du sens, que l’on pouvait qualifier de poésie concrète (à l’instar de la musique ou de la peinture), l’auteur des Sept Manifestes dada pouvait entrevoir une combinatoire de la poésie. Il lui restait à en préciser le protocole et à indiquer le système (comme on parle des livres pour enfants à système). Ajoutons à cela la poésie figurée (et non figurative) telle qu’il en a produit sous la forme de calligrammes (cf. son « Calligramme 1916 »), et l’on voit que tout était en place pour parvenir à une telle invention.

Les archives de Tristan Tzara, conservées à la BLJD, nous permettent de suivre pas à pas la réalisation de cet « objet perpétuel », depuis le brouillon, couvert, comme à l’habitude chez lui, de graffitis et d’esquisses de visages ou de masques, jusqu’à la maquette confiée à l’éditeur. On y trouve notamment, sous le même titre, le manuscrit d’un poème de 45 vers en quatre strophes, comme premier jet de ce qui, moyennant les permutations déjà dites, deviendra un poème perpétuel. Je l’ai reproduit en note dans les Œuvres complètes (t. IV, p. 637), mais ne veux pas en priver le lecteur impécunieux :

C’est une orange
où tout s’assemble
c’est la grande porte
en un tournemain
soleil ou mensonge
moulin d’innocence
sur le front de l’orage
horloge sans fin
en voiles à terre
terre sans retour
cendres sur les têtes
mots sans souvenir

de tout un peu
c’est l’ombre
en haut en bas
c’est l’arbre
l’eau et le feu
quand même
qui dit mieux
été tremblant
homme sans lieu
le nord perdu
mémoire
le pont sanglant
l’air convenu
à jamais

ainsi vont les choses dont
on ne sait rien
pas plus aujourd’hui ni
moins que demain
ô roses ô chiens

Tournez tournez les têtes
têtes d’hommes ou d’arbres
chênes verts ou hêtres
serpents salves

sur le dos de l’innocence
nous multiplié
dans des sources imaginaires
l’eau de la
le mensonge et la science

c’est une orange où tout s’assemble
en un tournemain soleil ou mensonge
sur le front de l’orage horloge sans fin
c’est la grande porte
moulin d’innocence

Il n’est peut-être pas nécessaire, dans le cadre de ce séminaire centré sur la confection des beaux livres, d’analyser chacune des strophes ni le poème en son entier. Bornons-nous à remarquer la fréquence des appositions et des asyndètes, les énoncés figés, qui permettent de lire le texte en dépit des silences et des ruptures de sens. Peut-on, pour autant, procéder à un jeu de permutations des vers sans détruire la cohérence de l’ensemble ? Car, si le chien court après la rose, l’inverse est rarement vrai. C’est ce à quoi j’ai procédé, non pas en tournant les volvelles d’un exemplaire qui m’était inaccessible, mais en déplaçant chaque ligne du poème manuscrit selon une règle simple de permutation. J’invite le lecteur à en faire autant, et lui donne rendez-vous à la fin de la manipulation, dans l’éternité, ou presque.

Outre la compétence de l’éditeur et de l’imprimeur, il est certain que l’ouvrage n’aurait pas atteint un tel degré de réussite s’il n’était le produit de deux artistes incommensurables, de deux complices habitués à travailler ensemble. Nombreux sont les signes de leur amitié productive et de leur entente, surtout avec le recueil de Tzara, De mémoire d’homme (1950), illustré avec le pouce trempé dans l’encre lithographique par Picasso. Dans le cas de La Rose, le dialogue (à distance) entre les deux créateurs se traduit par des échos, les gravures de Picasso supportant des graphismes simplifiés à l’extrême, reproductibles à l’infini, comme les vers gravés sur les disques. Le frontispice et la gravure du colophon se plaçant au même niveau, à la fois concret-abstrait, que le poème. Ainsi l’araignée qu’on peut y percevoir renvoie à l’araignée de l’astrolabe.

Signes de reconnaissance, en somme, comme si chacun poursuivait son chemin tout en hélant l’autre de l’autre côté » du chemin, pour s’assurer de sa présence.

À preuve cette lettre inédite adressée par Tzara à Picasso quelques jours après la sortie du livre. Le poète adopte pour l’écrire une forme hélicoïdale, partant de l’extérieur pour aller vers le centre. Le document a été mis en vente récemment sur le réseau Internet. En raison de sa grande volatilité, je me permets de le transcrire ici :

« Mon cher Picasso,
Si l’eau crépite dans le poste et si tu entends le feu jouer avec le feu à quatre mains, si des pieds à la tête le violon se couvre de ridicule, s’il manque encore un bouton de porte à l’œil des étoiles, si pendant que le temps tonne sur le vin de l’arène le printemps des tremblements à brandebourgs se promène tranquillement sur la Croisette, si la chevauchée des zéphyrs amène l’eau à la bouche et si tu vois surgir des flots le troupeau diamantin des taureaux sans rides, c’est que ton ami passe en revue l’amitié de tes toiles et que l’affection qu’il te porte est inscrite au centre de tout ce qui nous entoure et nous réchauffe.
Tristan Tzara
le 3 avril 1958 »

Cette lettre de satisfaction mime, en quelque sorte, le produit qui vient de s’achever. On remarquera la clarté du propos, l’affection qui s’y exprime, et la régularité de la syntaxe. Ceci nous conduit à notre conclusion, qui justifie l’inscription de ce très rare volume au catalogue des livres numérisés de la BLJD.

Échappant à la production ordinaire, y compris celle des livres d’art ou d’artistes, les deux complices (accompagnés, il ne faut jamais l’oublier, par leur éditeur) ont imaginé un livre en relief, utilisant des matériaux à la fois traditionnels (le parchemin, le papier vergé, les gravures hors texte) et tout à fait inusités dans l’univers du livre, comme le celluloïd, l’assemblage de cercles concentriques, la gravure sur un tel produit.

Ce livre à système, qui évoque certainement les livres d’enfants, est, en outre, un livre en mouvement : il ne dit jamais la même chose selon qu’on tourne l’une des volvelles. Le paysage mental varie, à perpétuité.

Issu d’un travail collectif, comme tout produit de l’artisanat, ce livre implique un lecteur actif, qui se prête au jeu et tourne la roue sans cesse, comme une noria sans fin.

Si nul n’a pu connaître à ce jour le mystérieux texte inscrit au centre du troisième disque, on peut, sans risque d’erreur, émettre l’hypothèse que les trois artisans n’avaient qu’un but en tête : rendre toute publication poétique inutile après ce perpetuum mobile.

Henri BÉHAR

[1]. Cité par Gaëlle Pelachaud, Livres animés, du papier au numérique. L’Harmattan, 2011, p. 190.

CC

IMAGINATION N’EST PAS DON

Imagination n’est pas don

Article encore inédit, me semble-t-il, articulé à Lyon en juin 2013, devant philosophes et littéraires.

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Intro : la méthode hubert de Phalèse

L’époque est à la contractualisation. Si j’ai bien compris les intentions des organisateurs de ce colloque, ils m’ont invité à la condition que j’éclaire l’histoire du concept d’imagination au sein du surréalisme. Mais ils ont déjà une idée de la chose, puisqu’ils affirment en préambule : « la théorisation surréaliste, qui reste une référence incontournable ».

Cela tombe bien, puisque je me considère comme un terminologue dans ce domaine, qui reste la littérature française, dans tous ses états.

Or, ce métier de terminologue, assez mal perçu de nos jours, implique une discipline rigoureuse. De longue date, j’ai formulé la méthode Hubert de Phalèse, dont je me dois de résumer les étapes avant d’entrer dans le vif du sujet[i].

Première étape : constitution du corpus. J’ai numérisé un certain nombre de textes dits surréalistes, pour un usage collectif quand il s’agissait d’œuvres libres de droits (les tracts, les revues : Littérature, La Révolution surréaliste, Le Surréalisme au service de la révolution, La Brèche, etc.), les œuvres complètes de René Crevel (décédé en 1935) et, pour mon usage personnel, celles qui ne sont pas encore dans le domaine public d’André Breton, René Char, Benjamin Péret, Julien Gracq, Tristan Tzara, enfin de Paul Éluard et Louis Aragon durant leur période surréaliste.

Muni de cet important corpus, qui a théoriquement le mérite de la cohérence par rapport au but recherché, je me suis livré à un rapide traitement automatique, visant, non seulement à compter les formes, ce qui, dans le cas présent, n’a guère d’importance, mais à rendre le texte digitalisé utilisable par tout public, ce qui ne va pas de soi, contrairement aux idées reçues par la génération « presse-bouton ». Rappelons qu’on nomme forme toute chaîne de caractères séparés par un espace blanc ou une ponctuation.

La troisième étape consiste à prélever les occurrences de la forme recherchée, au centre d’un contexte plus ou moins étendu. On emploie ce signifiant « forme » de préférence à vocable, ou mot, et à plus forte raison concept, dans la mesure où il n’implique aucun choix philosophique ou idéologique, et ne désigne qu’une suite de lettres délimitée par un espace blanc ou une ponctuation.

Vient alors une quatrième étape, sans doute la plus importante, celle du retour au texte, c’est-à-dire à la page, au poème, au chapitre, voire au livre en sa totalité, pour le cas où il me serait sorti de l’esprit, et à vérifier le sens des mots selon leur contexte.

On est alors en mesure d’analyser les occurrences, de les désambigüiser, de les ordonner, de les classer selon leur emploi et leur signification : c’est l’objet de la cinquième étape, ouvrant sur l’exploitation et l’interprétation.

Excusez ce préambule méthodologique, qui n’a rien d’imaginaire. Il me semblait indispensable pour vous faire comprendre en quoi ce que je vais dire sur l’imagination est fondé en raison !

Qu’on n’attende pas ici un panorama de l’imaginaire surréaliste, ni une appréciation sur les formes de l’imagination développées par leurs soins : je me bornerai, à partir des formes recensées comme je l’ai dit, de remonter vers le concept, et donc le contenu qu’ils lui ont donné.

J’examinerai dans un premier temps l’emploi de la forme « imagination » chez les surréalistes, puis le système d’opposition qu’elle représente avec la raison ; enfin j’essaierai de dresser une topologie de l’usage dans les textes surréalistes.

I. Emploi chez les surréalistes

Lorsqu’ils font référence au concept d’imagination, les surréalistes se présentent globalement comme les héritiers du romantisme, et notamment de Baudelaire, mais il ne faut pas oublier qu’ils sont à l’origine de la (re)découverte de Lautréamont, lequel assurait sans rire (?) : « Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur imagination en médite. » (Les Chants de Maldoror – Chant II). C’est le même orateur qui, bluffé par l’opération pseudo-scientifique récente créant le rat-à-trompe, invitait le lecteur à s’incorporer ses raisonnements mortifères : « Eh quoi, n’est-on pas parvenu à greffer sur le dos d’un rat vivant la queue détachée du corps d’un autre rat ? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison cadavérique. » (Les Chants de Maldoror – Chant V).

Cette réserve, et ce souci d’apparence rationnelle nous éloignent considérablement de la baudelairienne « reine des facultés ». Ce n’est plus l’imaginaire Comte de Lautréamont, mais bien son créateur, Isidore Ducasse, qui affirme la nécessité de se défier des « imaginations creusantes », concluant péremptoirement : « il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement » (Poésies I). Et dans ces écrits que, rappelons-le, André Breton est allé recopier à la Bibliothèque Nationale afin de les publier dans Littérature, voici qu’apparaît déjà la conciliation des contraires, dans une salade vigoureusement agitée : « l’âme étant une, l’on peut introduire dans le discours la sensibilité, l’intelligence, la volonté, la raison, l’imagination, la mémoire. » (Poésies II)

A. Reconnaissance à l’imagination

Fort de sa lecture décapante de Lautréamont-Ducasse, qui avait avant tout le mérite d’intégrer dialectiquement les considérations des générations précédentes sur l’imagination, le même André Breton proposera en 1930, dans le premier numéro de la revue Le Surréalisme au service de la révolution (SASDLR), celui-là même qui, en réponse à une interrogation de Moscou, répondait que les surréalistes se mettaient au service de la révolution soviétique, Breton proposera, dis-je, une réflexion sur laquelle je reviendrai, intitulée significativement « Il y aura une fois ». Autant qu’une rêverie, c’est un essai théorique s’ouvrant sur l’expression qui sert de titre à la présente communication : « Imagination n’est pas don, mais par excellence objet de conquête ». Formule de caractère autobiographique (Breton considère qu’il n’est pas doué d’imagination, laquelle se travaille) qu’il développe jusqu’à ces considérations pratiques : « Se défier comme on fait, outre mesure, de la vertu pratique de l’imagination, c’est vouloir se priver, coûte que coûte, des secours de l’électricité, dans l’espoir de ramener la houille blanche à sa conscience absurde de cascade. » (SASDLR, n° 1, p. 3)

Voilà que j’anticipe, évoquant la position de Breton en 1930, avant même de traiter de l’irruption du surréalisme sur la scène intellectuelle par le biais de la revue La Révolution surréaliste et du Manifeste du surréalisme, parus simultanément en octobre 1924. Et voilà le leader du nouveau mouvement qui, après avoir regretté le sort fait à l’imagination dans la société contemporaine, s’exclame joliment : « Chère IMAGINATION, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. » (AB, Manifeste, OC I, 312). Poursuivant son raisonnement lyrique, il exalte la Liberté, qui, selon lui, ne saurait se passer de la faculté d’imaginer : « Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême. » (ibid.) En somme, elle est le garant d’une existence possible, et ne peut connaître de limites, même au risque de la folie : « La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit » (ibid.)

C’est la même intention qui faisait dire à Tzara à propos de M. Aa l’antiphilosophe : « la chevelure abondante de l’imagination lui tourne magnifiquement la tête » (OC II, 298).

Bien plus tard, durant la sinistre période de l’Occupation, un surréaliste clandestin signant Adolphe Champ (Adolphe Acker) exaltera de la même façon la liberté dressant le drapeau de l’imaginaire : « Vous qui êtes obsédés, vous dont l’imagination voit facilement un cheval galoper sur une tomate, faites le monde à votre image, projetez vos ombres, projetez vos fantasmes, la liberté a besoin de vous. » (Tracts, 1944, p. 20)

Il revient ensuite à Gérard Legrand, le second de Breton après la guerre, de définir devant les étudiants de la Maison des Lettres, à Paris, « Quelques aspects de l’ambition surréaliste », en tirant la leçon de l’expérience bachelardienne : « l’imagination, ou si vous préférez, cette intelligence “‘sur-rationnelle » dont l’amour de la poésie est la forme la plus spontanée (puisqu’on la rencontre parfois sur les bancs d’un lycée, avant toute étude théorique), cette intelligence ne se repaît jamais de ses produits au point de cesser de fonctionner : tout au plus lui arrive-t-il de s’y mirer, de s’y suspendre, le temps d’y apercevoir, selon le mot d’Apollinaire, » un bel éclair qui durerait ». » (La Brèche, n° 5, 1963, p. 76)

C’est dire combien, du début à la fin « officielle » du mouvement, l’imagination est et demeure un des piliers du surréalisme vivant.

Je manquerais à l’objectivité si je ne signalais quelques baisses de tension, comme celle-ci, due à la plume de Julien Gracq, qui n’est pas sans évoquer la populaire folle du logis : « En relisant ce qui précède, je souris amèrement de voir les écarts auxquels peut se livrer une imagination qui prétend être bien gouvernée. Comment m’expliquer cette défaillance presque incroyable, et si injustifiée — ce relâchement de tous les nerfs devant une terreur infantile ? » (Gracq, Ténébreux, OC II, 196)

Une telle réserve me servira de transition pour aborder la réhabilitation volontaire, pour ne pas dire volontariste, de cette faculté si controversée les siècles précédents.

B. Réhabilitation par l’automatisme et le rêve

Il ne faudrait pas croire que les surréalistes se satisfirent d’une attitude passive devant ce qui prenait à leurs yeux valeur de révélation. En explorant le continent par trop délaissé de l’inconscient, ils eurent à promouvoir des moyens nouveaux, tels que l’automatisme ou le récit de rêve, qui apportaient du grain au moulin de l’imaginaire. C’est bien grâce à Freud que « l’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits » déclarait Breton dans le Manifeste (OC I, 316). Il explique alors la raison d’être du recueil de textes automatiques, intitulé Poisson soluble, auquel le manifeste devait servir de préface : « Il s’agissait de remonter aux sources de l’imagination poétique, et, qui plus est, de s’y tenir. » (Manifeste, ibid. 322).

Le premier Manifeste s’ouvre sur un magnifique éloge de la folie, celle de Christophe Colomb parti à la découverte de l’Amérique, et de tant d’autres aventuriers de l’esprit. Usant alors d’une métaphore de gendarmerie que Roger Vitrac aura beau jeu de lui reprocher, à l’heure des règlements de comptes, Breton écarte impérativement l’obstacle majeur qui se dresse devant ces explorations : « Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination. » (Manifeste, OC I, 313)

Afin qu’il ne soit pas dit que je m’appuie uniquement sur les propos d’André Breton, je conclurai cette section par des considérations tardives (ou plus récentes, selon le point de vue auquel on se place) de René Char : « L’imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d’une présence entièrement satisfaisante. » (Seuls demeurent, OC 153)

Ce n’est pas à dire qu’une telle réhabilitation de l’imaginaire ne coure quelques dangers. De la part des adversaires rationalistes, cela va de soi : « Un peu de patience, je vous prie : les sanctions ne font que commencer et demain ce sera au tour du rêve, de l’imagination, entraîner les représailles que requiert leur nature délictueuse. » signale Albert Valentin au seuil du deuxième organe du groupe (« Toute honte bue », SASDLR, n° 1, p. 27), de la même manière que Paul Éluard présente les résultats d’une investigation collective faisant appel à l’imagination la plus débridée des participants : « Tout accompagne l’homme, mais il court un danger à laisser agir les productions de son imagination. Il est possible qu’un jour nous soyons tentés par exemple de nous laisser vivre dans une nature morte, de fonder nos espoirs et nos désespoirs au flanc d’un pétale, d’une feuille ou d’un fruit » (Éluard, « Recherches expérimentales, sur certaines possibilités d’enrichissement irrationnel d’une ville », SASDLR, n° 6, p. 22)

Si Freud est le garant incontestable de toute exploration de l’imaginaire, il convient de rappeler le rôle que les surréalistes eux-mêmes ont, à tort ou à raison, attribué au Marquis de Sade dans ce grand périple, sinon en réhabilitant son œuvre, du moins en accompagnant sa redécouverte par leurs compagnons de route : « Pour avoir voulu redonner à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs, pour avoir voulu délivrer l’imagination amoureuse et pour avoir lutté désespérément pour la justice et l’égalité absolues, le marquis de Sade a été enfermé presque toute sa vie à la Bastille, à Vincennes et à Charenton » écrit Paul Éluard dans la Révolution Surréaliste, n° 8, p. 9.

C. « Imagination n’est pas don, mais par excellence objet de conquête. » (Breton)

Certains écrivains, tel Jarry, affirment catégoriquement qu’ils n’ont aucune imagination. C’est vraisemblablement en pensant à l’auteur des Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, sur lequel il a enquêté à ses débuts, que Breton en vient à poser cet apophtegme au linteau de l’article déjà évoqué : « Imagination n’est pas don, mais par excellence objet de conquête. “‘Où, se demande Huysmans, dans quel temps, sous quelles latitudes, dans quels parages pouvait bien se lever ce palais immense, avec ses coupoles élancées dans la nue, ses colonnes phalliques, ses piliers émergés d’un pavé miroitant et dur ? » [En rade] Manière toute lyrique, toute pessimiste, d’effacer au fur et à mesure tout ce qu’on pense, qui devrait être. (« Il y aura une fois », SASDLR n° 1, p. 2) On pense au célèbre couteau sans lame dont manque le manche, emblématique de l’humour noir. L’imagination ne procède pas autrement. Et de poursuivre : « Mais où sont les neiges de demain ? Je dis que l’imagination, à quoi qu’elle emprunte — et cela pour moi reste à démontrer — si véritablement elle emprunte, n’a pas à s’humilier devant la vie. Il y aura toujours, notamment, entre les idées dites reçues et les idées, qui sait, à faire recevoir, une différence susceptible de rendre l’imagination maîtresse de la situation de l’esprit. C’est tout le problème de la transformation de l’énergie qui se pose une fois de plus. Se défier comme on fait, outre mesure, de la vertu pratique de l’imagination, c’est vouloir se priver coûte que coûte, des secours de l’électricité dans l’espoir de ramener la houille blanche à sa conscience absurde de cascade./L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel. » (Ibid., p. 3)

Arrivé à ce point du raisonnement, je ne peux m’empêcher de rapporter ici une appréciation de Julien Gracq portant sur les modalités de l’imaginaire bretonien : « Or, ce qui se trouve assez piquant, il s’agit d’un écrivain chez lequel l’affabulation romanesque ne joue aucun rôle, et l’imagination créatrice paraît au moins sérieusement tenue en bride… » (Gracq, Breton, OC, 866) Bel euphémisme tendant à prouver que les assertions de Breton se fondent sur sa propre expérience, je dirais même sa nature profonde.

De sorte que l’imagination se travaille, à l’aide des recettes fournies, ironiquement me semble-t-il, dans le Manifeste du surréalisme, avec l’association d’idées, l’automatisme, le rêve, les sommeils provoqués, etc. « C’est ainsi qu’un individu incertain dont à l’état critique l’imagination, la raison et le cœur s’égarent dans toutes les directions, trouve une voie dans le surréalisme et s’y tient » explique Aragon en commentant Les Reines de la main gauche, cet essai qui atteste l’appartenance de Pierre Naville au mouvement surréaliste (OP II, 222).

Il ne faudrait pas croire, pourtant, que cet exercice de l’imagination soit l’apanage des seuls littérateurs du groupe. Tzara montre bien que les peintres aussi ont affirmé leur « droit à la liberté de l’imagination » (OC IV, 302). René Char, son ami d’alors, confirme cet aspect conquérant attaché à l’exercice de l’imagination, qui « jouit surtout de ce qui ne lui est pas accordé, car elle seule possède l’éphémère en totalité. » (Moulin, OC 69)

Ces principes, visiblement partagés par tous les membres du groupe, ont conduit Breton et Trotski à poser une règle intangible pour la société à venir : « En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière » (Manifeste FIARI, 1938). J’avoue ne pas très bien comprendre quelles sont ces filières refusées par les révolutionnaires. L’essentiel est bien que l’exercice de l’imagination ne souffre aucune loi et aucune limite.

Dans l’ardeur de la jeune révolution cubaine, les hôtes surréalistes de Fidel Castro n’hésitèrent pas à reconnaitre cette même imagination, libre de tout contrôle, au sein de la société récemment libérée de la dictature et de l’emprise américaine. Aussi signèrent-ils cet appel qui, au regard de l’histoire, vaut bien la résolution du Congrès de Kharkov : « Le Mouvement surréaliste… – considérant la diversité des conditions objectives, estime que l’imagination créatrice est un ressort révolutionnaire essentiel et qu’il lui revient en chaque circonstance de définir les voies originales conduisant à la conquête du pouvoir ; après la prise du pouvoir, reconnaît l’action du même ressort dans la révolution cubaine et accueille avec les plus grands espoirs son refus de toute pétrification dans les domaines politique, économique et culturel » Pour Cuba, 14 novembre 1967.

Ce que la même histoire persiste à nommer par euphémisme les événements de mai 68, a entraîné, dans une certaine mesure, la dissolution du mouvement, prononcée par Jean Schuster dans un article du quotidien Le Monde. Ses considérations demandent, aujourd’hui comme alors, à être analysées avec le plus grand soin : « … nous entendons contribuer à résoudre une crise autrement grave que celle dont nous sortons, celle de l’imagination. À cet effet, il nous faudra procéder, d’une part, à l’analyse critique de la situation qui résulte des événements de mai 68, d’autre part à la recherche systématique de nouveaux moyens de communication entre les hommes. » J. Schuster, Le Monde, n° 7690, 4 octobre 1969.

En dépit des intentions des individus et de divers regroupements, il semble bien qu’on en soit resté là. Peut-être est-ce faute d’avoir considéré les rapports à la fois adverses et complémentaires de l’imagination et de la raison au sein du mouvement, ce à quoi je vais me livrer maintenant.

II. Imagination vs Raison

A.    « La Belle à délivrer, c’est l’imagination »

Le grand public, ce monstre informe de notre modernité, a bien du mal à s’imaginer ceci, que Breton et ses amis ont, aux débuts de leur mouvement, pris leçon des symbolistes, et qu’ils s’y sont tenus. Ce n’est pas ici le lieu de dresser un tableau des influences et de la déférence des uns envers leurs prédécesseurs. Il suffit de se remémorer l’Hommage à Saint-Pol-Roux auquel ils se sont associés tant dans le numéro spécial des Nouvelles Littéraires que par le scandaleux banquet que l’histoire a retenu. En prémices, Breton n’hésite pas à citer dans la revue Littérature une lettre personnelle que l’auteur de La Dame à la faux lui avait adressée après une visite en son manoir de Camaret : « La Belle à délivrer, c’est l’Imagination : grande reine du Monde. Elle est la géniale Aventure, dont la Raison demeure le corps mort. » (Saint-Pol-Roux, Lettre à André Breton, Littérature, n.s., n° 13, p. 23) Voilà donc le programme tracé pour les surréalistes, sur ce point héritiers méconnus du symbolisme : défendre l’imagination, la libérer des entraves de la raison.

Car celle-ci ne peut se dégager facilement de certaines contraintes, que Breton n’hésite pas à désigner, pour ce qui le concerne : « Un paysage où rien n’entre de terrestre n’est pas à la portée de notre imagination » convient-il devant les tableaux de Max Ernst, issus de procédés encore insoupçonnés de lui (Pas perdus, OC I, 245). De là le triste constat dressé dans le Manifeste du surréalisme qui appelle, bien entendu, à une mobilisation : « Cette imagination qui n’admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s’exercer que selon les lois d’une utilité arbitraire » (Manifeste, OC I, 311). La même déploration, revêtue cette fois des haillons poétiques, se déploie dans la fameuse « Lettre aux voyantes », par laquelle Breton s’en remet, un peu naïvement me semble-t-il, aux puissances ténébreuses : « Son imagination est un théâtre en ruines, un sinistre perchoir pour perroquets et corbeaux » (RS, n° 5, oct. 1925)

Pourtant, ce recours aux « forces obscures », comme aurait dit Freud, est bientôt suivi d’une réaction inverse, ce qui n’a rien d’étonnant chez Breton comme chez ses amis qui fréquentaient Madame Sacco, voyante rue des Usines à Paris, tout en se livrant à la rêverie scientifique, à l’instar de Roger Vitrac, par exemple, dans Connaissance de la mort. S’il en était besoin, un ami du groupe, surréaliste à ses heures, en porte-témoignage. Julien Gracq écrit au sujet de Breton : « de même qu’on voit à la fin du xviiie siècle les données de la chimie pourtant à ses débuts ouvrir presque instantanément des débouchés nouveaux à l’imagination motrice, de même de nos jours on peut s’attendre, semble-t-il, à ce que les connaissances nouvelles sur la structure de l’atome, absorbées instantanément par l’imagination comme par un sable altéré, interviennent avec rapidité (le langage populaire en est déjà garant) pour soumettre les associations d’images à de nouvelles attractions causales. » Rappelons, à ce sujet, toutes les images liées à l’électricité chez Breton, son « imagination sans-fil » due, il faut s’en convaincre, à sa formation moderne au Collège Chaptal, et les « champs magnétiques » découverts par la psychanalyse.

Ainsi le combat pour délivrer l’imagination est sans fin. Il s’exprime encore dans les derniers numéros des revues du mouvement surréaliste, notamment à propos des représentations érotiques. Au questionnaire adressé par La Brèche, le romancier Jacques Abeille répond : « Seules les forces vives de l’imagination constituent la sauvegarde de mon amour » (La Brèche, n° 7, p. 84)

Soyons-en convaincus, les surréalistes n’ont pas tardé à reprendre le drapeau de l’imagination, tombé des mains de la génération précédente, pour le transmettre aux générations futures.

B. Les grandeurs d’établissement

Je disais que le combat en faveur de l’imagination était sans fin. Les surréalistes le savaient, et le proclamaient à haute voix. S’ils admettaient que le premier adversaire était en eux, l’ennemi du dedans par conséquent, pour reprendre une formule de Georges Bataille, le bien nommé, ils n’ignoraient pas les forces externes, la société pour tout dire, avec ses institutions, ses puissances d’établissement.

Dans le même ordre d’idées, je donnerai ici la parole à Paul Éluard : « Le plus noble des désirs est celui de combattre tous les obstacles posés par la société bourgeoise à la réalisation des désirs vitaux de l’homme, aussi bien à ceux de son corps qu’à ceux de son imagination… » écrit-il en 1932 (Éluard, OC II, 638). Et encore : « Le développement de l’imagination est lié à la transformation sociale : ils se commandent réciproquement. » (Éluard, OC II, 873)

C’est dire ici combien, à la différence des poètes et des penseurs précédents, les surréalistes ont compris qu’ils ne pouvaient libérer l’imagination sans s’attaquer aux contraintes sociales, conscients qu’ils étaient que la transformation de la société devait s’accompagner d’une transformation de l’imaginaire. Grains et issues, ce rêve éveillé dirigé, développé par Tristan Tzara en 1935, illustre parfaitement cette thèse, l’action devenant ainsi la sœur du rêve.

Au premier rang des grandeurs d’établissement que les surréalistes vont combattre au non de la liberté d’imaginer, il y a la religion, au point que l’athéisme deviendra un de ses plus sûrs discriminant. L’éloge de Sade fut un premier pivot pour Éluard qui le cite explicitement : « La morale chrétienne n’est que dérision et, contre elle, se dressent tous les appétits du corps et de l’imagination. » (RS, n° 8, decembre1926). Mais la lutte était bien plus générale, ajoute-t-il, en faisant du divin marquis un écrivain révolutionnaire avant la lettre : « Pour avoir voulu redonner à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs, pour avoir voulu délivrer l’imagination amoureuse et pour avoir lutté désespérément pour la justice et l’égalité absolues, le marquis de Sade a été enfermé presque toute sa vie à la Bastille, à Vincennes et à Charenton. » (Éluard, « D. A. F. de Sade, écrivain fantastique et révolutionnaire », RS, n° 8, déc. 1928).

Le paradoxe ne vous aura pas échappé : si les surréalistes ont éprouvé le besoin d’entrer en politique, de prendre leur carte au Parti communiste et de militer dans ses organes culturels tels que l’AEAR (Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires), c’est moins par souci de justice sociale que pour défendre les droits de l’imaginaire, en compagnie des travailleurs. Dans cette perspective, les mésaventures de ces poètes avec ledit Parti se réduisent au niveau de l’anecdote.

III. Les champs délicieux (Tzara)

Il s’agit maintenant d’explorer les « champs délicieux » de l’imagination prônée par les surréalistes, la « Table d’imagination » (comme on dit la table de multiplication) selon les mots d’Éluard (Poèmes, RS, n° 9-10, octobre 1927, p. 19). Je préfère l’espace champêtre, plus conforme à l’idée que je me fais des investigations des poètes surréalistes. C’est un personnage de théâtre créé par Breton et Soupault qui s’exclame : « Les contrées de l’imagination sont d’un vaste ! » (« S’il vous plaît », Littérature, n° 15). La tâche est d’autant plus difficile qu’ils reprennent à leur compte la formule de Jean-Paul (Richter) pour qui les formes de l’imagination ne sont jamais stables, et toujours en devenir (RS, n° 8, 1926, p. 7). En outre, et par référence à la philosophie présocratique, il faut convenir avec Paul Eluard que « l’imagination n’a pas l’instinct d’imitation. Elle est la source qu’on ne remonte pas » (Éluard, Donner à voir).

A. Extension

De fait, je serais tenté de dire que l’imagination, aux yeux des surréalistes, est comme le dieu de Pascal : son centre est partout, sa circonférence nulle part, ou bien, en termes éluardiens : « Dans la nature à la fois simple et monstrueusement compliquée, nous existons, nous, d’apparence quelconque et pourtant porteurs d’une imagination sans limites. » (Éluard, OC II, 252)

L’exploration des limites, c’est bien ce vers quoi tend l’écriture automatique qui, sous la plume d’Aragon, le signifie elle-même ainsi : « L’architecture repose aussi sur des volutes grandies dans l’imagination des sages à l’ombre de l’arbre même qui étend ses branches sur l’enfance des grandes villes et les premiers pas de la jeunesse dans la science ardue des mathématiques. » (« Écritures automatiques », OP I, 157)

Les techniques surréalistes, passées ou futures, n’avaient évidemment aucune importance au regard des adeptes, on veut bien en convenir. Toutefois, il est certain qu’à côté de l’écriture automatique, de l’association d’idées, du récit de rêves, des manipulations textuelles ou iconiques ont permis d’étendre les domaines de l’imaginaire d’une façon inattendue. Tel est le cas, par exemple, du collage, comme en convient Aragon en 1930, lorsqu’il met la Peinture au défi : « Toute l’imagination humaine se réfugia dans ce pays légendaire, où rien de la vie quotidienne ne pouvait avoir accès, où les vertus étaient étranges et les sorcières n’étaient si horribles que pour devenir très belles au seuil conscient des diseurs de prières. » (Aragon, La Peinture au défi, p. 65)

B. Profondeur

Ayant vu l’extension que prend, en surface, l’imaginaire selon nos poètes, il conviendrait de savoir s’il leur arrive de poser des bornes sur l’axe vertical, vers le ciel ou, plus encore, les profondeurs. La question est, apparemment, si saugrenue à leurs yeux qu’ils ne l’envisagent même pas. Peut-être même est-elle totalement étrangère à leurs structures mentales, tant la poésie se veut en expansion perpétuelle. Ainsi Le Paysan de Paris se donne-t-il comme une « marche vers les profondeurs de l’imagination », se heurtant aux dernières traces du mouvement Dada (Aragon, OP III, 184), mais j’avoue n’avoir pas recueilli d’autres marques de cette investigation, si ce n’est dans un commentaire de l’auteur d’Un beau ténébreux au sujet de l’imaginaire hugolien, qui reproduit bien les cercles de l’enfer, mais en les élargissant au fur et à mesure qu’il descend « jusqu’à lâcher l’imagination dans un maelstrom, un vertige, une dissolution brumeuse et géante dans le noir. » (Gracq, Ténébreux, p. 57)

J’ai cherché des coordonnées spatiales, comme pour l’imagination classique, alors qu’il s’agit d’inventorier un chronotope individuel, informé par la science de l’époque, essentiellement la psychanalyse. C’est dans le temps qu’il faut trouver ce point idéal, qui donne naissance à l’ensemble, et par conséquent dans l’enfance.

M’en tenant à la seule expression des surréalistes eux-mêmes, et refusant, dans la présente intervention, toute opinion personnelle, je m’en rapporterai sur ce point à un exemple unique. C’est celui de Robert Desnos, qui, dans une contribution de La Révolution surréaliste estime que l’imaginaire de l’adulte qu’il est devenu doit tout à son enfance pour les représentations érotiques, et singulièrement à Victor Hugo : « De même que je n’ai jamais pu faire l’amour sans reconstituer les drames innocents de ma jeunesse, je n’ai pu éprouver d’émotion poétique d’une autre qualité que celle que j’éprouvai à la lecture de La Légende des Siècles et des Misérables./Je vécus ainsi de six à neuf ans. » (RS, n° 6, mars 1926)

Cette Confession d’un enfant du siècle ne surprendra personne. Si je la cite, c’est seulement parce qu’elle porte clairement témoignage d’une formation de l’imaginaire, valable pour plus d’une génération, et parce qu’elle nous invite, au-delà des sources culturelles, à nous interroger sur cette dimension érotique mise en avant par le groupe.

Dressant le bilan de l’activité mentale au vingtième siècle, René Char conclut : « Ce siècle a décidé de l’existence de nos deux espaces immémoriaux : le premier, l’espace intime où jouaient notre imagination et nos sentiments ; le second, l’espace circulaire, celui du monde concret. Les deux étaient inséparables. Subvertir l’un, c’était bouleverser l’autre. » (Aromates chasseurs, 1975, OC, p. 509-511)

C. L’un dans l’autre, vers l’alchimie

Le premier Manifeste définissait le surréalisme comme un « automatisme psychique pur » ; le Second ouvrait sur ce point de l’esprit, pas si imaginaire que cela puisque Breton l’a nommé par la suite, où les antinomiques « cessent d’être perçus contradictoirement ». Les surréalistes œuvraient donc pour une résolution de l’imagination et de la raison, en se référant à des modalités de l’esprit bien connues des sciences occultes. Breton l’explicite dans le même texte : « la pierre philosophale n’est rien autre que ce qui devait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatante et nous voici de nouveau, après des siècles de domestication de l’esprit et de résignation folle, à tenter d’affranchir définitivement cette imagination par le long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens et le reste. » (« Second Manifeste du surréalisme », RS, n° 12, déc. 1929, p. 13)

Pour sa part, s’en tenant à la seule pensée collective, et sans recourir à la Tradition, Éluard exprime fort bien cette recherche de l’uniquat (à laquelle se livrait, dramatiquement, le Victor de Vitrac) : « Ils poursuivent tous le même effort pour libérer la vision, pour joindre l’imagination à la nature, pour considérer tout ce qui est possible comme réel, pour nous montrer qu’il n’y a pas de dualisme entre l’imagination et la réalité, que tout ce que l’esprit de l’homme peut concevoir et créer provient de la même veine, est de la même matière que sa chair… » (Éluard, L’Évidence poétique, OC I, 516)

Pour déterminer très exactement ce point de l’esprit que postulait Breton, je ne saurais mieux faire que de céder la parole à Julien Gracq : « Le surréel est la projection en avant par le désir inconscient et moteur, du point sublime où doivent se résoudre les contradictions formelles qui mettent en route le système hégélien (comme l’imagination de Breton) et que le freudisme dramatise en les incarnant, en mobilisant à leur commandement (lutte entre le conscient et l’inconscient, lutte entre Éros et l’instinct de mort) le tourbillon magnétique éperdu de notre chair et de notre sang, de nos pensées et de nos rêves. » (Gracq, Breton)

Ne croyez pas que ce point dans la montagne soit une vue de l’esprit du seul Breton. Tristan Tzara l’exprime à sa manière en évoquant poétiquement ce lieu « d’où seront absents le bien et le mal, le beau et le laid, la vie et la mort. L’enchaînement des faits n’aura plus la crétinisante allure que donnent à l’imagination les testicules paternels, mais la tendresse imprégnera les événements collectifs par lesquels s’extérioriseront les phénomènes spatiaux. » (Grains et issues, 1935, p. 12-13)

Certains surréalistes, peu nombreux il faut en convenir, ont pu trouver la réduction des antinomiques dans la pensée dite traditionnelle, dans l’alchimie pour tout dire. « Nombreuses sont, dans le Second Manifeste, les références à l’astrologie, à l’alchimie, à la magie ; elles montrent assez que, contrairement à ce que soutiennent les actuels détracteurs du surréalisme, les préoccupations de cet ordre ne sont pas nouvelles et qu’il est tout à fait abusif de prétendre qu’elles marquent un tournant récent de ma pensée » déclare Breton dans ses Entretiens (OC III 525). Encore faut-il admettre que, pour lui, il s’agissait moins de découvrir l’or philosophal que d’agir sur soi-même. Cette quête prit un tour nouveau avec le jeu dénommé « l’un dans l’autre » dont il indique la naissance à partir d’une métaphore, la flamme d’une allumette contenant l’image d’un lion. Reprenant le principe de l’universelle analogie, le jeu est alors une manière de résoudre l’énigme de l’univers.

Conclusion

Revenons au principe même de ce travail. La méthode utilisée, qui, j’en suis certain, se généralisera bientôt, permet, avec le soutien de l’ordinateur, de relever ce qui, statistiquement, se trouve le plus fréquemment dans le voisinage de la forme pivot considérée. Il est intéressant de constater que chez Breton, par exemple, imagination est entouré des mots recherches, choses, hommes, alchimiques, amour, analogie, autant de mots essentiels dans le discours de l’auteur. Toutefois, les fréquences ne sont pas assez nombreuses pour qu’on puisse en tirer des conclusions significatives. Il faudrait fusionner l’ensemble des textes figurant dans notre corpus pour que l’opération soit mathématiquement pertinente. Telle est donc la limite de mon exploration textuelle.

Celle-ci, pourtant, n’est pas négligeable. Elle nous aura permis de montrer comment ce concept d’imagination fait système dans le discours surréaliste, et comment il s’impose comme un point nodal.

Ainsi, au dire des surréalistes, l’imagination serait la chose du monde la mieux partagée, et elle aurait pouvoir d’élucidation, voir de transformation concrète : « L’imagination change le monde. Il n’y a pas plus de poètes sans imagination que d’explorateurs, d’inventeurs ou même d’hommes d’État. » (Éluard, OC II, 873)

Henri BÉHAR

 

[i]. Voir : « Hubert de Phalèse’s Method », Literary & Linguistic Computing, Vol. 10, n° 2, 1995, pp. 129-134, repris en français dans La Littérature et son golem, Paris, Honoré Champion, 1996, 254 p.

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