Duchamp s’invite chez Jarry

DUCHAMP S’INVITE CHEZ JARRY

(inédit, nov. 2014)

(À propos de l’adaptation du Surmâle par J.-C. Averty, 1980)

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Le Surmâle est, sans doute, l’œuvre de Jarry la plus connue après Ubu roi, et la plus éditée depuis son apparition en 1902. On conçoit facilement qu’après avoir mis en image quasiment tous les Ubus, Jean-Christophe Averty ait éprouvé le besoin de s’attaquer à cette œuvre, et de lui donner un équivalent pour le petit écran. D’autant plus que le sous-titre, « roman moderne », est bien fait pour titiller le maitre des images.

Dans ma thèse sur La Dramaturgie d’Alfred Jarry (1975), je faisais observer combien un certain nombre de ses œuvres narratives comportaient des séquences spectaculaires, vues par un homme de théâtre et même de cinéma, au moment précis où le septième art, après avoir diverti petits et grands, tendait à se constituer en art du mouvement et du vivant. Avec une couleur spécifique dans tous les cas, qui tenait à l’érotisme, constituant organique de toutes ses imaginations. Voici ce que j’écrivais alors :

Chez Jarry, en effet, l’acte sexuel — ou ce qui en tient lieu — apparaît à la fois comme une compétition sportive, un exercice physique absolu et un spectacle théâtral. Il n’est pas de roman dont un chapitre ne soit consacré aux jeux de l’amour : Faustroll dort près de Visité qui « ne survécut point à la fréquence de Priape » (Pl. I, 713) et une variante explicitait la comparaison meurtrière : « elle ne survécut point à la fréquence du glaive de Priape ». Les Jours et les nuits s’ouvre sur une partie carrée, où les deux équipes ont pris soin de se munir d’une ardoise pour y inscrire leurs records respectifs. Dans L’Amour absolu, au titre significatif, la compétition est sublimée par l’inceste, expression infinie de l’amour. Enfin Messaline et Le Surmâle, romans de structure identique, portent à son comble la thématique érotique de Jarry. Les deux héros sont, comme Emmanuel de L’Amour absolu, des dieux à leur manière ou, dans le vocabulaire jarryque, des monstres, ce qui revient au même : « Or c’est un monstre plus infâme et plus inassouvi et plus beau que la femelle de métal, qui retourne à sa tanière : la seule femme qui incarne absolument le mot que, bien avant la ville fondée, dès la première parole latine, on jette à la face des prostituées dans un crachat ou dans un baiser : Lupa, et cette abstraction vivante est un pire prodige que l’âme subitement infuse à une effigie sur un socle » (Pl. II, 76). Tous deux sont des comédiens déguisés. L’impératrice romaine en courtisane porte perruque blonde ; le châtelain de Lurance en Indien d’Amérique, la poitrine teinte en rouge, muni du calumet et du tomahawk. Si l’on s’interroge sur le besoin qu’ils éprouvent de se montrer en se dissimulant, de faire reconnaître leurs talents en les désavouant, il ne vient qu’une seule réponse, formulée à propos de Marcueil : « Pour vérifier si son masque tenait bien, sans doute… » (Pl. II, 253). « Tous deux prétendent atteindre des records inégalables, Messaline essuyant vingt-quatre assauts en une nuit, mais jamais satisfaite, Marcueil surpassant la fréquence de soixante-dix consommations en vingt-quatre heures. Chaque fois, le jeu auquel ils se livrent est un spectacle pour autrui. Inutile de redire, après Jean Genet, les qualités théâtrales du bordel où se rend Messaline ; la chambre de Marcueil semblerait plus intime, réservant l’incognito de la partenaire au masque de fourrure, mais il n’en est rien : elle est aménagée de telle sorte qu’un observateur (un savant il est vrai) puisse, sans être vu, enregistrer officiellement le succès, et comporte une petite fenêtre d’où les sept courtisanes pourront, au dernier moment, contempler la défaite de leur rivale. De sorte que l’épreuve sera épiée de deux lieux différents et donnera lieu à deux versions contradictoires. Enfin les deux héros trouvent dans la mort l’absolu de leur désir, Messaline avec le glaive, dieu phallique, Marcueil en rendant la machine amoureuse de l’homme, finissant couronné d’épines et crucifié. »

On me pardonnera cette trop longue citation, qui s’imposait pour montrer combien mon analyse anticipait la « lecture » proposée par Jean-Christophe Averty. À tel point que l’on peut se demander si le réalisateur ne s’en est pas inspiré, comme il nous dit l’avoir fait pour certaines œuvres de son corpus, dont il se plait à témoigner que l’idée de les monter lui en est venue à la lecture de mon Étude sur le théâtre dada et surréaliste (1967).

D’autres s’attacheront à étudier les propriétés de cette adaptation. Disons, pour tout simplifier, qu’elle est absolument fidèle, comme tous les travaux auxquels s’est exercé le vidéaste. Qu’il suffise de savoir que le roman comporte trois séquences essentielles, sur lesquelles le film est bâti.

  1. A) « L’amour est un acte sans importance ». Cette affirmation péremptoire est prononcée par le héros lui-même. Elle entraîne divers épisodes du roman, destiné à la mettre en valeur.
  2. B) La course des 10.000 miles ; compétition entre une quintuplette et un train ; mystérieux pédard (comme on disait au début du siècle dernier pour désigner un coureur cycliste).
  3. C) Le record de l’Indien. Expérience physique.

À ce point de l’exposé, il est indispensable de bien s’imprégner du téléfilm (ou de son DVD) produit par l’Institut National de l’Audiovisuel. Pour faire bref, lors de notre journée d’étude du 22 novembre 2014, j’ai montré la course des 10.000 miles et ensuite projeté une trentaine d’images d’un document PowerPoint, où l’on voyait comment un peintre, qui n’est jamais nommé, ni dans le texte, ni dans l’adaptation, faisait une apparition subreptice et déléguait ses principales productions, pourtant peu nombreuses, de telle sorte qu’elles orientaient notre vision et, plus généralement, la compréhension de l’œuvre.

Le livre reprenant les propos énoncés durant cette journée ne permet pas de reproduire toutes les images qui y furent projetées. Je me bornerai, par la force des choses, à fournir celles qui attestent la véracité de mon propos.

Tout d’abord, voici, surgissant de l’obscurité, Marcel Duchamp lui-même, en tenue de domestique, apportant le manteau de Marcueil qui s’apprête à sortir.

Fig 1-Marcueil

Fig. 1 : Marcel au service de Marcueil (Duchamp s’invite_1.jpg)

Nul n’ignore de nos jours la célèbre Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), autrement dénommée Le Grand Verre, de Marcel Duchamp. Pour mémoire, et dans un but strictement démonstratif, voici une image de la partie inférieure du tableau de verre :

Fig2-Mariee

Figure 2: Duchamp, La Mariée, partie inférieure (Mariée, bas.jpg)

Cette partie constitue le décor du premier tableau. Sans s’en rendre compte, les personnages se trouvent à l’intérieur de la machine conçue par le peintre des énigmes :

Fig3-Salon

Figure 3: l’intérieur de la machine (Le salon.jpg)

Ce serait un jeu fort divertissant que de rechercher tous les éléments qui de la mise en scène d’Averty fonctionnent comme des échos de l’œuvre complet de Marcel Duchamp. On se contentera d’en signaler quelques-uns, les plus objectifs. Voici que les protagonistes dissertent de la dénomination « dix mille milles » et de sa valeur numérique :

Fig4-etalonnage

Fig. 4: Étalonnage de la course [jpg]

Cet instantané n’est pas sans évoquer les calculs du peintre autour du maitre étalon, et notamment ce qu’il cherchait à prouver avec le « stoppage-étalon » dont voici une représentation :

Fig5-stoppage

Fig. 5 : Marcel Duchamp, Stoppage étalon

N’oublions pas que dans le récit, nous sommes, par anticipation, en 1920. Plus qu’un clin d’œil vers Duchamp, l’opération semble nous dire : voyez comme ces recherches apparemment inutiles et sans intérêt du plasticien secret devaient trouver leur champ d’application dans le futur, devenant pour nous un futur antérieur !

On trouve tout au long du film de multiples rappels de l’œuvre de Marcel ; jeux verbaux de Rrose Sélavy, roto-reliefs, décors empruntés à Anémic-cinémA, esquisses au tableau des « moules mâlics », ou bien, sans lien apparent, figuration des « témoins oculistes », et même, en guise d’intermède, le voile de la mariée, etc. Fugitivement, l’ombre d’un personnage montant l’escalier fait signe à son modèle inverse, le nu descendant l’escalier, etc.

Dans ce domaine, l’emprunt s’impose sur toute l’œuvre, y compris la moins divulguée.

Voici un bien singulier sofa, qui renvoie aussitôt à la couverture du catalogue de l’exposition surréaliste de 1947 :

sofa

Le sofa des gagneuses

Eros

Marcel Duchamp, exposition Éros

Duchamp, dont chaque geste était pensé et mesuré, s’était réservé la tâche de peindre lui-mêm le téton de chaque sein de mousse… Pour terminer, nous ferons un arrêt sur image au moment où le Surmâle, attaché sur la machine à inspirer l’amour tel un condamné à mort, parvient à inverser le courant en rendant ladite machine amoureuse de lui :

Fig8-Machine

Fig. 8 : La machine à inspirer l’amour

Si les fils électriques font songer aux illustrations traditionnelles dans la science-fiction, on perçoit néanmoins des allusions à Duchamp avec le porte-chapeau servant de rhéostat, une disposition des bobines semblable à la broyeuse de chocolat, et le cadre général rappelant la figure 2.

Il faut, par conséquent, admettre que Marcel Duchamp, le peintre des célibataires, même, a envahi la transposition télévisuelle du roman de Jarry, le structurant, lui donnant aussi bien son arrière-plan que ses motifs internes, mettant à nu les passages les plus obscurs. Pourtant, une question reste posée : pourquoi Jean-Christophe Averty a-t-il éprouvé le besoin d’opérer une telle confrontation ? Non qu’elle soit illégitime à nos yeux, d’autant que l’intrusion du plasticien est mentionnée dès le générique.

***

Tout cela provient, me semble-t-il, d’une simple lecture de l’essai de Michel Carrouges : Les Machines célibataires (Arcanes, 1954). On sait combien, malgré les débats à l’intérieur du surréalisme suscités par l’Affaire Carrouges-Pastoureau (celui-ci dénonçant les liens de celui-là avec les dominicains), l’essai sur de telles machines présentes chez les plus grands romanciers du temps a impressionné le lectorat de l’époque.

L’auteur y consacre un chapitre à Jarry, et plus précisément au Surmâle d’une part, aux Jours et les Nuits d’autre part. Pour faire bref, je ne m’intéresserais qu’au premier, où Carrouges distingue trois machines célibataires, dont il analyse le fonctionnement. J’en rappelle brièvement les motifs ci-après.

  1. La Course des dix mille miles :

La femme domine, dans le train, vivante et présente (à la différence de Duchamp et Kafka). Signes de défloration : la vitre couverte de roses se défait = ce que Duchamp appelle « le passage de la vierge à la mariée ». Son père ne joue pas le rôle familial que la société lui attribue normalement, il est l’inventeur du perpetual motion food.

Sur la route, la quintuplette, le nain, le surmâle constituent un ensemble de 7 célibataires mâles. Le responsable de toute l’affaire en est le corporal (linge catholique), etc. ; trois signaux de la mort conduisent au cimetière des uniformes en livrée.

Dans la compétition, une ombre = témoins oculistes, rayons de la bicyclette… Poteau final coiffé de roses rouges, on devine ce qu’il symbolise !

  1. La grande salle du château de Lurance :

Uniformes et livrées (gendarme, juge, garde-chasse, Indien …).

Théâtre, 3 organes de verre : hublot, galerie, monocle-phono.

Les 7 femmes vénales = 7 mariées oculistes. Ajouter le Docteur et le phono= cyclope = 3 témoins oculistes.

Acte = 82 fois, coïtus interruptus : « ils se souciaient d’eux seuls et ne voulaient point préparer d’autres vies ».

Mort apparente d’Ellen. Épuisement de l’Indien.

  1. Machine électromagnétique :

Machine à inspirer l’amour. Surprise : c’est l’Indien qui la charge et la fait éclater ! Mais il se heurte à la grille, électrocuté.

Reste le perpetual motion food, aliment indispensable, sans référence chez Duchamp.

Un autre chapitre est consacré à l’analyse conjointe de La Colonie pénitentiaire de Kafka, et du Grand Verre de Duchamp. Impossible de le suivre dans le détail, qui nous ferait sortir de notre propos, notamment par une lecture biblique qui n’a pas lieu d’être ici, malgré la culture religieuse de Jarry (voir mes Cultures de Jarry).

Au bilan, Carrouges démontre bien que tout cela participe d’un mythe nouveau, synthétisé par Duchamp dans l’œuvre plastique, par Jarry et d’autres dans la littérature. Les convergences entre l’analyse de Michel Carrouges et le scénario d’Averty sont telles qu’on ne peut croire que le cinéaste ne l’ait pas lu. Je ne dis pas qu’il se soit inspiré de ses réflexions la plume à la main. La consistance donnée au mythe nouveau postulé par André Breton, sous les espèces de la « machine célibataire », ne pouvait que le séduire et l’influencer à bas bruit.

***

Pour conclure, je crois pouvoir affirmer que, volontairement ou non, J.-C. Averty perçoit Jarry à travers l’œuvre d’un grand célibataire (au sens mythique du terme) : Marcel Duchamp. Peu importe que cela se vérifie ou non dans la réalité. Que Marcel se soit comporté en célibataire permanent ou qu’il se soit marié ne change rien aux structures de l’imaginaire qu’il met en place avec ses œuvres, lesquelles fonctionnent bien selon les principes dont Carrouges a su dégager les linéaments. Ce n’est pas pour nous surprendre puisque Jarry était un dieu pour Duchamp (que celui-ci ait été promu satrape du Collège de ’Pataphysique ne prouve rien, sinon une sympathie objective). La chaîne qui conduit à Jean-Christophe Averty n’a pas davantage de mystère. D’ailleurs celui-ci nous a confié, au cours des discussions qui ont suivi cet exposé, qu’il avait longuement rencontré Duchamp à Cadaquès, lequel l’avait orienté vers Le Surmâle, à tel point qu’il n’avait qu’une seule idée en tête lorsqu’il lui fut donné de l’adapter pour la télévision : y faire entrer Duchamp et son cortège de doublures.

Toutefois, il demeure un mystère à mes yeux. Alors que Marcel Duchamp est décédé en 1968, et que, par testament, l’œuvre secrètement élaborée pour le Musée de Philadelphie est visible un an après, Averty ne va pas jusqu’au bout de l’entrecroisement du Surmâle avec l’œuvre définitive de Duchamp : il semble ignorer Étant donnés… (1946-1966), révélée au public en 1969. Les signes ne manquent pas qui renvoient de l’installation au roman.

Henri BÉHAR

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Le lexique dans l’œuvre poétique d’Aragon : un poète bien de France

   « Le lexique dans l’œuvre poétique d’Aragon : un poète bien de France »,

dans Cécile Narjoux (coll.), La Langue d’Aragon, « une constellation de mots », Éditions universitaires de Dijon, 2011, p. 27-44.

Il y a une dizaine d’années, j’ai décidé, avec l’aide de mon frère Jacques, de numériser la totalité de l’œuvre poétique d’Aragon parue au Livre Club Diderot. Pour des raisons pratiques, nous avons dû nous arrêter à l’année 1952, ce que certains regretteront. J’ai ensuite confié notre travail à la banque de données FRANTEXT, qui n’en a traité, selon ses propres normes, que la première partie. Ayant connu divers changements de direction, elle a tout simplement rompu tout contact avec moi.

Néanmoins, le public peut bénéficier des traitements lexicaux offerts par le centre de Nancy, pour ce qui concerne le premier tome de l’œuvre poétique, jusqu’au Paysan de Paris inclus, outre certains romans et recueils postérieurs, tels Les Voyageurs de l’impériale (saisie fournie par le Centre de recherche Hubert de
Phalèse), Le Crève-cœur, Le Roman inachevé. Au total, il s’agit de 35.441 mots ou occurrences, tandis que j’en ai traité, pour ma part, un peu plus de 900.000.

Henri Béhar

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CC

Le droit à l’insoumission. Le surréalisme et la guerre d’Algérie

« Le droit à l’insoumission. Le surréalisme et la guerre d’Algérie »,

AvantGarde Critical Studies, (Amsterdam), n° 22, Surréalisme et politique, Politique du surréalisme, 2007, p. 197-214.

Je me présente: Henri Béhar, classe 60. Ceux qui sont nés avant
l’abolition du service militaire me comprendront immédiatement. Pour
ceux qui appartiennent à cette classe (ou aux précédentes), la guerre
d’Algérie fut la grande affaire de leur vie, qu’ils aient servi dans
l’armée active ou non, tant se posait pour eux la question morale. Car
tout le monde savait que l’indépendance de la colonie était inéluctable,
et que la torture, dont on ne parlait qu’à voix basse, pourrissait la
jeunesse du pays…

…Pour l’heure, je reprendrai la question du surréalisme dans la
guerre d’Algérie d’un point de vue personnel…

Henri Béhar

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CC

Portrait en creux de G. Bloess

Portrait en creux de G. Bloess

HBloess

(Dit à la soirée organisée à la librairie L’Harmattan, à l’occasion de la sortie de Métamorphoses allemandes et avant-gardes au XXe siècle. Hommage à Georges Bloess, sous la direction de Françoise Py.)

Quels rapports peut-il y avoir entre un germaniste, professeur d’arts plastiques, et un littéraire, un professeur de littérature française qui n’a jamais appris l’allemand et ne s’est, par définition, jamais exprimé sur la littérature de langue germanique ?

On peut toujours concevoir des rapports institutionnels, puisqu’ils font partie tous deux du corps enseignant, celui des professeurs d’université.

Sachant que le premier a mené des recherches sur l’expressionnisme, que le second a beaucoup écrit sur Jarry, Dada, le surréalisme, on peut concevoir qu’ils se soient interrogés l’un l’autre, moins sur les poètes de ces groupes respectifs que sur les peintres.

C’est en effet, à l’occasion d’un colloque sur Jean Arp, à Strasbourg, où nous intervenions tous deux, que je me suis laissé guider par toi, à la recherche d’un restaurant dans la Petite France. Et c’est ainsi, au cours d’un déjeuner, autour d’une carafe de gewurztraminer, que j’ai appris à connaître l’homme qui va devenir par nos soins, ce soir, un hommagé, toujours aussi juvénile si l’on écoute ses désarrois.

De fait, tu es d’un an plus jeune que moi, et nous avons pu observer un certain parallélisme de notre carrière (Bourdieu aurait dit « trajectoire ») respective.

La prépa d’Henri IV

Mon cher Georges, nous aurions pu nous rencontrer dans la khâgne du lycée Henri IV, où tu as débarqué de ta province extérieure. Ce fut un an après moi, comme il est logique. J’avais déjà quitté l’établissement pour me retrouver dans ce qu’on appelait alors, par pudeur, l’Université des neiges. Mais ce n’était pas si longtemps après mon bref passage dans ce prestigieux établissement qui ne s’est souvenu de moi que pour m’inviter à faire partie de l’amicale des anciens élèves, une fois que leur secrétaire a repéré mon nom dans le Who’s who !

Je n’ai pas connu le dortoir. Mais j’ai un souvenir précis de la miche et du zob d’hiver (ainsi étaient baptisés Laurent Michard, dont tu m’as longuement parlé lors de ce déjeuner, et il est bien vrai qu’il était mémorable quand l’inspiration venait le visiter dans sa classe, et le pitoyable Audibert, antisémite fieffé) ; du professeur de géographie, André Labaste, qui nous invitait à parcourir la France à vélo, tout au plus en Solex pour les plus faibles, de Méthivier, futur inspecteur général d’histoire, de R. Larrieu, professeur d’espagnol, qui me fit la grâce de me prêter sa Nouvelle Grammaire espagnole, et poussa le soin jusqu’à me la redemander en juin, au sana, sans craindre les microbes. Germaniste, tu n’as pu bénéficier de son attention.

Figure-toi que, à l’instar de Louis Guilloux, que j’allais connaître par la suite dans les couloirs de la NRF, nous aurions pu être les élèves d’un autre Cripure, Louis Guillermit, qui nous délivra ses Leçons sur la Critique de la raison pure de Kant avant de les publier chez Vrin. Évoquerai-je cet autre philosophe qui, à la fin d’une colle, me conseilla d’abandonner mes exemples populaires (Roger Vercel, Allain et Souvestre) au profit de Balzac ou de Proust ?

Plus intéressants étaient nos condisciples. Figure-toi qu’il y avait parmi eux des penta, collés 4 fois au concours, par conséquent, qui ne désespéraient pas de triompher un jour. Et je ne puis oublier cet apprenti philosophe qui dissertait si bien sur la nature d’un verre de vin (eh oui, on nous servait du vin à la cantine, sans supplément de frais) qu’il en oubliait de manger.

Je sais que certains, comme toi, se souviennent avec angoisse du bizutage, rituel de passage obligatoire. Pour moi, j’ai mémoire d’une bonne rigolade, puisque, nouveaux, nous avions réussi à retourner la situation à notre profit, et à faire exécuter les basses œuvres par les anciens ! Il faut reconnaître que les externes que nous étions s’accordaient tous les droits, jusqu’à celui de narguer le Censeur, la pipe au bec !

ENS Saint-Cloud

Obstiné, tu as donc intégré l’ENS Saint-Cloud trois ans après, tandis que je voyais s’éloigner de moi toute carrière académique, puisque j’avais bénéficié d’une maladie qui, à l’époque, m’interdisait la fonction publique. Ma revanche arriva en 1967-68, quand je fréquentai l’école au titre d’auditeur libre, ce qui lui permit de me compter au nombre de ses élèves devenus des agrégés de l’année terrible.

Vincennes 68-69

Par la suite, tu intègres l’université expérimentale de Vincennes dès sa fondation. Figure-toi que, là encore, nous aurions pu nous côtoyer, puisque j’y fus, brièvement, chargé de cours, en littérature française, bien entendu. Je n’ai jamais compris pourquoi le Doyen Las Vergnas, à qui je devais succéder à la tête de Paris III, qui avait été chargé par Edgar Faure de recruter les enseignants de cet établissement expérimental, ne voulut pas m’y nommer. Peut-être avais-je déplu à sa secrétaire, que j’allais faire trimer par la suite en souvenir de son désobligeant accueil.

Collaboration au sein du Centre, Mélusine

Il a donc fallu une quinzaine d’années, pour que se rencontrassent nos trajectoires. Ce fut par la grâce d’une fée qui inspira les poètes allemands autant et plus que les français, et surtout par la vertu d’un peintre et poète alsacien, Jean-Hans Arp, qui nous réunit en 1986. Ton intervention, « L’œuvre d’Arp après 1945 », se trouve dans Mélusine IX, Arp, poète plasticien, 1987.

Dès lors que tu figurais sur mon fichier, tu ne pouvais plus échapper à mes sollicitations obstinées. Au colloque de Strasbourg sur l’Europe surréaliste, tu nous confiais « Passages de Max Ernst et poétique de la rencontre », paru dans Mélusine XIV, L’Europe surréaliste, 1994.

Ensuite, tu intervins encore dans un dossier de notre revue sur un curieux peintre, que l’on classait autrefois parmi les fous : « Art de la folie ou folie de l’art ? Adolphe Wölffli, la fontaine des métamorphoses. », Mélusine XXVI, Métamorphoses, 2006.

Ensuite ce furent, avec Françoise Py, tes « Visions de la princesse Marsi », lors de ces matinées qu’elle organise pour notre association à la Halle Saint-Pierre. Ensuite, dans me même cadre, tu nous parlais de « Corps magiques, corps tragiques : la création destructrice d’Unica Zürn », disponible en ligne sur la page de Mélusine.

Pour finir, c’est bien à cause de ta lecture juvénile de Nietzsche que j’ai pu t’offrir cette lecture des poésies de Tzara, lui-même grand lecteur du philosophe dans sa jeunesse, à Zurich. Ce par quoi nous nous rencontrons vraiment, pour la première fois.

H.B. 11 octobre 2015

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La littérature par l’estomac

La littérature par l’estomac

Causerie faite au MAHJ le 17 janvier 2016

A table

Durant toute mon activité d’enseignant-chercheur, j’ai tenté de systématiser deux manières d’aborder le fait littéraire : la méthode Hubert de Phalèse, d’une part, qui repose sur un certain usage des outils numériques ; l’analyse culturelle des textes, d’autre part, qui, comme son nom l’indique, postule que tout texte convoque différentes cultures. Aujourd’hui, je voudrais les articuler toutes deux à propos de l’œuvre d’Albert Cohen, en montrant comment, partant de l’estomac, celui-ci en arrive à traiter de l’interdépendance de toutes les parties du corps, et donc, à l’instar de Rabelais, à la pensée.

***

La méthode Hubert de Phalèse fut mise au point, avec mes étudiants, à partir des années quatre-vingt du siècle passé. Elle comporte plusieurs phases successives, indispensables, à mes yeux, pour qui veut étudier un texte à la lettre.

En bref, il s’agit, aidé de l’outil informatique, et pourvu que l’œuvre soit entièrement numérisée, de rechercher systémati­quement les termes impliqués par ce vocabulaire, de prélever les occurrences dans leur contexte, de constituer une sorte de dictionnaire, sans omettre les nuances de chaque emploi.

Même si la démarche est automatisée, il n’y a rien de mécanique ici, puisque l’objectif final est bien d’interpréter un texte, d’en venir à une herméneutique intégrale de l’œuvre-vie d’Albert Cohen. J’ajoute que les citations prélevées exigent un va-et-vient : de la table à la bouche, de la nourriture au texte, et réciproquement.

***

De même que pour la méthode Hubert de Phalèse, j’ai, à plusieurs reprises, tenté de codifier la méthode d’analyse culturelle des textes. Le simple énoncé des termes dit comment il faut comprendre la chose.

Mais, direz-vous, dès lors qu’un texte est écrit en bon fiançais, comme l’est à première vue celui d’Albert Cohen, pourquoi parler d’analyse culturelle ? Cohen n’est-il pas, quelle que soit la nationalité inscrite sur son passeport, un digne représentant de notre littérature ?

Certes ! Toutefois, comme pour tout écrivain français ou francophone, son œuvre ne saurait se passer de nos analyses.

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Ici, je dois vous faire part de la rage qui m’a pris à la lecture de certaines informations erronées trouvées sur Internet. Ainsi, une lectrice sensible à la beauté du Livre de ma mère prétend « interpréter » un passage, qu’elle cite tout du long, en lui adjoignant la recette de l’agneau à la grecque. Bon ça ! mais le malheur est que la recette mélange la viande et le fromage, ce que Madame Louise Cohen, qui n’ignorait aucun des préceptes de sa religion (qu’elle transmit oralement à son fils) n’eut jamais fait cela ! Est-ce trop demander que de souhaiter qu’une personne qui ajoute son grain de sel à l’admirable prose de l’écrivain, se renseigne un peu avant d’écrire, et surtout que, catholique, comme elle me l’a confessé, elle lise l’Ancien Testament, chose recommandée par le Pape lui-même, indispensable pour la compréhension de la littérature française !

Tel autre nous procure, de la même façon, la recette de la moussaka, en prétendant suivre celle de Mangeclous, mais en y ajoutant une sauce béchamel qui n’est pas dans le texte, qui n’a rien à y voir, toujours en raison des interdits alimentaires transmis de génération en génération par les femmes !

C’est dire qu’il ne suffit ni de bonne volonté, ni de diplômes universitaires, pour comprendre, aujourd’hui, ce que Cohen a voulu signifier, consciemment ou non. Voilà pourquoi je me suis senti obligé de recommander, à nouveau, une analyse culturelle des textes d’Albert Cohen, assistée par ordinateur, dont je donnerai ici une brève illustration.

***

Pour rester dans le délai qui m’est imparti, je me bornerai ici à l’étude de trois éléments : la culture biblique ; la fête ; la langue.

Une culture orientale et biblique

Mangeclous est le Panurge des temps modernes. Pour comprendre son comportement, pour goûter (c’est le cas de le dire) la nourriture qu’évoque Albert Cohen dans ses livres, il faut s’imprégner d’un minimum de la culture « israélite » (pour employer son vocabulaire, du temps de la IIIe République).

Héritier de la caste sacerdotale, comme son nom l’atteste, baigné de culture rabbinique par un père romaniote ; fortement attaché à sa mère, la gardienne de la Loi, il mentionne, comme en passant, ce qui conditionne l’appréhension du monde par ses personnages. Ainsi Saltiel le sage écrit-il à son neveu Solal qu’à Londres les autobus « ont la couleur de la viande saignante, abomination aimée des païens, et si tu te maries comme mon cœur le désire, recommande à ta délicieuse épouse de bien saler la viande et même de la laver avant de la cuire afin d’en ôter le sang qui pourrait y rester » (Val. 275). Cette sainte horreur du sang – la vie – est conforme aux règles du Lévitique (17.10-16), et à leurs conséquences pratiques consignées dans La Table dressée (Choulhan Aroukh), le code éthique élaboré à Safed au xvie siècle par Joseph Caro. C’est la raison pour laquelle Mangeclous, en étalant la nourriture pour le pique-nique, sort des « saucisses de bœuf garanties de stricte observance » (BDS, 559). De bœuf, donc, car ses amis ne sauraient manger du porc, interdit par la religion. Lui-même s’accorde bien « Quelques tranches de jambon, qui est la partie pure et israélite du porc » (BDS, 216), ou encore « Comment, tu manges du porc ? souffla Salomon épouvanté. – Le jambon est la partie juive du porc, dit Mangeclous » (Val.253), plutôt par provocation, geste d’un esprit fort !

À Londres même, Mangeclous et ses cousins ne consomment que des nourritures cacher, admises par la Loi. Il sort de deux couffins ce petit en-cas qu’il s’est procuré chez un juif levantin :

« Quatre paires de boutargues dont par droit léonin je me réserve la moitié ! Pas d’opposition ? Adopté ! Douze gros calmars frits et croustillants mais un peu résistants à la dent, ce qui en augmente le charme ! Huit pour moi car ils sont ma passion suprême ! œufs durs à volonté, cuits durant toute une journée dans de l’eau garnie d’huile et d’oignons frits afin que le goût traverse ! Ainsi m’assura le noble épicier traiteur et coreligionnaire, que Dieu le bénisse, amen ! … Allons, messieurs, à table ! Branle-bas de mangement ! » (BDS, 559)

Tous ces produits, venus du bassin méditerranéen, sont l’arrière-plan sur la table religieusement dressée par Albert Cohen, qui, cela mérite d’être noté, n’emploie aucun nom local pour les dénommer, à l’exception du loucoum, lui-même dans une graphie francisée (avec un C pour K). Portant barbe et calotte, voyez-les manger, ces cousins de Céphalonie, l’île mythique qui n’a évidemment rien à voir avec l’actuelle Corfou !

La Pâque, Le seder

En dépit de leur constante fantaisie, les Valeureux sont bien de leur époque. Ils louent le Dieu unique et sont naturellement religieux. Ainsi lorsque Solal évoque son enfance (tout comme le narrateur), c’est au premier soir de la fête commémorant la sortie d’Égypte qu’il songe, décrivant au style indirect libre chaque étape du repas rituel (lui-même conçu pour marquer chaque épisode du récit historique) y mêlant mot pour mot le texte sacré :

« …ô mon enfance à Céphalonie ô la Pâque le premier soir de la Pâque mon seigneur père remplissait la première coupe puis il disait la bénédiction, dans Ton amour pour nous Tu nous as donné cette Fête des Azymes anniversaire de notre délivrance souvenir de la Sortie d’Égypte sois béni Éternel qui sanctifie Israël,…j’admirais sa voix après c’était l’ablution des mains après c’était le cerfeuil trempé dans le vinaigre après c’était le partage du pain sans levain après c’était la narration mon seigneur père soulevait le plateau il disait voici le pain de misère que nos ancêtres ont mangé dans le pays d’Égypte quiconque a faim vienne manger avec nous que tout nécessiteux vienne célébrer la Pâque avec nous cette année nous sommes ici l’année prochaine dans le pays d’Israël cette année nous sommes esclaves l’année prochaine peuple libre, ensuite parce que j’étais le plus jeune je posais la question prescrite en quoi ce soir est-il différent des autres soirs pourquoi tous les autres soirs mangeons-nous du pain levé et ce soir du pain non levé j’étais ému de poser la question à mon seigneur père alors il découvrait les pains sans levain il commençait l’explication en me regardant et je rougissais de fierté il disait nous avons été esclaves de Pharaon en Égypte et l’Éternel notre Dieu nous en a fait sortir par Sa main puissante et Son bras étendu, » (BDS, XCIV, 753)

Je n’ai pas l’intention d’expliquer mot à mot ce morceau d’anthologie, non ponctué, ni de fournir une analyse sémiotique de la cérémonie. Cependant, le lecteur, faute d’avoir assisté à ce repas de fête, doit en connaître le substrat, un certain nombre d’indications relevant de ce que l’on peut, à bon droit, nommer la culture juive, à commencer par l’autre nom que les juifs donnent à cette cérémonie, la fête des Azymes (hag amatsot).

Tout d’abord, il faut savoir que la fête de Pâque commémore plusieurs événements en même temps : traditionnels d’une part, historiques de l’autre. Elle revêt une double signification, fête agreste à l’origine, elle est devenue fête commémorative de la sortie d’Égypte.

Ensuite, la table est mise. La mère a allumé les bougies, elle a disposé au centre un plateau contenant une côte d’agneau grillée, symbole de l’offrande pascale, l’holocauste, l’animal autrefois sacrifié, avant la destruction du Temple ; un œuf dur, symbole du deuil, en souvenir de la destruction du Temple ; les herbes amères (maror) rappelant les dures conditions de l’esclavage ; le harosset (mortier) représentant les travaux de construction auxquels les hébreux étaient soumis en Égypte ; trois matsot commémorant la sortie d’Égypte ; et quatre coupes de vin qui seront bues à différentes étapes de la soirée, les hommes étant accoudés sur le côté gauche, en signe de liberté.

N’ayons garde d’oublier la place vacante, réservée au prophète Élie, supposé devoir annoncer la venue du Messie. En cette attente, elle peut être occupée par un pauvre.

Les rabbins comptent 15 étapes dans le déroulement de la soirée. Solal n’en retient que la moitié. Permettez-moi de vous y renvoyer.

Tout en évoquant ses souvenirs d’enfance, avec tout ce qu’ils comportent d’affectif, Solal relève le caractère pédagogique de cette mise en scène commémorative. En même temps, il y célèbre la mémoire de son père, sa belle voix de cantor. La locution « le seigneur père » détone en français. C’est un calque du judéo-italien parlé par la mère, aussi bien que du judéo-espagnol majoritairement pratiqué par les colonies juives en Grèce.

Ce père majestueux n’est donc pas exactement celui de l’écrivain, mais on ne peut se dispenser d’y voir un hommage à celui qu’il a fort mal traité dans l’ensemble de son œuvre, au profit de la Mère.

Malgré la précision du souvenir, et le déroulement rigoureux de la cérémonie, le Narrateur en a omis un certain nombre de phases, notamment celle, tragique, qui nomme les dix plaies d’Égypte, dont les Hébreux furent épargnés. Les assistants détournent le visage de la table, le père, tout en lisant à haute voix, verse de l’eau d’une aiguière pour symboliser le miracle divin.

Les jours terribles (yamim Noraim)

Or, les deux livres précédemment invoqués ont paru après ce qu’on nomme la Shoah (anéantissement, en hébreu) ou encore le génocide. Après l’esclavage millénaire, le Narrateur écrit dans la mémoire de la destruction massive : « Soudain me hantent les horreurs allemandes, les millions d’immolés par la nation méchante, ceux de ma famille à Auschwitz, et leurs peurs, mon oncle et son fils arrêtés à Nice, gazés à Auschwitz » (Val.225).

C’est le même qui, dans un cauchemar, voit sa mère dans la France occupée, ramassant dans la rue de vieilles hardes pour les mettre dans une valise contenant une étoile jaune (LM, 114). Le même encore, qui se remémore la disparition de sa mère à Marseille, tandis qu’il était à Londres.

Impossible de rien comprendre aux sentiments et aux comportements des uns et des autres si l’on ne voit qu’ils se détachent sur un tel arrière-plan. Mais il y a plus, et sans doute plus intimement inscrit dans leur chair. C’est que, s’ils n’ont pas connu la persécution directe ni la Shoah (le mot est absent de Belle du Seigneur et des Valeureux), ils savent ce que furent les pogroms que subirent toutes les communautés juives de Russie, de Pologne ou de l’Empire ottoman. Par-delà ses risibles manies, c’est bien ce qui pousse Mangeclous et ses coreligionnaires à l’accumulation de nourritures :

« Les Juifs se hâtèrent de faire sceller des barreaux à leurs fenêtres et amassèrent, tout comme en temps de pogrome, force provisions : farine, pommes de terre, pains azymes, macaronis, pains de sucre, œufs, saucisses de bœuf, chaînes de piments, d’oignons et d’aulx, boulettes de tomates séchées au soleil et marinées dans l’huile, graisse d’oie et jarres d’eau, viandes fumées, purgatifs et médicaments. » (Mangeclous, 88)

En somme, l’œuvre carnavalesque ne s’explique que par son contraire, l’évocation de la mort programmée. Non point la mort naturelle de l’homme, mais celle qui a été décidée au nom d’on ne sait quelles aberrations de l’esprit, lors de la Conférence de Wannsee, le 22 janvier 1942.

La veillée de Pâque s’achève par des chants traditionnels, à valeur pédagogique et morale. L’un d’entre eux se nomme Had gadia. On voit quelle morale les enfants peuvent en tirer, et même les adultes, comprenant que nul n’occupe une place qui ne puisse lui être contestée par plus fort que lui, par le Tout-Puissant pour finir. L’ange de la mort est évoqué à plusieurs reprises par les Valeureux.

***

Et voici sur la table toutes les senteurs, toutes les saveurs, toutes les splendeurs de la cuisine judéo-balkanique qui vous pénètrent, répandant le plaisir, la joie de vivre, même dans les jours les plus noirs, car la leçon est toujours la même : « lehaim » à la vie, dit le père, levant symboliquement son verre de vin.

Lire toute l’œuvre d’Albert Cohen à partir des plats qu’il évoque, ce n’est pas seulement se déplacer dans son univers imaginaire, c’est aussi approcher son mode de création et caractériser de la même façon les individus auxquels il insuffle un relief, une vie spirituelle sans équivalent, tant la nourriture est consubstantielle à l’individu. Tel le Dieu unique qu’ils prient quotidiennement, pour eux, l’esprit et la matière ne font qu’un.

Ne nous y trompons pas : la langue d’Albert Cohen, savamment travaillée, est un français recherché, qui refuse la couleur locale. Ce n’est pas un guide touristique ni culinaire. Pas de tarama, pas de dolma, pas de fila ni de beureks, pas d’albondigas, pas de boyos ni de yaprakes, aucun de ces termes qui abondent dans les livres de cuisine ou même dans les mémoires des Séfarades. C’est pourquoi il faut se référer aux craquelins, aux feuilles de vigne (Val.249), aux boulettes et autres feuilletés, etc. De telle sorte qu’on se croirait à la table de La Reynière, tout surpris de découvrir une cuisine à l’huile où l’aubergine et la tomate sont reines. Exceptions notables : le raki offert par Aude à Saltiel (Solal, 233) ; le loucoum, la moussaka et le cascaval, peut-être parce qu’il s’agit là de noms et de produits d’origine turque ? Et enfin le halva, terme authentiquement turc, prononcé du bout des lèvres par Ariane, prémices de la discorde entre les amants (qui auraient mieux fait d’en consommer davantage !).

Outre ce souci, légitime, d’employer un français épuré, d’extension universelle, chez un auteur dont la langue maternelle, le judéo-vénitien nous dit-il, n’était pratiquée que par un millier de personnes à Corfou, à l’époque où il y naquit, il y a peut-être celui de renforcer le mythe des Valeureux de France, émancipés par la Révolution française, « faits citoyens français parfaits par l’effet du charmant décret de l’Assemblée nationale du vingt-sept septembre 1791 » selon Saltiel, fiers de le rester et d’entretenir « le doux parler » de notre pays.

En tout état de cause, l’absence remarquable du vocabulaire étranger, le refus de l’emprunt témoignent du souci d’assimilation, voire d’intégration, de la part d’Albert Cohen. Intégration réussie, non seulement par sa carrière de haut fonctionnaire international, mais encore comme écrivain français.

N’oublions pas qu’il est un immigré, juif de surcroit, ce qu’il ne risque pas d’oublier, comme en témoigne la scène du camelot antisémite, l’injuriant et le désignant à la vindicte publique le jour anniversaire de ses dix ans (Ô vous, frères humains, p. 38), scène indélébile, qui revient à plusieurs reprises et ne sera jamais oubliée puisqu’il en traitera encore passé ses 80 ans (Carnets 1978, p. 19). Scène fondatrice, symbolique, lui révélant l’impossibilité de toute assimilation. Ce n’est pas exactement la leçon qu’il en tire, de même que Swann évincé du clan des Verdurin ne croit pas un instant que son éviction puisse provenir de sa judéité, lui qui, parallèlement, est reçu et même réclamé par le Faubourg Saint-Germain. Tout lecteur de bonne foi, parvenu à la fin d’À la Recherche du temps perdu, c’est-à-dire au Temps retrouvé, ne manquera pas de s’en rendre compte. Reste que la question de l’assimilation ne manque pas d’être toujours actuelle, et que, par la contradiction qu’elle comporte en elle-même, elle confère une grande richesse à l’œuvre qui en est issue.

Henri BÉHAR

Psst ! un auditeur est intervenu pour me dire qu’il se souvenait de sa lecture des Valeureux, il y a 40 ans, et qu’il y avait rencontré le terme almodrote dans la lettre que Mangeclous adresse à la reine d’Angleterre.

Vérification faite, et bien faite, ce terme, désignant une sauce d’origine séfarade, encore employé en Espagne pour désigner diverses compositions, ne se trouve nulle part dans le texte d’Albert Cohen. Outre que cela me rassure sur l’attention que je porte à mon travail, et confirme ma théorie du texte, selon laquelle l’auteur, assimilé, se garde bien de mettre de la couleur locale dans son vocabulaire, il y a là un « témoignage de lecture », pour parler comme les théoriciens, fort révélateur.

Il y a quarante ans, donc, ce lecteur s’éclate en lisant la prose de Mangeclous. Il lit ce paragraphe :

« Avec de la viande hachée, achetée de bon matin, j’ai confectionné des boulettes par l’adjonction de pain azyme finement pilé, d’œufs battus, de persil, de sel et d’une grande quantité de poivre ! D’autre part, j’ai composé une délicieuse sauce en faisant mijoter des piments forts, des oignons et des tomates ! Mais le triple secret est d’employer de l’huile d’olive, de faire mijoter au moins cinq heures à petit feu, et d’ajouter un peu de sucre ! Excellente recette que Vous pourriez essayer ! Sa Majesté le Roi s’en lécherait les doigts ! Naturellement, n’oubliez pas de saler et mettez aussi un peu d’origan ! »

et cela lui rappelle la cuisine maternelle, les keftedes et la sauce d’accompagnement qu’elle nommait almodrote. Cette remémora­tion, associée à sa lecture, vient donc se superposer au texte de manière indélébile, à tel point qu’il pense ma lecture superficielle, pour ne pas dire erronée ! Je ne lui en suis pas moins reconnaissant d’avoir pris la parole pour confirmer, involontairement peut-être, l’importance que revêt la lecture de certains livres et les mouvements de l’esprit qui l’accompagnent.

CC

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